[Elle continue à lui rendre compte de toute sa conduite, qui marque bien de la coquetterie!].
8 mars.
Comme je ne fais guère mes lettres qu’en cachette, ma chère sœur, afin de pouvoir parler plus librement, j’écris par petits intervalles, et il n’est pas dit que tu auras cette lettre à trois jours de la date, comme cela pourrait être, si je la finissais aujourd’hui. Je t’accuse d’abord la réception de la lettre que m’écrivit mon frère; elle est fort courte, et je te la copie:
Lettre d’Edmond.
Je pars pour S**, ma bonne amie, sur une lettre du cher aîné, qui me mande l’heureux accouchement de son épouse, notre sœur aussi tendre, que si elle était du même sang. Je craignais ce moment; on craint toujours pour ce qu’on chérit: et c’est doublement que j’aime Fanchon Berthier, pour elle-même, et à cause de mon frère, qui sentirait beaucoup plus qu’elle tout ce qui pourrait arriver de mal à son aimable moitié. Ainsi, réjouis-toi, avec nous, chère sœurette, de ce qu’elle va bien, et représente-toi la joie qu’on doit avoir eue, chez nous, à la venue de ce nouveau-né, issu de deux personnes si méritantes, si chéries, et si dignes de l’être. Je ne t’en marquerai pas davantage à ce sujet; car je pars: je ne fermerai pas non plus ma lettre, sans dire un mot de notre déesse, et de sa charmante sœur. La première a sur moi des droits inaliénables; ils sont étayés par tout ce qui peut les éterniser: et quant à la seconde, elle m’occupe déjà bien plus qu’on ne croit! Fais-leur ma cour à toutes deux, surtout à l’aînée, qui tient mon sort dans sa main, et celui de ce que j’ai de plus cher, de ma sœur. Adieu, bonne amie. Je pars, et je serai chez nous, auprès de nos chers parents, demain à deux heures et demie: c’est l’heure où tu recevras ma lettre, et sûrement je leur parlerai de toi, et de ce que je te dis ici en finissant.
Il n’y a qu’amitié, tendresse, bonne intelligence dans la famille où tu es entrée, et que tu rends aujourd’hui si heureuse, chère Fanchon; je suis sûre que tous nos frères et sœurs écriraient à ton sujet, comme Edmond vient d’écrire là, s’ils étaient à même de le faire. Je vais à présent te parler de la lettre de notre respectable et digne père à Mme Parangon, au sujet de Mlle Fanchette: je crois que tu l’as vue; mais dans le doute, je te la vais copier, comme celle de mon frère.
Madame,
Cette-ci est pour avoir l’honneur de vous demander une grâce, mais déjà octroyée par votre respectable père, mon digne ami, chez lequel je me suis transporté le jour même de la naissance de l’enfant dont est accouchée ma bru, femme de mon fils aîné, à celle fin de faire représenter Mlle Fanchette, votre aimable sœur, comme marraine dudit enfant, par Christine, l’une de mes filles: j’espère, madame, obtenir de vous le même agrément, ainsi que de Mlle votre sœur, vous suppliant de me faire un mot de votre main, qui m’autorise à me glorifier de votre consentement à toutes deux. Je ne traite point d’autre matière dans cette lettre, madame, cette-ci étant assez importante pour la remplir seule: si ce n’est pourtant, que je vous fais mes très humbles remerciements de vos incomparables bontés pour ma fille que vous avez par devers vous: agréez-les, je vous en supplie, madame, à raison de leur parfaite humilité, et du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, madame,
Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur.
E. R**.
Mme Parangon, dès qu’elle eut achevé de lire cette lettre, vint à nous, la joie dans les yeux, et demanda l’agrément de sa jeune sœur, qui le donna de la manière la plus obligeante, demandant même s’il fallait partir: sa sœur l’embrassa en souriant, et me dit de rendre témoignage des dispositions de sa chère Fanchette; et elles se félicitèrent toutes deux de ce que tu portais le même nom que ta petite commère: ce qui fait qu’elles espèrent que vous aurez fait appeler l’enfant Edmond-François. Mme Parangon mit aussitôt la main à la plume, pour écrire ce que voici: (mais il faut te prévenir que la lettre que vous avez reçue n’est pas la moitié de ce qu’elle avait écrit: c’est pourquoi je vais te la remettre ici en entier, car elle m’en a laissé le brouillon):
Réponse de Mme Parangon, au Père R**.
C’est avec un vrai plaisir, monsieur, que ma sœur et moi nous acceptons l’honneur que vous nous avez fait à toutes deux, dans une cérémonie aussi auguste que celle du baptême de l’aîné de votre premier fils: vous avez bien voulu vous relâcher de votre droit, en faveur du second, qui pourrait être loin de vous, lorsque son tour serait venu, et vous avez pensé que personne ne pouvait être plus zélé pour vous, après lui, que ma sœur et moi. Vous nous avez rendu justice, monsieur, et vous en verriez la preuve, si nous avions le plaisir d’être auprès de vous. «En effet, qui peut s’intéresser davantage à vous, à Edmond, à toute votre chère famille, qu’une femme qui se propose d’y placer sa sœur, et de devenir elle-même la sœur d’un de vos enfants, et par lui de toutes les autres? Oui, mon cher monsieur R**, vous que j’honore et comme un digne vieillard, et comme un excellent père, et comme l’ami du mien, le plus doux de mes vœux, celui que j’avais déjà exprimé à Edmond avant son mariage avec ma cousine, c’est de lui donner dans ma sœur une autre moi-même, de nous unir par là, et de serrer des nœuds qui durent autant que notre vie. Rien ne pourra les briser, et l’intérêt, ce boutefeu des sociétés humaines, n’aura aucun pouvoir sur la nôtre; la fortune de ma sœur sera la mienne, et tout ce que je possède, je n’aurai de plaisir à le conserver que pour elle. C’est un engagement que je suis bien aise de prendre avec vous, par cette lettre, dans une occasion, où de vous-même, vous avez cherché à établir quelques rapports entre ma sœur et votre fils Edmond. Je suis charmée d’avoir occasion de vous avouer que ces rapports sont réels, qu’ils existaient déjà, et qu’ils sont mon ouvrage. Le temps où ils seront absolument réalisés, n’arrivera jamais assez tôt, au gré de mes désirs, soyez-en sûr, mon cher monsieur.» Fanchette et moi nous sommes dans les mêmes sentiments; j’ai souvent occasion de m’en assurer. Votre aimable fille, ma chère et constante amie Ursule, en est le témoin irréprochable. C’est avec ces sentiments que je suis, et serai toute ma vie, monsieur,
Votre, etc.
Voilà tout ce que renfermait la lettre écrite dans le premier mouvement de joie: mais ensuite, Mme Parangon, sans changer d’avis, l’a trouvée trop expressive; c’est ce qu’elle m’a dit à moi-même. Tu vois, chère sœur, que tous nos projets de bonheur ne sont pas des chimères: car Mlle Fanchette est un excellent parti, Mme Parangon n’ayant pas d’enfants, outre qu’elle est riche de sa seule portion.
10 mars.
Je te sers à ton goût, je le sais, ma chère sœur, par la manière dont je t’ai écrit avant-hier, parlant d’abord des choses que tu as plus envie de savoir, et passant après aux compliments, qui t’intéressent moins. Reçois pourtant ceux que je te fais, ils le méritent par le cœur dont ils partent, et je suis d’une joie inconcevable, depuis que ta chère lettre ne me laisse aucun doute sur le bonheur de ton mari et sur ta santé. Tout ce qui m’approche et tout ce qui a rapport à moi s’en est aperçu; j’ai été plus résignée avec Mme Canon, plus tendre avec ma protectrice, plus gaie, plus folle avec Mlle Fanchette, et plus humaine envers mes adorateurs: car j’en ai toujours, et ils ne font qu’accroître, mais ce qu’il y a d’agréable, c’est qu’on s’adresse aussi à mes deux compagnes; car Fanchette grandit beaucoup, et se forme très vite; je vais t’amuser de tout cela: avec toi, je suis sincère, et sans aucune réserve; au lieu que je ne crois pas qu’il faille tout dire à Edmond; c’est un homme quoique mon frère.
Mes trois ou quatre amoureux me donnent toujours des lettres, et celui qui devait mourir de désespoir se porte à merveille: c’est que dans ma joie, il m’est arrivé un jour de lui sourire, ce qui lui a fait tant de plaisir, que depuis ce moment-là, il a un teint charmant. Je t’avouerai qu’auparavant il était fort pâle, et il est à croire qu’il était fort tourmenté; cela peut arriver, et je n’y vois rien d’extraordinaire. Mais ce qui doit le contrarier, c’est qu’avec Mme Parangon, qui est moins économe que sa tante, nous ne sortons plus qu’en voiture. Je crois pourtant en deviner la raison: c’est qu’on la courtise aussi, elle m’a bien caché qu’elle eut des adorateurs, et si je le sais, je t’en parlerai tout à l’heure: elle prend le bon moyen pour ne les pas entendre, ni recevoir leurs billets. Mon pauvre page, que nos sorties en carrosse contrarient, met son esprit à la torture pour me parler, ou me faire parvenir ses lettres, et il y réussit, parce que j’y aide un peu; d’ailleurs, nous sortons et rentrons toujours aux mêmes heures: il se trouve à la porte, il me dit un mot, ou me glisse son poulet, sans pourtant que je le prenne. Je n’entends plus parler de mon vieillard. Mon prometteur de richesses (c’est le financier, qui m’avait écrit qu’il se retirait), ne se retire pas; il est parvenu hier jusqu’à Mme Canon, et dans un discours fort long et fort amphigourique (à ce qu’elle a dit à Mme Parangon), il lui a fait des propositions de mariage pour moi assez embrouillées. S’il ne s’est pas clairement expliqué, que demandait-il? Au reste, je n’en suis pas fâchée, et je m’en tiens à celui que tu sais. Quant à mon premier adorateur qui est cet homme de haute condition, celui-là ne parle pas de mariage, mais d’amour, de la plus drôle de manière du monde. Il se nomme le marquis de***; il n’est ni beau ni laid de figure, malgré qu’il soit un peu marqué au b à une épaule; mais on déguise cette tache, qui paraît néanmoins, en dépit des vestes matelassées. Il continue à me parler de ses moyens plus efficaces: qu’il les emploie donc! Ce qu’il y a de singulier, c’est que personne ne se doute ici de tout cela: quant à moi, je m’en amuse, parce qu’en vérité, il n’y a pas l’ombre du danger pour mon cœur. Cependant, comme je ne saurais plus espérer d’avoir ici une de mes sœurs, je vais cesser de prendre part à tout cet enfantillage.
Ce qui m’a fait rire, et ne m’a pas surprise, c’est, comme je te le disais tout à l’heure, que Mme Parangon ait sa part de ces hommages; car, si j’en crois sa conduite, on s’est expliqué avec elle beaucoup plus clairement de bouche que par écrit. Ce n’est pourtant pas l’air de Mme Canon, qui fait qu’on se frotte aux personnes qui paraissent sous sa garde! car elle a l’encolure d’un vrai cerbère (comme tu ne sais pas ce que c’est, Cerbère est le chien qui garde la porte des Enfers, chez les païens). Mais avec son air rébarbatif, elle a quelque chose de si comique dans sa mise et dans sa figure, que je pense qu’on la prend pour une folle. Avec cela, dès qu’on nous regarde, et qu’elle s’en aperçoit, elle lance un coup d’œil hagard, qui fait rire; car je vois qu’on éclate.
Je vais te copier une des lettres qu’a reçues Mme Parangon, et qu’on lui a mise dans le coqueluchon de son mantelet, un jour que nous entrions fort pressées à Saint-Eustache: je fus la seule qui m’en aperçus; je ne voulus rien dire, et le billet étant tombé à l’église, je le ramassai, me proposant de le lui remettre à notre retour, comme un papier qui lui appartenait. Mais il arriva que nous rentrâmes seules, Mlle Fanchette et moi; Mme Parangon et Mme Canon, après nous avoir descendues, allèrent à quelques affaires. Je ne pus résister à la tentation de lire. Je m’enfermai seule, et comme le billet n’était pas cacheté, mais plié comme un papier d’affaires, je l’ouvris sans conséquence. En voici le contenu:
Je ne sais, ma belle, ni qui vous êtes, ni l’état de votre fortune: mais je pense que qui que vous soyez, et quel que soit l’état de vos affaires, vous ne serez pas fâchée qu’un honnête homme vous propose quarante mille livres de rentes. Voilà mon premier mot; il est clair, élégant, sonore, et de la meilleure prose possible. Cette proposition est à réaliser, selon ce que vous serez; car je le répète, je n’ai pas l’avantage (fort désiré!) de vous connaître. Si par hasard, vous êtes une femme galante, je vous avouerai, et vous aurez une maison montée; si vous êtes décente, tout se fera en secret; si vous êtes honnête dans toute la rigueur du terme, vous êtes assez belle pour que je fasse la folie de vous épouser: car, sans vous fâcher, ma belle, le mariage est toujours une folie; mais vous êtes si aimable, que du moins avec vous la folie sera gaie. Je vous parle franc, parce que je suis vrai, et tout rond dans mes manières. Que mon ton ne vous fâche ni ne vous révolte; je suis homme à vous adorer prude, si vous l’êtes, tout comme à en agir sans façons, si vous ne l’êtes pas. Tout ce que je vous marque est conditionnel, hors mon amour, qui est réel, dans quelque passe que vous soyez, et à parler sincèrement, de toutes les passes, c’est la dernière des trois que j’ai citées que je préférerais avec vous: oubliez donc tout ce qui ne vous regarde pas, pour ne vous souvenir que de ce qui a rapport à ce que vous êtes en effet. Je suis tout à vous, ou passionnément respectueux, ou passionnément amoureux, ou passionnément généreux,
Votre très humble et très obéissant serviteur. ** ***.
Après avoir lu ce singulier billet, je le repliai, j’attendis le retour de Mme Parangon, et lorsqu’elle eut ôté son mantelet, je glissai adroitement le billet dans le coqueluchon: au premier moment où je me trouvai seule avec elle, je lui dis que je croyais avoir vu mettre un papier dans son mantelet, lorsque nous entrions dans l’église. Elle rougit, et alla le prendre; le billet tomba: elle le lut tout bas, le serra, et me dit: «C’est une folie, comme on en écrit ici à toutes les femmes, lorsqu’elles ont le malheur de trouver un impudent en leur chemin: cela n’est pas digne de t’être montré, sans quoi je te lirais cette lettre, dont l’auteur m’est parfaitement inconnu.» Depuis ce moment, il est beaucoup plus difficile d’aborder aucune de nous.
Enfin, Mlle Fanchette a aussi un adorateur ou deux. Ce sont des vieillards chancelants: ils n’ont pas écrit, mais tous deux ont parlé, je crois, à Mme Canon, à ce que j’ai pu deviner. J’étais à portée d’entendre la conversation du premier qui s’est présenté, un matin, précisément le lendemain d’un jour où un grand échalas, un peu recourbé par le haut, et dont le nez ne ressemblait pas mal à un éteignoir, avait parlé à ma jeune compagne durant une partie du salut. Il est entré: «J’ai l’honneur de parler à Mme Canon? – Oui, monsieur: que lui voulez-vous? – L’entretenir d’une affaire très intéressante.» En ce moment, il s’en est peu fallu que je ne me sois trahie: imagine-toi que les deux mentons avancés de Mme Canon, et du siècle passé qui lui parlait, se touchaient quasi, encore que le reste de leurs visages fût à une honnête distance.»Madame est la maîtresse de la maison? – Je le suis de cet appartement, et chacun des locataires l’est chez soi. – Ah! madame, ce que je veux dire, c’est que vous êtes la principale locataire? – Vous vous trompez, monsieur! – On me l’a dit cependant. – On était mal instruit. – Soit, madame: je voulais vous parler d’une chose qui peut-être vous fera plaisir? – C’est selon; jusqu’à présent cela ne m’en fait pas beaucoup. – Je le crois, madame: mais il faut débuter par quelque chose. Mesdemoiselles vos filles sont charmantes: ne songez-vous pas à les pourvoir? – Elles sont pourvues, monsieur. – Avantageusement, madame? – Très avantageusement. – Elles méritent une fortune. Pour moi, je voudrais que la cadette fût libre; je lui proposerais un parti qui l’avantagerait de vingt mille livres de rentes. – Cela ferait une belle fortune: mais elle est pourvue, monsieur, je vous l’ai déjà dit. – Est-ce une chose arrêtée, madame? – Absolument, monsieur. – Mais en considération des avantages que je ferais faire, ne pourrait-on pas du moins balancer?… Quel est ce parti? – Un très aimable jeune homme, qu’elle doit épouser dès qu’elle sera en âge d’être femme. – Un jeune homme!… Qu’est-il? – Il est peintre. – Ah!… ce serait dommage de sacrifier une si jolie personne à un homme du commun! Il est assez de femmes pour ces gens-là! Les beautés, comme mesdemoiselles vos filles, madame, sont faites pour trouver un sort brillant, et je vous propose ma fortune, si elle vous tente. – Vous vous moquez, monsieur! C’est tout comme si je me proposais au prétendu de Fanchette, pour l’épouser, au lieu d’elle, sous prétexte de lui faire sa fortune, car je suis à mon aise, monsieur: cette maison est à moi, et ce n’est pas mon seul bien. – Vous voyez, madame, qu’on ne m’avait pas trompé, quand on m’avait dit que vous étiez maîtresse de cette maison? – J’en suis la propriétaire, monsieur. – Il est vrai que le terme est plus expressif… Enfin, madame, je vous propose, pour votre charmante fille, un avantage de vingt mille livres de rentes. – je suis votre servante, monsieur: ma fille épousera son amant, un jeune homme beau comme elle, et non pas son grand-père. Adieu, monsieur! Nous sommes ici à l’Île-des-Fous, je crois, et je redoute en vérité de vous ressembler!» Elle l’a poussé dehors, et lui a fermé la porte au visage, en le traitant d’impertinent, lorsqu’il ne l’a plus entendue.
Mais, ma chère sœur, peut-être aimerais-tu mieux que je te parlasse des curiosités de Paris, que de toutes ces petites misères, que je ne te raconte que pour ne te rien taire; et encore, parce que chez nous, je sais que tout amuse: d’ailleurs tu m’aimes si tendrement, que je crois pouvoir t’écrire comme je caquetterais avec toi, si nous étions ensemble soit ici, soit à L.-B.: enfin, je te marque ce qu’une autre que moi ne pourrait t’écrire, au lieu que vous avez mon frère pour vous raconter dans ses lettres ce qu’il y a de remarquable à Paris, beaucoup mieux que je ne le ferais. C’est en conséquence de tout cela, qu’après t’avoir dit que je vois Laure en secret, je vais traiter le point de mes occupations, parce que je m’en acquitterai bien.
Nous n’avons pas un moment d’inutile, sous la direction de Mme Canon; et depuis que Mme Parangon est avec nous, elle ne diminue pas notre occupation, mais elle y répand un charme, qu’elle seule peut donner. Le matin, en nous levant, nous faisons la prière; puis nous dessinons d’après les meilleurs modèles: nous peignons ensuite quelque sujet indiqué par notre maître, par mon frère, ou par Mme Parangon. Cela nous mène jusqu’à midi, que nous allons à la messe. Au retour, une leçon de musique, donnée par une femme: c’était une jeune marchande de musique de la rue du Roule, qui est très aimable; mais Mme Parangon la remplace absolument depuis quelques jours. On dîne à deux heures. Nous allons à la promenade, où nous faisons une lecture. On travaille à l’aiguille, en modes, en robes, en linge le reste de la journée, jusqu’au souper; ce temps est d’environ quatre heures, à moins que la promenade n’ait été longue; ce qui est fort rare. Après le souper, on parle dessin, peinture, et de ce qu’on fera le lendemain en ce genre, afin de préparer la tête à ce qui doit l’occuper dans la matinée, et pour que les idées s’y gravent mieux durant les intervalles du sommeil. Cette méthode me paraît excellente, et je m’en trouve bien; toutes mes pensées, dans les insomnies, se portent sur l’art qu’on m’enseigne, et je fais quelquefois des réflexions très heureuses. Mme Parangon aurait peut-être consenti à ne nous occuper que de peinture; mais sa chère tante Canon lui a dit à cette occasion avec un peu d’humeur: «je ne saurais voir des femmes ne faire aucun ouvrage de femme: pour moi, si je ne tenais jamais l’aiguille, je me croirais bientôt un homme! Fi! des femmes qui font les hommasses! il n’y a rien au monde de si vilain, de si messéant! Ça conduit à perdre toute pudeur.» Mme Parangon fût l’embrasser la larme à l’œil, en lui disant: «Ah! ma chère tante! la belle vérité, que vous venez de dire là! Je ne saurais vous exprimer combien je profite avec vous, et combien vos sages avis me font éviter d’écarts! oui, en vérité, ce que vous venez de dire vous est dicté par la sagesse même!» Je crois aussi qu’elle a raison, et qu’il faut que les femmes soient femmes. Nous sommes très heureuses dans notre vie occupée; nous ne connaissons pas l’ennui, et si nous ne nous dissipions pas un peu trop en allant à l’église ou à la promenade, il n’y aurait pas d’innocence et de tranquillité comparables à la nôtre.
Je te dois un compliment bien sincère, en finissant cette lettre, ma chère Fanchon, c’est que tu traites tout ce que tu m’écris, de la manière la plus intéressante; tu me touches, tu m’attendris, et Mme Parangon en particulier, est enchantée de ton style et de tes sentiments. Adieu, sœurette bonne amie: ménage-toi. Tu nourris ton fils; cela te met à l’abri de bien des petits inconvénients, auxquels j’entends dire que les femmes de Paris sont sujettes.