Il y a des jours où il vaudrait mieux lire le Journal Officiel, manger des poils d’artichaut ou faire un doigt de cour à une Anglaise plutôt que de rester chez soi.
C’est du moins mon opinion chaque fois que le cousin Hector déboule at home pour le casse-graine mensuel.
Ce soir-là, après les salsifis en beignets, les ris de veau Clamart et le Fontainebleau à la crème, Hector propose dare-dare (comme dirait un illustre confrère à moi) une partie de dominos. C’est un flambeur dans son genre, Totor. Il aime les émotions fortes. L’enfer du jeu, ça lui travaille en secret la caboche. Et les dominos, depuis quelque temps, c’est son vice number one. J’sais pas si c’est un effet de mon imagination, mais je trouve qu’il ressemble de plus en plus à un double-six !
Donc, on se met à brasser les dominoches sur le tapis qui transforme occasionnellement notre salle à manger en Macao de banlieue.
Après les ris (de veau), les jeux, comme a écrit ce fameux écrivain suisse qui avait des varices et une montre en or.
Tandis qu’avec m’man et l’abominable Hector on se distribue les osselets, ce célèbre fonctionnaire nous fait part de ses aspirations. Il espère être promu officier dans l’ordre des palmes académiques à la prochaine distribution. Si la chose se réalise il posera illico sa candidature au salon des poètes de la rue de Tournon, pour succéder à Amédée Dussossoy, ce délicat rimeur à qui on doit entre autres œuvres immortelles : « Mi-figue, mi-raisin », ode dédiée à un importateur de fruits, et surtout « On ne parle pas la bouche pleine », drame en vers, à la manière de Musset.
Je l’écoute d’une oreille furax. J’en suis à me demander quel est le meilleur moyen d’interrompre la soirée : chiquer à la crise cardiaque ou lui faire manger le jeu de dominos, lorsque, par un providentiel hasard, le téléphone retentit.
Je me catapulte à l’appareil. La voix harmonieuse du Vieux fait trembler la plaque sensible.
— San-Antonio, dit-il, arrivez immédiatement. Une grue vient d’être assassinée dans les mêmes circonstances qu’auparavant.
Je ne sais pas si vous avez déjà vu fonctionner les loteries foraines. La roue multicolore tourne dans un flamboiement de lumière en émettant un crépitement de mitrailleuse. Instantanément ma cervelle se déguise en loterie de foire. Ça tourne ! Ça fait du bruit ! Ça jette des feux !
Je vois feu Jérôme Boilevent serrant le gosier de la blonde dans la voiture. Je vois sa fuite ; sa culbute… La bouille d’un Pâquerette triomphant, fier de son carton.
— Bon, je viens, chef.
— Je suppose que tu vas nous quitter ? grince Hector de sa voix qui me fait toujours évoquer une girouette rouillée.
— Exactement. Et ça urge.
Le futur officier dans l’ordre alphabétique des palmes académiques ricane.
— Le jour où tu te consacreras à tes invités, mon pauvre ami…
Je m’abstiens de lui répondre que ce jour-là, lui, Hector, ne se trouvera pas parmi lesdits invités et je gicle.
C’est le branle-bas (comme disait un teckel) à la maison des grosses tronches.
Dans le bureau du Vioque il y a déjà l’état-major : le patron des Mœurs, l’inspecteur Pâquerette et ses cachets de Céquinyl, Bérurier avec une bouteille de bordeaux rouge pas entamée dans la poche de son pardingue et le père Pinaud avec une fluxion dentaire toute neuve qui lui donne vaguement l’aspect d’un vieux boxer.
On se rend facilement compte, à en juger par la mine des personnages assemblés, que l’heure est grave.
— Bonsoir, mon cher, grommelle le superman de la calvitie. Asseyez-vous.
Je prends le dernier siège laissé vacant et j’attends.
Le Big Boss se mouille l’extrémité des doigts du bout de la langue et astique le sommet de sa coquille avec énergie.
— Messieurs, l’heure est grave, dit cet amoureux des formules aussi ronflantes que toutes faites. Depuis quelque temps je savais que l’homme abattu par Pâquerette n’était pas le sadique, mais je faisais le mort, espérant un miracle. L’événement avait fait trop de bruit dans la presse, il eût été dangereux de… de…
Il cherche une expression vigoureuse et obligeamment, le Gros Béru la lui fournit :
— De remuer la m… ?
Du coup, le patron en oublie de respirer. Il clape à vide une fois ou deux et son visage se met à ressembler à une serpillière mouillée.
Mais comme il sait dominer l’adversité, il hausse les épaules et enchaîne :
— Comment ai-je su que ce Jérôme Boilevent n’était pas le sadique ? Très simple, j’ai fait vérifier son emploi du temps concernant les périodes où furent commis les meurtres précédents. À l’exception d’une fois, Boilevent avait des alibis lors de chaque assassinat.
Un murmure court dans nos rangs. C’est ce qu’on appelle une nouvelle à sensation. Le dirlo des mœurs, un grand gaillard blond et sympa, rallume un moignon de cigare. Le Gros caresse le col de sa boutanche de rouquin, Pinuche masse sa fluxion comme on caresse le ventre d’une chatte pleine et Pâquerette ne reculant devant aucun sacrifice, gobe sans respirer : un comprimé sédatif ; une pilule pour la constipation ; une autre contre ; de l’antigrippine (de cheval) et termine l’orgie par deux pastilles de réglisse.
Heureux de son effet, le Dabe poursuit :
— Ce qui m’a donné l’idée de ce petit et discret supplément d’enquête ? Un détail, messieurs… Un simple détail…
Et de se pourlécher les extrémités comme un gros greffier qui fait sa toilette. Et de nous toiser avec un petit air supérieur. Et de se filer les noix contre le radiateur du chauffage central (là elles sont dans leurs éléments).
— Si vous vous souvenez, lors des assassinats, le sadique mystérieux utilisait pour ses macabres expéditions une voiture volée.
« Or, Boilevent, lui, a opéré avec la sienne. Vous le savez, messieurs, un maniaque agit toujours suivant un même cérémonial. Ce fait m’a donc troublé… »
— C’est pas tellement c…, ce que vous dites, admet le gars Béru en passant deux doigts dans l’entrebâillement de sa braguette afin de gratter cette partie de lui-même davantage fréquentée par les poux que par les girls du Lido.
— Heureux de vous l’entendre dire, ricane le Tondu.
Le boss des mœurs demande :
— En ce cas, monsieur le directeur, qu’était selon vous Jérôme Boilevent ?
Crâne-d’œuf se caresse la coquille (un de ces quatre, je lui offrirai une peau de chamois à l’antibuée).
— Je l’ignore. Peut-être a-t-il été gagné par la psychose de meurtre. Ce genre de crimes réguliers qui frappent le public suscite, si je puis dire, des vocations. Certains individus cèdent à leurs instincts…
— En somme, résumé-je, Pâquerette a abattu un innocent.
Bouille du susnommé ! Il se met à dévorer du Décontractyl à toute vibure, tout en me téléphonant un regard vinaigré.
C’est le genre de bilieux qui ne pardonne pas aux autres ses propres couenneries.
— Innocent ! Innocent ! C’est vite dit, rouscaille le chétif.
« Il y a eu tentative d’assassinat, commissaire, vous en fûtes le témoin ! »
Le Vioque rechoppe le crachoir qui était sorti en touche. Il dégage à la main, aussi sec.
— C’est certain, cher Pâquerette. C’est certain. Néanmoins, vous savez comment sont ces messieurs de la presse ? Toujours prêts à flatter les penchants du public, sa sensiblerie. Or le public a horreur que la police abatte des gens qui n’ont tué personne, car, en somme, Boilevent n’avait tué personne. Et il a plus horreur encore qu’on tire sur un fuyard.
Pauvre bonhomme Pâquerette ! Sa mine d’endive vire au vert bouteille. On voit croître et se multiplier des boutons d’urticaire sur sa peau malsaine. Il est tellement déprimé que le Vieux au cœur de granit (et au crâne marmoréen) le prend en pitié.
— Je ne vous blâme pas, mon bon, assure-t-il. Je prévois seulement les conclusions des journalistes. Dès demain, les journaux vont se déclencher, à cause de ce nouveau meurtre…
— Au fait, interviens-je, comment et où s’est-il produit ?
— Près de la porte Saint-Martin, en fin de journée. Une respectueuse a été étranglée dans une voiture que son conducteur avait rangée dans une impasse obscure.
— On a le signalement de l’assassin ?
— Un de plus. Il a été vu, parlementant avec la fille, par un vieillard impotent qui passe sa vie à sa fenêtre. Ce serait un homme de taille moyenne, vêtu d’une vieille canadienne beige et coiffé d’un béret basque ou d’une casquette, le vieux n’est pas en mesure de préciser.
Un court silence. Le Big Boss ou, plus exactement, le grand patron, comme disent les Américains, s’empare d’une règle. On dirait un chef d’orchestre s’apprêtant à attaquer la Nuit sur le mont Chauve.
— Cette fois, messieurs, nous sommes acculés.
Rire bestial, copieux et incongru de l’ignoble Béru. Il pousse Pinaud du coude et s’exclame.
— On te l’envoie pas dire !
Une gêne cuisante se met à siffler comme un poste de radio après la fin de l’émission.
— C’est le dispositif des grandes circonstances, enchaîne le Boss. S’il faut que nous mettions sur cette affaire autant d’hommes qu’il y a de grues dans Paris, nous le ferons !
Re-rigolade bérurienne.
— La mobilisation n’est pas la guerre ! pouffe-t-il.
— Je vous en prie, Bérurier ! sermonne le Chevelu-à-rebours.
Le rire du Gros s’arrête comme le sifflement d’un pneu crevé lorsqu’il est complètement à plat.
— Je veux, poursuit le Laqué, qu’on établisse une planque à chaque point de Paris où la prostitution fleurit.
Le dirlo des Mœurs lève le doigt pour réclamer la parole. Béru ne peut s’empêcher de lui dire :
— Si c’est pour les gogues, ils sont au fond du couloir à gauche.
M’est avis que Béru va droit à la révocations avec ses calembredaines !
— Vous vouliez dire, Poitou ? s’inquiète the Big Patron.
— Ce dispositif a été en vigueur plusieurs semaines, je vous le fais remarquer, monsieur le directeur. Et il n’a rien donné, sinon l’affaire Boilevent.
— Renforcez-le ! C’est le seul à adopter…
Nous croyons l’entretien terminé. Il ne l’est pas pour moi.
— San-Antonio, restez, j’ai différentes choses à vous dire.
Les autres se taillent avec des courbettes adéquates. Lorsque la porte s’est refermée sur le talon d’Achille (Pâquerette se prénomme Achille, vous l’ai-je dit ?), le Vieux se jette sur moi comme un Écossais sur un porte-monnaie perdu.
— Je compte sur vous, mon cher ami.
— Pour quoi faire, patron ?
— Pour nous sortir de l’impasse. Vous avez des méthodes particulières. Votre fantaisie vous dicte plus sûrement la marche à suivre que la raison la plus froide. Aussi je vous laisse carte blanche. Faites ce que vous voudrez, comme vous le voudrez ! Mais amenez-moi des résultats.
Je réfléchis un moment.
— O.K., patron. Je vais attaquer.