CHAPITRE VI De surprise en surprise (suite)

Huit coups sonnent au beffroi de ma montre lorsque j’arrive à Maisons-Laffitte. Un froid sec fait claquer les branchages du parc. Je franchis la vaste grille et je pars à la recherche du pavillon de Danièle Murat.

Au cours de l’après-midi, j’ai soigneusement préparé mes batteries, comme disait la cuisinière d’un général d’artillerie et je me suis dressé une liste minutieuse des questions que je compte poser à la souris. Mon programme ? Il est simple et perfide. L’embarquer dans une hostellerie accueillante. L’éblouir par ma conversation (vous inquiétez pas pour mes chevilles, j’ai les tibias en argent massif), la faire boire en la lutinant ; puis l’embarquer pour une croisière dans les plumes avec visites touristiques aux escales. Là, dans la pénombre propice, je lui poserai, outre son slip, les questions qui me tracassent.

La maison du frangin est modeste. C’est une petite construction en brique rouge érigée à l’entrée d’une vaste propriété. Elle a été conçue pour loger le jardinier, mais le taulier a dû claquer en laissant nibe de fraîche à sa vieille. Alors la vioque a loué ce local, ne pouvant plus s’offrir de jardinier. Enfin, moi, je vois le topo commak, si je me goure mettez-le de côté, je le ferai prendre par un commissionnaire.

De la lumière filtre par les volets du premier et du rez-de-chaussée. Mademoiselle doit être en train de se faire une beauté. Elle se déguise en miss Monde, la chérie, afin de séduire le Casanova du passage à tabac.

Je pousse la grille et je vais toquer à la puerta. La radio sévit à l’intérieur. Elle joue « Ce n’est plus ton petit doigt », marche américaine interprétée par les Grands Chanteurs à la jambe de bois.

La clameur est telle que la mignonne n’entend pas mes heurts.

Je prends donc le parti d’ouvrir la lourde, ce qui n’offre aucune difficulté.

À peine ai-je franchi le seuil, que je m’arrête, pétrifié par la surprise. La môme Danièle gît au bas de l’escalier, la tête sur le carrelage du vestibule. Elle a la coquille fêlée et une mare de sang achève de se figer. Elle est en combinaison affriolante. L’armure à sensation, les gars ! En d’autres circonstances elle filerait des vapeurs à Denis Papin soi-même.

Je m’agenouille auprès de la pauvrette et je glisse la main entre ses roberts. Partie sans laisser d’adresse ! Je regarde attentivement la blessure. À priori elle paraît très banale. La gosse a chuté dans l’escadrin et s’est ouvert le dôme. Je grimpe au premier et j’avise les lunettes de Danièle sur le palier.

Ça me laisse perplexe. Sans ses hublots, elle ne devait pas y voir à douze centimètres.

Donc, elle ne se serait pas aventurée dans l’escalier sans ses verres.

Bizarre !

Je visite les deux pièces du haut. L’une est la chambre du frère ; l’autre, celle de la feue secrétaire de feu Boilevent. La porte en est restée ouverte. J’inspecte les lieux soigneusement. Sur la commode Charles X, revue et corrigée par Lévitan, j’aperçois un petit flacon de parfum renversé.

C’est pas de la petite bière, comme disait un entrepreneur de pompes funèbres en allant prendre les mesures du cercueil destiné au géant de chez Pinder. Mademoiselle se filait sur le derme Bagatelle 69–69, ni plus ni moins.

Elle voulait l’ensorceler, le brave San-Antonio. Hélas ! le hasard — ou quelqu’un de vicieux — en a décidé autrement.

Je parcours la chambre en long, en large, en diagonale et dans le sens des aiguilles d’une montre. J’investigue à la Sherlock, à la Maigret, à la San-Antonio. Et je finis par découvrir un léger quelque chose aussi insignifiant qu’un discours de parlementaire.

Il s’agit de deux petites traces d’humidité derrière les rideaux de la fenêtre, sur le plancher. De deux choses l’une, comme disait le type à qui on avait fait l’ablation d’une précieuse qui était devenue ridicule : ou je me goure ou je me goure pas. Si je me goure pas, je suis prêt à parier un acte de Molière contre un acte notarié qu’un type a séjourné là avec des semelles humides. Ce type a attendu l’arrivée de la gosse. Il a maté son déshabillage. Puis, tandis qu’elle se lotionnait à sa coiffeuse, il lui a sauté sur le dossard. Dans la lutte, le petit flacon est tombé. Il a alors traîné la gosse sur le palier. Elle essayait de lui échapper et, en faisant des efforts pour cela, a perdu ses besicles sans que son agresseur s’en aperçoive. Vous mordez, mes petits invertébrés, avec vos cervelles trouées comme des harmonicas ?

Bon, je poursuis « l’esposé ». Lorsqu’ils ont été au sommet de l’escadrin, le type en question a balancé la gosse de toutes ses forces dans le vide. Elle s’est assommée. Si elle n’était pas cannée illico, il ne restait plus à l’agresseur qu’à lui cogner la frime sur le carrelage jusqu’à ce qu’elle reste… sur le carreau.

Maintenant, je le répète, il est possible que la gosse se soit fichue elle-même par-dessus bord. Souvent, pour se casser la hure on n’a pas besoin d’être deux. Quoi qu’il en soit, elle est morte, et de ce fait ne peut plus me renseigner…

Pauvre môme !

Je lui adresse un dernier regard, un ultime souvenir, puis je repars sans éteindre ni la lumière ni la radio.

La nuit est de plus en plus froide. Sur la strasse on a collé un panneau : « Attention ! verglas » Tu parles !


Pinuche est au bureau, claquant des dents avec énergie.

— Cette fois, j’ai une congestion, me déclare-t-il avec un je ne sais quoi de provocant.

— Et Bergeron ?

— Il a passé l’après-midi à son bureau rue de la Bourse, ensuite il est rentré chez lui. Il a rentré sa voiture au garage. Donc il ne va pas ressortir. Tu n’espérais pas que j’allais passer la nuit devant sa porte ?

— Pinaud, murmuré-je, l’ombre de la retraite anticipée se profile à ton horizon. Tu manques de conscience professionnelle.

Alors là c’est le grand cri dans un établissement où ce genre de manifestation vocale n’est point rare.

— Je ne te permets pas, brame le diminué. Tout autre que moi-même serait dans son lit en ce moment, avec des sulfamides…

La sonnerie du bignou interrompt sa diatribe médico-revendicative.

C’est Béru.

Il est de mauvais poil.

— Dis donc, marmonne-t-il, ton jules que tu m’as donné à suivre…

— Eh bien ?

— Je ne peux pas le suivre !

— Explique ?

— Pour suiv’ quéqu’un, il faut qu’y se déplace, non ? Cézigue, c’est un vrai bec de gaz. Voilà cinq heures qu’il est assis dans un bistrot de l’avenue Junot, à taper les cartons avec d’autres potes. Y se lève que pour aller pisser. Moi je tapine sur le trottoir, à essayer de mater ses carrés de neuf à travers les rideaux…

— Il est allé directo au bistraque en partant de Saint-Denis ?

— Non. L’est allé dans un restaurant du boulevard Pereire rejoindre une grande blonde avec qui qu’il a bouffé. Ensuite il l’a déposée rue Godot-de-Mauroy où qu’elle exerce. Après de quoi il s’est amené dans son bistrot. Que fais-je ?

— Attends, mon joufflu, je gamberge.

C’est toujours dans les cas d’urgence que les trouvailles géniales affluent à mon esprit.

— Dis voir, la bagnole du mec est dans les parages ?

— Elle est près du cimetière Montmartre, oui, à cause ?

— Tu vas aller la lui faucher.

— Hein ?

— Sur les 203 y a pas de clé de contact, j’espère que notre petit camarade n’a pas mis un antivol sur la sienne, ce qui serait un comble.

— Qu’est-ce que j’en fais ?

— Tu la driveras jusqu’au bois de Boulogne, à l’angle de la route de la porte Saint-James et de la route de Neuilly, tu vois où c’est ?

— Je vois, ensuite ?

— Ensuite tu passeras au bureau et l’abominable Pinaud qui est à plat te filera les instructions nécessaires pour la surveillance d’un client à lui.

— Quand c’est que je bouffe dans tout ça ?

— Tu auras droit à des sandwiches, je téléphone au bistrot d’en bas pour qu’on te prépare une collation.

— Une collation ! mugit le Diplodocus. Est-ce que j’ai une gueule à me nourrir de collations ?

Je raccroche sans en écouter davantage.

Ça y est, cette fois on est parti pour la gloire. J’ordonne à Pinuchet d’attendre son collègue et je saute dans ma M.G. Direction rue Godot-de-Mauroy.


En arrivant sur le terrain de manœuvre de Marie-Thérèse j’ai un coup au cœur en n’apercevant pas cette honnête ouvrière de l’amour. Est-elle repartie dans ses foyers ? Auquel cas mes projets tombent à l’eau avec un bruit mat.

Je suis en train de désespérer à cent francs de la seconde lorsqu’elle réapparaît. Elle sort d’un petit hôtel flanqué d’un vieux monsieur grave qui vient de se payer de l’extase après avoir caché sa Légion d’honneur, son alliance et son portefeuille dans ses chaussettes.

Elle lui serre civilement la main en lui disant : « Bonsoir, mon lapin, bonne rentrée, prends pas froid » et va pour reprendre son activité lorsque j’attire son attention par un petit appel de phares. Elle reconnaît ma chignole et s’approche avec aux labiales un sourire dont un pied à coulisse seul pourrait nous donner une idée précise des dimensions.

— Tiens ! c’est vous ! Quel bon vent ?

— Monte, belle blonde !

Elle s’introduit dans mon baquet et, tandis que je démarre, me chuchote :

— Vous savez, j’suis blonde que quand je sors de chez le coiffeur.

Je m’abstiens de lui dire que sa vie privée ne m’intéresse pas. Elle serait déçue car je la soupçonne d’éprouver un faible pour le valeureux policier qui lui sauva la vie.

— Où on va ? demande-t-elle, voyant que je ne réagis pas.

— Casser une croûte ensemble, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Elle n’en revient pas.

— Vous blaguez ?

— Pas du tout !

— C’est que…

— Oui ?

— Alfredo vient me relever à dix heures. S’il me voit pas…

— Je vais lui téléphoner pour lui dire que j’ai besoin de votre déposition.

Du coup, entièrement rassurée, elle se laisse aller à une joie délirante.

— Vous alors, vous êtes un poulet pas ordinaire. Ah ! on peut dire que vous êtes quelqu’un…

Tout en l’écoutant babiller, je retourne au bureau pour arrêter mon dispositif d’urgence. Je la laisse dans la chignole en lui annonçant que je monte téléphoner à son jules.

Le Gros vient d’arriver et il rouscaille en apprenant qu’il va passer une partie de la notche dans une bagnole à surveiller l’immeuble d’un bourgeois.

— Tu as fait ce que je t’ai dit ?

— Oui, mon prince.

— Tu as pu engourdir la bagnole facilement ?

— Un peu. Elle t’attend.

— Bon.

Je passe dans le bureau voisin. Pâquerette et Mathias, le rouquin devisent sur un sujet toujours d’actualité : le cancer. Pâquerette, qui bouquine tous les journaux médicaux, en sait long comme une pièce de Claudel sur la question et fait à son collègue une véritable conférence.

— Boulot, mes amis, interviens-je, la question chou-fleur n’est, Dieu merci, pas encore à l’ordre du jour.

— Savoir, marmonne sinistrement Pâquerette. J’ai un début de goitre sur la gauche.

— Faites du violon, mon vieux, ça le soutiendra. Je viens de m’embarquer dans une aventure que je n’ai pas le temps de vous narrer. Pâquerette, vous prendrez une bagnole et irez au bois de Boulogne. À peu près à l’angle de la route de la Porte Saint-James et de la route de Neuilly, vous verrez une 203 arrêtée. Vous vous posterez à quelque distance de ce véhicule et vous empêcherez quiconque d’en approcher excepté moi, compris ?

— Bien, commissaire.

— Toi, Mathias, à partir de dix plombes et demie, tu iras avenue Junot dans un bar qui s’appelle le « Bar Beau ». Là tu demanderas après un certain Alfredo. S’il n’est pas encore arrivé tu l’attendras. Et quand tu seras en présence du monsieur tu l’arrêteras.

— Je n’ai pas de mandat d’amener…

— Je m’en fous, amène-le-moi tout de même. D’ailleurs il te suivra, tu lui diras simplement que c’est au sujet de Marie-Thérèse et il ne fera pas de rébécca.

« Voilà, c’est tout, mes fils. À bientôt. »


— Vous en avez mis du temps, remarque M.-T. lorsque je remonte en M.G. Alfredo ruait dans les brancards ?

— Même pas. Seulement son bistrot sonnait pas libre. On y va ?

Je drive la Grande Mademoiselle rue Monsieur-le-Prince, dans une boîte à couscous réputée. On s’installe dans un décor mauresque devant des porcifs de semoule et de mouton qui, elles, sont plutôt de style Haute-Époque. La douce enfant est à la fête. Elle se confie à moi, le mascara aidant.

Une vie en coin de rue bombardée, les gars. Le dabe picolait, la mère faisait le ménage des autres et des enfants à tous ceux qui lui passaient la commande. Du vrai Georges Ohnet en bouteille ! À quatorze ans, M.-T. se faisait déberlinguer par le louchébem du quartier, etc.

La vie commune avec Alfredo ? Tout ce qu’il y a de commun ! Le monsieur aux écailles est un égocentriste qui ne songe qu’à sa satisfaction personnelle. Il la dérouille juste pour se faire la pogne, par hygiène, car il faut bien faire un peu de culture physique lorsqu’on veut se conserver en forme.

J’arrose son verbiage à tout va. Lorsqu’elle attaque sa dernière saucisse au piment elle est vachement partie, l’arpenteuse d’asphalte. J’en arrive à la question qui me démange comme une éruption d’eczéma sur la montagne pelée.

— Dis, beauté, ce Boilevent qui a essayé de t’étrangler, tu ne l’avais jamais vu ?

Elle lève sur moi de grands yeux aussi limpides que deux flaques d’eau dans une cour de ferme.

— Jamais. À cause ?

— Je me disais qu’il t’avait peut-être déjà grimpée ?

— Penses-tu !

Elle se reprend.

— Tu permets que je te tutoie ? bredouille-t-elle.

— Je vous en prie.

Elle avance sa main de masseuse sur ma jambe de zouave et me file une caresse délicate, hors tarif.

— Tu veux que je te dise, mon petit flic ? Toi t’es un marrant. Tu ressembles pas aux autres. D’abord t’es beau gosse. Ensuite t’as de l’esprit… des bonnes manières… du charme…

— Arrête ! dis-je, je ne veux pas me marida.

En loucedé je louche sur ma montre.

Maintenant il est dix plombes. M’est avis, mes joyeux croque-morts, qu’il est temps de penser aux choses sérieuses.

Je puise dans ma poche deux petites pilules. J’en pose une devant l’assiette vide de la gosse et une autre devant la mienne.

— Qué Zaco ? s’inquiète l’exploratrice de slips Éminence.

— Un truc épatant pour dissiper les effets du couscous.

Je nous verse une nouvelle rasade et, avec la dextérité d’un prestidigitateur je fais mine de gober ma pilule.

— Chaque fois que je bouffe épicé, je me tape une praline comme ça. C’est mon pharmago qui m’a conseillé ce produit. Grâce à ça, tu peux avaler deux kilos de clous de tapissier sans t’en apercevoir…

Elle se marre et avale la pilule. C’est étrange comme les gens, à notre époque, sont friands de pharmacie. C’est à qui fera becqueter à l’autre son produit personnel.

— Encore un peu de vitamine B12, chère amie ?

— Essayez de prendre du Sanogyl. Attendez, je vais vous l’écrire.

Bientôt, au lieu d’envoyer des gâteries enrubannées aux gonzesses, on leur filera un tube de somnifère ou un flacon de sulfamides en y joignant sa carte.

« Pour votre pylore défaillant » ou bien « Dragées de ce purgatif chaque matin, pour vous obliger de penser à moi » ou encore, (pour les anniversaires) « Ce tube de vermifuge contient autant de cachets que vous avez de printemps. »

Croyez-moi, mes frères, l’avenir n’appartient ni aux confiseurs ni aux fleuristes, mais aux pharmaciens. On vendra des produits blancs pour les fiançailles et les mariages, bleus ou roses pour les jeunes filles, cerclés pour les joueurs du Racing et noirs pour les personnes en deuil.

Le mal du siècle, c’est ça : l’homme a pris conscience de l’organe. Et c’est la bagnole qui est à l’origine de cette phobie. En se développant, l’industrie automobile a inculqué au citoyen du vingtième siècle comme à celui du vingtième arrondissement le principe du « fonctionnement ».

Le garagiste, c’est le grand révélateur de l’après-guerre. Il a appris à l’homme de la rue ce qu’est un carburateur, des bougies, des cylindres, des vis platinées, des amortisseurs, des freins à disque, un filtre à huile, une bobine, une courroie de ventilateur, une batterie et un arbre à came. Avant la saison des fours crématoires, l’homme ne se posait pas de questions. Quand il possédait une auto, il se contentait de verser de l’eau par un orifice, de l’huile par un autre, de l’essence par un troisième. De même, pour vivre, il mangeait, dormait, s’achetait du papier hygiénique sans chercher à démultiplier ces différentes fonctions. Et puis, un jour, il a ouvert le capot de sa bagnole parce que son garagiste l’avait pris pour un c… et ç’a été le commencement de la fin. Il a eu LA révélation. Il a su que le corps humain est un moteur. Son optique s’est trouvée chamboulée. Il s’est dit, le rescapé des premières années 40 : bielles = jambes ; allumage = cerveau ; bobine = foie ; vis platinées = cœur, etc. Notre ère venait de subir une transformation déterminante : le garagiste venait d’introduire le pharmacien !


— À quoi tu penses, mon loup ? s’inquiète M.-T. d’une voix visqueuse.

— Je pense, fais-je, sobrement. Je ne suis pas seulement le Casanova de la Rousse, je suis également son Pascal.

Là-dessus, comme j’ai une voix bien timbrée, je demande l’addition. Comme j’ai de l’autorité, je l’obtiens. Comme j’ai de l’honnêteté, je la règle.

— Tu viens, ma douceur ?

— Où ? susurre la friponne patentée.

Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? Que je vais aller lui jouer du luth ?

— On va faire une petite balade pour dire de s’aérer les éponges.

— Comme tu voudras, assure cette langoureuse langouste.

On déhotte au ralenti. Au bout de cinq cents mètres, Mlle « Tu-montes-chéri » commence à dodeliner de la tête.

Au bout d’un kilomètre, elle en écrase sérieusement. C’est pas du boulot de grande série, mais du solide produit artisanal. Vous pouvez tirer dessus, ça ne bouge pas. Ma pilule était de first quality et l’aimable personne en a pour plusieurs heures à se faire porter absente.

Je mets toute la gomme en direction du Bois.


L’allée est déserte. Seule, la petite tache rouge du feu de position de la 203 troue l’obscurité. J’arrête ma chignole devant celle d’Alfredo, je descends et je vais ouvrir la portière de la 203 côté passager.

Illico, une ombre jaillit de l’ombre. Une ombre qui pue l’alcool camphré et l’antiseptique. Celle du souffreteux Pâquerette.

— Haut les mains ! enjoint-il.

Connaissant sa maestria dans l’art de manier un soufflant, je m’empresse de mugir :

— Pas de blague, Pâquerette !

— Oh ! commissaire… Dans cette obscurité…

— Écoutez, mon vieux, fulminé-je, perdez l’habitude de balancer le potage sur le premier gars qui vous paraît se balader avec une carte d’identité périmée.

Il se renfrogne.

— Aidez-moi, dis-je.

— À quoi faire ?

— À transporter une belle endormie de ma voiture dans celle-là.

Il ne pose pas de question, mais il a une exclamation en identifiant la blonde trottineuse de la rue Godot (en attendant) Mauroy.

— Mais…

— Oui.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle est évanouie ?

— Endormie seulement.

Nous transbahutons M.-T. dans la chignole de son julot.

Je l’allonge sur la banquette dans une posture qui pourrait faire croire que la pétasse est morte.

— Continuez de monter la faction fais-je, je reviendrai plus tard.

— Puis-je me permettre de vous demander, commissaire, ce que signifie…

— Nous sommes en plein domaine expérimental, mon cher. Je vous raconterai ça à tête reposée.

Maintenant direction burlingue. Je me sens un peu angoissé. Je crois que la découverte du cadavre de la petite Danièle est à l’origine de cette espèce de meurtrissure que je porte à l’âme.

Et puis le couscous me pèse un peu, pour tout vous dire. Poésie pas morte, vous voyez ?


Onze heures moins des. La grande cabane est silencieuse comme une carpe congelée. Les lumières des couloirs ont quelque chose de funèbre. Tout me paraît infiniment gris et misérable dans cet antre administratif. L’immeuble sent Bérurier et il n’y fait pas très chaud.

Je demande au standard ce qu’il a de nouveau pour moi. Il répond qu’aux dernières nouvelles Béru annonçait qu’il partait pour la gare de Lyon.

— Il n’a pas eu le temps d’en ajouter plus, assure le préposé au bigophone, il devait filer quelqu’un et ça urgeait.

— C’est tout ?

— Oui.

— Mathias est de retour ?

— Avec un client, oui. Un petit noiraud à la mine inquiétante.

— Ça colle, merci.

Je grimpe chez moi. Mon inspecteur et Alfredo sont là, en effet. Ils fument sans parler, assis de part et d’autre de mon bureau.

À mon entrée, Mathias seul se lève. Il me désigne son vis-à-vis d’un petit hochement de menton. C’est tout. Pas de blabla, le rouquin est un précis. Il agit et ses actes parlent pour lui.

Je balance un petit signe de tête à Alfredo et je m’assieds en face de lui tandis que Mathias, du regard, me demande s’il doit disparaître ou rester.

Je lui fais signe de rester, alors il prend une chaise et se place à califourchon dessus. Un petit temps mort pour permettre aux capitaines des deux équipes de se consulter.

Alfredo attaque (c’est bon signe) :

— Alors ?

Si vous voyiez votre San-Antonio, mes chéries, vous en auriez des frissons, depuis le tendon d’Achille jusqu’aux sinus frontaux. Sa mine implacable number one.

Le genre « Grand Justicier », style : « Ma vengeance sera terrible. »

Je lui plante mes Marchai dans ses Visseaux et c’est la lutte pour savoir lequel se mettra en code le premier. Ça dure un temps que je ne puis évaluer, et enfin — ô victoire (in english Victory) ! le dur bat des ramasse-miettes en grommelant.

— Ben quoi, expliquez-vous !

— Tu voudrais que je te fasse un dessin ?

Seulement Alfredo, c’est pas une demi-porcif. Il n’a pas du jus de pomme dans les veines.

— Écoutez, m’sieur le commissaire. Je pige rien de rien à vos giries. Si vous avez des trucs à me reprocher, envoyez, j’aimerais savoir.

— Me joue pas « Roger-la-Honte », Alfredo. Ça n’arrangerait pas ton cas.

Il blêmit un chouïa et s’exclame :

— Et c’est quoi, mon cas ?

— Tu es dans de sales draps, mon pote. Tellement sales que ça ne sera pas la peine de les changer et qu’ils pourront très bien te servir de suaire.

Il se dresse, furieux. Je fais un léger signe à Mathias et v’là mon rouquin qui lui administre un coup de manche à gigot qui ferait hurler la salle du Central.

— Du calme, messieurs, sermonné-je, à la papa.

Alfredo se frotte les mandibules en roulant des agathes toutes blanches.

— Je suis pas d’accord ! affirme-t-il.

— Eh ben justement, on va tâcher de trouver un terrain d’entente.

Je fais claquer des doigts.

— Petite promenade éducative pour commencer. Passe-lui les poucettes, Mathias.

— Vous n’avez pas le droit ! affirme sombrement Alfredo.

— Le propre des hommes forts, c’est de s’arroger des droits qu’ils n’ont pas, philosophé-je. Et une fois qu’ils les ont pris, ces droits sont à eux, tu piges ?

Démonté, il me regarde d’un œil indécis et murmure :

— Je sais pas ce qui vous prend, commissaire. Mais ce que je sais, c’est que vous faites fausse route !

— Si nous la faisons ensemble, cette fausse route, y aura que demi-mal. Allez, ouste ! on s’en va promener.

— Quelle bagnole prenons-nous ? questionne Mathias.

— La Prairie, décidé-je, pour des vaches c’est tout indiqué, pas vrai, Fredo ?

Il ne répond pas.

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