[Il éteint la délicatesse de l’amour, et parle bien contre les spectacles, qu’il tourne en ridicule, l’inconcevable homme!].
25 avril.
Je n’oublie pas Laure…, je ne suis pas contente d’elle. Je désire beaucoup votre arrivée, par cette seconde raison. Ma belle, est-ce que vous me croyez jaloux? Quoi! l’homme qui sacrifierait à son ami, son bien, son honneur, tout l’agrément de sa vie (parce que l’amitié satisfaite le lui rendrait au centuple), cet homme ne lui céderait pas une femme!… Vous avez encore bien des préjugés, belle Ursule, même après être montée sur le théâtre, le moins scrupuleux de tous, l’Opéra! Tranquillisez-vous, ma belle! si c’est mon plaisir à moi qu’on me trompe, il ne faut pas disputer des goûts. L’égoïsme est un vice partout, même en amour; C’est lui, lui seul qui traite de débauche l’aimable liberté de la nature, et qui, par la contrariété, le plus souvent la rend débauche, de liberté naturelle qu’elle était. Détichez-vous de ce malheureux égoïsme, belle Ursule, et sans donner dans la débauche, qui est toujours un mal, mettez à la mode une aimable communité. Quoi! vous si parfaite, vous seriez le partage d’un seul! mais par quel motif? pour mettre tous les autres au désespoir sans doute, et jouir en despote féroce de leurs tourments. Non, non; plus belle que Gaussin, vous serez en même temps plus humaine encore. Mais (et c’est ce que je ne cesserai de vous répéter), prêtresse du plaisir, de Vénus, ou de la beauté, de l’amour enfin, vous sentirez l’importance de votre ministère, vous ne l’avilirez, vous ne le profanerez pas. Mon avis serait que vous vous acquissiez le respect des hommes, par la manière dont vous les rendrez heureux; que vous leur élevassiez l’âme, au lieu de l’abrutir en cela bien différente de la Circé de la mythologie, qui n’était autre chose qu’une belle Abéléré, dont l’amusement fut de dégrader par la plus crapuleuse débauche ceux qu’elle avait enivrés de ses faveurs. J’abhorre cette espèce de femmes. Je ne trouve pas même Ninon assez délicate: elle avait, dans l’exercice du sacerdoce amoureux, des légèretés choquantes. Je ne vous parlerai pas des actrices dont vous avez presque été la compagne: le trait des noyaux de cerise excite mon indignation à un point que je souffletterais la nymphe, si elle était là.
Par cette transition naturelle, je vais vous dire mon avis sur votre début.
Je méprise acteurs, actrices, danseurs, danseuses, figurants, figurantes, les chœurs masculins, les chœurs féminins, baladins, baladines, sauteurs, sauteuses, danseurs et danseuses de corde voltigeurs, voltigeuses, paradeurs, paradeuses; je mets tout cela dans le même sac, en dépit de la morgue de nos demoiselles des Français et des Italiens. Je suis absolument du sentiment de M. le marquis: vous ne devez pas vous mêler dans cette tourbe; vous êtes au-dessus de ces femmes-là. Songez donc à ce qu’est une actrice! Pour vous en former une idée, je voudrais que vous eussiez, comme moi, entendu siffler la sainval pendant plus de cinq longues années, à dater de son début, et de l’Épître très bien rimée, que lui adressa M. du Rosoi. Vous auriez vu alors ce qu’est une actrice, même avec du mérite, lorsqu’elle n’est pas aimée! je sais que votre charmante figure, et le genre où vous auriez donné, la danse voluptueuse, vous auraient mise à l’abri de ce revers. Mais encore vous presque marquise, ou approchant, quelque chose qui arrive, qu’auriez-vous été sur les planches? La petite Ursule: on aurait applaudi la petite Ursule quand elle aurait bien sauté, bien minaudé et au bout d’un certain temps, dès qu’elle aurait paru. Trois faquins, six petits maîtres, quatre abbés et deux crapuleux du parterre auraient dit: «Elle est ma foi gentille! je voudrais l’avoir ce soir! – je l’ai eu, moi. – Touchez là, nous sommes frères. – C’est une pauvre jouissance. – Vous l’avez dit! Voyez?…» Et certaine partie de son ajustement arrangée d’une certaine manière, aurait peint hiéroglyphiquement contre vous la plus grosse injure qu’on puisse dire d’une femme. «A-t-elle quelqu’un? – Non: depuis un temps, elle vit sur le commun. – On prétend qu’on est reçu à un louis. – Bon! (dit alors un des crapuleux); pardieu, je suis charmé de le savoir. – Elle a sa sœur avec elle (on fera cet honneur à Laure, avec qui on vous aura vue quelquefois), qui est encore plus humaine; elle est à douze francs. Oh! j’aime mieux celle-ci à un louis; c’est une fille à talents. – Elle est jolie! Mais si libertine! croiriez-vous qu’elle a presque tué six chanteurs des chœurs, douze figurants, et la. moitié de l’orchestre? – C’est une Messaline! – Autant vaut. – Oh! parbleu! je lui porterai mon louis!» reprend le crapuleux… Et voilà ce que j’ai vingt fois entendu dire de nos actrices, de nos grandes actrices!
Depuis longtemps, je cherche dans ma tête quelle est la classe où je dois ranger ce métier? Cela serait bientôt fait, si les comédiens ne jouaient que des Bourgeois gentilhomme, des Cocu imaginaire, des Médecin malgré lui, du Dancour, du Dufresnil, une fois ou deux du Regnard; des Tuteur dupé, des Hommes dangereux, des Philosophes, des Sganarelle; des Mariages Samnites, des Réduction de Paris, et des Comédies italiennes. Mais ils jouent les Horace, le Cid, la Mortde Pompée, Athalie, Phèdre, Britannicus, Mérope, Alzire, Mahomet, Inès, le Siège de Calais, la Veuvedu Malabar, les Druides, le Père de famille, Eugénie, Nanine, le Duel, le Tartuffe, le Misanthrope, les Femmes savantes, les Précieuses ridicules, le Joueur, le Dissipateur, la Gouvernante, l’Écoledes mères, le Préjugé à la mode, le Glorieux, Ésope à la cour, la Partiede chasse, etc. Ils représentent la Surprisede l’amour, l’Épreuve, la Mèreconfidente; Arlequin sauvage, Rose et Colas, Lucile, Silvain, Zémire et Azor, l’Amoureuxde quinze ans. Ils donnent à l’Opéra les Iphigénie, Alceste, Castor, le Devin, Electre. Et je m’arrête un moment à réfléchir: si les acteurs sont méprisables, de vils baladins dans les pièces d’abord citées, ils sont des rôles honorables dans les secondes, Par exemple, dans le Duel, Victorine, Antoine, les Vandeck, ont des rôles qui me charment. Dans Eugénie, le vieil Anglais son père, est un homme respectable, la fille, une jeune personne vertueuse et charmante. Il n’est rien là qui puisse avilir l’acteur ou l’actrice; au contraire, ils sont dans ces occasions les prêtres de la bonne morale et de la vertu. Mais quand je vois un George Dandin et sa gaupe de femme; un Pourceaugnac, et les friponnes qui le dupent un Sganarelle, un Moncade et son valet à bonnes fortunes; une Agathe, dans les Folies amoureuses; ces basses bouffonneries des Comédies italiennes; quand je vois l’air platement comique que l’acteur donne à des héros dans Henri IV, dans la Réduction; une Eliane trois fois ridicule le casque en tête.; alors je ne puis m’empêcher de voir l’identité des acteurs, des actrices, avec les baladins, les baladines du boulevard; et ce n’est pas une question si ces derniers sont méprisables: Taconet, en savetier, ne rend pas la nature, il la charge et la dégrade: or il est bien certain que Pourceaugnac, George Dandin, l’Avocatpatelin, sa femme, le berger Agnelet, etc., ressemblent comme deux gouttes d’eau à Taconet. Donc il est honteux, dégradant d’être comédien, et surtout comédienne. Quelle que soit la morgue des femmes de cette classe, combien ne sont-elles pas au-dessous d’une fille telle que vous!
D’ailleurs, l’état d’actrice, de danseuse, me paraît contraire à mes projets à votre égard: et il faut vous avouer ici, que le marquis, emporté par une idée de jeune homme, aurait persisté dans sa première idée de vous faire actrice sans mes observations. En effet, vous êtes la mère de son fils, et ne fut-il jamais qu’un fils naturel, il n’en tiendra pas moins à la maison de ***; il pourra être officier, etc., voudriez-vous que ses confrères lui disent un jour que sa mère était une excellente danseuse à l’Opéra? Cette raison seule a fait changer le marquis d’idée.
Si nous considérons le théâtre quant au fond, c’est-à-dire philosophiquement par ses effets, il n’est pas plus honorable, que par son écorce: cet état, quelques plaisirs qu’il nous donne, est légalement flétri, et c’est toujours descendre que d’y entrer: sa flétrissure est juste, premièrement par ses effets sur les mœurs; deuxièmement par le genre d’imitation auquel il assujettit les acteurs et les actrices, les danseurs et les danseuses. Examinons ces deux articles.
Premièrement, les effets du spectacle dramatique sur les mœurs sont toujours nuisibles, quelle que soit la pièce, au moins à une partie des spectateurs: car si la pièce est l’Ecoledes maris, par exemple, tous les spectateurs y apprendront qu’il faut que les femmes soient telles que nous les voyons de nos jours, libres, folles, coureuses de bal et de promenades, coquettes pour la mise, insubordonnées. Qu’il faut tromper, vilipender les maris sensés, qui ne veulent pas que leurs épouses suivent cette conduite indécente, destructive de toute retenue, de toute économie, de tout bon gouvernement dans le ménage. Molière dans cette pièce, digne du feu, a été le plus dangereux des corrupteurs, le plus mauvais, des citoyens, le plus punissables des auteurs. On va cependant tous les jours sans scrupule à l’Ecole des maris; on y va rire des bonnes mœurs, approuver les mauvaises; les Maris de la capitale et des provinces y vont comme de vrais benêts, applaudir ce qui les fait journellement enrager chez eux! Et la leçon ne sera pas infructueuse pour leurs dignes épouses! Comment regarder les deux actrices principales, les deux sœurs, dans l’Ecoledes maris? Comme les prêtresses de l’impudence, de la perversité, de l’insubordination, de la coquetterie: rôle infâme, ministère abominable, détestable, digne des peines les plus sévères, et à leur défaut, de l’infamie justement jetée sur les comédiens. Vous voyez, belle Ursule, que pour démontrer l’infamie de la profession, je ne vais pas chercher des auteurs obscurs; je prends Molière, le grand Molière, ce grand corrupteur, qui faisait sa cour aux dépens des mœurs, sous un roi aussi galant que glorieux: je prends Molière, dis-je, ce véritablement grand homme, qui aurait eu assez fait pour la gloire, et bien mérité de ses concitoyens, après le Misanthrope, le Tartuffe, les Précieuses ridicules, les Femmes savantes, ces éternels chefs-d’œuvre de bon goût et de bonne morale. Aussi remarquez que dans ces quatre drames sublimes, l’homme divin qui les a faits, y prêche directement une morale opposée à celle de l’Ecole des maris. La coquette est abandonnée par Alceste, parce qu’elle veut vivre comme la femme de l’Ariste de l’Ecoledes maris. La femme du Tartuffe ne vit pas comme celle de l’Ecoledes maris. Que fait-il dans les Précieuses ridicules, que de ramener les femmes à la noble simplicité de la nature? Mais dans les Femmes savantes, ce grand homme prévoit les abus actuels; il y fronde d’avance, et ces bibliothèques, qu’on prétend ouvrir aux femmes, et la manie de vouloir leur donner l’éducation des hommes, parce qu’elles sont la moitié du genre humain; (notez ceci, belle URSULE elles sont la moitié du genre humain; et la tourbe méprisable des Gynomanes prétend les élever comme si elles étaient le genre humain tout entier!) Il me semble, en voyant les efforts de nos Homoncioncules-femmelettes, pour faire des hommes de nos femmes, entendre encore ce vigneron grossier et bourru de Saint-Bris, qui, au milieu de ses concitoyens assemblés sous la Halle, se plaignait de ce que Dieu avait fait des femmes. Comme il était à demi instruit, il repassait les torts qu’elles avaient fait au genre humain, en commençant par Ève, descendant à Hélène, de celle-ci à la marquise de Brinvilliers, et de cette dernière à sa femme, ainsi qu’à toutes les méchantes femmes du bourg.»Eh! pourquoi Dieu, qui est tout-puissant (s’écria ce nouveau Garot), n’a-t-il pas donné aux hommes la faculté de se reproduire? pourquoi les a-t-il affligés de ces Etres détestables et maudits, qui ont amené l’Enfer sur la terre?» etc. Nos Gynomanes en font autant que ce brutal. Ils veulent qu’il n’y ait plus qu’un sexe; que tout soit homme. Mais la femme est la plus belle fleur de la nature. Cet Etre charmant, en le laissant ce que l’a fait cette bonne nature, est le puissant lénitif qui adoucit les hommes; l’attrait qui les réunit, les attache les uns aux autres: d’où vient donc le détruire? Car c’est le détruire que de lui donner l’éducation des hommes; que de lui ôter son aimable ignorance, sa naïveté, enchanteresse, sa délicieuse timidité; que d’empêcher qu’il ne soit le parfait opposé de l’homme courageux. Maudit soit celui qui ravira pour jamais à l’homme l’inexprimable plaisir d’être le protecteur, le défenseur, le rassureur de la femme contre ces craintes enfantines, qu’il est si ravissant de calmer!… Il faut donc laisser femmes les femmes; comme il ne faut pas efféminer les hommes. Et c’est ce qu’a voulu nous enseigner Molière, par sa comédie des Femmes savantes.»Mais, me dira-t-on, ces bonnes pièces sont donc utiles aux mœurs? – Oui et non; comme répondrait le Sphynx: oui, à la lecture; non, à la représentation. C’est le second membre de ma première proposition, que la représentation des pièces, quelles qu’elles soient, est contraire aux bonnes mœurs. J’en appelle à tous ceux qui vont au spectacle: les jeunes hommes y voient plus l’actrice que la morale: ils ne sont occupés, durant tout son jeu, qu’à la désirer, à la convoiter; et comme il en est peu qui puissent parvenir jusqu’à elle, voici ce que j’ai vu cent fois: les femmes de plaisir abondent aux environs des spectacles; le jeune homme ému, en sortant, aperçoit-il quelqu’une de ces malheureuses qui ait dans sa parure ou dans sa figure quelque rapport avec sa déesse de théâtre, il se livre à cette Céléno, perd avec elle un argent nécessaire et sa santé. Ce ne serait que demi-mal, si on réalisait le Projet que m’a montré l’autre jour un bonhomme, qu’au premier aspect je pris pour un sot. Mais la lecture de son manuscrit me détrompa. Il est intitulé Le Pornographe, ou la Prostitutionréformée; il y donne des moyens de rendre les prostituées moins pernicieuses pour les mœurs, sans danger pour la santé, etc. Je l’ai lu avec surprise, et j’ai senti le chagrin le plus vif, en prévoyant que le préjugé empêcherait que jamais on exécutât ce plan de réformation. La représentation de toute pièce, d’après ce point de vue, est dangereuse pour les jeunes hommes. Elle l’est également pour les jeunes filles et pour les femmes. Combien en est-il qui ont ensuite cédé à un amant, coiffé, costumé, parlant, se tenant comme tel acteur qui les avait enchantées! Si j’ai vu cent jeunes gens se perdre, en trouvant à certaines prostituées de la ressemblance avec la (…) (parce que de nos jours les hommes et les femmes sont tous jetés dans le même moule; qu’il n’y a plus d’allure ni de marche de caractère, mais seulement une façon d’exister générale imitative; de sorte que par le dos, on ne saurait distinguer aujourd’hui les hommes et les femmes de même taille). Si j’ai vu cent jeunes gens se perdre, j’ai de même également vu des jeunes filles se donner à la ressemblance des (…), etc. Quelles que soient les pièces, les représentations théâtrales sont donc nuisibles aux mœurs du spectateur. Eh! combien de fois la sage et touchante (…) n’a-t-elle pas excité la tempête dans de jeunes cœurs, qui venaient de la voir jouer soit Eugénie, soit Lindane, soit Angélique, ou tout autre rôle honnête! Cette actrice, la décence même, qui est touchante, sans être belle, parce qu’elle a la forme de l’innocence, de la candeur, était encore plus, dangereuse que la (…), que la voluptueuse (…), que ces lubriques danseuses de l’Opéra, qui réunissent la figure la plus provocante à la mise rappelante, aux talents enchanteurs…» Mais c’en est assez là-dessus: je dirai tout à l’heure où je prétends en venir. Deuxièmement, le genre d’imitation auquel le drame, tel qu’il soit, assujettit les acteurs et les actrices, les dégrade, les avilit; rend leur profession indigne du titre d’art libéral et libre. Rien de si aisé à prouver. – Qu’est-ce qu’un mime, un comédien, un acteur? – C’est un imitateur. – Comment imite-t-il? – Ce n’est pas, comme le peintre, en se servant de sa main, pour rendre sur un corps étranger l’image de la nature: le comédien, le danseur pantomime rend la nature vivante dans sa propre personnels comme le singe. S’il le fait pour s’amuser, se divertir, rire avec ses amis, c’est une singerie divertissante, c’est un jeu d’enfant. Pour sentir la vérité de ce que je dis là, il suffit de rentrer en soi-même; la raison le dit. Mais s’il le fait pour divertir des gens qui le paient, c’est un bouffon, et ce mot emporte avec lui, chez toutes les nations, l’idée d’un homme vil; on sent encore cela. Quelles en sont les raisons? C’est que cet homme, ou cette femme, fait à l’égard des autres hommes un rôle d’infériorité; qu’il les divertit comme ses maîtres; un rôle de singe, en un mot, exercé à divertir en les imitant, des êtres au-dessus de lui. Et une fille comme URSULE R**, devant qui tout homme de bon sens, ou qui aura des sens ne pourra s’empêcher de fléchir le genou, descendrait au rôle de danseuse, de sauteuse, d’imitatrice! elle qui est une souveraine adorée, deviendrait l’être soumis qui gambade pour divertir une assemblée de tous les ordres de citoyens, pour leur donner publiquement le plaisir d’admirer son petit pied, sa jambe jusqu’à la cuisse, sa gorge, ses beaux cheveux? Elle se fatiguera, elle se mettra à nage, pour obtenir d’insultants bravo! des battements de mains, des encouragements enfin comme on en donne aux dogues du Combat du Taureau! Fil fi! URSULE R**, la belle Ursule, plâtrée de rouge irait gâter son beau teint, sa peau délicate! elle irait se donner en spectacle, comme un objet de curiosité, à tant par personne, comme la Géanteprussienne, ou le Nain polonais! fi!… Ce n’est pas tout ce que j’ai à dire contre l’imitation des comédiens. Vous conviendrez que toutes les pièces ne sont pas des chefs-d’œuvre; qu’il s’y trouve des folies, des choses déraisonnables; que de plats, de sots auteurs mettent bien des platitudes et des sottises dans la bouche des acteurs; des paroles à double entente, des calembours, etc.; qu’une actrice, une danseuse, sont obligées de se laisser baiser la main, le visage; de répondre à des propos qui blessent l’honnêteté; que la seconde, si le compositeur des ballets l’a voulu, est forcée de faire d’indécentes pirouettes, etc. Eh! quelle honte, pour un être doué de raison, quelle humiliation, quelle dégradation de se voir nécessitée, par exemple, à se remplir la tête des fadaises d’un N***, d’un D***, d’un C***, etc.? de s’identifier au personnage que ces sots ont créé; de parler comme lui et comme eux, et d’être devant un public, confondu pendant trois heures avec leur sot personnage! je ne sais comme on envisage cela dans le monde: mais pour moi, je soutiens que ce point seul est une flétrissure, dont jamais le comédien ne peut se laver: c’est pis que passer par la main du bourreau…
Il paraît que les comédiens Italiens l’ont senti, lorsqu’ils ont arrêté que les pièces seraient examinées deux fois. Je trouve qu’ils ont eu raison par rapport à eux; puisqu’ils risquent tant à se charger de pièces nouvelles! mais des gens qui ont avili deux fois le bon Henri sur leur théâtre, qui ont admis des Mariages…, un rôle d’Eliane, etc., mériteraient que les auteurs obtinssent contre eux un arrêt qui les déclarât indignes d’examiner les pièces, et qui les obligeât à recevoir avec respect tout ce que les auteurs leur présenteraient, avec la seule approbation du censeur de police. Les Français sont plus sensés; ils ont le jugement plus sûr et s’avilissent moins mais auraient-ils dû jouer (…)?
L’intérêt devrait-il les empêcher de rejeter à jamais certaines farces du grand Molière, telle que le Bourgeois gentilhomme, la plus méprisable de toutes? l’Avocatpatelin? le Légataire; l’Espritfollet; la Femmejuge et partie, et cent autres fadaises, que les prétendus partisans du bon goût loueront tant qu’ils voudront, mais qu’un profond examen m’a prouvé ne devoir plaire qu’aux sots, ou aux méchants? je ne suis pas au bout des reproches à faire aux comédiens comme individus, et à leur métier, comme profession. Ils jouent les ridicules! ils les étendent morbleu! ils les propagent! ils les font passer de la ville aux provinces. Grandval a plus fait de fats en France, que tous nos petits maîtres de la cour. Ceux-ci ont créé les ridicules prétendus aimables: Grandval en a été l’apôtre; ils les a joués divinement, et ils ont plu, ils ont charmé, les femmes surtout. Les comédies de Regnard et les pièces de Nicolet ont plus conduit de valets et de filles domestiques à la Grève, que la potence n’en a effrayés. Je me souviens qu’un jour, un jeune homme de famille menait un notaire de Paris, qui est un officier public, dont l’état a réellement de l’importance, il le menait, dis-je, chez son avocat, pour une transaction. Ils étaient en fiacre. Ils descendirent; le jeune homme payait. Il arriva que par hasard le notaire tira sa montre: «Monsieur, lui dit le jeune homme, en ricanant de ce ton persifleur si fort à la mode aujourd’hui est-ce que je vous ai aussi pris à l’heure?» Le notaire, homme sensé, plia les épaules, et par une gravité bien placée, imposa au jeune étourdi. Je demandai à celui-ci, d’où vient-il s’était permis ce mauvais bon mot? «Ma foi je n’avais pas envie de l’insulter: mais hier j’en entendis un pareil aux Italiens, et cela m’est revenu.» L’impudence des valets et des soubrettes est encore un autre inconvénient du théâtre; cela passe dans la société, avec l’esprit d’intrigue, etc., etc., etc., mille fois.
Résumons: sous tous les points de vue, le comédien est un homme avili, et doit l’être. La comédienne est avilie en raison double; parce que outre ce qui lui est commun avec l’acteur, elle a encore ce qui est particulier à son sexe; une plus grande impudence à s’exposer sur le théâtre; l’encan de ses charmes, et les mœurs particulières à ces sortes de filles, leur inconduite affectée, leur insolence, leur égoïsme, le sot orgueil, la puérile vanité, dont le plus affiché prostitutisme ne les garantit pas.
Tout ce que j’ai dit contre le théâtre est si vrai, belle Ursule, que lorsque vous étiez bégueule, c’est moi qui conseillais à Laure de vous conduire au spectacle; je louai exprès une loge à l’année. Laure me demanda un choix de pièces, afin de savoir les jours, et elle me pria de les lui marquer sur le catalogue de l’Almanach des spectacles. Je lui répondis: «N’importe quelle pièce, toutes iront également au but, dès qu’elle en verra la représentation.» Dans la vérité, il n’y a pas de choix à faire, si ce n’est pour la lecture; jamais pour la représentation; le poison distille de la bouche des acteurs et des actrices. Pour séduire la belle Parangon, je ne demanderais que de pouvoir la faire conduire par votre frère trente fois de suite au Préjugé à la mode, ou à la Gouvernante, ces deux chefs d’œuvre de bonne morale: je garantis qu’à la trentième, si ce n’est avant, la belle dame serait la plus complaisante des maîtresses.
Je vous vois d’ici froncer ces deux beaux sourcils, qui se prêtent si bien à vous rendre majestueuse, quand vous le voulez: «Que me débite-t-il là, lui, dont les principes relâchés admettent tout ce qu’il dit qu’inspire la comédie représentée?» Vous avez raison, charmante fille: mais j’ai raisonné d’après les idées communes, dont j’ai tiré des conséquences vraies. J’ai ôté aux comédiennes leur considération, d’après vos anciens principes, pour que vous ne soyez jamais tentée de croire vous donner du relief en entrant dans une troupe, fût-ce celle de l’Opéra, ou celle, plus honorée encore, de la comédie française. Pourquoi prendre un état qui ne nous élève pas, qui peut nous rabaisser, et qui a un caractère? Or ce caractère est honteux dans la comédienne; la preuve, c’est qu’un comédien ne sera reçu ni avocat, ni conseiller, ni président, ni capitaine, ni pourvu d’aucun grade civil ou militaire. Restez donc sans caractère; vous serez capable de tout, voilà mon avis: et sans doute le vôtre, puisque vous avez déféré si docilement aux conseils du marquis, lors même que votre frère paraissait indifférent là-dessus? je crois que c’est une grande inconséquence de la part d’Edmond! puisqu’une sœur comédienne, fut-elle Melpomène ou Thalie, et la sagesse même, est toujours une tache. Et puis vos parents le sauraient tôt ou tard: d’où vient leur donner gratuitement un pareil chagrin? car ce ne sont pas là de ces choses qui se puissent cacher: Edmond n’y a pas songé en vérité! Au lieu que votre intimité honorable avec le marquis est une chose qui se cache d’elle-même, et à laquelle on donnera la couleur qu’on voudra.
Je sais par Laure que vous lisez beaucoup depuis quelque temps: j’aurais fort désiré d’être consulté sur vos lectures, que j’aurais dirigées comme j’ai fait celles de votre frère. Il s’est quelquefois écarté de mes conseils; mais ce n’a pu être qu’à ses dépens. S’il a fait servir pour vous le choix fait pour lui, c’est mal; son choix était masculin; il vous en faut un féminin, et le sexe n’est pas plus différent de vous à lui, que le doit être le genre de vos lectures. Vous allez en juger, par le catalogue de sa bibliothèque.
Point de journaux: cette lecture rend paresseux, décideur et superficiel. L’histoire ancienne dans les sources; le trop estimé Rollin l’a gâtée, c’est mon avis, que j’appuierai sur des preuves, quand on voudra. 1. Les historiens grecs, savoir Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse, Joseph, Philon, Plutarque, Arrien, Arpien (qui est peu sûr, ainsi que) Dion Cassius, Hérodien, Zozime, Procope, Agathias, Socrate le Scholastique, Sozomène, Evagre, Nicéphore, Manassès, Cedrenus, Zonare, Nicéphore Caliste, Nicéphore Gregoras et Nicétas; 2. Les historiens latins, Salluste, César, TiteLive, Patercule, Quinte-Curce, Cornelius Nepos, Valère Maxime, Tacite, Florus, Suétone, Justin, Spartien, Lampride, Végèce, Capitolin, Vopisque, Ammien et Eutrope; 3. Les poètes grecs, Homère, Hésiode, Sapho, Anacréon, Pindare, Théocrite, Bion et Moschus; les dramatiques, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane et Ménandre; 4. Les poètes latins, Lucrèce, Virgile, Lucain, Stace, Silius Italicus; les satiriques, Horace, Perse, Juvénal; les élégiaque Ovide, Properce, Catulle, Tibulle; les comiques, Plaute, Térence; le tragique, Sénèque; le fabuliste, Phèdre; le caractériste, Théophraste.
Voilà les premières sources de toute bonne littérature, en y joignant les philosophes, Platon chez les Grecs, Cicéron, Sénèque, chez les Romains; les économistes, tels que Columelle et Varron; Celse le médecin; Vitruve l’architecte; Suidas.
Le choix des livres modernes a été le plus long et le plus difficultueux; celui des anciens est tout fait les Siècles intermédiaires d’eux à nous, les ont jugés, pour ainsi dire à l’égyptienne, et n’ont laissé passer que ceux dignes d’être lus: mais les modernes, sont d’un triage difficile! Voici, pour ces derniers, comme j’ai composé la bibliothèque de votre frère: 1. L’Esprit des lois: c’est un livre d’homme, que celui-là! 2. La Bruyère. 3. Machiavel, dont je lui recommande de lire un chapitre tous les soirs en se couchant. 4. De l’esprit. 5. L’Émile, et tous les ouvrages de Rousseau de Genève. 6. Tous les ouvrages de Voltaire. 7. Les livres de Physique jusqu’à Nollet. 8. Buffon, avec des notes de ma façon. 9. L’Encyclopédie, première édition. 10. Bayle. 11. Spinoza. 12. L’abbé Raynal, de la Conquêteet du Commerce des deux Indes. 13. Tous les ouvrages de nos Philosophes actuels. 14. Nos poètes dramatiques, tragiques, et comiques. 15. Prevôt, Mme Riccoboni, et tous nos bons romanciers. 16. L’Histoirede France. 17. Il n’a pas Don Quichotte, livre dont la réputation est mal méritée, mais il a Gil Blas. 18. Il n’a pas d’opéras-comiques, de comédies ariettes, ni d’opéras, mais il a Shakespeare. 19. Il a l’Andeux mille quatre cent quarante, etc.; mais il n’a ni la Dunciade, ni Clément, ni Gilbert, ni… etc. 20. Il a Moréri. 21. Les Lois romaines. 22. Les Lois françaises. 23. Les Projets de réformation, que je ne regarde pas comme des chimères, ainsi que le fait un certain auteur prétendu comique, dans une comédie sans intrigue et sans intérêt: je dis que les rois et les ministres n’étant que des hommes, les idées d’autres hommes peuvent les éclairer, et n’y eût-il dans un projet qu’une chose à prendre, il vaudrait mieux que la comédie sans comique de l’homme dont je parle. Je n’oublierai jamais ce mot d’un despote asiatique à ses ministres: «Vous ne sauriez tout penser; ne rebutez point ceux qui pensent; il y a souvent à profiter dans les projets qui paraissent les plus chimériques Que la jalousie ne vous fasse jamais rejeter ce que d autres ont pensé: discerner le bon, et l’exécuter, c’est plus que de l’avoir imaginé.» 24. Il apprend par cœur Corneille, Racine, Molière, La Chaussée, Crébillon.
25. Votre frère ne tient de moi aucun livre licencieux; je les regarde comme des poisons; et si vous en avez eu de lui, comme je l’apprends, il les a reçus d’ailleurs: je le désapprouve fort de les avoir lus; je ne lui pardonne pas de vous les avoir prêtés: je crains même que le tort qu’ils vous ont fait ne soit irréparable; mais jetez-les au feu, et pour préservatif, lisez, je vous en supplie, deux ouvrages que je lui envoie, le Traité de l’Onanisme, et le Livre d’Astruc.
Tous les livres de votre frère, à l’exception du Voltaire et des Théâtres, ne sont pas faits pour vous, belle Ursule; et les deux derniers ne vous conviennent que par occasion. Voici comme je composerai votre bibliothèque particulière: 1. Les Opéras-comiques, dont vous ferez votre lecture favorite, et toutes les Comédies ariettes, dont vous vous étudierez à bien savoir les airs, pour briller en compagnie. Cela n’a pas le sens commun: mais une jolie femme, pour être à la mode, doit paraître ne pas l’avoir. 2. Tous les romans, exceptés ceux des Scudéry: ainsi vous aurez la Princessede Clèves, Mme de Villedieu, Hippolyte Douglass, le Sofa et tout Crébillon fils, Angola, les Bijoux indiscrets, le Grelot, les Lettres d’un Singe, celles du Marquis de Rozelle, l’Héloïse; en un mot tous les romans qui sont bien écrits. 3. Le Chansonnier français, l’Anthologiefrançaise. 4. les Contes des Fées. 5. Les Mille et Une Nuits, les Mille et Un Jours; et si vous pouvez en trouver un exemplaire, les Mille et Une Faveurs, que vous lirez avec le marquis, en faisant bien la naïve; car il ne faut pas imiter une jeune personne de dix-neuf ans, avec laquelle je les lisais un jour, qui trouvait toutes les anagrammes obscènes beaucoup mieux que moi.
Je crois que voilà tout pour votre bibliothèque; les romans qui ont quelque mérite, garniront une pièce entière. Pour l’histoire, la philosophie, la physique, fuyez tout cela; une femme savante, ou seulement pensante, est toujours laide, je vous en avertis sérieusement, et surtout une femme auteur…
À propos! qu’est-ce donc que m’a dit Laure? que vous vouliez écrire. Ah ciel! une femme autrice! mais c’est le comble du délire! Examinons cela ensemble de sang-froid; car à vous parler sincèrement, je n’en ai rien cru; ainsi vous êtes désintéressée. Il me semble que si je voyais à la promenade une jolie femme qui me plût infiniment, dont je ne pourrais détourner la vue, il suffirait de me dire: – Elle est autrice: elle a fait tel et tel ouvrage, pour m’inspirer à son égard un dégoût si complet, qu’il irait jusqu’aux nausées. – Pourquoi cela, me direz-vous? – Ah! le voici, ma belle. Une femme autrice sort des bornes de la modestie prescrite à son sexe. La première femme auteur est, je crois, Sapho: elle écrivit en vers, comme quelques-unes de nos belles d’aujourd’hui. Je leur demande si elles souhaitent qu’on leur attribuent les mœurs de cette lesbienne? Toute femme qui se produit en public, par sa plume, est prête à s’y produire comme actrice, j’oserais dire comme courtisane: si j’en étais cru, dès qu’une femme se serait fait imprimer, elle serait aussitôt mise dans la classe des comédiennes, et flétrie comme elles. Ainsi, je ne permettrais d’écrire qu’aux femmes entretenues et aux actrices. J’accorderais aux autrices le privilège flétrissant des filles de théâtre, qui les soustrait au pouvoir paternel: car c’est là surtout ce qui établit la bassesse des comédiennes, les tire du rang, de citoyennes, et les place dans la clam des prostituées. Si jamais vous en veniez à vous faire inscrire, il faudrait que les circonstances les plus malheureuses vous y eussent réduite; ce que toute la prudence humaine ne peut quelquefois prévoir. Vous, pourriez écrire alors, si vous en aviez le talent: mais il faudrait faire des ouvrages utiles aux femmes seulement, en leur dévoilant tout ce qui les dégrade, sans jamais vous donner l’air d’instruire les hommes! Si vous avez besoin d’un guide dans cette carrière, ne prenez jamais un savant de l’Acade; ces messieurs ne sont pas propres à vous y diriger; ils gâtent les ouvrages des femmes, par leur régularité pédantesque. J’en ai vu l’exemple le plus frappant au sujet des Lettres de Catesby, cet ouvrage charmant d’une femme que j’excepte de cette critique, ainsi qu’une autre non moins célèbre?: le libraire de Catesby connaissait un philosophe; il le consulta sur le manuscrit: celui-ci le jugea inférieur aux Lettres de Fanny, de la même auteur. Pour son honneur, il faut croire, qu’il ne l’avait pas lu, ou que la philosophie ne se connaît guère en élégance et en intérêt.
Il ne me reste plus à vous dires pour terminer cette longue lettre, premièrement qu’un mot sur les préjugés écoutez-les, toutes les, fois que leurs chimères peuvent avoir des effets réels sur l’esprit de ceux que vous aurez intérêt de ménager.
Deuxièmement que je vous crois beaucoup plus facile à conduire que votre frère, qui tient des bas-Bourguignons pour l’entêtement. C’est un vice des paysans de tous les pays, mais surtout des paysans français. Il en est peu d’aussi malheureux, non par le genre de notre gouvernement, qui est fort bon, mais par les charges, et par les seigneurs, qui ont trop d’autorité. Dans un village, comme le vôtre, où il n’y a pas de seigneur visible, parce que c’est un corps, où l’on a des bois communaux, où les habitants s’assemblent pour des affaires d’intérêt commun, pour des nominations de syndics, de collecteurs, de pâtres, on est républicain comme un Genevois, entêté, fier, ou du moins patriarcal, comme votre père. Au lieu que dans les autres villages, où séjournent les seigneurs, on est bas, rampant, souple; mais sans énergie, sans capacité pour le bien. Tous ces villages policés ne valent pas le vôtre: on a beau y fêter les seigneurs, ils ont beau faire du bien, la manière dont ils le font, empêche qu’on ne les aime. Je m’applaudis de ce que vous n’êtes pas née dans ces derniers endroits; vous en avez l’âme plus noble, vous en êtes plus capable des grandes choses. À la vérité, vous auriez été Rosière: mais où cela vous aurait-il menée?… À propos des Rosières, c’est une épidémie depuis quelque temps. Je ne sais qu’en penser, et au fond de l’âme, j’ai senti que je désapprouvais ces. institutions, avant de pouvoir m’en rendre raison à moi-même. Ce n’est que cette répugnance machinale, qui m’a fait en chercher la cause. J’ai d’abord vu que la vertu de village est simple, naïve, sans prétention, et que le Rosiérat détruit ces trois qualités, pour y substituer une dangereuse émulation, l’envie, l’hypocrisie. J’ai ensuite vu que pour augmenter le mal, les seigneurs et les dames de paroisse venaient eux-mêmes donner le prix, en étalant leur magnificence aux yeux de simples paysans – ce qui fait tenir à ces bonnes gens, un propos que j’ai entendu: «Mais qu’avons-nous donc fait à Dieu, nous qui sortons d’Adam, comme ces gens-là, pour être pauvres, impuissants, méprisés, tandis…» J’ai ensuite observé, que des endroits voisins d’un rosiéra, il se faisait une émigration nombreuse de laquais, de femmes de chambre, de cuisinières, qui venaient en foule à Pans, éblouis par la magnificence du seigneur et de la dame; que plusieurs de ces filles devenaient des catins, etc. J’en ai conclu, que si on institue des Rosières, il faut éviter de mettre de l’ostentation dans la cérémonie; que ni les seigneurs ni les dames ne doivent y donner de l’éclat; la vertu de village est une violette, que fane l’air de la ville, ou la présence de: ceux qui l’ont, l’or, les diamants l’éclipsent, au lieu de la faire briller… Mais je sors ici de mon sujet. Revenons-y, et je termine.
Il est nuisible pour nos intérêts bien entendus, surtout pour ceux d’Edmond, que vous soyez femme de théâtre: il faut éviter toute espèce d’avilissement, ou ce qui est tel aux yeux du monde. Si vous avez des galanteries, il faut qu’elles aient un air philosophique, et qu’au lieu de vous avilir, elles vous élèvent au contraire par-dessus tout ce qu’on nomme décence bourgeoise. Il faut être libre, et si vous sacrifiez jamais votre liberté, il faut que le personnage soit si grand, qu’il y ait de l’honneur à dépendre de lui. Il faut compenser par des vertus réelles tout ce que le vulgaire appelle vice; il ne faut ni étourderies, ni folies, ni rien qui puisse faire dire au peuple: ces filles-là dépensent comme elles gagnent. Une jeune et jolie personne de ma connaissance avait reçu d’un magistrat son amant les fleurs les plus rares: il lui prit fantaisie, après qu’elles furent arrangées dans la corbeille de son parterre, de les fouler aux pieds, en dansant dessus. Ce trait la fit traiter de G… par son coiffeur, et par tout le village.
Adieu, belle Ursule. Vous voyez que je ne suis pas un si mauvais moraliste. Consultez-moi donc avec confiance, et soyez sûre, que je ne vous répondrai pas comme à tout le, monde mais conformément à ce qui vous sera utile, suivant les circonstances.