Lettre 170. Fanchon, à Edmée.

[Comment a été poignardée Ursule, et consolant récit de ses bonnes œuvres, avec ses lettres secrètes.].


13 janvier 1764.


Ô ma chère sœur, ouvre-moi un asile dans tes bras! je suis environnée d’horreurs et d’effroi! Mon mari, si raisonnable, si pieux, si sensible, marche sombre, morne; il ne fait pas attention à moi (c’est la seconde fois que ça lui arrive, et c’est la marque des grands malheurs!…) depuis une fatale lettre qu’il a reçue. Ah! j’en ai reçu ensuite une plus fatale! elle me montre Ursule mourante, expirante, rendant le sang à flots!… Je la vois; je vois son sang; sa lettre en est presque effacée, et à peine la puis-je lire!… Ô Dieu! vous ne voulez pas que nous ayons même la consolation de voir ses vertus! vous nous l’enlevez quand elle édifie, afin d’épouvanter tous ceux qui donneront dans le vice, et pour qu’ils ne se fient pas sur une tardive repentance!… Hélas! la pauvre sœur l’a eue sincère et parfaite; et si Dieu, comme il n’en faut pas douter, lui a remis la coulpe, il ne lui a pas remis la peine: c’est ce que me disait tout à l’heure M. le Curé… Ma chère sœur, on sait ici comme l’infortunée marquise est morte, et je vais te faire ce pitoyable récit.


L’Infortuné induit en erreur par un mot de Laure, qui ne voulait que se débarrasser de ses remontrances, a cru que la pauvre sœur revivait fille avec M. le marquis, sur un pied malhonnête. Il en a été si indigné, qu’il est entré en furie, oubliant qu’il était lui-même sous la main de Dieu qui le châtiait, ou plutôt s’en souvenant trop bien! et se regardant comme un instrument de punition, qui devait exécuter les vengeances du Dieu terrible. Il a été du côté de l’hôtel du marquis, la rage dans l’âme. Il semblait que la céleste justice lui amenât sa victime – personne dans la rue; Ursule descendant seule de la voiture, le domestique qui avait ouvert la portière, s’étant arrêté à ramasser quelque chose qu’il avait laissé tomber. Ursule a trébuché en descendant: le malheureux, voyant, ou croyant voir par tout cela, une fille, qui n’était pas trop respectée, il s’est avancé, et la revoyant jolie, à la faible clarté qui restait (car c’était le soir à la chute du jour), il n’a plus douté qu’elle ne fût coupable. Transporté de rage et désespéré, il a pensé en lui-même: Tombe au fond de l’enfer, et moi avec toi. Il a frappé, en disant… ce que porte la fatale lettre que je tiens!… Le domestique n’est venu qu’à temps, pour recevoir sa maîtresse qui tombait sans pousser un cri. D’abord, il ne voyait pas le sang, et croyait qu’elle venait de faire l’aumône à un gueux qui s’éloignait: l’autre domestique, qui était encore derrière le carrosse, et qui regardait ailleurs, n’est accouru qu’appelé par son camarade, pour lui aider à porter leur maîtresse mourante, et qui ne se plaignait toujours pas, sinon qu’elle a dit: «Ôtez-moi d’ici; je me trouve mal.» Il a donc eu le temps de s’éloigner à pas lents, et se retournant souvent, comme il a fait. On a placé notre infortunée sœur sur son lit; la plaie s’était presque refermée; le sang s’était caillé, et ne coulait plus. Elle a mis la main à la plume, et m’a écrit: mais elle n’a pu achever de tracer le dernier mot; le sang lui sortait par la bouche. Elle est expirée, avant qu’on ait pu lui donner aucun secours; et il n’y avait pas à lui en donner. Son ancienne femme de chambre qu’elle a toujours eue avec elle, a pris sa lettre pour moi, et l’a serrée, pour me l’envoyer sous une enveloppe, à cause du sang qui la tachait, et qui ne permettait pas de la mettre ainsi à la poste; et voici ce que m’écrit cette pauvre fille:


Lettre de Marianne Frémi, à Fanchon.


Madame,


La lettre ci-incluse vous apprend la perte que nous venons de faire! Hélas! Madame n’est pas la plus à plaindre! C’est ceux qu’elle laisse ici, et surtout moi, qui n’avais de soutien qu’en elle! Je l’ai toujours aimée, mais surtout en ces derniers temps, où elle vivait comme une sainte, n’ayant en rien les défauts des dévotes que j’ai connues: car ma chère maîtresse n’était que douceur et bonté envers un chacun de nous et surtout envers moi. Je n’ai jamais vu une pareille humilité et bonté: elle nous servait dans nos maladies, nous excusait dans nos fautes, et si nous faisions quelque chose de bien, elle l’exaltait au-dessus du peu qu’il valait; sa maison était un paradis, et par elle seule. S’il y avait quelque différend entre les gens de la maison, dès qu’elle le savait, elle y courait, non pour gronder, mais pour réconcilier; on l’a vue maintes fois demander pardon pour celui qui avait tort. Tout le monde en avait quelquefois les larmes aux yeux; et quand elle passait devant son monde, avec l’air gracieux qu’elle savait prendre, quoique quelquefois elle vînt de pleurer, un chacun était transporté de joie de son salut obligeant. Elle n’oubliait pas le moindre garçon d’écurie, et elle disait un mot à chacun la première fois qu’elle les voyait de la journée: et elle veillait à ce qu’il ne manquât rien à personne, tant pour le linge, que pour la propreté des habits; quant à la nourriture, elle venait y voir elle-même tous les jours à la cuisine sans manquer, pour que tout fût bon et proprement. Ses charités pour les pauvres ne se bornaient pas à donner; elle leur rendait toutes sortes de services par la famille de son mari, et par son mari lui-même dans le derniers temps. Mais il fallait la voir servir les pauvres dans les prisons! elle descendait au fond des cachots, et tâchait de toucher ces âmes dures, par les plus tendres discours, au point qu’elle a fait souvent pleurer les geôliers eux-mêmes, et quelquefois le coupable. Le saint jour de Noël, qu’elle a été poignardée, j’étais avec elle aux cachots elle avait toutes sortes de rafraîchissements avec elle, qu’elle a donnés; elle a fait changer la paille; elle avait obtenu un adoucissement pour les fers de deux malheureux, et elle a elle-même frotté avec une pommade adoucissante les places rouges et douloureuses des chaînes: elle en a fait manger un; elle l’a fait nettoyer devant elle; elle a calmé sa rage emportée, en le plaignant, en pleurant sur lui. Ce misérable l’a bénie, lui qui ne faisait que maudire, depuis le moment qu’il avait été pris. Je ne finirais pas de vous tout raconter. Je la quittai ce jour-là, en passant devant notre porte, le mauvais air des cachots m’avait suffoquée, et je n’en pouvais plus: mais ma maîtresse était infatigable; elle ne voulut pas omettre la Tournelle. C ’est en revenant de là… Ô madame! elle est sainte, et je la prie, depuis le malheur; car elle a fait tout ce qu’ont fait les saints… Que ne puisse vous tout dire! Quand son mari la méprisait… mais il est mon maître, et je le respecte comme elle m’en a donné l’exemple. Je finis, madame; me disant avec considération,


Votre, etc.


Je vous envoie une terrible lettre! dont vous augurerez une chose qui fait frémir.


On peut dire, ma chère sœur, que voilà un bel éloge de la pauvre infortunée, qui, si elle avait encore eu quelques taches, en aurait obtenu la remise, par sa cruelle mort et sa sainte résignation. Mais ce coup-ci m’accable encore plus que tous les autres. Mon Dieu! j’avais une si tendre et une si bonne amie, et vous me l’avez ôtée, quand je l’aimais, et quand elle m’aimait si tendrement!… Car je ne saurais rendre la moitié des amitiés qu’elle me faisait: et vous savez, chère sœur, qu’elle n’oubliait personne de la famille. Nos affaires, à tous, prospéraient par elle, et par l’excellente dame Parangon, qui souvent se cachait sous le voile de notre sœur, comme je l’ai quelquefois découvert par les lettres d’Ursule, que je vais joindre à la mienne, très chère Edmée; te priant et conjurant d’en avoir soin, comme de reliques précieuses, pour me les rendre à ton voyage ici, que j’espère, et dont j’ai si grand besoin! Elles sont enveloppées dans un parchemin, pour les mieux conserver, sur lequel est écrit de la main d’elle-même, à ma prière:


Lettres particulières d’Ursule R**, Marquise de***, à sa sœur Fanchon, Fme Pier. R**.


1ère.


Je vais reprendre avec toi, ma très chère sœur, mon ancienne manière de tout écrire et de te confier mes moindres pensées. Me voilà enfin dans ce mariage si désiré autrefois, et que des malintentionnés firent manquer! Ils me persuadèrent d’agir comme une folle, et je le fis; parce que j’étais réellement folle. Tu sais ce qu’il m’en a coûté! mais tu n’imagines pas, ma chère Fanchon, ce qu’il m’en coûte encore! M. le marquis a découvert une partie des horreurs auxquelles j’ai été exposée; mais il ignore celles auxquelles je me suis dévouée volontairement: je les lui aurais avouées, si je ne nuisais, en cela, plus à mon fils, et à lui-même, qu’à ma propre tranquillité. Cependant, depuis qu’il a su que j’étais veuve du porteur d’eau, il n’est sorte de dédain qu’il ne me marque. Hélas! s’il savait seulement la moitié de ce qui s’est passé dans ce lieu d’horreur!… Il ne me touche qu’avec le plus grand mépris; il emploie avec moi des expressions révoltantes. Mais je suis obligée à tout souffrir, et je m’humilie sous la main de mon mari et sous celle du Dieu juste qui me châtie. L’un de ces jours, qu’il me dégradait de la plus outrageuse manière, mes larmes coulèrent pour la première fois, et je lui dis: «Monsieur, songez que cette vile créature est la mère de votre fils…» Il parut interdit. Ensuite, il se mit à rire, en disant du ton le plus insultant: «Si tu me l’avais fait après ta belle vie débauchée, je le renoncerais…» Il a ensuite ajouté bien des choses au sujet du porteur d’eau; me faisant les demandes les plus indécentes et les plus humiliantes. Je n’ai répondu que par mes larmes, versées bien sincèrement. Quand il m’a eu quittée, j’ai été offrir ces peines à Dieu, et je suis sortie pour aller servir les pauvres; ayant toujours soin de me faire suivre du plus affidé des domestiques de mon mari, afin qu’il lui rende compte de mes moindres démarches, comme je sais qu’il l’en a chargé. Car huit ou dix jours après notre arrivée ici, il fit entrer ce garçon dans ma chambre à. coucher, comme j’allais me mettre au lit, et il lui dit ces propres paroles: «Farisar, je te fais le surveillant de cette femme que j’ai épousée par raison, quoique je la méprise, et je la rends dépendante de toi comme de moi-même: suis tous ses pas, qu’elle le veuille ou non; si quelqu’un, homme ou femme, montait en carrosse avec elle en chemin, comme ce ne pourrait être que pour un motif de libertinage, je t’ordonne d’y entrer, et d’y demeurer, tant que ces personnes y seront. Si cette femme voulait monter dans quelques maisons suspectes, tu t’y opposerais; je te donne à cet égard toute autorité, même d’employer la force. – Et je vous en prie aussi, Farisar, ajoutai-je: ce que monsieur vous prescrit est ce qui sera ma sauvegarde; et ne croyez pas que je murmure de cet ordre, ou que je le trouve rigoureux; non, non, je mérite de plus grandes rigueurs aux yeux de Dieu, que tout ce que peuvent me faire les hommes. – Ne te fie pas à ces discours, Farisar! c’est une ruse diabolique.» Depuis ce moment, ce laquais est devenu mon maître: c’est lui qui règle mes sorties, et je suis obligée de le consulter en tout, afin d’avoir sa permission; jusque-là qu’il voit mes lettres: ce qui m’est le plus pénible. J’espère cependant qu’il ne verra pas celles qui sont pour toi, ma chère sœur. Ces humiliations tempèrent bien la petite vanité d’être marquise de nom; car je suis servante d’effet, et au-dessous des servantes qui ne reçoivent des ordres que de leur Maître et maîtresse. Cependant, je bénis Dieu de cette humiliation.


J’ai peu dont je puisse disposer, mais je retranche sur la dépense de mes habits pour faire quelques bonnes œuvres, et Farisar paraît lui-même fermer un peu les yeux. Adieu, chère bonne amie sœur; prie Dieu pour moi: car je souffre beaucoup de mille autres choses, dont je ne parle pas. Mais qu’est-ce que tout cela en comparaison de ce que je mérite?


P.-S. – Tu ne répondras jamais à ces lettres de confidence; il ne le faut pas.


2ème.


Depuis ma dernière, il m’est arrivé un mal plus grand que tous les autres, puisqu’il m’attaque dans mon corps, et qu’il me prive de caresser mon fils. J’en ai averti humblement M. le marquis, le suppliant de songer à lui. Je m’attendais à ce qui est arrivé: mais j’ai fait mon devoir, car je dois veiller à sa conversation. Il m’a traitée outrageusement, m’accusant de ce qui ne peut être, quoiqu’il sût très bien le contraire. Il a voulu, ou feint de vouloir, chasser Farisar; enfin, il s’est conduit… Mais je mérite tout. Prie Dieu pour moi, ma très chère sœur. Voilà une terrible épreuve!


P.-S. – Mon fils se porte bien; il est charmant, et promet beaucoup. Je ne veux vivre que pour lui, et pour ma pénitence voilà mes deux consolations.


3ème.


Un peu de consolation, très chère bonne amie, se mêle aux peines dont je t’ai parlé: mon surveillant, ce laquais que, mon mari a fait mon maître, était l’un de ces jours dans mon, cabinet de toilette à ranger quelque chose. Je souffrais beaucoup et M. le marquis venait de me traiter fort mal. J’entendis Farisar soupirer et pleurer. Un instant après son maître l’appela: «Qu’as-tu donc? (je l’entendis). – Ma foi, monsieur, ma maîtresse, Mme la marquise votre femme, est la plus respectable dame que j’ai vue de ma vie. C’est une sainte et je ne veux plus être, employé à son service, que pour l’honorer et me recommander à ses prières. – Elle t’a séduit, mon pauvre sot! Va, c’est une rusée coq… – J’ose vous assurer, monsieur et cher maître, et vous jurer par tout l’attachement que vous m’avez toujours su pour vous, que vous vous trompez au sujet de madame, et qu’un jour vous aurez regret à tout ce que vous lui dites et faites. – Monsieur Farisar, gardez vos prédictions pour vous-même, ou pour les faquins de votre espèce, et faites ce que je vous ordonne sans examen.» Cependant le discours de ce garçon a fait quelque impression sur mon mari. Je le trouve plus réservé… Ah! s’il savait tout! comment me traiterait-il?


4ème.


Je me trouve enfin, ma chère bonne amie sœur, dans une situation supportable de la part de mon mari. Il ne m’humilie plus au point où il le faisait. Car il faut te dire enfin qu’il avait ici deux impudentes créatures qui étaient mes maîtresses, et qui me faisaient souffrir toutes sortes d’humiliations; jusqu’à m’obliger à les servir à table, debout derrière leur chaise, tandis qu’elles mangeaient avec M. le marquis. Elles m’ont réduite à pis encore: mais cela ne saurait s’écrire à Fanchon Berthier. D’ailleurs ai-je des droits? Non, non, je n’en saurais avoir et tout ce qui m’afflige, ce sont les fautes que fait M. le marquis. Hélas! nous sommes assez coupables pourquoi nous charger de nouvelles iniquités, et augmenter le trésor de colère amassé sur nos têtes!… Enfin, il a cessé d’hier. Les deux créatures sont renvoyées, sans que j’aie dit un mot pour me plaindre. Farisar transporté de joie est venu m’annoncer cette nouvelle. Le pauvre garçon était hors de lui-même. On m’a dit qu’après l’ordre donné, il s’était jeté aux genoux de son maître, et qu’il lui avait souhaité mille bénédictions. De ce matin, la somme dont je puis disposer est augmentée. Farisar m’assure que M. le marquis instruit de l’usage que j’ai fait du peu que j’avais, en a été édifié: «Ainsi que moi, madame, ajoute-t-il, qui vous regarde comme la bénédiction de la maison de mon maître. Et veuille le Ciel, qu’elle en reçoive les effets, en vous possédant longtemps!».


Voilà ce qui se passe. Cependant M. le marquis m’a encore parlé fort durement à dîner, et il lui est même échappé un vilain mot… que je mérite, mais qui n’en est pas moins dur dans sa bouche.


Je me trouve en état, ma très chère sœur, au moyen de mon augmentation, de t’envoyer une petite somme, pour, sans me nommer, soulager nos pauvres compatriotes: c’est particulièrement les veuves chargées d’enfants, surtout cette pauvre Claudine Guerreau, qui en a sept; son sort m’a quelquefois tiré des larmes. Je te recommande encore cette pauvre veuve Madeleine Brévin, qui s’est laissée séduire par le fils de Jacques Bérault, notre parent: nous lui devons plus qu’à une autre; c’est peut-être Edmond et moi qui avons corrompu son séducteur, et qui l’avons perdue; elle avait bien vécu fille et femme: pourquoi ne se serait-elle pas bien comportée veuve? Tu m’enverras sa pauvre enfant; c’est aussi notre parente, par le sang de son père; j’en prendrai soin, et je ferai disparaître ici, dans l’obscurité que Paris favorise, la honte de sa naissance. Quant à toi, ma chère Fanchon, et à toute notre chère famille j’entretiens déjà mon fils de ce qu’il faudra faire pour vous: cela sera d’un autre genre, si je vis, ou que mon fils, comme je l’espère conserve à votre égard les sentiments que je lui inculque. Ô! l’aimable enfant! et qu’il m’est cher! J’en suis tendrement aimée, et respectée, plus qu’une mère ordinaire, qui serait de la condition de M. le marquis. Il semble que ce cher enfant veuille me dédommager des humiliations auxquelles son père m’a condamnée, quoiqu’il les ignore absolument, au moins de ma part. Ma femme de chambre m’assure que, je dois ces dispositions de mon fils, non seulement à la tendresse de mes soins, mais aux discours de Farisar: elle l’a entendu un jour dire au jeune comte: «Mon cher jeune maître, Mme votre mère est une sainte, et il n’y a pas de femme au monde comme celle que vous avez le bonheur d’avoir pour mère.» Et comme le jeune comte (ajoutait cette bonne fille) sait que son père a une entière confiance dans ce garçon, un pareil discours de sa part a fait une grande impression sur lui. Voilà, ma chère bonne amie sœur, une grande consolation pour moi! quoique je la doive à ce bon domestique, qui peut-être, gagnera son maître, non pour m’en faire aimer, mais, pour le ramener à des sentiments qui fassent un jour la paix de son cœur.


5ème.


Lorsqu’une partie de mes désirs sont remplis, ma très chère sœur, et qu’une partie de mes peines cessent, il m’en vient d’autres, non moins cruelles! Où est mon infortuné frère?… Tandis que je suis marquise, moi la plus coupable (car nous savons que sa peine flétrissante n’a été que l’effet d’un malheur), il erre, et sûrement gagne sa malheureuse vie aux travaux les plus rudes, ou mendie son pain, un pain bien amer! Ô! ma chère sœur! on dit qu’on l’a vu! et où vu? je ne sais qui me l’a dit, car on paraît se cacher de moi: mais j’ai entendu, ou cru entendre ces mots: En pauvre, n’ayant qu’un bras; il a demandé l’aumône à Mlle Fanchette. C’était sûrement d’Edmond! qu’un bras!… Dieu tout-puissant, que signifie ce mot!… qu’un bras!… Ô! mon Dieu!… Prie Dieu pour lui et pour moi, chère sœur!… Perclus, mutilé, il n’est pas plus malheureux que moi!… qu’un bras! mon frère!… Ô! Fanchon Berthier! toi si pieuse, si méritante, invoque ton Dieu sur le malheureux Edmond et sur sa coupable sœur! Ses peines m’indiquent celles que je mérite.


Je t’envoie une nouvelle somme, que tu iras recevoir à V*** toi-même: le port est payé. J’y ai joint des présents pour toi, pour ton mari, tes enfants; Pour nos frères d’Au**, et notamment pour la chère Edmée, la plus chérie après toi, et à l’égal de toi, de celles qui ont honoré de leur nom et de leur foi quelqu’un de mes frères. Agréez ces faibles marques d’un sentiment inépuisable, éternel, infini. Adieu, aimée, chérie à jamais belle-sœur, et plus que sœur.


6ème.


Ô chère, amie sœur! quelle lettre je viens de lire! C’est Mme Parangon qui me l’a copiée comme tu vois! «Avant-hier, j’ai baisé le seuil de ta porte; je me suis prosterné devant la demeure de nos vénérables parents. Je t’ai vu; et les sanglots m’ont suffoqué. Ton chien est venu pour me mordre; il a reculé en hurlant, comme si j’eusse été une bête féroce! tu l’as pensé toi-même; tu as lancé une pierre; elle m’a atteint; c’est la première de mon supplice…, s’il n’est pas trop doux, pour… un parricide. Ta femme t’a appelé; vous avez été aux tombeaux. Je vous devançais. Vous y avez prié. Et tu as dit à ta femme: «La rosée est forte; la pierre est moite; le serein pourrait te faire; allons-nous-en…» La rosée! c’étaient mes larmes! EDMOND le malheureux.» Dieu tout-puissant! faites miséricorde à votre affligée servante! mais cette lettre a brisé mon cœur. La rosée! c’étaient mes larmes! Ô le pauvre infortuné! combien donc en avait-il répandu!… Ah! je sens pourtant un mouvement de joie! il lave ses fautes et les miennes dans ce déluge de larmes! il nous régénère et nous baptise tous deux dans ce torrent de larmes!… Pauvre cher frère! pauvre ami! mais pauvre abandonné de tout le monde, pendant que ta sœur est servie!… Mon Dieu! je vous offre mon sang, tout indigne qu’il est de couler devant vous! je vous l’offre, mon Dieu! pour achever d’effacer dans les flots de ce sang versé les crimes que mon pauvre frère efface avec ses larmes!… À tout moment, ce mot retentit à mon cœur: C’étaient mes larmes! Mon cœur bondit et tressaille à chaque fois que je répète… La rosée! c’étaient mes larmes! Jamais, jamais le ne me suis sentie dans la situation où je me trouve…


Emploie suivant mes intentions ce que je t’envoie, chère amie. Mes pauvres sont fort bien, à ce que j’ai su par celui qui m’est venu voir ici de ta part. Songe surtout à Edmée Bertrand elle m’est chère à plus d’un titre, ainsi que sa bonne sœur Catherine.


7ème.


Très chère amie! j’éprouve des horreurs depuis quelque temps: je ne te les répéterai pas; je les ai écrites en frissonnant à Mme Parangon, presque malgré moi, sachant l’impression qu’elles devaient faire sur cette respectable et sensible femme. Je crois que le terme de ma carrière n’est pas éloigné: c’est pourquoi je répète à mon fils, depuis quelques jours, tout ce que je lui ai recommandé à votre sujet, très chère sœur. Il soupçonne d’avoir fait l’aumône à son oncle; et depuis ce moment, quoiqu’il y ait, bien six mois, l’enfant répète de temps en temps ces terribles paroles, que lui a dites le pauvre: «Voilà où m’ont réduit le crime, et le goût effréné du plaisir.» Quel autre qu’Edmond aurait prononcé d’aussi terribles paroles, en recevant l’aumône d’un enfant! C’était moi qui avais donné l’argent à mon fils. Hélas! Si j’avais su en soulager la misère de mon infortuné frère, j’aurais donné tout ce que je possède, et ma vie avec, et mon âme, tout moi-même!…


Pauvre malheureux! Il n’avait qu’un œil, et qu’un bras!… Il périt en détail! et moi… Oh!… Dieu prendra ma vie d’un seul coup. Mais par quelle main!… Dieu! dissipez les effrayantes idées qui se présentent à mon imagination troublée!… Dois-je donc périr de la main de mon frère! serons-nous tous deux dans les mains de la céleste vengeance un instrument de punition et de crime, comme nous fûmes dans celles de la céleste colère un instrument de corruption et de chute!… Malheureux Edmond!… malheureuse Ursule!… Exemples vivants et terribles de la punition exigée de crimes affreux!… Mais, hélas! n’y avait-il donc ni séduction insurmontable, ni humaine faiblesse, qui puissent les faire excuser!… Non!… Redoutable non! que j’entends sans cesse, tu ne me conduiras pas au désespoir… Ô mon Dieu! vous ne châtiez pas ceux que vous abandonnez; mais vos enfants, ceux que vous voulez ramener à vous, votre bras vengeur s’appesantit sur eux, et les punit avec sévérité, pour leur faire trouver un jour dans votre sein paternel le rafraîchissement et la paix. Amen.


P.-S. – Je dispose de tout ce que je puis, chère amie sœur, en cette occasion, que je crois la dernière. Je me recommande à vos prières à tous: car mon cœur bat, et la main du Seigneur s’appesantit sur moi.


8ème De Mme Parangon.


Je ne sais que penser, ma très chère Fanchon, de la situation où se trouve notre Ursule: elle vient de m’écrire une lettre effrayante. Au reste, son imagination vive réalise bien des choses, qui ne sont pourtant que des chimères. Ce n’est pas que la situation de l’infortuné ne me cause à moi-même la plus sombre terreur! Dieu! quel état! et ne pouvoir ni le soulager ni le rencontrer! toujours caché à nos yeux!… Ah! je le sens, il est un Dieu qui est celui des vengeances; il fait éclater toute sa puissance sur de faibles créatures et la grandeur de son courroux les agrandit en quelque sorte, pour les faire trouver digne de l’exercer!…


Je suis dépositaire de beaucoup de choses de la part de la chère marquise: c’est à vous que tout s’adresse; mais je souhaiterais vous les remettre ici, chère Fanchon, s’il était possible, pour bien des petites raisons. J’aurais d’ailleurs un plaisir infini à vous y recevoir.


9e De la même.


Ma chère Fanchon! Je ne crois pas aux prodiges ni aux pronostics: cependant je suis épouvantée de ce que je viens de voir et d’entendre. Je regardais avec attendrissement le portrait d’Ursule, qui est dans ma chambre à coucher. Je l’ai vu se remuer, ou du moins il me l’a semblé; ensuite j’ai trouvé son visage pâle, et sa chair plombée. J’ai appelé Toinette. Tandis qu’elle se disposait à venir, j’ai distinctement entendu ces mots: Ursule est morte. Effrayée, j’ai de nouveau appelé vivement Toinette, qui est entrée en courant. le lui ai dit de regarder le tableau. Elle l’a trouvé comme à l’ordinaire, quoique je le visse toujours changé. Enfin, je lui ai demandé si elle n’avait rien entendu en venant? «Si, madame: la petite Duchamps, disait à une voisine, Ursule est morte. C’est une fille de trente-deux ans, que son frère le soldat, qui la croyait libertine, sur de faux rapports, a tant battue à son arrivée, qu’elle n’en a pas relevé.» J’ai compris alors la raison de ce que j’avais entendu: mais celle de la pâleur du portrait m’étonnait encore, lorsque Toinette m’a dit: «Mon Dieu! madame, comme le portrait est pâle!» Je l’ai regardé, et il l’était effectivement. Mais j’en ai bientôt découvert la raison, dans un rideau de taffetas vert, que le vent soulevait par intervalles. Je me suis donc tranquillisée. L’heure de la poste est venue. J’attendais une lettre avec impatience, à cause de la dernière d’Ursule, qui avait rempli mon esprit de trouble et de tristesse. Le facteur n’arrivait pas. J’ai envoyé Toinette chez le directeur. Il n’y avait rien pour moi: mais elle a vu donner une lettre pour vous au commissionnaire de V***. C’était l’écriture de la femme de chambre d’Ursule, à ce que m’a dit Toinette, qui la connaît bien: le cachet était noir. Cela m’inquiète et me rassure. Le dessus de vos lettres est presque toujours de l’écriture de la femme de chambre, pour tromper les curieux de Paris. Mais ce cachet en noir? Tirez-moi d’inquiétude, ma chère Fanchon, le plus tôt possible.


Voilà, ma chère sœur, le récit fidèle de tout ce qui s’est passé: car cette lettre de l’excellente dame est d’avant-hier. Je te prie de lui présenter la terrible lettre que je te confie, mais avec prudence, en l’assurant de mes très humbles respects, et tâchant d’affaiblir sa douleur, qui, je crois, ne le cédera pas à la nôtre; surtout en lui exprimant le désir que j’ai de conserver sa précieuse amitié. Je ne doute pas qu’elle soit instruite. du malheur par mon mari, qui ne m’en avait pas parlé, de peur de me trop affliger.


Adieu, chère sœur Edmée.


(Il y eut ici dix années sans aucune lettre à Fanchon, qui fût relative à sa sœur Ursule. Enfin, Edmond étant mort, comme on l’a vu dans la CCLXXVIèmedu PAYSAN, Fanchon écrivit à Edmée la lettre suivante.).


Dernière lettre. La même, à la même.


[Dernier adieu dit aux morts.].


Tout est fini! ma chère sœur! une même tombe couvre trois corps… Ils sont aux pieds de nos chers père et mère!…


Après l’arrivée de ces tristes restes à la maison paternelle, où on les a déposés, suivant la demande de Mme Parangon, nous les avons environnés d’un luminaire, et nous nous sommes proposé de les veiller mon mari et moi, tour à tour, et tous deux ensemble. J’ai commencé la première, et au milieu de la nuit, seule, j’ai voulu ouvrir le cercueil d’Ursule. J’y ai porté la main sans trembler; mais, j’étais en larmes; et je l’ai ouvert!… Ô ma sœur!… un cadavre desséché!… hideux… Je me suis prosternée, et j’ai crié merci à Dieu. «Voilà donc la beauté! Cette fille que les hommes poursuivaient, qu’ils s’arrachaient, qu’ils punissaient avec la rage d’une passion rebutée! la voilà! la voilà! venez la prendre à présent, malheureux! venez l’arracher à la mort! au tombeau! venez contempler d’un profane regard où est la beauté qui vous charma!…» J’ai fait couler mes larmes sur ce cadavre, restes encore chéris de celle que j’ai tant aimée… Je l’ai laissé ouvert,… J’ai voulu voir les deux autres… J’avais de les revoir une faim avide… J’ai découvert le cercueil, où sont réunis ceux que la céleste vengeance a toujours séparés; j’ai vu… Ô déplorable objet, le malheureux Edmond, les cheveux sanglants, la bouche encore remplie du sang qu’il a vomi… à côté, celle qu’au tombeau seulement j’ai pu nommer ma sœur!… tranquille, comme pendant le sommeil, seulement pâlie: ses beaux cheveux ombrageaient son front noble et modeste, sans le, couvrir. J’ai porté ma bouche… hélas, c’était une glace que j’ai baisée…


Je me livrais à cette vue sanglotante, ne me connaissant quasi pas, quand j’ai entendu quelque bruit. Je me suis retournée. C’était mon homme. «Que faites-vous, ma femme! – Oh! oh!… Je, dis adieu aux morts! ai-je fait. Ma chère femme, avez-vous pu découvrir… – Tiens (je l’ai tutoyé!) tiens, regarde… Ursule… c’est Ursule que voilà!… Regarde! reconnais-tu celle que les malheureux ont profanée!…» Pierre s’est jeté à deux genoux, et a poussé un cri lamentable, qui m’a percé le cœur. «Ô ma sœur! ma pauvre sœur! voilà donc comme je vous revois!… Malheureux j’ai été orgueilleux de vous, dès votre jeunesse; je disais: j’ai une sœur qui est la plus belle des filles, et un jour quelqu’un de grand nom l’épousera!… Oui, j’ai eu cette idée plus d’une fois, dès sa tendre jeunesse! Hélas! j’ai lu la relation, qui m’a bien rabaissé mon orgueil! me le voilà bien davantage encore, que je vous vois là, de la main…; oh! oh! mon Dieu! que vous nous avez punis!… Ma chère femme, laissez-moi, ici; je veux veiller les morts, en attendant que demain, on les mette dans le lieu de paix!…» Et il s’est levé, me voyant attentive sans lui répondre, sur le cercueil d’Edmond; et s’étant avancé… Il a frémi; il a reculé… «Mon frère!… mon frère!…» Oh! quel cri! je crois l’entendre encore… Et il s’est avancé tout près comme pour le regarder. Mais je l’ai couvert, comme inspirée: «Il a dit que tu ne le verrais jamais! respecte la volonté. des morts!…» Mon mari s’est retiré, en criant «Ô Edmond! ô mon ami dès notre enfance; celui à qui j’ouvrais mon cœur, et qui m’ouvrais le tien! tout est donc fini… Non! non! je ne te verrai jamais! j’ai été, toi vivant, aussi près de toi que je le suis, en ce moment, toi mort, et je ne t’ai pas vu, parce que tu me l’as interdit! que je ne te voie donc pas, même après ta mort!… Oh! oh! que m’a douleur est grandeur. Mon ami! mon compagnon dans notre enfance te voilà donc revenu dans cette maison, où nous avons vécu, à nous aimant si tendrement, nous jurant de nous toujours aimer; t’y voilà donc! mais mort… à la fleur de ton âge!… Ma femme, appelez votre fils Edmond; qu’il vienne! qu’il vienne ici!» Et j’ai été chercher l’enfant: et son père l’ayant vu, il s’est jeté à son cou, en lui disant: «Voilà donc à présent mon seul Edmond!… J’en avais trois; je n’en ai plus qu’un!… Mon cher ami, tiens, sous ce voile que je n’ose lever, est ton parrain: regarde-le; mais il m’est défendu de le voir; regarde-le pour moi!» Et l’enfant a levé le voile, pendant que son père se couvrait le visage de ses deux mains. Et l’enfant a reculé de frayeur, disant: «Il est mort! Il est mort! – Oui! (a crié le père). Il est mort!… Ô mon fils! tu vois là le plus beau des enfants, quand il était à ton âge; le plus doux, le meilleur cœur, le plus pieux, le plus respectueux envers père et mère, le plus affectionné envers frères et sœurs! et le voilà mort, tué par Dieu même! Regarde, regarde! comme Dieu l’a tué! Il n’a qu’un œil… il n’a qu’un bras… Hélas! il n’a plus rien!…» Et l’enfant regardait, pendant que son père voilé de ses deux mains, versait des larmes, en suffoquant de sanglots. «Voilà, voilà où l’ont conduit la perdition de la ville, et les mauvais conseils, et les mauvais amis, et les mauvais exemples, et les flatteries, que lui faisait un chacun sur sa bonne mine, sur son esprit, sur son habileté; et il s’en est enorgueilli, excusable qu’il était, si jamais personne le fut; car il était en tout aimable, et agréable, et spirituel, et amusant, et plein de reparties fines; toujours obligeant envers un chacun, donnant, et faisant plaisir, autant qu’il pouvait: mais il a oublié Dieu, et Dieu l’a châtié, en père en colère…, pour le recevoir pourtant un jour dans son sein paternel avec bonté: car il l’a assez puni! 0 mon pauvre Edmond! que j’ai tant aimé! qu’il me semble que je n’aime ce petit Edmond-ci qu’à cause que tu me l’as tenu pour notre digne père, sur les saints fonts, que ton exemple du moins lui profite, et qu’un jour il lise ta vie dans tes lettres, pour y voir et comme tu t’es perdu, et comme Dieu t’a puni, et ramené à lui comme par force, à coups de verge de fer!…» Et quand mon mari a eu dit ces paroles, il est tombé à deux genoux, la tête penchée sur sa poitrine et pleurant. Et l’enfant lui a dit: «Mon père, et moi, si je perdais mon frère Pierre, je serais dolent tout comme vous.» Et le père s’est relevé. J’ai recouvert Edmond: car mon mari ne le doit point voir; mais il a jeté ses yeux sur Mme Parangon, et se trouvant dans les mêmes paroles que moi, il a dit: «C’est donc morte, ô la meilleure et la plus infortunée des femmes, que je devais vous nommer sœur!… Mon fils, vois dans ce cercueil bonté, beauté, grâces, générosité, toute vertu; c’est ta tante, Edmond, qui ne l’a été qu’un instant; elle est morte de douleur, et la voilà au cercueil, pour avoir innocemment placé son excellent cœur dans Edmond, avec trop de complaisance. Dieu l’a reçue dans son sein; car elle en est toute digne, et je la prierai plutôt, que je ne prierai pour elle.» J’ai alors dit à l’enfant: «Ici est ta tante Ursule.» Et l’enfant a détourné la vue du cadavre: «Ce n’est pas ma tante Ursule si belle, qui me caressait tant! – Si fait, mon enfant, a dit son père; la voilà cette sœur si belle, que j’ai tant aimée! la voilà… Dieu est juste… Tu ne verras son histoire que devenu tout à fait homme; car elle est bien terrible! mais elle a fait une rude et sincère pénitence, et si rude, que je la prie depuis sa mort, au lieu de prier pour elle: car sa vie de pénitence m’a souvent rempli de consolation. Elle a été marquise, et elle est morte poignardée… par son frère, qui la croyait dans le mauvais chemin… ou plutôt, c’est Dieu qui l’a tuée… Ma pauvre sœur! voilà donc ce qu’est devenu tant de beauté, d’innocence, de sourire gracieux, d’aimable droiture; le voilà!… Ô mort, que tu es difforme! Comme ta main décharnée efface tout ce qui fit l’admiration et l’orgueil des hommes!…».


Nous avons veillé toute la nuit, après avoir renvoyé l’enfant. Et à la pointe du jour, la grosse cloche s’est fait entendre, sonnant les plaints; et il semblait que chaque coup retentit à mon pauvre cœur. Et M. le curé est venu prier qu’on portât les corps à l’église: car il était dit, par la chère sœur, si peu longtemps femme d’Edmond, que les corps seraient mis dans la maison paternelle, et de là portés à l’église, comme venant de mourir. Et mon homme a répondu à M. le curé: «Comme il vous plaira: mais ces corps peuvent ici rester un peu, pour y être pleurés, comme il convient pleurer ceux qu’on a tant chéris.» Et il a été dit que ce serait à neuf heures, pour que la sainte messe fût célébrée sur eux. Et à neuf heures, tous nos frères et sœurs en deuil, à l’exception de vous, chère sœur, à cause de votre maladie, ont entouré les cercueils, et les ont voulu porter; mais les filles du village ont demandé à porter Ursule, et les femmes, la chère sœur si peu de temps. Mais mon homme et Bertrand se sont mis à la tête d’Edmond, et ont passé leurs deux mains dessous le portoir, appuyant l’autre sur la tête du défunt, et pleurant d’une si pitoyable manière, que tout le monde le leur est venu ôter, et il a fallu qu’ils le quittassent, ainsi que Georget et Augustin-Nicolas, qui avaient pris les pieds; et deux anciens amis d’école d’Edmond, en deuil, ont pris la tête, et on a marché; mon homme suivait, étant à faire pitié à un chacun, ainsi que tous nos frères et sœurs, Bertrand surtout: et tel était le saisissement où l’on était, que les chantres se sont arrêtés de chanter, et le pasteur lui-même ne pouvait parler. Et tout le village y était. Et comme on a été à la porte de l’église, voilà qu’est arrivée une belle grande dame, que je ne reconnaissais pas: mais à sa voix, j’ai entendu que c’était Mme Loiseau. Elle est venue à moi, et m’a embrassée en pleurant: «Voilà donc ce que j’ai tant aimé! (a-t-elle dit). Ma chère madame R**, hâtons la cérémonie. J’ai amené deux personnes, à qui la vue en serait funeste.» Elle a ensuite parlé à M. le curé, qui sur ce qu’elle lui a dit, a fait prendre le chemin de la fosse. Un chacun en était surpris, et les habitants du village, surtout les femmes, en ont murmuré. En ce moment, et pendant qu’on hésitait, ont paru les deux autres dames plus jeunes, dont l’une échevelée, fondant en larmes, et poussant des cris, s’est précipitée sur les cercueils; l’autre plus rassise, mais non moins endolorée, a demandé à voir encore une fois sa sœur. On a découvert sa tête. À cette vue, elle est tombée évanouie, tandis que l’autre regardait Edmond sans prononcer un mot. Je me suis approchée, et j’ai recouvert les deux cadavres, en disant: «Madame, j’ai le cœur aussi affligé que vous. Elle ne m’a rien répondu. mais elle m’a suivie, et les corps ont été portés à l’église. Ces deux dames étaient Mlle Fanchette, à présent Mme Quinci, et Mme Zéphire. On a célébré le messe et à l’endroit ordinaire du prône, le pasteur est monté en chaire, où il a dit: «Mes chers paroissiens; nous célébrons aujourd’hui les obsèques de trois personnes, dont deux sont vos compatriotes; vous les avez vus, et vous les avez aimés, car avant leurs malheurs, on ne pouvait les voir sans les aimer et chérir. Ils ont essuyé les plus grandes épreuves et les plus grandes tribulations: elles vous feraient frémir, si vous les saviez toutes! Mais leur pénitence des fautes qu’ils peuvent avoir commises a été si grande, si effrayante d’une part, si belle de l’autre, que je les regarde comme étant dans le séjour du repos. Si vous considérez leur mérite avant leur chute, personne n’en eut jamais davantage, ni pour le corps ni pour l’âme; si vous les considérez après, vous aurez la plus belle instruction, et le plus grand effroi du vice; car jamais ils ne se sont crus assez punis; ils n’ont jamais dit à Dieu: C’est trop! arrêtez, Seigneur! mais ils ont reçu avec ardeur les châtiments de sa main paternelle: et quand le coup terrible de la mort a été frappé sur chacun d’eux, ils ont offert leur vie, et béni Dieu. Chers enfants! qu’est donc le péché! s’il faut de si grands maux pour l’expier!… Quant à la dame que nous recevons ici avec eux, elle fut toute vertu et toute piété; vous avez connu sa famille, et son père était votre conseil elle a voulu être ici avec ceux qu’elle a aimés, ayant épousé Edmond R**, à jamais célèbre dans ce pays; et le jour même, il est mort écrasé, comme par la main de Dieu. Unissons nos prières pour ces trois chers défunts, qui seront un jour nos protecteurs auprès de Dieu, s’ils ne le sont déjà. Amen.».


Il est ensuite descendu de chaire, et il a achevé le service: après lequel on a porté les corps à la sépulture. La fosse était ouverte aux pieds de nos respectables père et mère, avec l’attention de ne point découvrir en aucune manière leurs restes vénérables. On a d’abord descendu le cercueil d’Ursule, qui est fort pesant, étant de plomb, et il a été placé aux pieds de sa bonne et tendre mère: mais la pesanteur avait donné un si grand ébranlement à la terre, qu’elle s’est éboulée, pendant qu’on arrangeait le cercueil, et on a vu à découvert les os des pieds dégarnis de chairs, de celle qui fut mère de douleur: ce qui a fait pousser à tout le monde un cri d’angoisse et de compassion. Et mon pauvre mari, criant: Ma mère! ma mère! s’est jeté dans la fosse, et a recouvert les pieds de sa mère, amoncelant la terre sur la tête d’Ursule, pour qu’ils y reposassent à jamais: et après s’être prosterné, en baisant cette terre et ces os, il est remonté, pâle et défait. Et un chacun disait, par un murmure de louange: «On voit le bon fils, jusqu’au dernier moment! il a recouvert les pieds de sa bonne mère morte, comme il la soulageait vivante!…» Il a fallu ensuite descendre le double cercueil, et mon mari a encore été dans la fosse, pour le soutenir, l’empêchant de vaciller, et qu’il ne tombât sur le cercueil d’Ursule. Et il a dit tout haut: «Voilà donc le dernier service que je te rends, ô mon pauvre frère Edmond! l’ami de mon enfance, le cher compagnon de ma jeunesse, le confident de toutes mes pensées. Adieu, Edmond! Adieu! adieu! cher ami, moitié de ma vie, porte-nom de mon respectable père, aux pieds de qui je te dépose, suivant ton vœu, afin qu’il te reçoive dans son sein au séjour des justes, où tu m’attendras, pour nous réunir tous un jour… Ô jour de réunion! je te salue!…» Et tandis qu’il parlait, un de ceux qui tenaient la corde du cercueil (car la fosse était profonde, à cause que notre sœur, la pauvre défunte Ursule, avait demandé d’être mise bien au-dessous de sa mère) a glissé du pied, et se serait tué en tombant, si mon mari ne l’avait retenu dans ses bras; car Pierre est le plus fort des hommes du pays et après l’avoir retenu, sans qu’il se soit fait le moindre mal, il l’a enlevé comme un oiseau, pour le mettre hors de la fosse. Mais cet homme tombant, le cercueil a vacillé, et la terre s’est éboulée, de façon que mon pauvre mari en était couvert. Et voilà qu’aussitôt, on a vu le cercueil de notre vénérable père; non du côté des pieds, mais du côté de la tête; et la planche déjà pourrie étant tombée, on a vu à découvert son chef vénérable, encore en son entier, ayant ses cheveux gris, tels qu’au jour de son décès; et il avait encore, quoique cave et décharné, cet air vénérable et doux, qui le rendait le plus gracieux des vieillards. Et mon mari voyant à nu la tête de son honoré père, est demeuré immobile, comme un homme éperdu, ou frappé de la foudre: puis tombant à deux genoux, il a prié, ses larmes coulant, comme jamais on n’en a vu. Puis se levant, il a dit: «Mon père! je vous revois!… mais mort! je vous revois le jour qu’on enterre à vos pieds, votre fils, qui portait votre nom, et votre fille chérie, qui tous deux vous auraient donné consolation, si vous aviez vécu! 0 mon père! ils sont morts! et votre fils aîné, ainsi que tous vos autres enfants, leur rendent les derniers devoirs!» Moi, l’entendant ainsi parler, je lui ai tendu la main tout éperdue: et il l’a serrée, en me demandant le fin bavolet de ma coiffure – et je lui ai donné le même que je portais à ma noce. Et il en a couvert le visage vénérable de son père, et puis s’est là tenu pendant qu’on jetait la terre dans la fosse, de peur que le voile ne se dérangeât. Et il a fait mettre la tête d’Edmond sous la tête de son père, comme la tête d’Ursule était sous les pieds de sa mère. Et quand la terre a été à la hauteur de ses père et mère, il l’a lui-même arrangée sur eux avec la main, fondant en larmes, prenant garde de rien déranger ni heurter; et il poussait des sanglots d’homme, si forts et si puissants, qu’un chacun en était effrayé. Et quand il a eu pieusement et finalement couvert la tête de son père, et les pieds de sa mère, mis ainsi en terre par mégarde, lors de leurs funérailles, il est remonté, et a fait signe à ceux qui couvraient, de cesser; et il a lui-même achevé de remplir la fosse de terre. Et quand elle a été toute comble, il a reposé lui seul les tombes de pierre de ses père et mère qui avaient été déplacées, prenant garde d’endommager les sculptures, qui y ont été posées et scellées de la main d’Edmond repentant. Et on a mis dessus un grillage tenu tout prêt, pour les préserver. Ensuite, Pierre et ses frères ont posé sur la fosse des trois corps, la tombe nouvelle, où il y a une inscription, qui porte ce qui suit:


Ci-gît Edmond R**,


bien né, de parents honnêtes et vertueux;


mais qui fut corrompu à la ville,


où il est mort misérable,


après avoir éprouvé les plus terribles châtiments.


Et sa femme Colette C**,


vertueuse dame,


autant que belle,


qui a voulu mourir,


et être enterrée avec lui.


Ci-gît Ursule R**, sa sœur,


Marquise de***,


Qui fut à la ville avec son frère,


Y vécut comme lui,


Et fut punie de même,


Après avoir fait (comme lui), une grande pénitence.


Qu’ils reposent en paix.


Amen.


La triste cérémonie achevée, on s’en est venu à la maison, où nous avons eu le spectacle touchant de la douleur des trois dames, dont je t’ai parlé! Mme Zéphire s’était contenue durant la cérémonie, priant, pleurant et regardant mon mari les yeux fixes: mais dès qu’on a été de retour, ses larmes, ses cris, son désespoir nous ont effrayés tous. Mlle Fanchette pleurait sa sœur avec aussi peu de modération. Il n’y avait, que Mme Loiseau qui, quoique très affligée elle-même, consolait tout le monde. Mon mari a parlé en particulier à Mme Zéphire, et elle a paru se calmer un peu. Elle nous a tous embrassés, jusqu’aux enfants, et elle a demandé à partir sur l’heure. Ce qui a été fermement secondé par Mme Loiseau. Les trois dames sont donc reparties sans avoir rien pris à la maison. Mme Zéphire a voulu avoir quelque chose qui eût été aux trois défunts, et elle l’a serré avidement. Mon mari n’a pas dit un mot sur leur prompt départ: il les a reconduites à deux cents pas, et s’en est revenu, ayant un air quasi calme. Il n’a pas ouvert la bouche, le reste du jour, si ce n’est pour me prier de manger, avec des paroles douces et affectueuses, comme jamais il m’en ait dites.


Voilà ma chère sœur, ce qui vient de se passer. J’ai oublié de te dire que M. Loiseau n’est pas de retour de Paris, où il est resté, pour les affaires des défunts, et de leurs enfants. Nous voici enfin seuls, au milieu des débris de notre famille. Mon mari est toujours sombre et pensif: mais soumis comme il l’est aux volontés de Dieu, je ne crains rien de son chagrin pour sa chère santé. Nous espérons tous beaucoup de consolation du fils d’Ursule, et des autres enfants; que Dieu bénisse, ainsi que les morts.


FIN des lettres.


L’ouvrage que vous venez de voir, lecteur, est pris dans la belle nature, telle qu’elle existe au village, comme vous devez l’avoir remarqué dans les lettres de FANCHON. La religion, l’honneur y triomphent de la perversion et du libertinage… Malheur sur celui que ces lettres n’auront pas ému, touché, déchiré! il n’a pas l’âme humaine; c’est une brute.

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