Quelques bagnoles de partousards draguent entre la porte de Madrid et la porte Maillot. Ces messieurs-dames se font de l’œil avec leurs phares. On voit les chignoles stopper, un monsieur descendre et s’approcher de celle qui est derrière pour prendre langue. Mais ça ne s’arrange pas. Doit y avoir des questions matérielles là-dessous. Le plénipotentiaire a l’air tellement d’un homme d’affaires qu’il doit faire imprimer son numéro de compte courant postal sur ses cartes de visite.
C’est Mathias qui pilote. Je lui indique par où il faut passer tandis que le souteneur de M.-T. tète son mégot éteint avec l’air d’un zig qui, à son tour, a besoin de soutien.
Enfin voici la 203 du mac. Je ne le perds pas des yeux. Il tique salement en reconnaissant son zinzin plein de roues.
— Tu as déjà vu cette tire, Alfredo ? lui demandé-je d’une voix plus suave que le miel de Mme Carmen Tessier.
— Nature, c’est la mienne.
— Qu’est-ce qu’elle fout ici ?
— On me l’a secouée dans la soirée, des petits tocards qui voulaient faire une virouze, probable, et qui l’ont larguée ici.
— Les petits tocards dont tu parles fauchent de préférence des voitures sport plutôt que ta 203 de maçon.
— Pour une fois ils s’en sont contentés !
Nous sommes stoppés à quelques mètres du véhicule. Mathias, qui connaît mes méthodes insolites, se demande bien où je veux en venir. Il pianote nerveusement son volant en sifflotant un petit air de valse anglaise. Le gars Alfredo aussi est troublé. Il se doute bien qu’un coup fourré pas commun est en marche. Tel un gibier traqué, il attend, l’œil froid, l’oreille dressée.
— Descendons ! ordonné-je. Je veux te montrer quelque chose…
Sans un mot, on s’extrait de la Prairie verte. Le sieur Pâquerette, ex-de-la-Mondaine, a dû reconnaître le véhicule-maison car il ne s’avance pas au renaud (je devrais dire à la Renault).
La nuit est glaciale. Je me dis soudain que la môme M.-T. a dû choper un bath de rhume dans cette guinde pas chauffée. Faudra que je dise à Pâquerette de lui filer des antigrippines qualifiées.
— Avance !
Alfredo ronchonne.
— C’est quand même un peu raide ! On me fauche mon os et c’est mézigue qui a droit aux poucettes et aux mandales dans la gueule !
— Avance, je te dis…
Nous voici à la 203. J’ouvre la portière et le plafonnier s’éclaire. La tapineuse est toujours dans la même posture, inerte, les jambes de travers, la tête en avant contre la portière. Alfredo reconnaît sa rombière et sursaute.
— Mince, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire que tu l’as butée, eh, patate !
— Elle est morte ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’elle fait du yoga ?
Et comme je crains qu’il n’évente la supercherie, — il suffirait que la fille eût un tressaillement ou un soupir — je le propulse vers la Prairie d’un solide coup de savate dans l’entresol.
Il est mis K.-O. par la stupeur, le frère.
— C’est pas croyable, je rêve, qu’il bredouille.
— Arrête ta chanson, elle figure déjà à mon répertoire, Alfredo…
Je lui colle une mornifle qui lui fait éternuer des étincelles.
— Dis donc, tu fais un drôle de fermier, toi, dans ton genre ! V’là que tu abats le cheptel, à ces heures ?
— Moi ! qu’il proteste. Vous charriez, commissaire. Ou vous me prenez pour qui ? Pour une truffe ? J’irais buter ma gagneuse ? Et je la laisserais dans ma calèche, par-dessus le marka !
— Parfaitement, mon pote. Et tu veux que je te dise pourquoi t’as agi ainsi ? Pour détourner les soupçons, justement. Tu t’es dit, les poulets penseront qu’on ne peut pas être cloche à ce point et que je suis victime d’une vengeance. Voilà, mon fils.
Il manque d’air.
— Bon Dieu, c’est du ciné pour moins de seize ans que vous me faites là, commissaire ! Faudrait que je soye dingue pour démolir une souris qui me faisait une rente viagère de soixante tickets par jour !
— T’as fait primer ta sécurité avant l’oseille, Alfredo.
Il se tait un petit bout de moment, me regarde, avale sa salive cotonneuse et murmure :
— Comment ça, ma sécurité ?
— L’affaire Boilevent, mon lapin. T’as eu peur que la môme Marie-Thérèse que je fréquentais depuis l’incident croque le morcif, hein ?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire !
Je lui vote un coup de boule dans les gencives. Il crache rouge, recompte ses dominos du bout de la menteuse, et murmure :
— C’est pas des manières !
— Tu vas voir, Fredo, j’en ai d’autres bien plus chouettes, elles sont tellement efficaces qu’on m’a demandé d’en faire un recueil.
Je le balance dans la Prairie comme un sac de linge sale.
— On va aller bavarder de ça entre quatre murs insonorisés.
Comme je m’apprête à prendre place dans le véhicule, Mathias se ramène de la 203.
— On laisse le cadavre sur place, tout seul ? demande-t-il.
Je me fends le pébroque et je l’entraîne à l’écart pour lui chuchoter :
— Primo, le cadavre n’est pas seul, le valeureux Pâquerette veille sur lui dans la bagnole que tu vois stationnée là-bas. Deuxio, ce cadavre n’est pas un cadavre. La môme n’est qu’endormie par mes soins.
Mathias plonge dans cent bougies son regard loyal d’honnête poulardin scrupuleux.
— Pourquoi dites-vous ça, m’sieur le commissaire ? Je viens de la palper, elle est tout ce qu’il y a de morte, votre souris.
Je me précipite dans la 203. D’une main affolée, je palpe la gosse. Mathias ne m’a pas menti : Miss Trottoir est aussi morte que le bitume qu’elle avait coutume d’arpenter.
Je la zyeute de plus près et je m’aperçois qu’elle a été étranglée.