[Le séducteur profanait la sainte amitié, en la ressentant comme il ne méritait pas de le ressentir. Il donne trop tard des maximes de retenue.].
7 juin.
C’est moi qui vous réponds. J’ai lu votre lettre. Vous avez eu tort de me fuir, Laure; et si ce tort n’était pas l’origine de tout ce que vous avez souffert, de tout le dommage que vous vous êtes causé à vous-même, je vous le pardonnerais aisément! mais comment voulez-vous que je vous pardonne le mal que vous avez fait à mon amie, à ma compagne, à celle que je regardais comme une autre moi-même? Insensée! Comment veux-tu que je te pardonne!… à moins que je n’espère réparer tout le mal que tu t’es fait!… Va, ce n’est ni ta beauté, ni ta vertu, ni tes mœurs que j’ai aimées, c’est toi; et tu me restes!… viens, non dans les bras d’un amant… jamais! jamais!… viens renaître dans le sein d’un ami! connais-moi, toi qui m’a quitté, qui m’a redouté, compare-moi aux autres hommes, et donne-moi un nom, si tu peux le trouver!
P.-S. – Lisez le papier ci inclus, Laure, et montrez-le à votre cousine.
(On voit que Gaudet ne sait comment s’y prendre, pour réparer le mal qu’a fait sa fausse doctrine; et ceci est beaucoup plus en faveur des mœurs, que le plus beau traité de morale.).
Ce qu’on ne peut faire.
I. Il n’est pas d’actions défendues absolument; celles qui paraissent les plus criminelles, sont quelquefois permises, d’après les circonstances: l’assassinat, le meurtre, le viol, l’incendie, le poison, le vol, la fraude, le pillage. Si vous ne distinguez pas, et que vous assassiniez, que vous tuiez, que vous forciez la pudicité, que vous mettiez le feu, que vous empoisonniez, que vous voliez, que vous fraudiez, que vous pilliez, vous serez puni par les lois, et en horreur au genre humain.
II. Chacun est maître de son corps: mais en abuser, au point de se perdre soi-même moralement et physiquement, est un crime contre la nature et contre la société. La nature nous punit par les maux physiques, tels que les maladies. La société, à laquelle nous nous sommes rendus inutiles, nous flétrit, nous rejette de son sein; nous couvre d’opprobres, d’infamies. Je ne vois pas du tout qu’elle ait tort; et c’est une très fausse philosophie, que de prétendre se mettre au-dessus du déshonneur social; il est un mal réel, un mal qui a les conséquences les plus sérieuses: vous dites, dans une lettre que j’ai vue, que je vous ai ôté tout frein: je ne vous ai pas ôté celui-là; tout au contraire; je vous ai toujours dit, qu’Épicure ne violait pas les lois de son pays. J’ai pensé, en vous parlant, que je parlais à des êtres raisonnables, auxquels il suffisait de dire, la raison, la réciprocité ne veulent pas cela. La raison, c’est Dieu; la réciprocité, c’est la société: tous les deux punissent l’un pour l’autre.
III. On n’est pas obligé de croire telle ou telle religion; mais si on brave impudemment toute espèce de religion devant le monde, il en résulte de grands maux: 1. On scandalise, on blesse cruellement ceux qui croient une religion quelconque; on les anime contre soi; on leur inspire le désir de nous faire du mal. 2. Comme les gens non instruits, qui ont besoin du frein de la religion, sont en très grand nombre, il arrive de là qu’on contribue à les rendre nuisibles à la société: d’où il suit qu’on est réellement coupable, par cela seul. On ne peut donc, à cause du scandale et du danger, manquer à s’acquitter des devoirs publics de la religion.
IV. Rien ne nous force à faire du bien aux autres: la nature, à la vérité, nous a donné la compassion; mais l’intérêt personnel que nous tenons d’elle, est beaucoup plus fort, et il nous est impossible de ne pas en suivre l’impulsion. Mais ne leur faisons jamais de mal, quoiqu’il se présente un grand bien personnel à notre égard, par une raison dictée par le bon sens et par l’équité – le bon sens nous enseigne que tout ce que nous faisons, peut nous être fait: l’équité nous dit qu’un mal fait à autrui blesse l’ordre éternel, qui est Dieu; et cette voix, qui se fait entendre au fond de notre cœur, et qu’on nomme conscience, est celle de l’ordre éternel, dont elle atteste l’existence contre tous les beaux raisonnements des prétendus athées, qui ne le sont pas plus que moi en ce moment. Il faut écouter cette voix; sans quoi la peine de la violation sera prompte, fut-on revêtu de la puissance souveraine.
Préjugés à respecter.
I. Les diables. Il est certain, quoi qu’on en dise, que c’est une fausseté que leur existence; que leur croyance peut produire du mal; qu’elle cause des frayeurs très douloureuses aux âmes honnêtes et timorées; qu’elle a empoisonné les derniers moments d’une foule de malheureux moribonds.
II. Celle des anges n’est pas à beaucoup près aussi utile, ni aussi dangereuse.
III. Celle des revenants est moins effrayante que celle des diables; mais elle l’est beaucoup! Il faudrait la rectifier à la chinoise, en bannir ce qu’elle a d’effrayant, et la rendre un sujet de consolation.
IV. Les médecins guérissent de très peu de maladies, et tuent beaucoup de monde: il semble qu’il les faudrait anéantir, comme dangereux, comme nuisibles au genre humain?
V. Les rêves. C’est une vraie superstition, et jamais les songes n’ont rien signifié. C’est un effet de ce qu’on a, ou vu, ou entendu, ou senti, ou pensé, ou une combinaison monstrueuse de tout cela, opérée par les organes matériels de la pensée durant le sommeil. Rarement les rêves ont pour objet ce qui nous arrive actuellement, quoi que cela nous affecte beaucoup; ils ne nous retracent le plus ordinairement que les choses éloignées, et dont le souvenir commence à s’effacer. La manière de rêver n’est pas la même pour tous les hommes; il en est dont les rêves sont agréables et sages, d’autres dont les rêves sont fous; enfin le même homme a des songes tantôt sages, tantôt fous.
VI. Je ne mets pas la Religion au rang des préjugés, mais il y a des préjugés dans la religion, qui paraissent très préjudiciables au bonheur du genre humain, j’ai pensé quelquefois à en faire un plan de réformation, que dans ma jeunesse je croyais d’une sagesse consommée: heureusement que j’ai différé de le publier! Les prêtres sont riches, au lieu d’être pauvres: ils ne présentent que de l’ostentation dans le culte, au lieu d’adorer en esprit et en vérité: ils sont acharitables, vindicatifs, impérieux; ils négligent d’observer toutes les maximes du législateur, au point de faire précisément le contraire de ce qu’il prescrit, etc.
Nota. Ceci n’est pas la faute des prêtres, qui sont toujours ce que le gouvernement veut qu’ils soient; mais celle des législateurs civils, qui ont envisagé la religion sous un point de vue différent du véritable. Ainsi, toutes les fois que les philosophes déclament contre les prêtres, c’est qu’il faut un mot pour se faire entendre: les prêtres ne sont pas plus coupables des abus de la religion, que les autres citoyens. Ils reçoivent, comme eux, de l’éducation, tous les préjugés dangereux sur leurs prérogatives, et ils les soutiennent par intérêt personnel: mais que la société règle une fois ces prérogatives, et le prêtre, qui est notre fils, notre frère, sera ce qu’on voudra qu’il soit.
VII. Les occupations basses, quoiqu’utiles, sont méprisées: qu’en résulte-t-il?
VIII. Le préjugé de la différence des conditions est contraire à la raison, à la religion.
IX. Pourquoi une femme ne reçoit-elle pas tous les hommes? Ce qui est permis avec l’un, ne peut être défendu avec l’autre: c’est un préjugé?
Ce qu’on peut faire.
I. Il est permis d’assassiner à la guerre, c’est-à-dire, de guetter nommément un ennemi, et de le coucher par terre d’un coup de fusil, de pistolet, de sabre, d’épée, de poignard. On tue licitement, en se battant dans la mêlée. On peut violer, si le général qui met la ville au pillage, l’ordonne; l’infamie retombe sur lui. On peut incendier à la guerre, on le doit quelquefois. On peut empoisonner les vivres d’une garnison opiniâtre. On vole, on pille, on trompe légitimement sur mer et sur terre, pendant cet horrible fléau, qui ne l’est que par le mal qu’il autorise.
II. Certainement il est permis à une femme, à un homme d’user de ses facultés, pour le plaisir, en se tenant dans les bornes de la raison. Les actions naturelles ne sauraient être un crime contre la nature, quoique les hommes aient pu convenir entre eux qu’il ne serait permis de s’y livrer qu’en telles et telles circonstances. C’est pourquoi, dans le cas où la convention sociale gênerait la liberté naturelle, je crois permis de se cacher pour se satisfaire, et pour éviter le déshonneur; à condition qu’on n’outragera pas la nature. Car alors, si les peines physiques venaient à déceler la violation de la loi sociale, on souffrirait également et la peine que la société imposera, et celle de la nature: or c’est une folie que de s’y exposer. Si donc une fille fait un enfant, qu’elle se cache: mais si on vient à le savoir, qu’elle s’en fasse honneur, comme d’une action naturelle, et qu’elle en tire la preuve qu’elle n’est pas une libertine. Car l’estime publique nous est nécessaire, et quand elle nous échappera d’un côté, il faut tâcher de la rattraper de l’autre.
III. Il suffit de ne pas scandaliser, et de ne pas contribuer à ôter aux ignorants un frein nécessaire, notre croyance ne peut jamais être opposée à nos lumières: mais je soutiens que la croyance chrétienne est conforme aux lumières, et qu’il n’est rien de si aisé que de modeler sa conduite sur cette croyance, qui consiste à aimer ses semblables, à leur faire du bien, à rendre à l’être-principe l’hommage filial de notre existence, à regarder J.-C. comme la plus pure émanation de Dieu, eu égard au bien que sa doctrine a fait aux hommes.
IV. Nous ferons toujours du bien aux autres: parce qu’il en résultera pour nous une sûreté d’existence, qu’est le plus grand des plaisirs: ce bien nous sera rendu par les autres; nous jouirons d’un sentiment délicieux, celui d’en être aimés, surtout, si nous faisons le bien désintéressement, et sans blesser l’orgueil de nos obligés: notre réputation de bienfaisance, ou de bienveillance (car l’une égale l’autre, lorsqu’on manque de pouvoir) n’en sera pas moins étendue, et elle en sera beaucoup plus pure: tout ce que l’ostentation ôte au secret, elle l’ôte à notre réputation, pour le donner à l’ingratitude. Celui qui fait du mal aux autres est un fou qui, de gaieté de cœur, s’expose sous une maison que des maçons démolissent.
Passons aux préjugés à respecter.
I. Mais combien n’a-t-elle pas retenu de scélérats! Je me rappelle que dans ma jeunesse, aux veillées, on m’en faisait des contes, qui excitaient en moi un frissonnement salutaire, qui m’a éloigné de mille actions, non seulement injustes, mais préjudiciables à ma santé.
II. Cependant, combien de voyageurs effrayés elle a rassurés; combien de soldats chrétiens elle a raffermis, lorsqu’ils étaient le plus exposés!
III. Par ce moyen, elle serait très utile! elle entretiendrait les enfants dans la soumission à leurs parents, et ceux-ci dans la tendresse paternelle et maternelle.
IV. Non: combien de malades la confiance au médecin tranquillise sur leur état, et qui guérissent naturellement au moyen de cette précieuse tranquillité, que les animaux ont sans médecins!
V. Comme les songes sont très souvent relatifs aux choses qui nous ont fortement occupés, il peut arriver, et il est quelquefois arrivé, que l’homme endormi qui les a, peut fortuitement penser quelque chose de très utile, dont la sagesse l’étonne à son réveil: mais j’ai remarqué que les choses rêvées, crues faciles, étaient toujours réformables à l’exécution.
VI. Les prétendus abus de la religion sont devenus nécessaires avec le changement des circonstances. Par exemple, il n’est personne qui, l’Évangile à la main, ne condamne la représentation, le cérémonial introduit dans la religion, et surtout les richesses. Cependant, si l’on fait attention que la religion chrétienne, par exemple, simple, républicaine dans son origine, est devenue la religion des monarchies; si l’on considère qu’elle est devenue loi et constitution des États, objet de la vénération publique, frein des méchants, espérance et consolation des bons, on sentira qu’il lui a fallu de l’appareil, de la majesté, au lieu de son humilité, de son obscurité premières. Il n’y a qu’un seul point de réforme à exécuter aujourd’hui, c’est le choix sévère des ministres, la pureté de leurs mœurs; il faut augmenter leur considération, au lieu de la diminuer: mais il faut qu’ils soient toute humilité, douceur, charité, que jamais ils ne plaident. Il faut que celui qui, étant entré dans cet état saint, n’en pourra soutenir la pureté, ait la liberté d’en sortir, et de redevenir profane, etc. C’est le seul moyen de maintenir la pureté dans un État spécialement établi pour inspecter les mœurs.
VII. Que ces occupations étant faciles, elles ne sont exercées que par les incapables; tous les autres citoyens s’en éloignent, et s’élèvent par l’émulation aux choses sublimes.
VIII. Mais il maintient l’ordre, dans la société civile, où il est impossible que les citoyens soient tous la même chose.
IX. Rien de plus sage que cette prohibition, dans tous ses effets. Elle a fait naître la pudeur, sentiment si utile, qu’il est le charme de l’amour. Elle a empêché que parmi les hommes, chez qui l’imagination est facile à dérégler, l’incontinence n’anéantît le genre humain. Elle a fortifié l’attachement des hommes pour les femmes, celui des femmes pour les hommes…
Je m’arrête ici. Tout ce que vous nommez préjugés, depuis que votre conduite vous a fait craindre le mépris de vos semblables, ma chère Laure, peut également se justifier: pour réformer les abus, il faudrait avoir moyens assurés d’empêcher que les nouveaux usages n’en fissent pas naître de plus dangereux.
Ursule et vous m’avez convaincu d’une grande vérité! C’est qu’il faut des lumières peu communes, un esprit aussi rare que juste, pour ne pas avoir besoin de préjugés, de loi, de frein. Ursule s’est perdue; je la regrette à proportion de ce qu’elle pouvait monter plus haut, avec ses charmes, ses grâces, ses talents. Je ne doute pas que je n’en fusse venu à bout, sans l’Italien. Je me suis déjà vengé des joueurs qui l’ont humiliée; je les ai découverts, ils sont pris tous quatre, et vont partir pour les galères, auxquelles j’ai trouvé moyen de les faire condamner, en fouillant dans la sentine de leur vie passée. J’ai eu soin qu’ils fussent instruits de la cause de leur malheur. Edmond a puni faiblement le porteur d’eau, en s’exposant lui-même; tandis que moi, je l’eusse fait rompre sans m’exposer. Je laisse la G **: parce que sans elle, Ursule n’existerait plus, elle avait des ordres pour cela, qu’elle n’a pas exécutés. D’ailleurs, je sais que c’est exprès qu’elle a laissé Ursule s’échapper: elle avait mis de l’argent à sa portée, que l’infortunée n’a pas pris; grâce pour elle, en conséquence. Mais tout le reste sera puni! La vengeance est ici un acte de justice; et comme les hommes ne me la donneraient pas, je la prendrai. Je veux qu’elle fasse frémir Ursule elle-même. Je me suis emparé, à force d’argent, de toute la canaille qui l’a insultée: la lecture de sa relation m’a rendu furieux, et j’ai eu soin de faire prendre tous ces gens-là; les uns pour vol domestique, que j’ai découvert, ont été pendus; les autres, pour différents sujets, ont été soit aux galères, soit à Bicêtre, d’où j’aurai soin qu’ils ne sortent pas de sitôt. Tout cela fait que c’est Ursule qu’on venge: Reste le plus coupable!
Mais la vengeance est-elle légitime? c’est une question que je me suis faite mille fois depuis que je l’exerce. Oui, en tant que passion naturelle, qui repousse l’outrage. Cependant le pardon est préférable, et si j’étais l’outragé, l’eussé-je été (ce qui est l’impossible), au même degré qu’Ursule, je pardonnerais. Mais mon amie! la sœur d’Edmond! la cousine de Laure! une fille que j’ai pressée dans mes bras… Il faut qu’elle soit vengée: la générosité de ma part serait lâcheté, indifférence, insensibilité, bassesse, atrocité… Italien! lâche et sot oppresseur, qui me connaissait, et qui as outragé à ce point une fille qui m’intéressait à tant de titres, quel nuage affreux de malheurs tu as formé sur ta tête!… Le plan de la vengeance est tracé, et il sera… digne de l’outrage.
Console Ursule, Laure: dis-lui qu’elle se relève de son abaissement, apprends-lui combien de victimes lui sont immolées déjà: dis-lui que je lui en réserve une digne d’elle. Elle est marquée; depuis deux jours, je sais que son persécuteur a une fille, jeune, belle, innocente, restée chez lui sous la garde d’une duègne incorruptible. Mais en est-il, quand on les attaque avec assez d’argent?… Je suis riche, et je n’épargnerai rien. Ursule vengée, l’ordre rétabli, sera content enfin,
Votre ami, à toutes deux,
GAUDET.
P.-S. – Je réfléchis quelquefois sur la conduite d’Edmond. Mon ami est, je crois, l’homme par excellence. Quel être, que ce garçon! quel mélange de petitesse et de grandeur! Rapenot, le libraire, vient de me montrer une de ses lettres; elle est d’un héros. Huit jours après, il s’engage comme un polisson. Il déserte; on le prend; il se croit condamné. C’est ici où je l’admire, où je me mettrais à genoux devant lui; je n’aurais pas défié la mort plus courageusement, moi qui la méprise, comme le fait tout homme doué de raison.
Les VII lettres suivantes montrent à quel point Gaudet était implacable, terrible, et ami d’Edmond.