Lettre 8. Ursule, à Fanchon.

[Elle conte à ma femme différentes choses, où l’on voit comme dès lors elle s’accoutumait à voir en autrui des faiblesses excusables: de plus fortes eussent été moins pervertissantes.].


26 mai.


Ta lettre, que j’ai reçue dans le temps, chère petite sœur, m’a fait un grand plaisir, et parce qu’elle venait de toi, et par les récits que tu m’y faisais. Aussi, tout va de mieux en mieux depuis le retour de ma belle-sœur Manon: et je te vais dire cela par ordre, car voici une lettre qui sera longue, tant j’ai de choses à te marquer.


D’abord, nous avons été de la noce de Mlle Tiennette et de M. Loiseau, qui sont heureusement mariés, et, il faut l’espérer, au bout de leurs peines: Mme Loiseau va me faire ici une nouvelle et bien sincère amie; car elle l’était d’Edmond, ainsi que son mari, et tous ceux qui l’aiment, m’aiment aussi. Mais il faut te parler de la noce, de la mariée et de tout ce qui est arrivé, dusses-tu encore m’écrire vous, et me faire tes aimables remontrances que je respecte, et qui ne m’ennuieront jamais, parce que je voudrais toujours en profiter.


J’étais priée de cette fête, et quoique Mme Canon ne s’en souciât pas, j’y ai été, Mme Parangon ayant fait entendre à sa bonne tante, que je ne pouvais m’en dispenser.»Bon! une noce où il n’y a pas de père, et où la fille est mariée à neuf lieues de son pays et de sa paroisse! cela n’est pas de bon exemple! – Ma chère tante, a repris Mme Parangon, c’est une fille à qui je sers de mère autant que la sienne propre; il faut qu’Ursule lui serve de sœur.» Et tout en bougonnant, la bonne dame m’a dit de m’habiller. Mme Parangon m’a parée; ce qui l’a encore fait murmurer; enfin il a été convenu que Mme Canon me mènerait elle-même, car on la voulait aussi avoir. Après que Mme Parangon a été partie, Mme Canon s’est mise à me donner des avis, tous fort bons, mais assez inutiles; car on m’aurait ordonné de faire le contraire, que je n’aurais pu m’y résoudre: aussi n’ai-je pu me défendre d’un petit mouvement d’impatience, d’entendre tant répéter ce que je sais aussi bien qu’elle. Enfin nous sommes parties, et en arrivant, Mme Parangon a eu la bonté de venir me prendre, et de me mettre sous sa protection contre l’ennui: cette femme-là, chère sœur, a un je ne sais quoi qui charme, et sa compagnie est un plaisir, indépendamment de ce qu’elle vous dit et des caresses qu’elle vous fait; car il n’y a personne qui caresse comme elle; et puis elle a tant de charmes et de grâces dans son rire, qu’en riant avec elle, on y participe, car on l’imite sans y penser: avec cela, ses caresses doivent donner bien du relief à ce qu’on a de beau; car pour être caressée d’une aussi jolie femme, il faut être aimable; outre que son goût donne un prix, et que d’être touchée par elle, c’est acquérir de la valeur. C’est, je crois, ce qui m’est arrivé: car dès que j’ai paru être aimée d’elle, tout le monde a semblé m’admirer, sans doute à cause de mon bonheur, et des gens qui n’eussent pas songé à moi, m’ont donné une obligeante attention. Je me suis même aperçue, pendant que j’étais avec les mariés (mais personne ne s’en doute), qu’un conseiller d’ici a parlé quelque temps à Mme Parangon, en me regardant par intervalles, d’un air qui marquait beaucoup de bonne volonté, et j’ai entendu qu’il disait: «Elle est d’une beauté unique!» Ma charmante amie me regardait aussi, avec une satisfaction, qui m’a fait comprendre, que le conseiller lui disait du bien de moi. Mais je ne veux pas trop arrêter là-dessus ma pensée, de peur de vanité. Mme Parangon est ensuite revenue à côté de moi; car elle m’avait laissée auprès des mariés pendant cette petite conversation avec le conseiller, et elle m’a parlé d’un ton si tendre, si pénétré, que je ne saurais dire combien il l’était. La chère bonne amie! Elle est si obligeante, que plus elle fait de bien, ou plus elle a occasion qu’il en arrive, et plus elle aime: c’est un bien excellent caractère!…


Le conseiller a demandé à Mme Parangon la permission de danser un menuet avec moi. L’aimable dame, qui s’est bien doutée que je ne le savais pas, avait hésité: enfin, elle avait dit, que j’étais à la ville depuis trop peu de temps, pour avoir acquis l’aisance nécessaire, et qu’elle ne croyait pas devoir m’exposer devant une aussi nombreuse assemblée. Il n’a plus insisté que pour une contredanse, à quoi la chère dame a consenti. Elle m’a prévenue, quand elle a été auprès de moi, que M. le conseiller allait me prier. Il est venu, et j’ai accepté un peu honteuse. J’avais bien regardé comme dansaient les autres, et quand on m’a fait l’honneur de me demander mon goût, j’ai nommé la contredanse la plus aisée que je venais de voir, dont je ne me suis pas mal tirée. Dès le lendemain on m’a donné un maître de danse, et je suis guidée par mon aimable amie, par Manon, ou par mon frère, qui danse on ne peut mieux. Cela me forme la marche, la rend plus agréable, et on m’assure que j’ai meilleure grâce, depuis que j’apprends.


J’ai un peu commencé par moi, dans cette lettre, et j’y reviendrai encore à la fin: mais il faut parler d’Edmond et de sa femme: et c’est avec bien du plaisir; car je vais augmenter les sentiments que tu as pris pour elle, et ceux dont l’affectionnent nos chers père et mère: c’est qu’elle a eu pendant cette noce, une épreuve qui a fait briller ses vertueux sentiments: et, en vérité, la qualité de ma sœur à part, je l’aime à présent pour elle-même autant que Mme Parangon. L’homme que vous savez tous, ne s’est-il pas avisé de chercher à lui parler en tête à tête? Après y avoir bien essayé, il a enfin réussi; il l’a jointe sous un berceau de coudriers, qui est dans son jardin; car la noce de Mlle Tiennette s’est faite chez sa bonne maîtresse: le motif qui avait fait écarter notre sœur, est bien à son avantage; car, en voyant le mariage de deux amants qui ont toujours été fidèles l’un à l’autre, et qui s’épousent sans reproche, ça lui a attendri le cœur, et elle s’est retirée à l’écart pour pleurer, tenant dans sa jolie main le portrait de son mari, qu’elle baisait et rebaisait, quand l’homme que tu sais l’a jointe. Tu t’imagines bien comme il a été reçu! mais il est si effronté!… Elle l’a voulu renvoyer: il n’a pas voulu s’en aller; si bien qu’ils se sont querellés: le meilleur, c’est que mon frère avait suivi sa femme, et qu’il a tout entendu; ils sont revenus ensemble, bien contents l’un de l’autre; et mon frère a tout conté à Mme Parangon, pendant que j’étais avec Manon, qui me faisait mille caresses, avec une émotion que je ne lui avais jamais vue. Mon frère a ramené Mme Parangon auprès de nous, et il est décidé que sa femme passera la plupart du temps avec Mlle Fanchette et moi, chez Mme Canon, qui y a consenti. J’ai su ce qui s’était passé par ma sœur elle-même. Voilà qui va bien jusqu’à présent, et il semble, que pour être heureuse, je n’aurais qu’à rester comme me voilà: mais ce n’est pas assez pour Mme Parangon. Elle veut me traiter comme sa sœur, et que nous allions ensemble à Paris, sous la conduite de Mme Canon; elle m’a dit qu’elle avait pour cela différentes raisons, dont je crois soupçonner une partie. D’abord son mari a encore tâché de me parler, mais d’une drôle de manière! Il s’était caché dans l’escalier de la salle à l’appartement, qui est obscur, et comme je passais, il m’a prise par le milieu du corps, en me disant: «Est-ce vous, Fanchette?» J’ai répondu: «Non, Monsieur, je suis Ursule.» Mais il ne me lâchait toujours pas; et, en vérité, je ne sais ce qu’il me voulait faire: heureusement que Mlle Fanchette était dans le cabinet de sa sœur, et comme je parlais fort haut, elle m’a entendue; elle est venue à moi, et il m’a lâchée.»C’est joli! mon frère! de faire peur aux filles!» lui a-t-elle dit. Il s’est mis à rire. Oh! c’est un homme bien terrible, et je le crains comme le feu! Il a des façons, il vous prend on ne sait comment, et agit comme jamais je n’ai vu personne. Quant à M. Gaudet, dont je t’ai dit un mot dans ma dernière, je ne l’aurai pas pour ce que tu sais; Mme Parangon s’y oppose; elle en a dit son avis à mon frère bien fortement, et plus que je n’aurais compté, car elle est douce; et elle m’a donné un bon vieillard, qui la conduit elle-même. Ce M. Gaudet s’est trouvé ici pendant la noce, et il me voulait parler: mais Mme Canon d’un côté, mon amie de l’autre, et même ma sœur Manon, en ont si bien su empêcher, qu’il n’a pu me joindre.


Je pense que le voyage de Paris me serait avantageux; je le vois aux grâces de la chère Mme Parangon, qui, dit-on, les doit au temps qu’elle a passé à Paris; mais moi, je lui crois tout ça naturel: je te prie donc, d’en parler à nos chers père et mère, comme d’une chose utile, et qui, si tant est que M. le conseiller pense à moi, me donnera le ton qu’il faudrait, pour entrer dans une famille comme celle-là. Mon frère écrit aussi à ce sujet à ton mari, avec, je crois, des détails plus amples au sujet de l’entrevue du berceau. Le secret, je te prie, sur ce que je me doute du conseiller; car je mourrais de honte devant un homme, fût-ce mon frère, qui saurait que j’ai eu ces idées-là: il n’y a qu’avec toi que je pense tout haut; parce que je sais comme tu es bonne, et que tu ne te moques de rien; mais que tu prends tout au sérieux, comme font toujours les bons cœurs.


Nous sommes dans une si grande intimité toutes trois ici, Mme Loiseau, ma sœur Manon et moi, que nous passons ensemble tout le temps possible; et quand nous allons chez Mme Parangon nous tâchons d’y être toutes ensemble, pour ne pas manquer une occasion de nous réunir: et Mme Parangon a une si grande confiance en nous, qu’elle nous met quelquefois de ses secrets, sans qu’Edmond le sache; comme le jour qu’elle lui annonça son dessein pour le voyage de Paris, et qu’elle lui parla si bien, au sujet de M. Gaudet. Mais cette fois-là, elle nous fit paraître, parce qu’il n’y avait rien qui empêchât qu’il sût que nous l’avions écouté: au lieu qu’hier, il en a été autrement pour une conversation qu’elle a eue encore avec lui; car il ne se doute pas que nous l’ayons entendue, Mme Loiseau et moi; ma sœur Manon n’était pas encore arrivée. Voici ce que c’est. On venait de nous apporter des chaussures neuves, à Mme Parangon, à Mlle Fanchette et à moi, nous les avons essayées: Edmond est entré comme nous finissions; il a dit son avis à Mme Parangon et à nous: ensuite comme nous nous retirions dans l’autre chambre, j’ai entendu qu’il disait à sa cousine le commencement d’un couplet de chanson, où je n’entendais pas finesse, mais Mme Loiseau, elle, a souri; c’était,


Que ne suis-je la fougère!


Mme Parangon l’a regardé très sérieusement; et voyant que nous avions entendu qu’il lui répondait: «Il m’est impossible d’avoir à votre égard d’autres sentiments: mais ils n’ont rien de criminel; car j’aime qui je dois aimer à présent, comme je le dois: et je crois que quand il y aurait du mal, je ne pourrais pas changer, ce n’est là qu’une matière grossière (lui montrant sa chaussure); mais depuis que cela vous a touché, c’est un talisman, c’est un être animé; vous lui avez communiqué votre âme; cela fait partie de vous, et si c’était en ce moment tout ce qui doit me rester de ma cousine, j’en ferais un trésor, dont rien ne pourrait me séparer.» Mme Parangon l’a interrompu: «Loin que j’approuve ces sentiments, mon cousin, je vous dirai qu’ils me blessent sensiblement, et je vous prie, au nom de notre amitié, de ne m’en jamais tenir de pareils: plus vous êtes aimable, plus vous vous croyez sûr de mes sentiments, et comme parent, et comme ami; plus aussi vous devez vous abstenir de tout ce qui sent la galanterie: c’est un vol que vous faites à votre femme, pour une presque étrangère, et pis encore, pour la femme d’un autre homme: je veux bien qu’il y ait de la liaison entre nous, mais qu’elle soit pure comme le cœur de l’enfant, et telle qu’il le faut, pour donner bon exemple à cette chère sœur qui est là-dedans, ainsi qu’à la mienne. (Elle a fait un soupir.) Mon pauvre Edmond, nous sommes liés tous deux à des attaches différentes, et c’est l’ordre de Dieu que nous nous y tenions. Je me tiens à la mienne, que vous connaissez: la vôtre est charmante, et vous devez bénir votre chaîne; car on peut dire, que vous avez une épouse qui vous aime autant qu’elle le doit, et qui sent tout ce que vous valez: c’était ce que je vous désirais, et mes souhaits sont remplis de ce côté-là. Songez donc bien, mon cousin, à me considérer, non seulement comme votre amie et votre parente, mais aussi comme quelque chose de plus; j’ose prendre ce titre avec vous, par le bien que je vous ai voulu, et celui que je me proposais de vous faire: je suis même la cause de tout celui qui vous est arrivé; j’en exige une reconnaissance, et je ne suis pas assez généreuse, pour vous en faire grâce… – Cette grâce, a interrompu Edmond, serait la plus cruelle des injustices, et je n’en veux pas de cette nature-là!» Et je crois qu’il lui a baisé la main: car elle est venue vers nous fort agitée. Un instant après, elle est ressortie; Edmond était encore là: ils ont paru s’entretenir de bonne amitié: «Vous me réduisez à fuir! – Votre fuite ne m’a pas désobligé, au contraire: tout ce qui me rappelle à mon devoir, de votre part surtout, m’est agréable, cher… Vous êtes parfaite, et je ne le suis pas; j’ai tout à craindre, et vous rien; si vous fuyez, c’est par générosité pour moi. – J’aime à vous croire, même quand vous me flattez. – Vous flatter! Ah! j’approche à peine de la vérité. – Je veux vous en croire: mais, cher cousin, ne nous complimentons pas, et soyons fermes l’un et l’autre contre l’ennemi de notre repos et de notre bonheur: vous aimez votre femme… – Je l’adore. – C’est une vertu dans votre cœur; elle vous rendra heureux… Mais, mon cher Edmond, prenez garde aux sentiments trop libres que cherche à vous inspirer votre Gaudet! je rends, comme vous, justice à ses vertus morales; il en a, trop peut-être, pour votre bonheur, ou du moins pour votre sûreté! car s’il était comme tant d’autres de ses pareils, il serait moins dangereux pour vous! je voudrais pouvoir rompre cette liaison. – Serais-je digne de votre amitié, si, quand on m’en inspire, j’étais si facile à en rompre le doux lien? Gaudet est un homme, comme on en trouve peu: la nature ne produit les êtres comme lui qu’un à un, c’est un ami comme il n’en fut jamais, et si vous le connaissiez comme il m’est connu, il aurait votre estime. Vous lui avez ôté ma femme; il sait que vous l’avez empêché d’avoir ma sœur: eh bien, voulez-vous connaître ses sentiments? Lisez: je vais vous laisser cette lettre; ce sera son titre justificatif auprès de vous:


Lettre de Gaudet, à Edmond.


Je viens d’apprendre, cher ami, que je suis quitté. Que me fait cela? Je ne voulais diriger, que pour te rendre plus heureux; mais si c’est la belle Parangon qui dirige à ma place, elle fera cent fois mieux que moi. Je t’avouerai que je ne m’attendais pas que ta femme aurait jamais ce directeur-là! C’est pourquoi, je désirais de l’être: mais elle, elle, mon ami! C’est une divinité que cette femme; c’est la vertu, telle qu’elle doit être pour avoir des autels, même chez les vicieux: abandonne-toi donc à sa conduite; et si elle te disait: hais Gaudet, il faudrait, je crois, me haïr, car elle ne peut dire que ce qui est le mieux; sa bouche est trop belle, pour qu’il en sorte jamais rien de mal. Quant à ta charmante sœur, elle a encore plus raison (cet elle, c’est Mme Parangon); un jeune guide ne convient pas aux jeunes filles: cependant, si j’avais eu ta sœur, je sais ce que j’aurais dû faire, et je l’aurais fait. Je l’aurais préservée de bien des petites idées, qui sont dans le cœur d’une belle, autant de petites étincelles, qui peuvent mettre le feu à la sainte barbe, et faire sauter la nef; mon expérience ne lui aurait peut-être pas été inutile. Mon cher Edmond, connais-moi; c’est tout ce que je te demande; une fois bien connu, je te tiens, et tu es à moi pour toujours: ne t’effraie pas! Je ne te veux à moi, que pour être tout à toi: tu en auras des preuves en toute occasion, envers et contre tous. Mais (et je le répète), s’il se trouve quelqu’un plus capable, ou plus digne que moi de te rendre heureux, je te cède. Cela n’est pas, mon ami: mais cela serait dans une seule occasion; c’est si tu étais libre, et la céleste aussi (tu sais qui je veux dire): alors tous deux unis, je n’aurais plus que faire à toi, et je te dirais adieu pour une dizaine d’années au moins. Je te souhaite le bonsoir, et point de regrets: tout ce qui vient de cette main, qui t’es si chère, fût-ce du mal, je le reçois avec résignation.


GAUDET.


– Le voilà bien! a dit Mme Parangon, en achevant de lire: quel homme!… Voyez-le donc; car c’est un démon, et il vous déterrerait partout: mais de la prudence! et surtout de l’attachement aux excellents principes que vous avez reçus de vos parents!».


Voilà, ma très chère Fanchon, où nous en sommes: car ce dernier trait est d’hier, comme je te l’ai dit. Adieu, chère bonne amie, etc.

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