[Il montre ici d’autres sentiments sur le théâtre et les comédiens, et sur tout ce qu’il a frondé.].
4 juillet.
Que faire à cela? En rire: la colère de messieurs les histrions ne doit produire que cet effet-là. Je voudrais qu’il se fût agi d’Edmond, et vous auriez vu, ma belle, ce que je lui aurais dit, pour le détourner de prendre le parti du théâtre!… Mais avec vous, je serai plus modéré, parce que vous êtes plus raisonnable que votre frère; du moins, j’aime à me le persuader.
Vous ne voulez plus être actrice; l’amitié, le zèle pour votre intérêt m’avaient fait outrer les choses; à présent je vais découvrir mes véritables sentiments. Ce que j’ai dit des représentations est vrai: mais tout a ses abus, tout a ses inconvénients et ses avantages. Or les inconvénients du théâtre sont moindres que ses avantages. La représentation est un amusement légitime, qui nous donne le plaisir, et le plaisir est le baume de la vie. En effet, ma chère fille, les besoins sont bien tristes, bien uniformes! qui n’a que les besoins, sans connaître les plaisirs, n’est ni heureux, ni malheureux, il végète. Celui qui n’a que les besoins, et qui connaît les plaisirs, est souverainement misérable. C’est l’état de l’homme social, en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Russie, en Turquie, dans tout l’Univers policé. On ne me le disputera pas: dès lors l’amusement du théâtre est légitime, il est nécessaire, comme tous les autres agréments de la vie. Si les besoins sont uniformes, les plaisirs sont infiniment variés; ils jettent dans la société une diversité, qui en fait le charme; ils ne font pas le bonheur chacun en particulier; mais ils le font tous ensemble: il est impossible à l’homme de les goûter tous ensemble, c’est pourquoi la jouissance complète du bonheur est une chimère; mais celui qui fait succéder des plaisirs variés, purs, non sujets à être suivis du repentir, est le plus proche du bonheur. Le spectacle, à Paris surtout, est un des plaisirs qui constituent le bonheur. Eh! je serais assez ennemi du genre humain, pour réprouver ce plaisir! je regarderais comme vils ceux qui le procurent? Moi, je serais assez méchant, assez dépravé, pour mépriser Doligni! cette femme vertueuse, au théâtre, et le modèle de son sexe! Je n’applaudirais pas aux grâces de la jolie Fannier? au jeu fin de Luzi? à l’intelligence de Mlle Dugazon! je n’admirerais pas les brusques élans que Sainval a dérobés à la sublime Dumesnil! Je ne reconnaîtrais pas que la belle Raucour remplacera, quand elle le voudra, cette actrice, dont le nom honore l’art, et dont l’art surpassa la nature, Clairon… À ce nom je m’enflamme, et si j’étais adoreur par goût, je lui dresserais des autels! je ne reconnaîtrais pas que Vestris rend l’horreur de la scène de Gabrielle au-delà de ce que l’imagination osait se figurer! Quoi! je serais de mauvaise humeur, quand l’aimable Contat me retrace dans ses rôles d’amoureuse, et la sensibilité de la nature, et le jeu séduisant des Gaussin, des Hus, des Guéant, ces actrices charmantes à qui Vénus avait prêté sa ceinture! Quoi! Brizard ne m’inspirerait pas le respect, la vénération! je ne verrais pas dans Larive, cet acteur que demandait Baron, élevé sur les genoux des reines, formé par les grâces, plus beau que Pâris, dont le jeu sage, un peu gâté par le parterre de Paris, eût tari les larmes que je donne à Lekain! Ô sublime Roscius! ô Lekain! quand j’allais et t’entendre, et t’admirer, en te voyant paraître sur la scène, je te remettais mon âme, pour la mouvoir à ton gré; et tu la mouvais toujours fortement, mais délicieusement, tant était profonde la connaissance que tu avais du cœur humain! Incomparable acteur, tu n’es plus; une des sources du bonheur est à jamais tarie pour moi… J’ai perdu Bellecour, cet acteur longtemps froid, plus longtemps naturel; je ne verrai plus cette scène de rupture dans la Réconciliationnormande, où Mlle Gauthier et lui me faisaient pousser le cri de l’admiration. Mais j’ai encore Molé! Petits maîtres français, adorez-le; en vous jouant, il vous a rendus aimables: nos danseurs ont été à Londres pendant la guerre qui désole la patrie: ah! pourquoi Molé n’y a-t-il pas été aussi! son talent enchanteur, en rendant aimables au farouche Anglais jusqu’à nos ridicules, nous en eût fait chérir; il aurait adouci ce peuple magnanime, mais trop dur encore, et qui est à deux siècles de l’urbanité française. Si Brizard me pénètre de vénération, dans les vieillards tragiques, Préville, peut-être plus habile encore (car je n’ose prononcer entre ces deux hommes), Préville m’étonne par son double talent: mais où je l’adore, comme rival de Brizard, c’est dans ses rôles de bonhomie: il me fait respecter, par le sublime de son art, un Antoine, garde magasin! Dans Eugénie, dans le Bourrubienfaisant, quelle vérité!… Si le drame est un mauvais genre, ô Fréron, ô Delaharpe, ô Cailhava, ô vous tous, auteurs et journalistes, qui le décriez, je vous indique le coupable: allez aux Français; saisissez Préville; liez-le, garrottez-le; jetez-le dans un cachot. Revenez, avant qu’ils soient instruits du sort de leur confrère, mettez la main sur Molé, sur Brizard; ne vous avisez pas d’épargner la sensible, la touchante Doligni! qu’elle soit entraînée sans miséricorde, et traitée comme les Vestales, qu’elle n’imite qu’en beau; enterrez-la vive, et le drame l’est avec elle: faites ensuite à votre aise étrangler Préville et son Épouse, Brizard et Molé. Je vous garantis que cela sera plus efficace que dix extraits de Fréron, de Grosier, de Royoux; que cent Nouvelles salles de Delaharpe, et que toutes les déclamations des gens de goût. Quoi! je serais assez dépourvu de sensibilité, de sens commun; je serais assez brut, assez huître, pour ne pas être délicieusement ému, quand le Père de famille (Brizard), son Fils (Molé), la jeune Sophie (Doligni), me peignent avec la touche de la vérité, un de ces événements de la vie humaine, qui me remettent avec des hommes, qui m’instruisent, en me donnant un plaisir mille fois au-dessus du rire méchant, qu’excite notre Aristophane!… Ce n’est pas que je haïsse, ou que je méprise cet auteur: son mérite est rare, estimable à certains égards, mais si, dans sa comédie des Philosophes, la première en son genre depuis les Nuées du comique athénien, et aussi odieuse que cette pièce enragée, il s’est cru permis de désigner, dans une satire représentée, des hommes vivants, des hommes estimables, qui n’ont contre eux que les mauvais citoyens, et quelques dévots sans lumières, il doit être permis à tout homme de dire et d’imprimer son avis sur sa pièce. Elle est mauvaise dans son but; funeste dans ses effets; calomniatrice dans ses détails; tout ce que le poète prête aux Philosophes pour les rendre odieux, est controuvé, exagéré, comme dans Aristophane. Eh! pourquoi, pourquoi, ingrats que nous sommes, dire du mal de la philosophie, à laquelle nous devons les beaux jours, les jours à jamais mémorables qui luisent sur l’Europe! Elle est notre bienfaitrice; elle a brisé, elle brise encore les entraves des peuples. À la vérité, la religion le ferait; mais elle ne le fait pas: ses maximes de fraternité sont oubliées, méconnues: la philosophie est venue au secours du genre humain; et les égoïstes, les mauvais citoyens, ceux qui n’ayant aucune vertu dans le cœur, se trouvent, par leur position, dans le cas d’être servis par les autres, se sont couverts du masque de la religion, pour déclamer contre la philosophie. Elle n’avait qu’une seule réponse à faire! (mais on lui impose silence): «je suis plus amie de la religion que vous, hypocrites méprisables! car je fais faire ce qu’elle recommande, ce qu’elle ordonne. Vous, mes vils calomniateurs, vous redoutez ma vertu; vous craignez que les hommes ne m’écoutent, et qu’ils ne veuillent être heureux: eh bien, je vous laisse; je me retire, à une condition: que sur les mêmes points que je recommande, vous écouterez la religion.» Si la philosophie s’était aussitôt retirée; que de bons ministres de la religion se fussent levés; qu’ils eussent, le code à la main, prêché la morale du législateur; alors qu’aurait-on vu? Ces mêmes hommes, qui par zèle pour la religion, avaient attaqué la philosophie, eussent attaqué la religion. Eh! ne croyez pas, ma fille, que tous ces roquets qui aboient en faveur de la religion, aient de la religion! Ils n’en ont aucune: mais ils ne veulent pas de la philosophie, et ils se servent de la religion pour la chasser!… Le nouvel Aristophane s’est rendu leur organe, sans doute faute de les connaître, et dans deux de ses pièces, celle que je viens de citer, et l’Homme dangereux, il a voulu rendre odieuse la philosophie. Je suis fâché de sentir trop bien ses motifs, et de ne pouvoir les approuver. Mais où il a mon approbation tout entière, c’est dans les Courtisanes! je reconnais ici le poète dramatique que la passion n’aveugle pas; qui ne prostitue pas son rare talent à servir des passions étrangères, à se venger de petits mécontentements particuliers; j’y retrouve le diamatiste habile, qui joint la saine morale à l’élégance de la diction. Oui, cette pièce est supérieure à la Métromanie; elle va au but, et la Métromanie n’y va pas; un jeune métromane, après la pièce de Piron, est encore plus métromane. Mais quel est le jeune homme qui ne frémira pas, s’il est dans le cas du héros des Courtisanes, en sortant de la représentation de cette pièce! Ne renoncera-t-il pas à la sirène qui l’enchante? s’il est abusé, s’il lui croit des vertus, ne l’approfondira-t-il pas? Qu’on décerne donc une couronne à l’auteur pour cette pièce, et que le jour de son triomphe, on brûle ses deux autres comédies, pour effacer à jamais la tache qu’elles font à son nom. Mais dans ces Courtisanes, quel rôle pour vous, jeune Contat! Et si je voulais encore mépriser, avilir les comédiennes, quel puissant argument ce rôle ne me fournirait-il pas? Vous avez souffert sans doute, actrice aimable, en jouant ce rôle; mais tout le public aurait souffert, s’il eût été joué par Doligni; peut-être même ce public indigné ne l’eût-il pas permis…
Ce ne sont pas les seuls acteurs du théâtre par excellence, qui ont droit à la reconnaissance des citoyens, dont ils font les délices. Ne dirai-je rien de Larrivée, cet acteur des grâces et de la belle expression? ce Lekain de l’Opéra? De Legros, qui réunit à l’expression heureuse, la plus belle voix de l’univers! Que de doux moments ne m’a pas donnés cette belle actrice, la reine de la scène lyrique pendant plus de dix ans! Arnoult, qui ne t’a pas adorée, n’avait ni âme, ni sensibilité; il n’avait rien d’homme; c’était une huître à figure humaine. Et toi, charmante Rosalie, dont j’ai deviné les talents avant que tu les eusses montrés, toi, digne de Gluck, Gluck seul et J. – J. sont dignes de toi. Où trouvera-t-on une femme qui fasse tes rôles, majestueuse Duplant! Combien de fois Beauménil m’a-t-elle fait désirer d’être l’heureux berger qui sert d’écho à sa voix touchante!… Mais que dirai-je de ces nymphes enchanteresses, de ces magiciennes aimables, de ces fées qui réalisent les contes de Mme D’Aunoi! Halard, tu chassais la mélancolie de mon cœur, et malgré le chagrin, qui en gardait l’entrée, tu introduisais la gaieté. Ainsi disposé par toi, ta douce et voluptueuse compagne, Guimard, y faisait glisser la volupté. D’Hauberval accourait alors, et repoussait la réflexion; il m’amenait un chœur de jeunes nymphes, Théodore, Cécile, Dorival, Heinel… D’autres fois, il conduisait l’épouvante et l’horreur: suivi des furies, Peslin, Hidoux, il portait dans mon âme un effroi que j’aimais à sentir… Mais quittons les enfers, quittons ce gouffre immonde, et revoyons à la céleste lumière, l’élégant Vestris, le sage et savant Gardel étaler la majesté, les grâces et toute la magie de leur art…
Où es-tu, Philomèle? qu’es-tu devenue, voix enchanteresse, qui eût désespéré le rossignol? Laruette, actrice adorable, je n’entendrai plus tes divins accents! je ne verrai plus ton jeu noble et vrai? Mais Mandeville me reste encore; et puisse-t-elle ne pas quitter la scène, tant que j’aurai des yeux pour la voir, et des oreilles pour l’entendre! Où est Cailleau? devait-il se montrer, pour me rendre insensible à jamais aux talents de ceux qui l’ont remplacé? Aimable et sensible Clerval, tu me consoles de son absence: vous jouiez ensemble; en te voyant, je crois vous voir tous deux… Mais qu’aperçois-je avec toi, au lieu de Laruette? quelle est cette actrice maniérée, qui ne songe qu’à sa beauté, qui ne s’occupe qu’à la faire admirer, qui développe bien mieux ses mouvements que sa voix, qui ne songe qu’à se montrer avantageusement, sans s’occuper du personnage? Et cette autre qui, le masque du comique sur le visage, vient grimacer la sensibilité? Actrice charmante sur les tréteaux de la foire, pour y seconder Vadé, peut-être même y jouer le chef-d’œuvre de Favart, cette Chercheuse d’esprit toujours fraîche, et qui jamais ne vieillira; mais incapable de doubler Laruette, ni Mandeville! Ah! fuyons ce théâtre! il faut y renoncer; il n’est plus que le spectacle des Cataugans… Cependant j’y vois encore Carlin! Carlin, qui fit le charme de mes jeunes années te souviens-tu! ô Carlin! quand tu soufflais l’allumette que tenait Coraline, fraîche alors, brillante des fleurs de la jeunesse? Eh bien, je vous admirais tous deux, et je sentais quelque chose de plus pour elle, où le talent n’entrait pour rien. Te souviens-tu, ô Carlin, quand, dans le Maître de musique, tu jouais avec la sémillante Favart? et que tu vins à l’amphithéâtre nous chanter encore, Je suis sorti? Il y a longtemps! Rochart était parmi vous; on n’a pas joué la Bohémienne depuis lui, depuis Favart; votre Suin fait mal au cœur dans ce rôle: nous avions Champville; mais il ne valait pas Trial…
Pardon belle URSULE! je viens de m’oublier, en vérité! mais je suis si enthousiaste du théâtre, qu’en me rappelant les plaisirs qu’il m’a donnés par ses grands, ses inimitables Colons, l’illusion m’a emporté; j’ai cru les voir et converser avec eux. Cependant tout ne convient pas à tous; et le théâtre n’est bon ni pour vous, ni pour Laure; encore moins pour Edmond, si jamais le caprice lui en prenait. Ce que je ne crains guère cependant: c’est, à certains égards, un faible courage, il n’est pas de ces âmes dégagées qui, s’élançant au-delà des préjugés, bravent les erreurs communes: ainsi rien à redouter de ce côté-là, du moins quant à présent. Je me rappelle, à ce sujet, qu’un jour il lisait dans Suidas, historien moine grec et compilateur du XIème siècle, que les farceurs du triumvir Antoine, étaient les mêmes à qui le roi Attale avait donné la ville de Myonnèse: «Lorsqu’ils eurent cet établissement, ajoute l’historien, ils prétendirent s’y fortifier, et y former une république histrions: mais les habitants de Theïos (aujourd’hui Suzar), indignés d’un pareil voisinage, envoyèrent à Rome, pour se plaindre au Sénat, de ce que ces farceurs érigeaient une forteresse sous les yeux de leurs anciens maîtres; et par un reste de justice, le Sénat de Rome corrompue, transporta la colonie comique à Lébédos, aujourd’hui Lacéréa», Edmond, dis-je, en achevant de lire ce trait, courut à moi l’indignation dans les yeux: «- Ah, ciel! quelle République! et quelles mœurs elle aurait eues!» s’écria-t-il. Je souris. Mais il me regarda d’un air si grand, si majestueux, que je l’embrassai. «J’aime cette indignation, lui dis-je; conserve-la, elle te sera nécessaire j’aime cet air surtout; il montre la noblesse de ton âme je ne croyais pas ta figure efféminée susceptible de tant de dignité, quoique j’en eusse remarqué l’à-peu-près dans celle d’Ursule. Mais ne méprise personne; les comédiens sont des hommes.».
Ce n’est pas sérieusement non plus que j’ai dit du mal de la plupart des pièces dramatiques: cependant, je persiste à l’égard de l’École des maris: malgré son but moral, je n’aime pas George Dandin; et comme quelqu’un l’observa au Parterre, le jour de la première représentation des Courtisanes, un étranger sachant notre langue, sans connaître nos mœurs, qui se fût trouvé à Paris, quand on y donna George Dandin avec cette nouvelle pièce, aurait pris de nous une singulière idée, s’il en avait jugé par notre comédie qui doit être la peinture des mœurs.
Restent les Femmes autrices, dont j’ai dit du mal, comme autrices seulement. Il y a trente ans que Clément écrivait: «Je hais l’esprit dans les femmes (à moins que ce ne soit celui de saillie, ou de naïveté), parce qu’il me semble qu’il prend quelque chose sur l’air de jeunesse: je le pardonne à celles qui ont le nez long, parce qu’elles ne peuvent jamais avoir l’air jeunes; et à fée de S*, qui n’a plus de visage.» Moi, je suis plus indulgent, je leur pardonne tout l’esprit possible; mais non la science: je voudrais qu’une femme autrice ne peignît que la nature, qu’elle n’eût de moyens que ceux de l’esprit naturel, sans aucun appui de lecture. Cependant il faut des exceptions: je permettrais la science à Mme Riccoboni; parce qu’elle sait en faire un charmant usage: à Mme de Genlis, parce qu’elle sait la rendre utile; mais je l’interdirais à Mlle Saint-Léger, parce que l’ignorance doit être adorable dans ses vives et sémillantes productions. Je voudrais que Mme Benoît ne peignît que des caricatures, parce qu’elle s’en acquitte bien; sa Nouvelle Aspasie est un ouvrage prononcé, bien au-dessus de ses premières productions; je vous en conseille la lecture. J’interdirais encore la science à nos femmes poètes; l’érudition ne peut qu’appesantir leurs éruptions légères: d’ailleurs, que nous apprendront-elles? Les femmes qui veulent régenter dans leurs écrits, ressemblent, pour la plupart, au compilateur ignorant qui a rassemblé les Anecdotes des beaux-arts; elles nous apprennent faiblement, que ce que nous savons beaucoup mieux.
Quant aux rosières, aux prix de vertu, que j’ai paru désapprouver, au lieu de revenir à ce sujet depuis ma lettre du 25 avril, je me suis au contraire confirmé dans mon opinion. Il ne doit point y avoir de prix d’émulation pour les mœurs: je m’explique, de prix unique; il faut autant de prix, qu’il y aurait d’individus: parce qu’il n’y aura jamais de mérite assez tranchant pour mériter un prix unique et que pour favoriser une fille, on humiliera toutes les autres. Au lieu qu’y ayant autant de prix que de filles, mais gradués par leur valeur, on verrait tout d’un coup ce qu’on estime la vertu de chacune d’elles. Il n’en est pas des mœurs, comme de l’excellence dans un art: les mœurs sont une chose délicate et sacrée, à laquelle on ne doit toucher que comme à l’œil, avec des précautions infinies: 1. Si vous mettez un prix unique pour les filles et qu’elles soient dix en âge égal, vous en découragez au moins six ou sept, qui n’y pourront aspirer durant la saison du mariage; 2. le prix unique est fondamentalement vicieux, en ce qu’il donne à la vertu un motif étranger à la vertu, essentiellement modeste, aimant substantiellement le secret, le retirement; 3. Les hommes ne sont pas infaillibles; ils peuvent donner le prix à la plus adroite et la moins digne; alors la véritable vertu est gratuitement humiliée; ce point seul devrait faire réprouver la séduisante institution des rosières; 4. une rosière élue éprouve un mouvement de vanité, d’orgueil; l’appareil de la fête fait qu’elle s’occupe trop d’elle-même pendant un temps. Jeune homme à marier, je ne voudrais pas d’une rosière; j’irais choisir dans l’obscurité celle à laquelle on aurait le moins pensé; j’en ferais ma douce et modeste compagne; et tout jeune homme de bon sens pensera de même. En voilà suffisamment pour justifier mon idée. Laissons nos poètes parisiens s’extasier; mettre aux Italiens une rosière, qui n’a pas le sens commun, et ne peut être applaudie que par des badauds; pour nous qui voyons en grand, qui savons approfondir, rions de la folie des hommes, qui croient créer la vertu. Oui, on peut la créer, mais il n’en est qu’un moyen, la liberté, l’égalité des fortunes, qui empêchera que le besoin ne porte la jeune fille à se vendre, et qu’il ne se trouve un corrompu assez riche pour l’acheter… Que de choses à dire encore! mais une lettre doit finir, sans quoi jamais elle n’arriverait à sa destination. N’imitons pas le bon évêque instituteur des rosières de Salenci; ses vues étaient pures; mais indépendamment de son institution la plus parfaite de toutes, les filles de son village en seraient encore meilleures. Adieu, ma rosière. Puissé-je vous voir la rose d. l. C. et l’. o. d. l’. e. d. t. l. C I.
(Ces mots sont ainsi abrégés dans l’original, et ils sont relatifs à des vues secrètes de Gaudet.).
P.-S. – J’ai oublié de répondre à l’article des lectures; je m’en aperçois ma lettre fermée. Mais il est trop important pour n’en rien dire: voici deux mots sur un papier séparé, que je glisse dans ma lettre.
Je ne vous ai conseillé que des lectures futiles et convenables à votre position. Aux femmes moins répandues que vous dans un certain monde, astreintes aux soins du ménage, il ne faut qu’un livre, la maison Rustique: si néanmoins elles sont des liseuses par goût, je leur accorderai la bibliothèque bleue, comme une très bonne lecture, à cause de la bonhomie qui y règne: surtout que leur Livre d’heures, soit en latin! il n’est pas nécessaire que les femmes entendent ce qu’elles demandent à Dieu: et voici tout ce qu’il leur convient de lui dire avec connaissance Mon Dieu! accordez-moi tout ce que désire mon mari!
Remarque. Que penser d’un pareil homme, qu’on va voir, dans la CXXIII ème lettre, élever des autels au saint législateur des chrétiens! M. Gaudet, pour le peindre d’une manière bien sentie, nous a paru avoir naturellement un bon cœur, une âme excellente; mais jeté malheureusement parmi des hommes sans mœurs, opprimé par un parent injuste, doué d’un tempérament ardent au plaisir, il a perdu de bonne heure toute estime pour les hommes, toute croyance; il a cherché à secouer toute espèce de frein, pour satisfaire ses passions. Cependant son âme, lorsqu’elle n’est pas courbée par l’orage, se redresse; elle se montre alors dans toute sa beauté; elle étonne. Dans les deux ouvrages dont il est l’âme, on doit remarquer que ce n’est pas un scélérat, quoiqu’il soit un corrupteur, caractère unique peut-être dans tous les ouvrages du genre de celui-ci: Gaudet est un véritable ami, et il perd la sœur et le frère; non par erreur, non par sottise, non par perfidie; il leur veut du bien; il veut les élever: mais n’étant pas retenu par la crainte salutaire d’un Dieu rémunérateur et vengeur, il vacille, il s’égare; il égare les autres: son âme forte prolonge son erreur; parce qu’il se croit toujours assez de moyens pour triompher des obstacles; il espère jusqu’au dernier moment, où surpris par un malheur imprévu, il se voit sans ressource: il succombe alors en héros païen, et fait regretter que ses grandes et belles qualités n’aient pas eu l’appui de la religion divine, faite pour le bonheur des hommes. Preuve évidente, sans réplique, sublime, qu’elle est nécessaire: c’est le fruit que le bon Pierre R** a prétendu que sa famille retirât de la lecture des lettres qui composent LE PAYSAN et LA PAYSANNE PERVERTIS.Je puis le dire, en qualité d’éditeur, et d’après quelques journalistes, ce double ouvrage est le plus frappant, dans son genre, le plus vaste, le plus fortement pensé, le plus naturel, qui ait encore paru.
L’Éditeur.