Il était pas épris de luxe, le défunt Boilevent ; ou alors il cachait bien son jeu. Il créchait dans un immeuble vieillot, au cinquième, dans un appartement de deux pièces avec cuisine. Je n’ai pas les clés de son logement, mais vous le savez, avec l’étonnant sésame qui ne me quitte jamais, je peux ouvrir n’importe quoi, y compris un coffre-fort Fichet et les portes du paradis.
Me voici donc dans la place (in english : in the place). Ça renifle déjà le triste et le renfermé. Mais je n’ai pas le temps de me perdre en philosophie de bas étage. D’ailleurs, au cinquième, ce ne serait pas possible !
Illico j’entreprends une perquise minutieuse.
Ratissage dans les règles de l’appartement. Je retire les tiroirs de meubles, je soulève les tapis, je renverse les matelas et les palpe centimètre cube par décimètre carré, bref… Je m’active… J’explore la cuisinière à gaz, la chasse d’eau des toilettes, les bouquins de la bibliothèque. La Lettre volée d’Edgar Poe ! J’y pense… Je m’inspire du Maître. Mais franchement, ça ne vient pas vite.
Je vais fouiller dans la boîte à ordures et je découvre une carte postale déchirée en quatre. Je rassemble les morceaux. Oh ! surprise ineffable ! La vue représente le téléphérique de la Saulire, à Courchevel. Voilà qui est étrange. Je retourne la carte. Au dos, outre l’adresse de Boilevent, trois mots sont tracés, d’une écriture rapide :
« ET LA SUITE ? »
Trois mots et un point d’interrogation. Un de plus ! Pas de signature.
Qui a posté cette carte ? Le gars Bergeron ? Je glisse les quatre morceaux de bristol dans mon portefeuille et je poursuis mes recherches.
Au fur et à mesure, le découragement croît en moi. Si mes collègues qui sont venus explorer le logement n’ont rien trouvé… Il est vrai qu’eux ne cherchaient rien de déterminé. Ils fouillaient par routine. Peut-être même n’ont-ils opéré qu’en surface ?
Je cherche à pénétrer l’état d’esprit de Boilevent. Il voulait aller en taule pour quelque temps. Le danger qu’il courait était tellement grand qu’il voulait bien passer pour un sadique. Seulement, pas fou, il détenait la preuve que son agression n’était qu’une mise en scène. Cette preuve, la police ne devait pas la découvrir avant que lui le juge opportun. Or il se doutait qu’on allait perquisitionner chez lui !
Si la lettre existe et s’il l’a cachée là, c’est qu’il était sûr de la cachette ! Bigre, bigre ! Et mon petit doigt me certifie qu’il l’a planquée chez lui. Il ne pouvait la remettre à un notaire, par exemple, puisque, une fois arrêté, ses affaires seraient explorées, décortiquées et tout. Il ne pouvait pas non plus se l’adresser poste restante, le courrier ne séjournant qu’un temps assez réduit à ces guichets. Alors ? Il ne l’aurait pas confiée à un ami. Il n’était sûr de personne, la lettre précisément le prouve !
Cette p… de lettre, comme dirait une putain de mes amies qui était respectueuse, représentait sa liberté, sa vie, même. Or une lettre c’est du papier : ça se déchire, c’est inflammable ! Où diantre a-t-il pu la cloquer, ce faux satyre !
Je passe encore une heure dans l’appartement. Balpeau. Maintenant ma conviction est faite : Alfredo m’a berluré de A jusqu’à Z.
Je me sens dans une rogne verte. Se laisser chambrer par un tocard ! Y a de quoi se raser les poils du nez avec une lampe à souder !
Je décambute. Je ne souhaite à personne de me marcher sur les nougats, car le téméraire boufferait de la purée très fluide jusqu’à ce que son mécanicien-dentiste lui ait réussi une œuvre d’art.
Je drive en direction du bureau, ce qui m’amène à promiscuité de la rue Godot-de-Mauroy. Et alors, comme chaque fois dans les situations critiques, j’ai une idée.
Je range ma chignole devant une porte cochère et j’entre dans le petit hôtel dont m’a parlé Alfredo. N’a-t-il pas prétendu être allé demander après sa gagneuse, la veille au soir ?
Une dame distinguée, d’un âge trop avancé pour reculer, m’accueille, regarde par-dessus mon épaule pour voir qui me suit, s’avise que je suis seulâbre, me prend pour un onaniste et fronce les sourcils qu’elle a blancs et fournis.
Je lui montre alors alternativement deux morceaux de carton de dimensions sensiblement identiques. Le premier est ma carte, le second la binette d’Alfredo.
— Hier soir, fais-je, cet homme est-il venu vous demander des nouvelles de la tapineuse Marie-Thérèse ? Une blonde bien bousculée.
La dame chausse ses lunettes à monture de caramel dur taillée dans la masse, prend son temps et le parti de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.
— En effet.
— Vous le connaissez ?
— C’est Alfredo.
Donc elle bonnit juste.
— Quelle heure était-il ?
— Dix heures vingt.
— Comment en êtes-vous si sûre ?
— Quand il m’a posé la question, instinctivement j’ai regardé l’heure. La grande Marie-Thérèse partait toujours à dix heures à moins qu’elle ne fusse t’avec un client.
— Vous seriez prête à en témoigner devant une cour d’assises ?
— Mais naturellement. Et d’ailleurs Gustave, le garçon d’étage était présent. Je vais l’appeler…
— Inutile. Merci. À un de ces quatre !
Je ressors.
Alors là, ça vacille sur ses bases, les gars. Ce témoignage de la mère Couvre-lit innocente Alfredo. Car, c’est rigoureusement mathématique : ayant quitté le secteur Caulaincourt-Junot à dix heures, y étant de retour à dix heures trente après une station rue Godot-de-Mauroy, Alfredo n’a pas eu le temps matériel d’aller assaisonner sa pétasse au Bois, de matraquer le pauvre Pâquerette, de le traîner dans des fourrés et de revenir dans le centre.
— T’en fais une bouille ! s’étonne le révérend Pinaud en ôtant sa chaussure de droite pour se délasser les salsifis.
— Tiens ! tu portes des chaussettes noires à c’t’heure, ironisé-je.
— C’est Béru qui m’a passé le tuyau. Comme ça, quand y a des trous, ça se remarque pas.
Comme si le fait d’évoquer le Gros avait déclenché le mécanisme tortueux du hasard, le standardiste m’annonce un coup de grelot de Courchevel.
Voix bérurienne semblant arriver des antipodes.
— C’est toi, San-A. ?
— Si ce n’est pas moi c’est rudement bien imité. Je me trouve en face d’une glace et je peux te dire que l’illusion est parfaite.
— Je m’en fous que tu débloques, c’est l’État français qui paie la communication, rouscaille l’Enflure.
— Où en es-tu ?
— J’ai de la neige jusqu’au menton.
— Une veine que tu aies pu dénicher un appareil téléphonique ! Et notre homme ?
— C’t’à cause de lui que j’te cause.
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Du ski, mon vieux, tout bêtement. Il devait rudement avoir envie de pister ; à peine arrivé qu’il était sur les planches et qu’il fonçait vers les tire-miches. Comment veux-tu que je le suive : en costume de ville que je suis, sans skis… Et puis quoi : j’sais pas skier !
— Raison majeure, gouaillé-je.
— Majeure mes choses, bougonne l’ignoble depuis les sommets alpins. Moi j’ai horreur de la neige, tu me croiras si tu voudras mais ça me flanque le bourdon.
— Je sais, depuis ta naissance t’es contre la blancheur.
— C’t’une allusion ?
— Non, Béru : une constatation.
— Ah bon !
— Raconte ton arrivée là-bas ?
— Une vraie expédition, mon pote ! Si tu voyais ces virages pour grimper ! Moi, comme une crêpe, je m’étais foutu à gauche, du car, côté vallée. Tu vois le gouffre avec, tout en bas, des maisons grosses comme des morpions. Et puis ça patine ! À un moment j’ai cru qu’on allait à dame. Mon vin chaud de Moutiers me revenait de l’estomac.
— Assez de poésie, la suite !
— Bon ! Bouscule pas, je l’ai z’assez z’été comme ça !
« On est arrivés tout là-haut. Y faisait même pas jour et y avait du brouillard. J’ai pris du champ et j’ai regardé ce que faisait le niace. »
— Et que faisait-il ?
— Il récupérait ses bagages et ses skis. Ensuite il est allé à un hôtel.
— Lequel ?
— J’sais pas. Plus haut que le mien, je sais où, mais j’ai pas su noter le blaze parce qu’il y avait de la neige sur l’enseigne.
— Et alors ?
— Moi j’suis allé aux Alpes où ce que tu avais prévenu à mon sujet. Ils ont été très gentils. J’ai une chambre avec vue sur la mer.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Parole d’homme. Y a un tableau qui représente la Côte d’Azur en face de mon plumard.
« Je crois que c’est Monaco, j’suis pas sûr, je demanderai. »
— Ça n’est pas le plus important.
— D’ac, mais faut s’instruire.
— Ensuite ?
— Ben, mon installation a été vite faite vu que j’avais pas de bagages. J’ai bu un caoua. Puis j’ai été z’au bureau de poste où ton mandat venait d’arriver, à ce propos je te remercie d’avoir fait le postillon.
— Le postillon ?
— Non, je veux dire diligence. Je me suis alors pris par la main pour aller draguer près de l’hôtel de Bergeron.
« Un chemin qui montait, misère ! Trois fois que j’ai eu droit à un billet de parterre avec mes semelles cuir ! Je te préviens : si je serais pour séjourner ici, faut que je m’équipe. »
— Équipe-toi.
— Je note. Bon, comme je me pointais, le Bergeron sortait avec deux paires de skis.
— Deux paires ?
— Une aux lattes, l’autre sur l’épaule. Il a foncé vers un remonte-pente qu’ils appellent entre-côte, ou côte-en-pente, j’me rappelle plus.
— Belle-Côte ?
— C’est ça. T’es calé en géographie, toi !
— Et puis ?
— Et puis mon zig s’est envolé avec toute une bande de loquedus. Moi j’étais comme la poule qu’a couvé un canard et qui le voit faire la brasse coulée sur l’étang. Je suis revenu à mon hôtel d’où ce que je te bigophone.
Un silence. Dans l’écouteur, je perçois cette clameur caractéristique qui règne en permanence sur les stations de sports d’hiver.
— M… ! on a coupé, brame le Gros.
— Mais non, je suis toujours là. Je pense.
— Tu pourrais penser tout fort, que ça amortisse les frais !
— Ce qui me chiffonne, Gros, ce sont les deux paires de skis.
— Tu sais, riposte le Gros, c’est moins rare de voir un type avec deux paires de skis qu’avec deux paires…
— Pense que les demoiselles des pététés sont probablement à l’écoute, Béru. Et refrène tes instincts de soudard.
« Lorsqu’il est allé retirer ses bagages à la consigne, il n’en a pris qu’une paire ? »
— Oui.
— Bon, continue de surveiller le comportement du zig, j’arrive.
— Tu arrives ?
— Oui. Fais-moi retenir une chambre.
Ça m’a pris d’un seul coup d’un seul. Mon vieil instinct m’a averti que Courchevel devenait maintenant le centre de gravité de l’enquête. Vous savez à cause d’au sujet de quoi ?
À cause de cette carte postale trouvée dans la boîte à ordures de Boilevent et qui venait précisément de Courchevel.
Et puis je me dis que feu Boilevent fabriquait des fixations pour skis. Cette occupation est en somme en rapport direct avec ce noble sport non ?
Oui, faut voir ça de près.
— T’as pas de train avant cette nuit, affirme Bérurier, donc tu seras là demain matin ?
— Je vais prendre l’avion pour Genève, puis je me ferai conduire là-haut en taxi, j’arriverai dans l’après-midi.
— Chouette, ce soir y a la fondue à l’hôtel !
Il raccroche en salivant. Je l’imite.
— Alors, tu pars ? demande Pinaud.
— Oui, rétorqué-je. Crois bien que ça me fend le cœur de te quitter, mais le devoir a ses exigences !