Un petit bistrot de banlieue aussi joyeux qu’une pissotière d’asile de nuit. Le patron a les cheveux blanc sale, de l’emphysème, un gilet de laine ravaudé et le nez d’un homme qui semble avoir bu plus de vin qu’il n’en a vendu. Près du comptoir, un chien malade est couché sur un sac. Le genre de toutou fidèle qui n’a pas plus de pedigree qu’une mouche à miel car son papa c’étaient des cabots d’un autre quartier. Nonobstant sa maladie, il remue la queue en m’apercevant. Le patron, pour sa part, est moins démonstratif. Il me salue d’un hochement de tête et attend que je lui explique mon cas.
— Un rhum-limonade, supplié-je, dans un grand verre, avec un jeton de téléphone. Mais servez-moi le jeton à part, c’est pour manger tout de suite.
Ça fait plaisir de plaisanter avec des gens qui comprennent l’humour. Cette grosse gonfle fait une gueule qui stopperait un enterrement tant elle est affligée et affligeante. Il me jette un jeton nickelé comme un B.O.F. jette un bouton de culotte à un aveugle. Je gagne la cabine située au fond du bistraque et j’ai la joie profonde de lire dans le bois de la porte, gravé au couteau par un artiste de grand talent : « Le patron est cocu. » L’affirmation est peut-être inexacte, elle ne m’en réconforte pas moins. C’est donc d’un index léger que je compose le numéro de la Maison Lustucru. Je dis au standard de me passer Béru et on me le sert illico sur un lit de cresson.
— Tu es disponible, Gros ?
— De la tête aux pieds, répond l’Engelure.
— Alors, saute dans une troïka-maison et arrive à Saint-Denis.
Je lui file l’adresse de mon troquet en lui recommandant de faire fissa. Il certifie que, et je raccroche.
La dernière mouche de l’établissement est en train de se noyer dans mon verre. Magnanime je la repêche et la dépose sur le rade. Il y a en moi une fête à côté de laquelle la Foire du Trône ressemble à une kermesse de village. J’ai le subconscient éclairé au néon, mes frères !
Comme quoi ma chère Félicie avait raison. C’était bien de côté qu’il fallait chercher. Que vient fiche Alfredo dans cette galère ? Quel motif l’a amené ici ? Je donnerais la moitié de votre compte en banque pour assister à l’entretien qui se déroule présentement dans le burlingue de l’élégant M. Bergeron.
Tout en réfléchissant, je surveille l’impasse. Au fond, il y a la Chevrolet bleue de l’associé de Boilevent. Pas d’autres chignoles. M’est avis qu’Alfredo a laissé sa charrette sur l’avenue. C’est pas le genre de bonhomme qui colle son véhicule dans une impasse. Un bon moment s’écoule, et le valeureux Béru déboule d’une vieille quinze-six. Il m’avise à travers les vitres embuées du bistrot, se précipite et ouvre si brutalement la porte que le bec-de-cane lui reste dans la main.
Toujours très honnête, il le dépose sur le comptoir et couvre les clameurs belliqueuses du taulier en réclamant un grand rouge.
— Qu’est-ce tu maquilles z-ici ? s’informe le Mastar en passant sa main douteuse sur son pied à macaroni qu’il a omis de faucher.
— J’attends du monde.
Je ne l’attends pas longtemps. À peine viens-je de parler que je vois sortir Alfredo. Ça se passe comme dans une pièce de théâtre.
— Le duc n’est point t’encore là ?
— Justement le voici, Monseigneur.
Je frappe Béru à l’épaule.
— Tu vois ce zig qui s’annonce dans l’impasse ?
— Heureusement, sinon je serais chez l’oculisse au lieu d’ici, rétorque l’aimable tas de saindoux.
— Tu vas le prendre en filature. Du doigté, c’est un gars du mitan et il n’est pas tombé de la dernière pluie de roses.
— Tu sais à qui que tu causes, j’espère ? se rebiffe le Gravos.
Il vide son godet, écarte le patron qui s’escrime à refixer son bec-de-cane et sort dignement. Je le vois qui reprend sa place au volant de la vieille Citron.
Alfredo débouche sur l’avenue et va droit à une 203 arrêtée sous un arbre. Les deux bagnoles démarrent à deux dixièmes de seconde d’intervalle.
Voilà, c’est paré de ce côté-ci. À San-Antonio de rejouer !
En me voyant surgir, la môme Danièle à un haut-le-corps et retient in extremis un cri de frayeur. On dirait qu’elle se trouve naze à naze avec un fantôme.
Je lui décoche un merveilleux sourire très soigné, avec vue sur les prémolaires ; et en même temps, car je suis le genre d’homme tout à fait capable d’exécuter deux choses à la fois (beaucoup de dames vous le certifieront pour peu que vous leur en fassiez la demande en joignant un timbre pour la réponse) en même temps, répété-je, je lui ajuste mon clin d’œil meurtrier pour jour férié et fêtes nationales.
— Pourrais-je parler à M. Bergeron ?
— De la part de qui ?
Du coup c’est elle qui se retient de rire.
— Police.
Ce disant, je l’interroge d’un hochement de tronche. Mon signe signifie « Ma fuite précipitée a-t-elle eu des conséquences ? » La fillette secoue la tête négativement. Ouf !
— Je vous annonce.
Elle va chuchoter dans le bureau voisin. Ça dure le temps de compter jusqu’à treize et demi, ensuite de quoi la jouvencelle binoclée me prie d’entrer.
Il a posé son bada et son lardeuss, Bergeron. Assis devant un dossier, il ressemble à un sénateur américain. Il frise la cinquantaine, sans la boucler. Cheveux argentés, mains manucurées, costar à rayures, chemise blanche, cravate de soie noire, vous mordez le topo ? La perlouse piquée dans sa bavette, croyez-moi, il l’a pas trouvée en bouffant des moules-poulette dans un snack !
Il se lève en me regardant : me regarde en s’inclinant ; s’incline en me tendant la main ; et me tend la main en me demandant ce que je désire.
Je lui révèle alors : mon nom, ma qualité et le but de ma visite (laquelle mène à la marque par deux buts à zéro).
— Monsieur Bergeron, fais-je, en déposant dans un fauteuil nickelé une bonne partie antérieure de moi-même, monsieur Bergeron, vous avez, je suppose, lu les journaux de ce matin ?
— J’en ai en tout cas lu un, admet mon vis-à-vis en poussant vers moi un coffret à cigares empli de cigarettes.
Je biche une cibiche. Il me présente la flamme de son briquet que je ne connaissais pas et poursuit :
— Je crois deviner l’objet précis de votre visite, monsieur le commissaire. Le fameux sadique s’étant manifesté encore, la police en a conclu que mon pauvre Boilevent était innocent ?
— Innocent est vite dit, rectifié-je. Lorsqu’il a été abattu par un de mes hommes qui a, je l’admets, la détente un peu rapide, il était bel et bien en train d’étrangler une prostituée.
— Ce qui est proprement effarant lorsqu’on connaissait Boilevent.
— Pourquoi ?
— Ce garçon était calme, lucide. Il n’avait rien d’un obsédé sexuel ou d’un maniaque.
— Comment expliquez-vous son acte ?
— Je ne l’explique pas.
Sa voix s’est brusquement durcie. Sa mâchoire se crispe et son regard clair a une lueur hostile. Visiblement il en veut à la police.
— Pourtant les faits sont là, insisté-je. Votre associé assassinait une péripatéticienne. Selon vous, fréquentait-il ce genre de heu… personnes ?
— Sûrement pas.
— Vous connaissiez sa vie privée ?
Bergeron hausse les épaules et écrase sa cigarette à peine entamée dans un cendrier en cristal.
— Il ne songeait qu’au travail. Ce garçon était parti de zéro et il était très ambitieux.
— Vous étiez associés depuis longtemps ?
— Quelques années. J’ai un cabinet d’affaires rue de la Bourse, c’est à moi qu’il s’est adressé pour la constitution de sa société.
Il m’a plu, je l’ai conseillé, puis aidé, et enfin je me suis associé avec lui.
— Il vivait seul ?
— Oui. Oh ! de temps à autre il avait une petite amie dans sa voiture, mais jamais rien de très sérieux. Le travail, vous dis-je.
— Vous avez repris l’affaire entièrement ?
— Pour l’instant je la dirige tant bien que mal, sur sa lancée. Mais il va falloir trouver une solution, j’ai d’autres occupations plus impérieuses, comprenez-vous ? Et puis l’industrie n’est pas ma partie.
— Qui hérite de Boilevent ?
— Il avait une sœur dans le Midi. Elle est mariée à un employé de gare, je me suis mis en rapport avec elle par l’entremise de mon notaire.
Il se tait et attend que je parle ou que je parte.
— Eh bien, ce sera tout pour l’instant, monsieur Bergeron. Me permettez-vous de visiter l’atelier ?
— Je vous en prie. Je vais vous accompagner bien que je ne sois pas un guide très documenté.
— Ne vous dérangez pas. Les flics, vous le savez, adorent musarder à leur guise. Il ne me reste plus qu’à vous demander votre adresse personnelle pour le cas où…
Il joint ses doigts et murmure :
— Pour le cas où…, monsieur le commissaire ?
J’ai un petit flottement, puis je déclare en riant.
— Pour le cas où… monsieur Bergeron, tout simplement.
— Je demeure boulevard Berthier, 114.
— Merci.
Pourquoi ai-je le sentiment confus qu’une sorte de rupture vient de s’opérer ? Nous nous serrons la pogne comme deux boxeurs avant le combat.
— À bientôt ! lancé-je.
Un nouveau clin d’œil à la petite Danièle. Elle a préparé ma sortie et a refait son plein de rouge-baiser. Elle se tient un peu en biais sur sa chaise pivotante afin de me montrer ses jambes croisées. Franchement, messeigneurs, c’est du sérieux. Elle n’a pas besoin de se mettre de l’antigel dans les guiboles, leur rondeur n’est pas due à l’hypocrisie. Elle a gentiment arrangé la dentelle bleue de sa combinaison de manière qu’elle dépasse un peu la jupe et me porte au rêve.
J’articule à vide :
— À ce soir.
Elle dit « oui » avec ses seins et je la quitte très provisoirement pour la visite des ateliers.
Ils sont une douzaine à marner dans une odeur de ferraille et d’huile chaude. Ma venue fait lever les têtes. Il y a des vieux chpountz à des établis, des plus jeunes à des tours et trois jeunes filles qui jacassent dans le brouhaha en triant des pièces chromées.
Un type en salopette brune avec soixante-quatre pointes Bic dans la poche supérieure et l’air autoritaire du quidam qu’on paie pour en avoir (de l’autorité) fonce sur moi comme une fusée de Cap Kennedy destinée à la Lune fond en direction du Soleil.
— Vous désirez, monsieur ?
— Je suis un ami de M. Bergeron. Je visite les lieux.
Dans sa petite tête de contremaître, il se dit que je suis peut-être le prochain patron et le voilà qui se met en huit pour me faire inspecter son antre.
J’écoute son blabla sans y rien piger. Moi, la mécanique, c’est comme le sanscrit : j’y entrave que pouic.
— Ici le polissage. Là les roulements à bille incorporés avec potentiel insurmontable et graticule sous-cutanée…
Il poursuit ses explications détaillées, techniques et plus rasoirs que toute la maison Sunbeam.
Je me farcis le prospectus pendant une demi-heure d’horloge en ayant l’air de me passionner pour la fixation Boilevent. Et je me sauve au moment où le contremaître prétend me faire visiter l’atelier de chromage.
Les locaux sont presque déserts. Seul Pinuche y stagne derrière un bout de mégot qui a déjà été fumé deux fois.
Il surveille la flamme vacillante d’un minuscule réchaud qui empeste l’alcool à brûler. Sur le réchaud, une casserole. Et dans la casserole un liquide indéfinissable, violacé et mousseux.
— Quelle est cette alchimie, Pinuche ? m’enquiers-je.
Il tire sur l’extrémité de sa moustache de rat frileux.
— Je me fais un petit vin chaud, je suis tout « grippoteux ».
— Dans ces cas-là, fais-je, rien ne vaut une planque au grand air. Je me propose précisément de te confier une filature, comme à Roubaix !
— Ce serait risquer la pneumonie double, avertit lugubrement le Ramolli.
— À vaincre sans péril on triomphe sans gloire, cité-je.
— T’as beau me réciter Entre-Mac, ronchonne Pinaud, c’est pas ça qui me convaincra.
— Bon, tu vas boire ton vin chaud et filer au turf, bonhomme. Tu finis par ressembler à une médaille. Un de ces jours quelqu’un s’avisera que t’es mort depuis trois mois et tu seras le premier étonné de l’apprendre.
Je griffonne sur une feuille de bloc, le nom, le signalement et les adresses de M. Bergeron.
— Occupe-toi de ce gentleman !
Il relit mon bon de commande.
— Qui c’est ?
— Quelqu’un de bien. J’aimerais connaître son emploi du temps et ses fréquentations. Va, et que la paix reste avec toi.
Pinuche boit son vin, s’étouffe, hurle et m’explique qu’il vient d’avaler son mégot incandescent par mégarde, ayant omis de le retirer de ses lèvres au moment d’absorber son épouvantable mixture.
Le voilà enfin parti. Je demeure seul dans le bureau fraîchement repeint. Le cas de Boilevent est de plus en plus passionnant. J’ai l’impression qu’une toile d’araignée est tissée en filigrane de l’affaire. Voyons, bande d’intromis, vous ne trouvez pas stupéfiant, vous, que cet Alfredo soit en cheville avec l’associé de Boilevent ? Non, ça vous laisse froids, mes pauvres pingouins ! Il est vrai qu’il n’y a pas plus de matière grise sous votre gazon à brillantine qu’il n’y a de provisions sur le compte bancaire d’un producteur de films.
Enfin, faut s’y faire !
Eh bien, moi, ça me tarabuste, cette histoire. Si j’écoutais les conseils pernicieux de mon petit lutin intérieur j’irais alpaguer l’Alfredo des familles et je l’interviewerais ; seulement, entre nous, ce serait peut-être une mauvaise manœuvre, car si mon sens de la psychologie ne me berlure pas, cet oiseau ne doit pas se mettre à table chaque fois qu’on lui refile du grain. La muette, c’est sûrement son hymne favori. Mieux vaut attendre.
La porte s’ouvre sur Pâquerette. Il est joyeux car il vient de découvrir un nouveau régulateur du système glandulaire qui offre l’avantage d’être en vente libre et de ne pas coûter trop cher.
— Du nouveau ? je lui demande.
— Le dispositif est en place, commissaire. Il n’est plus que d’attendre. Vous avez lu la presse ?
— Pas encore.
— Qu’est-ce que les journalistes nous mettent ?
Il soupire nostalgiquement sur le proche passé. La semaine dernière on publiait sa bouille d’avorté à la une des baveux et aujourd’hui on le vilipende.
— Et de votre côté ? s’inquiète-t-il, suspicieux.
Ce qui l’intrigue, c’est que j’aie brusquement cessé de faire équipe avec lui. Je ne veux pas le mortifier davantage en lui racontant ma nouvelle piste.
— Le Vieux m’a mis in extremis sur une autre affaire, laconis-je.
Là-dessus j’ai le malheur d’éternuer.
Prompt comme l’éclair, Pâquerette sort un tube vert de sa poche. Il le dévisse, fait tomber deux pilules dans le creux de sa main et me les présente.
— Avalez ça, commissaire ; vous m’en direz des nouvelles.