Le bar des Grandes Alpes est plein de clients élégants lorsque je fais mon entrée. Il y a là des dames en technicolor, des messieurs en pull-over et un barman en veste blanche. Plus, disons-le sans plus attendre, un très surprenant personnage qui passe aussi inaperçu qu’un tableau de Millet dans une exposition de Picasso.
L’individu en question porte un pantalon fuseau rouge, une chemise à carreaux noirs et blancs, des après-skis blancs et un anorak bleu ciel. Il est coiffé d’un bonnet rouge, très long, qui lui retombe sur la nuque. La pointe du bonnet se poursuit par une cordelière blanche, laquelle se termine par un magnifique pompon de même métal. Il fait un mètre quarante de tour de taille, sa chemise dégrafée laisse voir une végétation luxuriante, mais pas luxueuse du tout. Les joues de l’homme ignorent l’eau, le savon, le rasoir et, à plus forte raison la lotion Men’s After Shave. Son nez est important. Quand il se mouche, il doit avoir l’impression de serrer la main à un ami. Le froid a poli, rougi, illuminé, enluminé, ciré, carminé, lustré le naze en question.
Qu’ajouter de plus, sinon que l’homme à nom Bérurier ?
Juché sur un haut tabouret, le Gros parle d’abondance (ses cornes aidant) à un auditoire qui se tord de rire.
Il raconte des prouesses à skis qu’il aurait accomplies dans sa jeunesse et je le soupçonne d’avoir potassé le manuel du parfait petit skieur dont il aurait mal assimilé les termes techniques.
— Moi, déclare ce Tartarin des neiges, j’allais skier dans le Malaya. Ces pentes à la gomme comme je vois ici, c’est juste bon à dégrossir les débutants. Je me mettais au sommet et je piquais en shoot. Ensuite, je faisais des juliénas, des perce-neige virage, des perce-neige pas virage, du râpage, du sale-homme, fallait voir !
— Et voilà comment tu es devenu l’Abominable Homme des neiges !
Il se retourne. Ce faisant, il perd l’équilibre, dégringole de son tabouret et se retrouve assis sur son derrière comme une poire trop mûre tombée de l’arbre.
— C’t’encore un coup à toi, bougonne-t-il en se relevant.
Je me recule d’un pas pour avoir une vue générale du spécimen.
— Tu es beau, tu sais, chantonné-je, manière Piaf. Tu tiens du zouave pontifical, du roi mage et du comique troupier.
Le Gros qui a pas mal picolé est furax.
— Si c’est pour te fiche de moi que t’es venu, tu pouvais rester à Pantruche !
Je le soustrais à la curiosité publique et nous montons dans sa chambre.
Il se plante devant une glace et s’examine complaisamment.
— Si Berthe me voyait, elle aurait des vapeurs, assure-t-il, faudra que je me fasse tirer une photo en couleurs.
J’avise une paire de skis dans sa chambre. Je n’en reviens pas.
— C’est à toi, ça ?
— Comme j’ai l’honneur de te dire oui.
Et d’expliquer :
— De voir les autres faire les c… sur les pistes, ça m’a donné envie. D’autant plus qu’il y a l’hôtel une dame avec qui j’ai un ticket grand comme l’écran du Gaumont Palace. Une Espagnole, je crois, brune à plus oser acheter de l’encre de Chine. Du poil aux joues et des yeux de velours.
— Tu n’es pas ici pour faire le joli cœur.
— Écrase ! déclare-t-il sobrement. Quand on envoie un inspecteur à deux mille mètres de haut, il a le droit de se divertir, si l’occasion se présente, moi c’est comme ça que je vois les choses.
— Où en sommes-nous ? coupé-je.
— Bergeron est toujours à l’hôtel, là au-dessus.
— Son emploi du temps ?
— Il est reparti dans l’après-midi. Il est allé au dépôt des cars. Il a pris une paire de skis et il est reparti par le remonte-côte de Belle-Pente.
— Belle-Côte, eh, truffe !
— C’est ce que j’ai dit, ment le Gros.
— Il est reparti avec deux paires de skis ?
— Xactement !
— As-tu assisté à son retour ?
— Oui. Pour la bonne raison que je suis z’été z’au bar de son hôtel où que j’ai picolé tout l’après-midi en l’attendant.
— Ça se voit !
— Siouplaît ? proteste l’Obèse. Des alluvions blessantes ?
— Alors, son retour ?
— Vers le milieu de l’aprème.
— Toujours avec les deux paires de skis ?
— Non. Il n’en avait plus qu’une. L’est monté dans sa piaule pour se changer. Moi, mine de rien, j’ai questionné le barman à son sujet. Paraîtrait qu’il serait là pour trois jours. Paraîtrait aussi qu’il y vient assez souvent, une ou deux fois par mois, pour des véquendes…
— Tu crois qu’il t’a repéré ? Depuis Paris tu ne l’as pas lâché, c’est coton.
Le Mahousse s’indigne.
— Me repérer, moi, quand je file le derche à un mec ? T’es zizi ou si c’est ta glande tyrolienne qui fonctionne plus ?
Et de se justifier, d’exposer sa tactique :
— À partir du moment où je m’attache z’aux talons d’une quidame ou d’un quimonsieur, je m’incorpore z’au paysage. On ne me remarque plus, c’t’un don, quoi !
— Je sais, dis-je, pour ne pas le contrarier. Néanmoins, à partir de demain, c’est moi qui le prends en charge, toi tu pourras t’exercer au ski. Prends des cours !
— Tu crois ?
— Tu commences par le 7 bis ; doué comme tu es, au bout de trois jours tu seras au 5. Pense à Berthe, mon vieux. Elle sera fière de toi !
Des larmes couleur d’eau de vaisselle perlent aux paupières sanguinolentes de Béru.
— Essuie-les, conseillé-je, si elles gelaient tu aurais l’air d’une canalisation de gogues éclatée.
De fort bonne heure le lendemain, je fais le pied de skieur devant la crèche palaceuse de Bergeron.
J’ai revêtu une tenue de circonstance pour ne pas être reconnu par le boursier. Un serre-tête noir me cache le haut du visage, et des lunettes panoramiques, en mica jaune, dérobent cette partie de moi-même si caractéristique et dont les femmes raffolent.
Heureusement, un chalet inoccupé fait face à l’hôtel et c’est à l’abri de l’escalier extérieur d’icelui que je monte ma garde.
Je poireaute ainsi trois quarts d’heure. Ensuite de quoi mon attente est couronnée de succès. Bergeron radine, sanglé dans un anorak noir. Il a une paire de skis sur l’épaule et il marche à pied. Je le laisse s’éloigner avant de le filer. Le bonhomme se dirige en direction du pays. Je le vois foncer vers l’école de ski et poser ses planches contre le mur de l’établissement. Il attend, en tapant ses mains gantées de moufles l’une contre l’autre pour se réchauffer.
La station commence à bouger. Au carrefour, un chasseur alpin fait la circulation. Des autos circulent lentement dans le léger clapotis de leurs chaînes. Là-bas, dans la vallée, l’horizon est mangé par un lac de brume, tandis qu’au contraire le sommet de la Saulire accueille le premier rayon de soleil.
La foule des skieurs se canalise vers les panneaux des cours. Je vois rappliquer le gars Béru.
Le Mahousse s’est rendu à mes raisons et oubliant ses tartarinades de la veille à l’hôtel, il commence par le plus petit cours. Son humilité est telle qu’il se range à celui des enfants. Ceux-ci ne s’étonnent pas de prime abord, car ils le prennent pour un moniteur, mais ils le voient mettre ses skis et alors le doute s’infiltre dans leurs petites tronches.
M. Bergeron continue de faire les cent pas en applaudissant très fort pour se réchauffer les extrémités. Soudain, il dresse l’oreille. Je regarde dans la même direction que lui et j’avise le car de Moutiers qui rapplique en ahanant. L’ex-associé de Boilevent attend patiemment que les voyageurs soient descendus, après quoi il s’approche du chauffeur. Celui-ci semble très bien le connaître car les deux hommes se serrent la paluche avec énergie. Puis le conducteur sort du porte-bagages une paire de skis qu’il remet à Bergeron. Bergeron lui glisse un pourliche et charge les nouvelles planches sur son dos. Il se dirige alors vers les pistes, chausse ses propres skis et gagne le remonte-pente de Belle-Côte.
Est-il besoin de vous dire que le célèbre, surprenant, époustouflant, séduisant, étourdissant et merveilleux commissaire San-Antonio en fait autant ?
Je me trouve à deux skieurs de Bergeron lorsque j’attrape la canne de remontée. Heureusement que je suis un as de la semelle de bois ! Vous voyez que dans cette satanée profession tout sert !
Néanmoins, on n’est jamais à l’abri d’une chute. Comme je n’ai pas rechaussé les bouts de bois depuis l’hiver dernier, je redoute de perdre l’équilibre, ce qui m’obligerait à redescendre prendre mon tour au tire-fesses. Ce serait perdre le contact avec Bergeron.
Lui, il doit drôlement savoir skier. Il ne tient même pas la canne. Il a ses bâtons sous un bras, sa paire de skis de rechange sur l’épaule opposée et il se laisse aller. On dirait un homme qui ne se sent plus hisser.
Comme quoi il a tort de faire le mariole. À mi-parcours, voilà mon brave homme qui fait un valdingue de first class sur une bosse. Il bascule, choit dans la neige, rattrape les skis de secours comme il peut…
J’ai tout vu ; j’hésite. Que fais-je ? Quitté-je la piste de remontée à mon tour ? Ce serait idiot car cela risquerait de lui mettre le prépuce à l’oreille. Mieux vaut filer jusqu’au bout et attendre…
Dont acte.
Une fois au sommet, je me livre à quelques exercices gymniques pour me préparer à la descente. Puis j’exécute des dérapages près de l’arrivée du tire-miches.
Vingt minutes s’écoulent. Je regarde rappliquer les fans des pentes. Pas plus de Bergeron que de statue d’Eisenhower sur la place Rouge de Moscou.
Une demi-plombe, puis une plombe passent encore et toujours pas de Bergeron. Mon inquiétude va croissant, comme une inquiétude de Turc. Qu’est-ce que ça signifie ?
Le boursier se serait-il fait mal en chutant tout à l’heure ? Ou bien aurait-il renoncé à sa balade ?
Je tapine encore trente minutes, après quoi je m’offre une descente vertigineuse.
Arrivé en bas de la piste, je m’approche d’un grand concours de populo. Tous les mômes de la station cernent Bérurier couché dans la neige, pareil à une tortue sur le dos.
Il jure comme dix charretiers ivres, le Mahousse.
Il a un ski sous les fesses, un autre planté verticalement dans la neige. Il essaie de se relever en piquant un de ses bâtons dans la neige, mais n’y parvient pas, car la pointe dudit bâton a traversé sa jambe de pantalon, ce qui le cloue littéralement à la piste.
Le moniteur de la jeunesse est le plus rigolard de tous. Aussi est-ce à lui que s’adressent particulièrement les invectives de Bérurier. Le Gros le traite d’assassin, de casseur d’os diplômé, de pourvoyeur de cliniques, etc.
J’interviens opportunément pour le remettre à la verticale.
— T’as assez fait ton Périllat pour aujourd’hui, dis-je.
Il s’époussette, crache la neige qu’il a mangée, se masse les rognons.
— Hou, ce que j’ai mal, aboie mon valeureux camarade. J’en ai pris un sacré coup dans les bijoux de famille ! C’est un truc meurtrier, ça…
Il veut dégager ses fixations, mais en se baissant pour les attraper, son ski aval glisse et le Gros se met à dévaler ce qui reste de pente en hurlant des injures qui doivent être perceptibles depuis Brides-les-Bains. On dirait une avalanche rouge et bleu. Je cours le délivrer de ses planches et, pour calmer sa fureur je lui promets douze apéritifs.
Le déjeuner fort copieux a calmé la colère bérurienne. Le Gros a redemandé trois fois du gigot et il a la digestion béate des boas à bord des ferry-boats.
— Eh ben, tu vois, fait-il. Tu me croiras si tu voudras, mais je recommencerai tantôt. Je me rends compte maintenant, la couennerie que j’ai faite, c’est d’aller aux cours des mouflets. Ils m’ont chahuté et j’ai gourdé sans arrêt. Avec des grandes personnes, en m’appliquant bien, en suivant les esplications du moniteur je dois me défendre. Je suis pas plus c… qu’un autre, non ?
— Peut-être pas, mais en tout cas pas moins.
Haussement d’épaules exacerbé de Béru.
— Dis voir, bonhomme. À quelle heure Bergeron a-t-il quitté son hôtel hier après-midi ?
— Vers trois plombes.
Je mate ma montre. J’ai tout mon temps. Je commande un sixième pousse-café au Gros, je lui souhaite bonne bourre au ski et je le laisse faire de l’œil à son Espagnole, une ravissante dame de soixante-huit ans, velue au point qu’on est obligé de la tondre si on veut voir ses yeux, à peine plus grosse que Béru et qui ne fait pas de ski à cause de sa jambe de bois.
Je vais au dépôt des cars. Un employé en blouse bleue m’accueille fort aimablement.
Je lui montre la carte et lui se montre très surpris.
— Oh ! La police ! s’étonne-t-il.
— J’ai certaines questions à vous poser, monsieur. Mais je vous préviens que votre discrétion m’est nécessaire.
Sa mine hermétique me rassure. Un Savoyard n’a pas l’habitude de parler à tort et à travers, surtout des secrets que lui confie un flic.
— Vous connaissez un certain M. Bergeron ?
— Bien sûr.
— Ce monsieur reçoit beaucoup de skis par votre canal, je crois ?
— Presque tous les jours, quand il est ici.
— Comment expliquez-vous cela ?
— Il est fabricant de fixations à Paris. Alors il a des prix imbattables et il approvisionne tous les gens de sa connaissance.
Je me dis que jusque-là tout est O.K.
— D’où viennent ces skis ?
— De Chamonix. Le fabricant est de là-bas.
— Vous en avez reçu pour lui par le car de midi ?
— Oui.
— J’aimerais les voir.
Le préposé me guide vers l’extrémité de l’entrepôt.
— Tenez, les voici. Vous pouvez regarder, ils sont tout neufs.
Je les examine soigneusement et, effectivement, ces skis m’ont l’air de bon aloi.
— Je vous remercie. Pas un mot de ma visite à M. Bergeron.
— Soyez tranquille.
Il hésite, puis, gêné par sa propre curiosité, balbutie :
— Y a rien de… de grave ?
— Absolument rien. Je procède à certaines vérifications fiscales et ces ventes particulières ne sont pas licites, vous comprenez ?
Il comprend. Je lui serre la pogne et je vais attendre près du remonte-pente de Belle-Côte.
Une petite heure plus tard, je vois rappliquer Bergeron avec sa double paire de skis. Comme le matin, il use du tire-fesses, et, toujours comme le matin, se comporte en virtuose, négligeant de se tenir.
Je cramponne une canne pour le filer. Cette fois, je me place directo derrière lui. Il fait un temps magnifique. La montagne étincelle, les femmes sont jolies et les couleurs vives des équipements composent une symphonie magnifique.
Lorsque nous parvenons à mi-parcours, Bergeron a la même défaillance que le matin et il chute. Je me dis que pour un skieur habile ça fait un peu beaucoup et que la coïncidence est troublante, aussi, vingt mètres plus loin, après m’être assuré, d’un coup d’œil en arrière, qu’il ne mate pas dans ma direction, je lâche ma canne et m’élance sur la piste. Je décris un large arc de cercle qui me ramène au niveau du boursier. Celui-ci a retrouvé son équilibre, rechargé sa paire de skis sur son épaule et le voilà maintenant qui repart. Mais il ne descend pas sur Courchevel. Il coupe la piste en travers et dévale vers la vallée du Pralong.
Je lui laisse prendre une confortable avance et je glisse à mon tour dans ses traces. Bergeron est vraiment un crack. Je mesure maintenant que ses chutes dans le tire-fesses étaient feintes.
Il bombe vers un bois de sapins, décrit deux ou trois christianias et pique en direction d’un abri de berger lové contre un rocher au creux de la combe.
Parvenu au seuil du chalet il déchausse ses skis, les plante dans la neige et entre, toujours avec les autres sur son épaule.
Le San-Antonio bien-aimé n’hésite pas. Dans le grand silence blanc qui l’environne, il ne fait pas plus de bruit qu’une chenille sur un édredon, votre commissaire bien-aimé. Il pose ses étagères à son tour, prend son ami Tu-Tues dans la poche ventrale de son anorak et pousse lentement la porte du refuge.
Il fait clair-obscur à l’intérieur. Ça renifle la vache et ses sous-produits dans le secteur. Du toit aux grosses poutres noueuses pendent des toiles d’araignée. Je me penche et j’ai le vif plaisir d’apercevoir le sieur Bergeron en plein effort. Le « scieur » Bergeron, devrais-je plutôt écrire. Car il fait du bois, le digne homme. Et savez-vous avec quoi il en fait ? Avec sa paire de skis. Ça vous la coupe, hein, comme disait un rabbin de mes amis. Avouez que vous êtes sidérés, mes crêpes ? Ce monsieur qui reçoit deux paires de skis par jour et qui s’isole pour en faire du petit bois à allumer le feu. Voilà qui est raide. (Ça c’est une starlett de mes amies qui me le disait, mais elle ne vous le dirait jamais à vous autres, tas d’empêchés.)
Immobile dans l’encadrement de la porte, je n’en perds pas une écharde. Il s’active vilain, le Bergeron. Un vrai petit sadique dans son genre. Oui, exactement : un tourmenté du bulbe qui prendrait son fade en brisant des skis. Pourquoi pas ?
Lorsqu’il a obtenu un gentil fagot, il le jette dans la vieille cheminée démantelée, craque une allumette, enflamme un journal qui traîne là et met le feu aux skis. Ah ! mes princes, cette flambée ! Si vous voulez avoir de la belle combustion dans vos cheminées, un conseil : brûlez-y des skis. Les flammes joyeuses montent dans l’âtre noirci. Tel un démon, Bergeron regarde flamber son étrange fagot.
— C’est joli, hein ? dis-je gentiment en achevant d’entrer.
On dirait qu’il vient de prendre une ruche pour un pouf et de s’asseoir dessus. Drôle de sursaut, le boursier !
Il est semblable à une bête traquée. Faut le comprendre : la cambuse ne comporte en fait d’issue qu’une porte basse et San-Antonio se tient devant avec un zizi-panpan à la main.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il.
Il ne peut me reconnaître because mes lunettes et le serre-tronche et because aussi je me trouve à contre-jour.
— On ne reconnaît plus ses petits copains, Bergeron ?
Ma voix doit lui faire quelque chose. Il est vrai qu’elle est inimitable : si chaude (40 °C) si bien timbrée. Quel organe ! Depuis Caruso je crois bien que… mais passons, je ne suis pas là pour m’éventer, comme disait le bey de Tunis.
Il croasse :
— Qui êtes-vous ?
Je fais un pas en avant de manière à offrir mon altier visage aux flammes de l’âtre (de Tassigny) ; puis j’abaisse mes lunettes panoramiques. Nouveau hoquet du boursier. Vu notre attitude à tous les deux c’est presque du hoquet sur glace.
— Commissaire, bredouille-t-il.
— Eh bien, je jubile, hilare, on joue les Bernard Palissy à c’t’heure, m’sieur Bergeron ?
— Je…
— Vous ?
— C’étaient de vieux skis…
— De vieux skis tout neufs comme vous en recevez deux fois par jour !
Je l’entends blêmir. Il fait un bruit pareil à celui d’un centenaire qui voudrait casser des noisettes avec ses dents.
— Voyez-vous, fais-je, je crois que le plus simple, c’est de vous mettre à table. L’endroit n’est pas très confortable, mais le pique-nique a ses charmes. Et puis au moins on y est tranquille !
— Mais je… Je vous jure que je…
Sans cesser de le braquer avec mon dénoyauteur de quetsches, je me baisse pour ramasser quelque chose à terre. Il s’agit des fixations de ski que Bergeron a dévissées avant de brûler les planches.
J’en cueille une. Le boursier a un élan vite refréné par un léger déplacement de mon pétard.
— Du calme, mon cher ami. Du calme !
Je saisis la hachette avec laquelle il a brisé les skis et je flanque de grands coups dans les fixations. Après quoi je recule vers le jour pour examiner les entailles.
— Bravo, fais-je, je m’en doutais. De l’or qu’on a chromé ! D’habitude, on plaque or les bijoux en toc, chez vous, c’est le contraire !
Je n’en dis pas plus. Un brandon enflammé m’atterrit sur le coin du portrait. La brûlure me fouaille la joue droite. Cette douleur est si intense que je suis incapable de réagir pendant plusieurs secondes. Je porte mes mains à mon visage. Je me sens bousculé. On m’arrache mon pétard des mains. C’est facile, car je le tenais d’un seul doigt, les autres étant pressés sur ma chair brûlée.
— Ne faites pas un geste ou je tire ! lance Bergeron.
Il a la voix d’un homme capable de faire ce qu’il dit. Je laisse tomber mes mains le long de mon corps et je regarde le boursier. Il a déjà ramassé les fixations et les a glissées dans la poche de poitrine de son anorak. Cela lui fait une énorme bosse de Polichinelle, très lourde, qui tire le vêtement en avant.
Maintenant il chausse ses skis, bouclant ses sangles d’une main, à tâtons, car il me regarde en conservant le revolver pointé sur moi.
Lorsqu’il a fini de fixer ses planches, il prend un de mes skis et le lance sur la pente. Puis il empoche le feu et assure ses bâtons dans ses mains.
— Vous avez tort, fais-je, assez penaud. C’est le genre de western qui n’arrangera pas vos affaires, mon vieux.
Il ne répond pas et fonce.
Alors, les gars, je vais vous parler un peu de San-Antonio. Je vais vous raconter comment s’y prend le joli commissaire pour jouer les supermen en pleine action.
Oubliant ma cruelle brûlure à la face, je bondis sur le ski restant. Je le chausse en un tournepied et, sur une seule guibolle, je m’élance à la conquête de celui que l’affreux Bergeron à propulsé dans la vallée.
Par un bol monumental, ma seconde planche est allée se piquer dans un monticule de neige, à cent mètres de là. La récupérer et la rechausser est une aimable plaisanterie.
Je n’ai, ce faisant, pas perdu Bergeron des yeux. D’ailleurs, j’ai illico pigé la manœuvre. Au lieu de foncer sur Courchevel, il fonce vers le remonte-pente de Pralong. Il y arrive avec une éternité d’avance sur le gars moi-même. Des gens font queue, mais il bouscule tout le monde et s’empare d’autorité d’une canne.
J’ignore ce qu’il a dit au préposé, mais ça a l’air de bien se passer pour sa pomme. La canne l’arrache et le voilà qui remonte la pente comme une mouche sur une bouteille de lait.
À moi de jouer !
J’arrive. Des skieurs qui comprennent mon intention veulent s’interposer. Ils brament avec un ensemble touchant « À la queue », paroles et musique de Nairedebeu. Mais moi, San-Antonio, vous me connaissez ? D’un coup d’épaule, je propulse dans la neige un vieux chnock du Jockey-Club qui fait du ski comme on joue au bridge chez la baronne de Vatfaire-Voyre. Le mylord paume son dentier Renaissance dans la neige et attend la fonte de printemps pour le récupérer, tandis que San-Antonio est happé par le treuil.
Je me détranche pour apercevoir Bergeron. Il se trouve à cinq ou six pèlerins de moi. C’est pas terrible. Pendant l’ascension, je reprends mon souffle et mes esprits. De toute façon, le type est râpé. Seulement je n’aime pas ces actes désespérés. C’est bon pour les vrais trafiquants de son acabit, ça finit toujours clochement.
Parvenu au sommet du tire-fesses, Bergeron s’élance à nouveau. Il coupe en direction de Belle-Côte. C’est un pédaleur d’élite. Il fait pas l’œuf, comme l’équipe de France, mais il a du rendement. Lorsque je décroche à mon tour, ça n’est plus qu’un minuscule point noir. Alors je change de développement. Mes bâtons piochent la neige comme un pic-vert pioche un tronc d’arbre. Je prends la pente en schuss. Tant pis pour la casse. J’ai pas l’intention de me laisser repasser par ce tordu.
Selon mon estimation, je dois lui prendre quelques mètres, mais c’est tout car il se défonce aussi.
Au sommet de Belle-Côte, il ne s’arrête pas et pique en direction du Verdon. Si au moins il pouvait ramasser un à-plat ! Mais je t’en fiche. Môssieur rendrait des pions à Léo Lacroix. Hardi, San-Antonio ! Je voudrais avoir un moteur à réaction dans le fignedé.
Il rame à toute vibure sur la Saulire. Son but : me prendre suffisamment d’avance pour sauter dans le téléphérique avant moi. Il atteint le bâtiment et disparaît à l’intérieur.
J’y parviens à mon tour et je me hâte de déchausser.
C’est alors que sa ruse diabolique m’est révélée. Bergeron s’est seulement planqué derrière le bâtiment. Il voulait seulement m’amener à déchausser. Lui, il a toujours ses lattes aux pieds et il fait sous mon nez un second démarrage foudroyant. Là, je l’avoue, je pousse un juron qui ferait rougir un homard thermidor. Deux fois blousé en quelques minutes, c’est un peu beaucoup pour l’homme que je suis.
Tandis que je rechausse aussi vite que me le permettent mes paluches glacées, une voix familière m’interpelle.
— Eh, Tonio !
Je lève la tête ? car la voix tombe des deux, comme celles des saints qui ordonnaient à Joan of Arc d’aller chercher du suif aux English.
Béru s’amène dans le télébenne du Verdon.
Il va pour débarquer sur la plate-forme, mais mes mains fébriles n’arrivent pas à faire sauter la chaîne de sécurité. Lorsque c’est fait, sa brioche se trouve coincée dans l’étroite nacelle de fer. La benne, malgré les efforts du préposé à la réception des passagers, dépasse la plate-forme et décrit un 18o°.
— N… de D… ! trépigne le Gros, lequel s’exprime parfois en pointillé, ça fait deux fois que je rate la descente !
Tout ceci s’est déroulé très vite et je suis déjà en piste.
— Lance-moi ton pétard ! hurlé-je à mon éminent camarade de combat.
Il obtempère, sort sa seringue et la balance dans ma direction. Mal lui en prend. L’arme arrive droit sur le bonnet d’une grosse dame qui essaie de descendre le Verdon en chasse-neige. La personne en question pousse un cri chétif et s’écroule dans l’immensité blanche.
Je ne perds pas mon temps à chercher l’arme. Il s’agit de récupérer Bergeron par tous les moyens.
Le Gros me crie, de loin :
— J’en ai marre de ces paniers, je vais essayer de prendre le tire-côte de Belle-Fesse.
Le vent des cimes emporte ses paroles.
D’un regard, j’évalue la situation. Le fuyard a au moins cinq cents mètres d’avance sur mézigue. Seulement, dans sa hâte, il a emprunté la partie la moins en pente du Verdon.
Je calcule qu’en obliquant sur la droite, j’aurais plus de déclivité et, de ce fait, je pourrais m’offrir un schuss plus décisif.
Le calcul est bon. Et comme il est bon j’en reprends !
Je m’aperçois, avec joie, que la distance faiblit entre nous. D’autant plus qu’il arrive sur une grande partie presque plate. Avec le bénéfice de mon élan, je peux tout espérer. Je rame, je rame à toute volée, comme le huit barré d’Oxford lorsqu’il parvient à remonter celui de Cambridge.
Bergeron a la notion du danger. Il se retourne et me voit fondre sur lui, tel un vautour sur un lapin de garenne. Il sait qu’il ne peut plus m’avoir. Alors il me braque avec le pétard.
Ah ! mes amis : il y a de sacrés sales moments dans la vie. Je me vois déjà mort dans la neige. Avouez que ça fait tartouse de grimper à deux mille cinq pour se faire plomber.
Pourtant, je continue de foncer. En m’approchant, je fais quelques zigzags pour le dérouter. Va-t-il tirer ? Oui ! Quand je vous disais que c’était le genre de tordu qui pouvait avoir des réactions désespérées.
Se voyant perdu, il perd la boussole, Bergeron. Une balle arrive à mes oreilles en miaulant dans l’air glacé. Une autre se pique dans la neige à deux centimètres de mes skis Heureusement que le froid lui engourdit les doigts, sinon il m’a l’air de viser correctement, le boursier.
Je continue de piquer sur lui. Je le vois, brusquement énorme comme une montagne. Le revolver est tourné vers ma poitrine, un petit filet de fumaga s’échappe du canon.
C’est peut-être ici que le Barbu va tirer un trait au-dessous de mon compte, les gars ?
Un léger saut de côté. La balle arrache le sommet de mon serre-tête. Cette fois, il n’a plus le temps de tirer. De toute ma vitesse, de tout mon poids, de toute ma volonté tendue, je le percute. Il me semble que je viens de rentrer dans un mur. Des étincelles pétillent autour de moi et j’entends les cloches de Notre-Dame carillonner. Je suis assis dans la neige. Je regarde et j’aperçois Bergeron à mes pieds. L’impact l’a envoyé valser à cinq mètres. Il est tombé sur un rocher et les fixations d’or qu’il charriait sur sa poitrine lui ont enfoncé la cage thoracique.
Je m’approche de lui. Monsieur est en piteux état. Vous ne donneriez pas trois francs anciens de sa peau, vu qu’elle ne les vaut plus.
Il halète lamentablement, comme un poisson retiré de son aquarium.
— C’est malin, lui dis-je. Vous êtes chouette maintenant.
Il remue les lèvres pour parler. Il parle.
Mais c’est faible, ça paraît provenir d’une autre planète.
— C’était pour elle…
Je pige. Dans ces circonstances-là, on est en état de réceptivité. Pour elle ! Je revois la belle, la jeune, l’élégante, la luxueuse Mme Bergeron. Oui, à cette belle panthère il fallait un pognon monstre.
— Comment fonctionnait votre trafic d’or ?
— Suisse-France. Des skieurs suisses faisaient des excursions jusqu’à Chamonix avec des skis dont les fixations étaient en or. Une fois à Chamonix ils prenaient d’autres skis pour rentrer et on m’adressait les leurs ici. Je récupérais les fixations, brûlais les skis, et emportais l’or à l’atelier de Paris.
— Très ingénieux…
Des gens arrivent.
— Un blessé ? demandent-ils.
— Oui, dis-je, prévenez les secouristes.
Je me tourne vers Bergeron. Il s’agit de faire vite, car ça m’étonnerait qu’il tienne le coup encore longtemps. Son regard a un vacillement qui ne trompe pas.
— Et Boilevent ? Hein ?
— Il a marché un certain temps, puis il n’a plus voulu. Il avait peur… La bande de Paris l’a alors menacé de mort. Il n’est pas allé à la police pour m’épargner le scandale. Il m’était reconnaissant de ce que j’avais fait pour lui à ses débuts…
— Et alors, pour échapper à la bande, il a eu l’idée de se faire mettre en prison ?
— Oui. J’ai compris après, à cause de la lettre…
— La lettre que la p… lui a écrite ?
— Ah ! vous savez ?
— Je sais. Où était-elle ?
— Je l’ignorais. J’en ai parlé à la bande après la visite du souteneur, j’avais peur que vous ne la trouviez et que ça ne vous mette la puce à l’oreille…
— Et alors ?
— Ils l’ont trouvée. Il paraît qu’elle était chez notre secrétaire. Danièle était la maîtresse de Boilevent…
— Et ils l’ont tuée pour la faire taire.
— Tuée ?
— Ils ne vous l’ont pas dit ?
— Non, j’ai reçu un coup de téléphone d’eux juste avant de partir pour la gare. Ils me disaient que tout était en règle…
— Tu parles. Qui sont ces gens ?
— Des trafiquants internationaux qui ont leur P.C. dans le quartier de la Bourse. Je les ai connus dans un bar… Il y a un Turc, un Suédois, un Suisse…
— L’O.N.U. en petit, quoi ! Leurs noms ?
— Yalmar, Bretty, Fescal. Je ne sais pas si c’est leur véritable identité…
— Et leur P.C. ?
— Le « Consul Bar »… derrière… la… Bourse…
Il est exténué. Un peu de sang mousse aux commissures de ses lèvres.
— Ça va, ne parlez plus, dis-je.
— Je suis foutu, ajoute-t-il.
Je ne trouve rien à lui répondre. Car c’est ma conviction intime. Il rouvre les yeux. Il doit me voir à travers un brouillard.
— Le scandale…
Sa main se lève péniblement, tâtonne à vide pour me saisir.
— Jurez-moi. Vous irez lui dire… Lui dire… Lui dire…
Il n’a plus la force. La main retombe dans la neige, y dessine son empreinte.
Je vois arriver deux skieurs entièrement vêtus de rouge avec un traîneau garni de peaux de mouton.
Ce sont les secouristes. Je constate alors qu’il y a plein de monde autour de moi. Ces gens sont muets, le revolver que Bergeron serre dans sa main crispée les affole. Je dois dire que dans cette ambiance pure et joyeuse, il revêt un aspect particulièrement sinistre.
Je le récupère et le glisse dans ma poche.
— Ne vous affolez pas, leur dis-je, je suis de la police…
Je pose la main sur la poitrine de Bergeron, Ça bat encore sous le capiton de l’anorak, mais c’est faiblard.
— Maniez-le avec précaution, recommandé-je. Rendez-vous chez le toubib.
Je fourre les fixations en or sous mon bras et je fonce sur Courchevel.
En arrivant chez le toubib, avec une confortable avance sur le cortège des secouristes, je perçois de grands cris.
— Un accouchement ? je demande à la mignonne infirmière qui m’a réceptionné.
— Non, murmure-t-elle. C’est un monsieur qui s’est fracturé le coccyx en sautant du télébenne.
Poussé par un pressentiment, je demande la permission de pénétrer dans l’élégant local où le toubib fonctionne.
Le spectacle est d’une sauvage beauté, d’une puissance encore jamais atteinte, d’une grandeur qui donne le vertige et d’une qualité inoubliable.
Le gros Béru est vautré à plat bide sur la table d’auscultation du docteur. Son immense, son généreux, son exaltant, son noir dargif s’épanouit dans la pièce comme un lever de lune sur le Bosphore. Penché sur ce séant malséant, le médecin palpe le bas de l’arête avec circonspection tandis que le Mahousse brame sa souffrance à qui veut l’entendre.
— Eh bien, bonhomme ! fais-je en m’approchant. Ça se casse donc, un derrière de gros flic ?
Je tombe bien. Il m’accueille avec des poèmes de sa composition, le Gravos.
— Avec tes combines à la mords-moi le neutre, j’ai failli me tuer. Ça faisait deux tours que je faisais dans ce télé-chose de mes bennes sans pouvoir descendre. À la fin, j’ai voulu en sortir. Seulement, j’ai mal calculé mon élan et je suis tombé sur le dargeot. Ah ! misère ! Qu’est-ce que je vais devenir ?
— Pendant un certain temps, tu ne t’assiéras plus, Gros. Et quand tu seras sur le point de flancher, on te jouera la Marseillaise pour consolider ta position verticale. Songe que Victor Hugo écrivait debout !
Il me dit ce qu’il pense de Victor Hugo et je me réjouis in petto que le grand poète barbu soit mort, car si les paroles du gars Béru lui étaient venues aux oreilles, il se fût sûrement filé un bastos dans le chignon.
Au moment où je quitte le cabinet du doc, les secouristes radinent.
— Comment est-il ? demandé-je anxieux.
— Il est plus, fait piteusement l’un d’eux avec un bel accent savoyard qui claque comme le vent pur de sa Saulire.
Pensif, je rentre à l’hôtel afin de téléphoner au Vieux. Il faut penser aux habitués internationaux du « Consul-Bar ».