CHAPITRE IX Et la fête continue !

— À votre santé, fait Mathias en levant son verre.

Il ne boit pas, car mon air hermétique le surprend. En effet, depuis quelques secondes une image se tortille dans la cocotte-minute où mijotent mes idées.

— Quelque chose de cassé, m’sieur le commissaire ?

— De cassé, non, réponds-je, sibyllin, mais peut-être bien d’arraché.

Il va pour questionner, mais déjà, le surprenant San-Antonio a vidé son godet, l’a posé sur le guéridon de marbre et s’est levé avec la promptitude d’un Anglais auquel on jouerait ce que Bérurier a baptisé « Le goût suave du singe »[2].

— Attends-moi un moment, fils, j’ai oublié quelque chose.

Je retraverse la chaussée et je pénètre comme un dingue dans la salle de garde où mijote ce vieil Alfredo des familles.

Le truand qui a l’habitude des tuiles et qui sait en prendre son parti est allongé sur une banquette rembourrée en cœur de châtaignier.

Les yeux clos, il essaie de roupiller, malgré la lumière et la conversation édifiante de deux intellectuels habillés en gardiens de la paix, lesquels se racontent une partie de pêche.

Je contemple un instant Alfredo. Ratatiné dans son pardessus, il me fait penser à un enfant. Il a ce je ne sais quoi de misérable et d’abandonné qu’ont certains mômes lorsqu’ils dorment. Quand il pionce, le dur se ramollit. Les années de crime s’abolissent et on retrouve l’être initial, celui qui ne savait pas encore que la vie était aussi salope mais qui le pressentait confusément.

Enfin, c’est plus la peine de s’attendrir. Les jeux sont faits.

— Alfredo ! appelé-je.

Il ouvre les yeux, me reconnaît et sa physionomie se durcit.

— Qu’est-ce que vous me voulez encore ?

— Lève-toi.

Il prend son temps, ne pigeant pas où je veux en venir. Néanmoins il obéit. Je l’examine à travers la grille. Il manque un bouton à son pardessus. Un bouton du haut qui n’était cousu là que pour faire pendant avec ceux qu’il boutonne. Voilà ce qui me travaillait le couvercle au troquet : je me suis souvenu brusquement qu’il manquait un bouton à Alfredo. Un rapide regard aux autres me renseigne. C’est bien le bouton absent qu’on a trouvé dans la main de Pâquerette.

— Vous voulez ma photo ? qu’il pétarde le dur.

— Si je voulais ta photo, ce serait pour la mettre dans mes gogues, riposté-je. Et en ce cas je n’aurais qu’à me la faire apporter des Dossiers.

Là-dessus je fais demi-tour.

Certains d’entre vous, un tantinet plus futés que les autres, se demanderont pourquoi je ne me remets pas au travail sur Alfredo après avoir fait une constatation aussi importante.

À ceux-là, et à ceux-là seulement, je dirai que j’en ai ma claque et qu’on ne fait plus du bon turbin lorsqu’on est fatigué. Ceci constituera le primo. Pour le deuxio, j’ajouterai que je commence vertigineusement à perdre le peu de latin qui me reste. Car en somme, si j’analyse les faits, je suis forcé de conclure qu’Alfredo est l’agresseur de Pâquerette. Or la chose me paraît impossible « a priori ». Alfredo ne savait pas qu’on lui volait sa tire et surtout ne pouvait pas la retrouver aussi rapidement.

Seulement, je sais par expérience qu’il faut se méfier, dans mon job, des impossibilités a priori. Certaines choses, que l’on juge irréalisables au départ, se révèlent normales une fois qu’on est en possession d’un complément d’information.

Tenez, une hypothèse est envisageable par exemple. Au moment où le gros Béru a chouravé la chignole d’Alfredo, supposez qu’un aminche d’icelui soit survenu. Il reconnaît le véhicule de son pote. Dans le mitan on ne gueule pas au charron lorsque quelqu’un essaie de vous arnaquer ; tout se passe dans le silence et la dignité. L’ami en question se met à filer le « voleur ». Il constate que Béru largue le véhicule dans le Bois. Alors il revient à bride abattue prévenir Alfredo. Ce dernier vient pour récupérer sa charrette et, stupeur ! trouve sa pétasse endormie. Il se dit qu’on mettra ce meurtre sur le râble du sadique. Vous suivez la démonstration du Maître ?

Bon. Là-dessus, Pâquerette amène son nez bourré de Goménol. Il ne pèse pas lourd dans les pognes d’Alfredo. Celui-ci se le paie dans les conditions que vous savez et, dard-dard se ramène rue Caulaincourt. C.Q.F.D.

Donc, je viens de vous démontrer que tout était possible ; l’impossible plus que le reste. Un petit bravo pour encourager l’artiste, mesdames et messieurs… Merci !

Un nouveau glass avec Mathias, et c’est le retour au bercail.

Il est très tard lorsque j’arrive à la maison, mais je vois de la lumière chez Félicie. À peine suis-je dans la maison que sa porte s’ouvre et qu’elle apparaît au haut de l’escalier, dans son vieux peignoir de pilou.

— C’est toi, mon petit ?

— Oui, m’man.

Ses yeux inquiets mesurent ma fatigue.

— Tu as mangé ?

— Oui.

— Si tu as encore faim il reste du bœuf en daube. J’en ai pour deux minutes à te le faire chauffer.

— D’accord pour une portion.

Ces repas nocturnes, ce sont, je crois bien, les meilleurs moments de ma vie. Je mange à la cuisine. Un bon coup de bordeaux, à ces heures, c’est le meilleur des somnifères.

Félicie me regarde manger amoureusement en buvant un reste de café. Comme toutes les mères, elle adore constater que je me nourris bien. La bouffe n’est-elle pas la vraie manifestation de la vie ?

— Comment le trouves-tu, Antoine ?

— Sensas.

— Plus c’est réchauffé, meilleur c’est.

— C’est vrai. Ces couennes sont formidables.

— Mon charcutier me les prépare spécialement.

Il y a un silence.

— Tu veux un peu de moutarde ?

— Pas la peine, c’est trop bon comme ça.

— Il y a un gâteau de riz, toi qui l’aime tant. Je t’en coupe une tranche ?

— Si tu veux, mais je vais prendre du poids.

Elle glousse d’aise. C’est jamais ma bascule qui lui fera peur à Félicie. Comme tous les gens de sa campagne natale, elle croit que plus on est lourd mieux on se porte.

— Ça marche, ton enquête sur le sadique ?

— Je n’en sais rien. Il se passe tellement de choses incroyables…

Elle meurt de curiosité mais elle ne me pose aucune question. J’achève ma portion de daube et en termes concis, je lui relate les événements de la journée. Elle en oublie de boire son fond de café.

— C’est horrible, tout cela, qu’en penses-tu ?

— Pas grand-chose pour l’instant. L’eau est trop troublée pour qu’on puisse voir les poissons. Il faut laisser reposer, tu comprends ?

— Tu penses que c’est cet Alfredo qui… ?

— Impossible à dire dans l’immédiat.

J’avale mon gâteau de riz, ce qui la ravit.

Je lui en redemande, ce qui l’enchante ; après quoi je lui fais une grosse bise et je monte me zoner.

Ouf ! y a rien de tel qu’un pucier quand on en a classe de ses contemporains et de leurs turpitudes.


— Antoine !

Je me débats dans des limbes brumeux. Puis j’émerge. M’man est debout au pied de mon lit, toute fraîche et sentant le savon.

— Je suis navré de te réveiller, mon pauvre grand : téléphone, M. Bérurier, il paraît que ça urge.

Du coup je saute de mon usine à rêves et je dégringole au rez-de-chaussée.

M. Bérurier !

Tiens ! au fait, c’est vrai : m’man est la seule personne au monde qui appelle le Gros, Monsieur.

Je chope l’écouteur en bâillant comme une entrée de métro.

— J’écoute…

Un gigantesque éternuement me répond. Puis l’organe de Béru se met à trompéter :

— Te voilà tout de même ? C’est dégueulasse de penser que tu te fais du lard dans les toiles pendant que moi je voyageais toute la nuit.

— Où es-tu ?

— À Moutiers.

Je suis ahuri.

— Qu’est-ce que tu fiches à Moutiers, Gros ?

— Et il le demande encore ! Je suis ton zig, le Bergeron. C’est bien ce que tu m’as ordonné, non ?

— Raconte !

— Hier dans la soirée, il est parti de chez lui. C’t’un radio-taxi qu’est venu le ramasser. J’ai tout de suite gaffé qu’il partait en voyage. Quand un mec qu’a une bagnole part en taxi, c’est qu’il va à une gare.

— Bravo ! monsieur Sherlock Holmes ; poursuivez !

— L’est allé à la gare de Lyon.

— Seul ?

— Bien sûr. L’a foncé à la consigne et a retiré deux valises et une paire de skis. Ensuite il a pris le train pour Bourg-Saint-Maurice. C’était du peu au jus : le bolide décarrait dans huit minutes. J’ai galopé prendre un billet, puis j’ai téléphoné à la Poule, mais je m’ai aperçu que c’était trop juste et j’ai pas pu donner d’explications. Je me suis cogné le dur en seconde entre un curé et un ménage de maçons italiens qu’avait trois gosses ; tu mords la croisière ?

— Après ?

— Pendant ce temps, ton Bergeron de mes choses se prélassait en couchette. Ce matin à six plombes on vient de débarquer à Moutiers où il fait un froid à faire dérailler le Transsibérien !

— Pauvre bonhomme !

— Fous-toi de moi, ça me réconforte !

— Alors, que se passe-t-il ?

— Bergeron a demandé s’il y avait des taxis pour Courchevel. Comme y en avait pas encore, il a pris un ticket pour le car qui doit grimper là-haut dans vingt minutes. Qu’est-ce que je fais ?

— Tu le suis et tu ne le perds pas de vue !

— Mais où veux-tu que je descende ?

— Tu ne vas pas descendre, Gros, au contraire, tu vas monter à 1850 mètres d’altitude.

— Très spirituel. J’ai pas de place retenue et comme bagage j’ai juste le France-Soir d’hier. J’suis en costume et en souliers de ville.

« Tu me vois radiner dans une station de sports d’hiver ? »

Je considère le problème, puis, avec ma pertinence coutumière, je tranche la question.

— Écoute, bonhomme. Tu vas aller à Courchevel et tu te pointeras à l’Hôtel des Grandes Alpes. Les patrons sont des amis à moi. Je vais leur téléphoner pour leur dire de t’accueillir avec des cris de liesse et de te préparer une chambre. En arrivant tu prendras un bon bain, ça te reposera.

— Dis pas de c…, proteste Bérurier. Y a aut’chose : je suis raide comme une barre fixe. J’avais juste assez d’artiche pour mon bif. Et encore j’ai dû puiser dans ma réserve personnelle, celle que je mets dans ma chaussette.

— Je n’aurais pas voulu être à la place du zouave qui t’a fait la monnaie !

— Si tu ne me drives pas des fonds, je serai obligé de me faire rapatrier par le consulat de France en Savoie.

— Tu vas avoir des fonds. Un mandat télégraphique en urgent partira à l’ouverture des postes. Tiens-moi au courant de la suite.

— Allez, je te quitte, faut que j’aille finir mon petit déjeuner : j’ai mon bol de vin chaud qui refroidit.

Et il raccroche.

— Rien de cassé ? s’inquiète Félicie.

— Non. Béru est à Moutiers. L’associé de Boilevent est parti faire du ski à Courchevel.

— Tu crois que c’est une bonne piste ?

— Je ne crois rien, m’man, mais je prends les précautions d’usage…

Là-dessus, je remonte prendre mon bain.

Une heure plus tard, je suis sur le pied de guerre. Fringué comme un mylord, bichonné, parfumé, j’attaque ma journée par le bon bout. Le cas bérurien est réglé : on l’attend aux Grandes Alpes et des fonds lui seront expédiés d’ici une heure. Je décide de passer à l’hôpital pour prendre des nouvelles de Pâquerette.

Le roi de la pharmacie au détail ressemble à la momie de Ramsès II, en moins frais. Ce qu’on voit de lui à travers ses bandelettes est d’un joli vert. Il me regarde arriver et son regard s’humidifie.

— Ah ! commissaire, quelle aventure !

L’infirmière qui m’a convoyé me chuchote :

— Ne le faites pas trop parler, il a été médiciné.

— Pâquerette, dis-je, votre gars d’hier était plutôt petit, paraît-il.

— Oui.

— Avait-il le type méditerranéen ?

Il hésite.

— Vous savez, dans le noir… Et puis tout s’est passé si vite.

— Vous avez parlé à Mathias de dents en or.

C’est là que le bât me blesse, comprenez-vous, tas d’immondices ? Car Alfredo, lui, n’a pas de chailles-bidon. Ses tabourets sont garantis d’origine et ils luisent comme ceux d’un carnassier (merci, Colgate !).

— Oui, murmure Pâquerette. Je les voyais briller dans sa bouche.

Du coup ça peut très bien être le gars Fredo. Je vous le répète : il a les ratiches tellement étincelantes que lorsqu’il rit on a l’impression qu’un garnement vous balance un rayon de soleil dans la vitrine à l’aide d’un miroir.

— Mathias m’a dit aussi qu’il avait une paupière tombante ?

— Oui. Il fermait un œil en me molestant.

— Vous reconnaîtriez le type sur photo ?

— Je crois.

— Alors, dans un instant je vais vous en montrer une, j’ai téléphoné à Pinaud pour lui demander de l’apporter ici.

— Vous êtes sur une piste ? demande l’amoché.

— Peut-être bien.

Réapparition de l’infirmière : une petite blonde haute comme ça, mais avec des compartiments étanches sur l’avant et des amortisseurs sur l’arrière. Elle annonce l’arrivée du révérend Pinaud. Je dis d’introduire le messager et Pinuchet inscrit sa silhouette hivernale dans la chambre.

Il ressemble plus que jamais à un parapluie à la renverse dessiné par Bernard Buffet. Il pend du haut en bas : son nez enrichi d’une stalactite, sa moustache, son mégot, les bords de son bitos, son pardingue trop grand, son cache-nez de laine pendent.

— Alors, du bobo ? demande-t-il à Pâquerette en serrant mollement sa dextre fluide.

— Assez, oui, assure Pâquerette. J’ai envie de demander ma mise à la retraite anticipée, nous annonce-t-il. Ce métier, faut savoir le feu sacré. Je suis de tempérament trop délicat, et après une agression comme celle-ci… J’espère que l’assurance ne se fera pas trop tirer l’oreille. Je compte bien obtenir une forte indemnité pour incapacité permanente.

Pinaud dit qu’avec les assureurs on n’est sûr de rien. Puis il annonce qu’il a une bronchite, ce qui paraît épouvanter Pâquerette.

— N’approchez pas de mon lit, supplie le blessé. Si mon cas se compliquait d’une affection pulmonaire. Je pourrais y rester.

Pinaud est un peu vexé. Il prétend qu’il n’est malade que pour son usage personnel et qu’il n’a pas pour habitude de distribuer ses maladies à tout un chacun, comme d’autres distribuent des prospectus.

San-A. qui commence à s’impatienter réclame la photo de M. Alfredo Buisetti.

— Tiens, dit Pinuche.

Il s’explore les bas-fonds, en retire une photo qu’il me tend. Je bigle l’image et j’y vois un gros bébé assis sur un coussin. Il suce son pouce d’un air stupide.

— Dis, fais-je, mon client s’est rétréci au lavage ou bien il s’est déshydraté ?

Pinaud reconnaît sa bévue.

— C’est la photo de mon petit-neveu. Le fils au fils de ma sœur, celle qui est mariée à un boulanger dans l’Yonne. Il s’appelle Jean-Loup. Pas le boulanger, le bébé. Il a dix mois. Un beau petit, hein ?

Mon regard glacial le fait taire. Il se racle la gorge et me propose la photo d’Alfredo.

Je la tends à Pâquerette.

— Vous reconnaissez ?

L’inspecteur fixe l’image à travers ses bandages. Puis il a un signe d’acquiescement.

— C’est oui à 8 sur 10, dit-il. Mais je veux laisser une part de doute car, je vous le répète, l’endroit était obscur.

— Merci du tuyau, dis-je, ça peut être utile.

Je congratule le pauvre Pâquerette.

— La prochaine fois que je viendrai vous voir, je vous apporterai des friandises.

Nous quittons l’hosto, le Très Honorable Pinuche et moi. Une fois dans la rue je lui commande de rallier le bureau et de faire boucler à nouveau Alfredo au secret.

S’il est coupable, je le confondrai ! Seulement, s’il ne l’est pas, je veux éviter de le confondre avec l’assassin, vous mordez la beauté de la langue française (la plus agile et la plus aventureuse du monde) ?

Le gars moi-même monte dans sa trottinette personnelle et privée et se conduit jusqu’au domicile du sieur Bergeron, skieur d’élite.

Il a tout un étage dans un immeuble fait avec des pierres de taille qui sont vraiment de taille. Et de taille imposante.

Je fais drelin-drelin sur la sonnette. Une bonne pas encore loquée en femme de chambre, because l’heure indues, vient me demander ce que je veux. Je débloque des crédits pour lui offrir un sourire large comme le postère d’une dactylo et la charmante petite personne consent à m’honorer d’un regard intéressé. Elle est accorte, blonde avec un nez retroussé et des yeux à rayures vertes et mauves. Mon vice, c’est les nanas qui ont des yeux à rayures. Je n’aime pas les yeux à pois et très peu les yeux écossais.

— Je voudrais parler à M. Bergeron, affirmé-je, suave comme le coucher de soleil fulgurant sur votre calendrier des P.T.T.

Certains d’entre vous qui font dans leur matière grise l’élevage du charançon, doivent se dire : « Pourquoi diantre ce San-Antonio demande-t-il après Bergeron, puisqu’il sait pertinemment, étant pertinent de nature, que celui-ci se trouve à Courchevel ? »

À ces lézardés de la coiffe, à ces visqueux de la pensarde, à ces spongieux du cigare, à ces amoindris congénitaux, je répondrai que lorsqu’on exerce ma noble profession, il faut toujours prêcher le faux pour savoir le vrai.

Vu ?

Alors n’interrompez plus le génie du siècle et de la poulaillerie réunis.

— M. Bergeron n’est pas ici, assure la donzelle.

Et je me sens tout disposé à la croire.

Brusquement, un problo se pose : existe-t-il une Mme Bergeron ?

Je m’en informe.

— Mme Bergeron peut-elle me recevoir ?

— Laquelle ?

Mince ! le boursier ferait-il l’élevage des épouses ?

— Combien en existe-t-il ? je demande.

La petite frangine se marre.

— Deux : sa mère et sa femme.

Si je m’en réfère à l’âge de Bergeron, sa maternelle doit posséder assez de carats pour avoir été la conscrite du maréchal Pétrin. Comme je ne suis pas tellement porté sur les dames qui mangent leurs entrecôtes par l’intermédiaire d’un moulin à légumes, je réclame l’épouse.

— Madame dort encore, fait la soubrette.

— Puis-je vous demander de la réveiller ?

Si je lui proposais d’élever une douzaine de chimpanzés dans l’appartement, elle ne paraîtrait pas plus effrayée.

— Oh non ! Madame a besoin de repos. Madame dort jusqu’à midi et…

— Aujourd’hui, exceptionnellement, elle fera un entracte.

Je montre ma carte à miss Tablier-Blanc.

La gosse ligote le texte imprimé sur le petit rectangle. Il est en caractères assez gros pour qu’elle puisse en prendre connaissance sans l’aide de lunettes.

— Ah ! bon… bon, bredouille-t-elle.

Puis, dans un élan :

— Il est pas arrivé malheur à Monsieur ?

— Non, mon lapin, mais personne n’est à l’abri d’un accident.

Ce disant, j’évoque les belles pistes glacées de Courchevel. Un petit geste pour déclencher la carriériste. Elle se résigne à me faire pénétrer dans un salon Louis XV entièrement meublé Louis XVI. Je me dépose sur une bergère et j’attends. Il y a des bruits de porte, des chuchotements dans la pièce voisine. Un laps de temps assez longuet s’écoule.

Enfin la lourde du salon s’ouvre et j’en ramasse comme avec une pelle. Croyez-moi ou bien allez vous faire peindre en vert, mais Bergeron choisit mieux ses épouses que ses associés. La personne qui pénètre dans la pièce a tout ce qu’il faut en sa possession pour pousser Liz Taylor au suicide. Elle est grande, mince, avec des jambes de danseuse américaine et une poitrine à côté de laquelle le ballon d’Alsace aurait l’air d’une pomme de terre. Si elle a 25 ans, c’est que l’officier d’état civil qui a enregistré sa naissance s’est gouré. De longs cheveux blonds très pâles encadrent son visage bronzé, éclairé par de magnifiques yeux pervenche. La bouche est charnue, sensuelle, le nez parfait (ça ne veut rien dire mais ça fait bien dans une phrase) et les pommettes harmonieuses (ça veut encore moins dire, mais ça fait style Directoire).

Devant cette apparition, je me sens anéanti comme un incrédule qui aurait utilisé le billet gagnant de la loterie dans ses ouatères, la veille du tirage.

Ce qui porte le comble à mon admiration, c’est le déshabillé transparent de la dame. Ce qu’on ne voit pas, on l’imagine, et on sent que ce qu’on imagine est au-dessous de la réalité (et de la ceinture).

Elle doit avoir l’habitude de couper le souffle aux hommes, car elle s’immobilise un instant pour me laisser reprendre mes esprits. Après quoi elle s’avance, d’une démarche si savante qu’en comparaison, Einstein aurait passé pour analphabète.

— Il paraît que vous avez désiré me parler, monsieur ?

Jusque-là, oui, je désirais lui parler. Maintenant je désirerais bien autre chose. Faudra que je dresse une liste de ce que je désire à tête reposée et que je la lui envoie par la poste.

— Je suis navré de vous faire lever si tôt, madame Bergeron.

Pour un peu je lui proposerais presque de la reconduire au dodo.

— Rien de grave ?

— Non, rien de très grave, mais il faut que j’entretienne votre mari.

— Au sujet de Boilevent, je suppose ?

— Oui.

— Quelle histoire ! Ce garçon ne me disait rien qui vaille. Il avait l’air… Bref, c’était le faux gentil, si vous voyez ce que je veux dire ?

Non seulement je vois ce qu’elle veut dire, mais, à travers le tissu arachnéen de son déshabillé, je vois en outre ce qu’elle croit cacher. Franchement, les mecs, jamais un déshabillé n’a mieux mérité son nom. C’est à de tels détails qu’on se rend compte à quel point le vocabulaire français est perfectionné.

Elle poursuit sur sa lancée :

— J’avais prévenu mon mari. Je lui avais dit : ce Boilevent a quelque chose de fuyant. Seulement, mon mari est toujours trop bon.

— Et où est-il trop bon, en ce moment ? coupé-je.

Elle hausse son sourcil droit, puis sourit.

— Il est à Marseille.

Mes trompettes intimes me déchargent la sonnerie d’alerte en pleines portugaises. Voilà de l’insolite, du troublant et du nouveau, mes aminches. Pourquoi Bergeron a-t-il dit à sa merveilleuse épouse qu’il allait à Marseille alors qu’il filait à Courchevel ? Est-ce elle qui me chambre ? (Être chambré par une fille pareille, c’est une aubaine.) Pourtant je ne le crois pas, car un détail me revient au caberlot. Béru ne m’a-t-il pas dit que Bergeron avait retiré ses bagages et ses skis à la consigne de la gare ? Donc, il avait prémédité son départ ? Il ne pouvait pas partir de chez lui avec une paire de skis sur l’épaule en annonçant qu’il descendait sur la Canebière !

— Quand est-il parti ?

— Hier soir, par un train de nuit.

— Son voyage était-il prévu ?

— Non. Mais il arrive fréquemment à mon mari d’être appelé par un de ses correspondants et de filer brusquement.

— Donc, hier matin, il ne savait pas qu’il allait partir ?

— Absolument pas. Nous devions aller au théâtre ensemble. J’ai été obligée de m’y faire conduire par un de nos amis.

— Je regrette de ne pas faire partie de vos amis, ne puis-je m’empêcher de soupirer.

Elle n’est pas vexée. Elle a des miroirs et elle comprend ce qu’un beau gosse de mon espèce, bien sous tous les rapports (et même dessus), peut ressentir lorsqu’il se trouve en présence d’une souris comme elle.

— Il est parti pour longtemps ?

— Il part souvent, mais jamais longtemps…

Une nuance de regret perce dans cette remarque. M’est avis que les absences de son vieux ne la font pas chialer.

Elle doit pas jouer les Pénélope, la chérie. C’est pas le genre de bergère qui fait de la pâtisserie en attendant son jules.

— Vous savez quand il rentrera ?

— Pas exactement, mais je suppose que ce sera demain ou après-demain.

Je ne vois plus rien à lui dire, hélas ! Ça me fend le battant de prendre congé de cette sensationnelle créature. Et pourtant il le faut bien.

— Vous avez du nouveau, dans l’histoire Boilevent ?

— Je pense.

— Et vous ne pouvez pas me raconter ?

Ce qu’elle est aguichante ! Écoutez, mes frères, je ne suis pas riche, mais je donnerais sans rechigner la moitié de vos économies pour pouvoir la sortir une soirée. Se balader avec, au bras, une nana comme elle en guise de parapluie, c’est le rêve de tous les bipèdes.

— Mon Dieu, madame, il est un peu tôt pour ébruiter les éléments d’une enquête…

— Vous faites un métier passionnant.

— Il offre l’avantage de nous mettre en contact avec des personnes… exceptionnelles, madame Bergeron.

Croyez-moi, j’appuie l’intention. Les Chargeurs Réunis, mes petits ! Si après ça elle ignore qu’elle est mon genre, c’est qu’elle a besoin qu’on le lui écrive au néon.

— J’espère vous revoir bientôt, murmuré-je.

— Ce sera avec le plus grand plaisir.

Elle me tend une main. Je la baise. Puis je sors à reculons.

J’ai dans le creux du bide cette navrance que vous cause un désir inassouvi. Moi, à la place de Bergeron, je ne partirais pas de chez moi. Du moins pas sans ma femme.

L’air frais du matin me dégrise un peu. Je fais le point de la situation. Tant de questions m’assaillent, auxquelles je ne puis pour l’instant fournir de réponse.

Est-ce Alfredo qui a tué sa gerce ? Est-il vrai que Boilevent courait un grand danger ? Feu la môme Marie-Thérèse a-t-elle réellement écrit une lettre à Boilevent par laquelle elle reconnaissait que l’agression était préméditée ? Si oui, qu’est devenue cette bafouille ? Pourquoi Bergeron est-il parti brusquement pour Courchevel et a-t-il déclaré à sa ravissante pépée qu’il se rendait à Marseille ?

Vous mordez la quantité de points d’interrogation qui m’accrochent les cellules ? Pour se dépêtrer de tout ça il faudrait un sécateur à pédales.

Je m’engouffre dans un bar. Le loufiat est en train de balayer le parquet, les chaises sont sur les tables et ça renifle bon le café frais.

— Un café et un jeton ! lancé-je.

Muni du nickel je dégringole au sous-sol. En France, et à Paname en particulier, lorsque le téléphone ne se trouve pas à côté des gogues, ce sont les gogues qui se trouvent à côté du téléphone.

Je compose le numéro de la boîte et je réclame le Vieux.

Il paraît dans tous ses états, le Charles Quint de la poulaillerie.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de fille assassinée dans le Bois, San-Antonio ?

« Je suis fort surpris de n’avoir eu aucun rapport de vous sur cette question. Du train où vont les choses… »

Du train où vont les choses, je sens que je vais lui citer les bons auteurs avant longtemps, à commencer par mon ami Cambronne.

Pendant qu’il se vide, je me fais les ongles. Après quoi je place ma rafale personnelle.

— Écoutez, patron, la situation évolue rapidement. Je pense que je touche au but. (Hou, la menteuse !).

Ça l’apaise.

— Ah oui ?

— Oui. Il me faut l’adresse personnelle de Boilevent.

— 14, rue Thérèse-Quiricanton (l’abbesse).

— Lorsqu’on a perquisitionné chez lui, car je suppose qu’on l’a fait ?

— Oui.

— A-t-on trouvé une lettre écrite par sa catin qu’il voulait soi-disant étrangler ?

Un silence marque la stupeur du Dabuche.

— Qu’est-ce que vous racontez, San-Antonio ? Une lettre écrite par…

Je rengracie.

— Bon, je vous raconterai ça. Merci, patron.

Je raccroche et je vais boire mon caoua. Et puis c’est la ruée en M.G. jusqu’à la rue Thérèse-Quiricanton.

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