CHAPITRE IV Le point d’interrogation de la question

— Rien de grave ? demande Félicie, ma brave femme de mère.

Hector vient de repartir, mais son odeur misérable flotte encore dans la salle à manger. Une odeur de célibataire maigre.

— Si, m’man. C’est grave.

Je lui narre les derniers événements. Elle m’écoute sagement, comme une vieille petite fille à laquelle on raconterait « le Chaperon Rouquinos ». Puis ses yeux s’embuent et elle murmure :

— Je pense à ce pauvre garçon que ton collègue a abattu.

— J’y ai pensé aussi, m’man.

— Il était innocent !

— Pas tout à fait. Je l’ai vu en train d’étrangler la fille. Vu, tu entends ? Et il y allait de bon cœur !

Elle hoche la tête.

— Seulement, il ne l’a pas tuée, tu comprends ?

Évidemment, c’est le plus choquant de l’histoire. Il la bonne mine, le gars qui a assuré que l’intention valait l’action ! Y a tout de même une marge, non ? Allez donc demander à la plantureuse Marie-Thérèse, celle qui ne rit pas quand on l’étrangle, si elle trouve que c’est du kif !

— Vois-tu, Antoine, ce pauvre garçon…

Elle se tait, cherche des mots précis pour formuler sa pensée.

— Oui ?

— Il me semble que quelque chose de bizarre a motivé son acte.

— C’est-à-dire ?

M’man hausse les épaules. Elle est en train de ranger les dominos un à un dans leur boîte d’acajou.

— Pour étrangler une… une personne de ce genre, il faut être fou, tu es bien d’accord ?

— Alors ?

— On ne devient pas fou brusquement, enfin il me semble… Il y a des signes avant-coureurs. Regarde Mme Bonichon, notre voisine. On l’avait enfermée parce qu’elle voulait tuer le facteur, mais depuis des mois elle donnait de l’inquiétude à son entourage.

Vous le savez, ma Félicie, c’est le bon sens de la terre. Elle est bonne et juste. Je suis fortement ébranlé par ses paroles. Elle le sent et continue de son ton calme qui vous fait l’effet d’un bain tiède :

— Antoine, tu vas dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

— Tu sais bien que jamais je ne penserai, donc ne dirai une chose pareille, ma poule !

— Vois-tu, pour moi, le mystère, ce n’est pas le vrai sadique. Lui, c’est simplement un malade, un déséquilibré, et vous finirez par l’arrêter. Le mystère, mon Grand, il est du côté de ce Boilevent.


Une petite rue triste de Saint-Denis. Vous savez ? Le genre de voie reconnue d’inutilité publique, où les trottoirs sont encore en terre et où végètent quelques becs de gaz qu’on oublie d’allumer. Des poubelles cabossées et jamais rentrées dans les pauvres pavillons style bidonville amélioré encombrent la chaussée. Des épluchures jonchent le sol et des chiens faméliques hument les palissades avec des airs de se demander si les précédents toutous qui ont défilé là avaient du diabète ou de l’albumine.

L’atelier Boilevent et Cie se dresse au fond de la rue, non loin d’une usine à gaz qui embaume l’atmosphère.

Quelques bâtiments en dents de scie s’élèvent sur un bout de lande galeux comme le tapis-brosse de Bérurier.

Un bruit de tour mordant dans l’acier met dans l’air d’étranges vibrations.

Ça sent bon le travail dans le secteur. Comme tous les Français d’origine française, j’aime cette odeur. Le travail des autres est toujours émouvant pour celui qui ne fait pas grand-chose de ses dix doigts.

Sur le bout de mur placé là pour soutenir le portail, une plaque de marbre annonce « Établissement Boilevent et Cie ».

C’est tout. Vu les circonstances, ça ressemble à une pierre tombale, à cause du marbre, probable ?

J’entre dans une cour boueuse, jonchée de débris métalliques. Sur la droite, un petit bâtiment vitré prend une allure pimpante dans cette désolation. Je frappe à la porte et une voix de dame m’invite à tourner le loquet. Je pénètre. Burlingue classique et accueillant, peintures claires, meubles modernes à armature tubulaire.

Une fille châtain foncé, coiffée de façon un peu surannée, me regarde à travers d’importantes lunettes qui n’arrivent pourtant pas à l’enlaidir. Elle a le teint pâle, des taches de rousseur et ce regard fascinant, à la fois inquiet et surpris, des myopes. Le tout va chercher dans les vingt carats. Du tendron pour grand-livre de comptabilité. On met le passif d’un côté, l’actif d’un autre et la main au milieu.

— Monsieur ? gazouille la mésange.

Pas la peine de lui vendre de la chicorée frisée en essayant de lui faire croire que c’est un portrait de Louis XIV.

J’aboule ma carte de matuche sur son répertoire des fournisseurs. Elle la regarde, se fige un peu et soupire :

— Oh ! Encore ?

Puis, volubile :

— Pourtant, avec ce qui s’est passé hier soir…

— Justement, c’est à cause de ça.

Je vous parie le double de ce que vous pensez contre la moitié de ce que vous savez que l’affaire de son patron l’a remuée, cette mignonnette. Peut-être même qu’elle s’en ressentait pour Boilevent ?

Elle frémit.

— Une réhabilitation serait en cours ? demande-t-elle vivement…

— Ce n’est pas impossible. Il y a longtemps que vous êtes ici ?

— Huit mois.

— Quel effet vous faisait votre patron ?

Elle rosit, ce qui lui va à ravir.

— Il était très charmant.

— C’est-à-dire ?

De rose elle devient rouge, ce qui est bon signe. Toutes les langoustes rougissent quand on les chauffe un peu trop.

— Il… il ne se mettait jamais en colère… il… il était plein de prévenances…

— Aviez-vous l’impression qu’il était, comment dire, anormal ?

Elle s’exclame.

— M. Jérôme ? Vous plaisantez !

À ma mine d’examinateur, elle se rend compte que je n’ai pas envie de plaisanter et se reprend :

— Il était très bien, quoi !…

— L’avez-vous vu en compagnie de femmes ?

Elle ne rougit plus, mais devient violette. Vu, pigé, compris, bon Colgate, bonne bourre, à mardi ! Elle devait avoir une façon de prendre le courrier qui devait valoir une place assise dans le métro. Il le lui dictait en braille, ou peut-être en morse.

Son embarras étant éloquent, je laisse quimper la rubrique.

— Depuis sa mort, qui a pris la direction de l’usine ?

— Son associé, M. Bergeron.

— Il est là ?

— Pas encore, il n’arrive jamais avant onze heures car il a un cabinet d’affaires à la Bourse.

Je zieute ma montre spéciale à deux aiguilles (une petite pour indiquer les heures, une grande pour les minutes) la toute dernière nouveauté de l’horlogerie suisse. Elle raconte dix plombes et des.

— Vous fabriquez quoi, ici ?

— Des fixations pour skis. La fixation Névéa contre les aléas, vous savez ?

— Oh ! oui. Les affaires marchent ?

— Bien sûr…

Il fait doux dans ce burlingue. Un radiateur à catalyse nous arrose de sa touffeur de serre.

Je décide de goupiller un gentil petit coup à ma façon. La formule San-Antonio, quoi ! Je pars du principe que plus on est bien avec les frangines, plus on a de chances d’arriver à des résultats concrets. Ceux que le Vieux préfère.

— Écoutez, mon petit, je vois que vous êtes en plein travail (elle lisait Marie France lorsque je suis entré) et j’ai une foule de petites choses à vous demander au sujet de ce pauvre Boilevent. Je pense que le plus simple serait que nous dînions ensemble ce soir, qu’en pensez-vous ?

Un peu commotionnée, Mlle Clavier-Universel. Un flic qui vous prie à tortorer, ça ne se voit pas tous les jours. Elle rerougit.

— Mais, je…

— Vous n’êtes pas libre ?

— C’est pas ça… Je…

— À quelle heure pouvons-nous nous rencontrer ?

C’est le moment de lui vaporiser mon modèle de bravoure, celui qui emporte le morceau entre les dents, je veux dire mon sourire casanovesque 846.

— Je…

— Voyons, mon petit, un pronom personnel n’a jamais constitué une réponse à une question aussi précise.

Elle sourit, amusée, et bredouille :

— Vous…

— J’en sais d’autres encore, fais-je : nous, il, tu…

Et je mets si fort l’accent sur le « tu » que la paille de sa chaise commence à roussir.

— Vous comprenez, c’est tellement inattendu…

— Je comprends, mais ne vous laissez pas abattre par la surprise. Votre petit nom c’est ?…

— Danièle.

— Magnifique, je suis votre lion superbe et généreux. Que diriez-vous d’un petit rancart au Fouquet’s ? Sur les choses de 8 heures, hmm ?

— J’aimerais mieux plus près de chez moi, j’habite Maisons-Laffitte et…

— J’adore Maisons. J’ai un copain de régiment qui tient une boucherie chevaline là-bas. Il fait fortune en débitant sous forme de steak les cracks qui se sont cassé la papatte. Vous habitez chez vos parents ?

— Non, chez mon frère. Mais il est aux sports d’hiver avec sa femme en ce moment, si vous voulez vous pouvez me prendre à la maison ?

J’enregistre l’invitation. Elle a pour grand blaze Murat, ma petite princesse, et je vous jure qu’en effet, c’est un bijou. Le frangin habite un pavillon de gardien dans le parc.

— Où allez-vous m’emmener ? demande la gentille binoclarde d’une voix mutine.

C’est bien ça les gerces ! Voilà dix secondes, quand je l’ai invitée, elle s’est mise à bredouiller comme un vieillard sans dents qui bouffe des lentilles, et maintenant, comprenant que je ne la chambre pas, mademoiselle s’installe dans la situation avec son soutien-poumons à dentelle et ses petites envies rentrées toutes prêtes à sortir.

Je la considère avec l’indulgence qu’on est bien obligé d’accorder au beau sexe si on veut essayer de mourir d’autre chose que d’une maladie nerveuse.

— Où vous voudrez, mon cœur. Je connais une petite auberge du côté de Poissy, avec des rideaux de cretonne et des cuivres encaustiqués, qui ne peut pas ne pas vous plaire.

Ses yeux brillent derrière ses vitraux.

Petite sainte nitouche, va ! On lui décernerait son brevet de rosière tous terrains sur simple présentation de sa frimousse innocente. Et sous ce masque engageant se cache une petite friponne qui doit en savoir plus long que la ligne Moscou-Vladivostok sur la question des tonneaux !

— Je suis sûr qu’on va devenir une paire d’amis. Je ne suis policier que huit heures par jour, vous savez. Les deux autres tiers de ma vie sont à prendre…

Un léger clin d’œil, un tremblement de la lèvre supérieure pour indiquer qu’elle se prête au baiser, et me voilà prêt à décarrer.

Comme je m’avance pour lui serrer la louche, j’avise par la fenêtre l’arrivée d’un visiteur. Le quidam en question vient droit au bureau. Mon sang ne fait qu’un tour de piste, mais il le fait bien et dans un temps record.

— Voilà quelqu’un que je ne veux pas voir ! avertis-je. Pas un mot !

Je pousse la première lourde qui s’ouvre, la seule d’ailleurs hormis celle qui donne sur l’extérieur. À peine l’ai-je refermée qu’on toque à la vitre du bureau.

— Entrez ! fait la petite Danièle.

Je retiens mon souffle et je m’astique les pavillons pour ne pas perdre une miette de l’entretien.

— M. Bergeron est là ? demande une voix d’homme.

— Non, pas encore.

— Je peux attendre, je suppose, ma beauté ?

— Eh bien… C’est-à-dire… Il risque d’être en retard…

— J’ai rendez-vous.

— Oh ! alors…

Un temps. La môme doit être salement touchée. Votre puissant San-A., mesdames, cherche une issue de secours et n’aperçoit que la fenêtre. Inutile de vous dire qu’en ce début de février elle est fermée.

Je m’en approche, doucement, doucement. Je saisis l’espagnolette, je la tourne comme si je manipulais trois livres de nitroglycérine enveloppées dans du papier de soie, et j’ouvre.

De l’autre côté de la cloison, la voix de la gente Danièle s’écrie :

— Tiens ! le voilà !

Je mate en direction de la rue et je vois radiner une bagnole américaine. Elle stoppe devant le portail et un homme élégant en descend. Il porte un chouette pardingue bleu nuit, à col de velours, un bitos et des gants de peau. L’homme d’affaires de l’élite. La couverture de Man.

Le cervelet personnel de l’aimable commissaire San-Antonio commence à faire du survoltage. Il se dit, votre gentil commissaire, qu’il ne disposera que de quelques secondes pour sortir du bureau. Si j’enjambais la fenêtre maintenant, Bergeron me verrait. Il faut donc que j’attende qu’il soit entré dans le bâtiment. C’est de la haute stratégie, les gars. Si nerfs pas en acier, s’abstenir. Mon job n’est pas fait pour les mangeurs de flans et les mollassons qu’on doit amidonner pour les faire tenir debout.

La porte s’ouvre dans la pièce contiguë. On parlemente, mais j’ai les nerfs trop tendus pour réaliser ce qui se dit.

J’ouvre grande la fenêtre et je saute ; puis, sans me presser, je contourne la construction. Ensuite je file d’un pas urgent, la tronche dans les épaules et le cœur en grande fiesta.

Pour du nouveau c’est du nouveau. Le zig qui vient rendre visite à Bergeron, c’est Alfredo, le souteneur de Marie-Thérèse.

Qu’en pensez-vous, bande de crêpes ?

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