[Ma sœur copie un papier secret de Mme Parangon, et montre qu’elle commence à n’être pas aussi bonne et naïve qu’on la croyait: ce qu’on voit par les confidences qu’elle fait à ma femme.].
26 décembre.
Elle est ici, chère sœur: je la vois, mais elle ne me voit pas; car je t’écris en cachette d’elle, et de tout le monde: j’ai fait en sorte d’occuper Fanchette, et je suis seule. Cette lettre-ci est bien importante, et pour Edmond et pour moi! je commence par lui. Il est trop heureux; car je sais qu’il aime bien Mme Parangon: or il en est aimé pour le moins autant, et c’est parce qu’elle l’aime trop, qu’elle l’a fui; c’est son expression. Mais elle ne me l’a pas dit: je l’ai vu par un brouillon de lettre qu’elle a déchiré et jeté dans la cheminée. Pour toute autre chose, je n’aurais pas été curieuse: mais un morceau où j’ai vu le nom d’Edmond et le mien m’a donné de la curiosité; j’ai ramassé le papier, je l’ai lu et je l’ai copié, très heureusement! car un instant après, elle est venue elle-même le brûler; voici ce que c’est:
«INFORTUNÉE! je cherche partout, non le bonheur, mais le repos; et le repos me fuit! À Au**, je disais, le repos m’attend à Paris, dans les bras de ma chère Ursule: à Paris, je regrette le temps où je voyais Edmond tous les jours, à toutes les heures! Qui me rendra l’innocence? Tout ce qui m’environne a le cœur pur: moi, moi seule, je nourris un feu coupable, qui me consume, qui me dévore… Pardon, ma chère Ursule! je ne suis pas une Safo…, ou si je la suis, c’est Faon, et non Lesbie qui cause mes soupirs… Où m’égaré-je quelquefois? Infortunée où m’égaré-je?… Hélas! je veux tromper la nature et l’amour; je veux que du moins mon corps soit chaste, puisque mon cœur ne l’est plus… Je l’ai fui; j’ai fui le cher ennemi de mon repos, de mon innocence; lui seul m’a fait fuir; et je le porte dans mon cœur, cet ennemi que je fuis! Pourquoi le fuir!… Pourquoi, infortunée! pour que tu sois la seule coupable, et qu’il ne devienne pas ton complice… Quelquefois, je me surprends à être jalouse de ma sœur, je m’efforce à le destiner pour elle, et peut-être serais-je aujourd’hui au désespoir qu’il fût son mari! Que n’ai-je pas souffert, quand arriva l’aventure de Laure!… Mais elle était sans intérêt pour moi, quand elle éclata; il était le mari d’une autre; que m’importait sa constance pour elle?… Oui, j’ai senti une sorte de joie coupable… Mais, grand Dieu, que n’avais-je pas souffert, quand j’avais appris son mariage avec Manon! Et si je n’eusse pas vu, qu’au fond, c’était encore moi qui étais la souveraine de ses pensées, aurais-je pu y survivre?… Je me suis vaincue; j’ai feint d’aimer Manon… Que dis-je? ne l’ai-je donc pas aimée?… Non, non, je ne l’ai pas aimée, non! je le sens, à ce que me fait éprouver Fanchette: mon cœur l’a repoussée, quand, à mes pressantes sollicitations, elle m’a dit, qu’elle aimerait bien son petit mari. Eh! pourquoi lui en parler? Pourquoi mettre sitôt dans son cœur des idées… Je me la sacrifie!… Non, non, je surmonterai ma faiblesse; elle aura Edmond; elle l’aura: je ne veux plus le voir; je me le promets, mon Dieu, devant vous, punissez-moi, si je lui parle, si je lui écris: je tâcherai de le bannir de ma pensée… Il est des rencontres fatales!… Il vient chez mon père, jeune encore: hélas, j’avais son âge! il apportait une lettre: sa naïveté, son innocence, m’intéressèrent dès ce moment, je sentis qu’il était aimable; ma pensée s’occupa de lui; je ne séparai pas, devenue plus grande, l’idée de l’amour de celle d’Edmond… On me maria: je crus que ce devait être un Edmond pour moi, qu’un mari; je me livrai tête baissée, comme la victime conduite à l’autel… Ah! quelle différence!… Pour mon malheur, je passais un jour sur un grand chemin; je le revois conduisant au lavoir les brebis de son père: comme mon cœur fût touché de ses grâces naïves en me saluant; de son empressement à raccommoder la sangle de mon cheval!… (Mais j’étais mariée alors!) Mon cœur fût touché d’une sorte de compassion: tant de charmes et de grâces seront-ils perdus? c’est le fils de l’ami de mon père; il faut le prendre chez nous; il faut lui donner un état plus doux… Je fis parler à ses parents; je l’obtins pour le temps où finissent les travaux de la campagne… Dieu me punit dès le premier pas: j’étais absente quand on me l’envoya; sa beauté, son innocence, sa noble sécurité, tentèrent des âmes vicieuses, et on voulut le tromper! On s’était hâté de le faire venir, pour le tromper!… Moi, qui espérais le recevoir, lui adoucir les commencements d’un séjour étranger; l’instruire, le former, m’en faire aimer comme bienfaitrice, je l’exposai, à tout ce qu’ont de dur et d’amer les façons des gens des villes, à l’égard d’un jeune campagnard qui vaut mieux qu’eux!… Que n’a-t-il pas souffert!… Cher Edmond!… va, je t’en dédommagerai: ma sœur sera ton épouse; la tienne sera ma compagne, mon amie à jamais; je ferai tout pour elle; et surtout elle aura un mari qu’elle aimera… Cette chère Ursule!… Elle est aimée déjà, elle est adorée; les vicieux la désirent; les vertueux l’adorent! mais elle les ignore tous! Le frère et la sœur sont également aimables… Au fond, mes sentiments pour Edmond sont peut-être un bonheur: que d’hommages intéressés ne m’offre-t-on pas! que d’hommes adroits m’eussent peut-être entraînée dans des chutes honteuses! Edmond m’a soutenue; il m’a fait dédaigner tous les hommes; ils ne sont que des monstres, comparés à lui, et je suis sans mérite dans ma vertu à leur égard; je la lui dois. (…) ne l’a-t-il pas inutilement attaquée? (…), plus poli, plus aimable, ayant toutes les grâces qu’on acquiert à la capitale, a-t-il pu vaincre mon indifférence? que d’amour, cependant? Mais Edmond était au fond de mon cœur, le gardien de ma vertu. Oui, je lui dois de la reconnaissance. Ah! que j’aurais de plaisir à lui montrer toute celle qu’il m’inspire, si… Ô malheureuse! quel souhait allais-tu former! Edmond n’en est pas le complice; non jamais son cœur ne fût souillé par ce vœu coupable!… Mais Gaudet ne peut-il pas le corrompre? je l’ai craint; d’où vient est-ce que je ne le crains plus? D’où vient ne suis-je pas fâchée qu’il voie cet homme dangereux! Sondons mon cœur… Bon Dieu! si c’était, parce que je voudrais qu’Edmond fût moins vertueux, moins timide!… Je ne sais ce que j’entrevois au fond de mon âme; mais si c’était là mes vrais sentiments, je m’abhorrais moi-même! Non, non, ce ne saurait être là mon secret désir: au contraire, je suis rassurée par les principes d’Edmond; un jeune homme élevé par des parents comme les siens, imbu de leurs maximes, ne peut s’oublier… Eh! pourtant, il s’oublia, quand Laure… Ah! la cruelle idée! et la cruelle anxiété, que celle où je me trouve! Mais qu’importe le passé! Tâchons qu’il nous reste; qu’il soit à nous, à ma sœur et à moi… Mais, aucun objet ne fera-t-il d’impression sur son cœur, en mon absence? Il est seul, à présent; il est jeune, aimable, il a les passions vives, je m’en suis aperçue plus d’une fois!… Je dois me rassurer: il n’a pas recherché cette petite Edmée; il l’eût trouvée, s’il l’avait bien voulu: les coquettes ne sont pas dangereuses pour lui… tout doit me rassurer. Cependant, il ne faut pas que mon séjour ici soit trop long: que sais-je?… Hélas! je n’ai pas de confidente; je n’en saurais avoir pour mes sentiments; je les cache à tout l’univers, et je voudrais me les cacher à moi-même… Cruelle situation, qui fait trouver du plaisir à écrire, lors même qu’on sait que c’est en vain!…».
Voilà bien ses vrais sentiments; et j’en suis très aise; car j’aime mieux devoir son amitié à Edmond, qu’à toute autre cause: je serais d’ailleurs charmée que Mlle Fanchette fût un jour notre sœur; je t’avouerai que je l’aimerais mieux que la défunte, et parce que c’est la sœur de Mme Parangon, et parce qu’il y avait dans l’autre quelque chose qui répugnait à la délicatesse. Ici au contraire, c’est tout honneur et profit; car Fanchette sera riche: enfin, puisque Edmond ne peut pas être le mari de la chère Mme Parangon, il faut qu’il soit son frère. En mon particulier, je ne l’oublie pas auprès de la petite Fanchette; je lui peins tout le monde en laid hors Edmond; et comme sa sœur me seconde, elle me croit autant que je puis désirer d’être crue. Ainsi, ma chère sœur, tu vois que cet attachement pour notre cher frère, dans une femme aussi vertueuse que Mme Parangon, n’aura aucune mauvaise suite, et qu’au contraire, il en aura de très bonnes pour lui et pour moi; ce qui, vu le bien que vous nous voulez tous, doit vous faire le plus grand plaisir; et ce n’est qu’à cette intention que je te le marque. L’écrit copié n’est aussi que pour te donner de bonnes preuves de ce que je dis, et te montrer l’extrême confiance que j’ai en ta discrétion; te priant, après l’avoir lu, de me le renvoyer, pour que je le garde précieusement.
À présent, il faut parler de moi. Je t’avouerai que je suis un peu curieuse; c’est ce qui fait que je sais bien des petites choses qu’on ne se doute pas que je sache. Telle est par exemple la recherche de M. H…, le conseiller: j’entendais hier Mme Parangon qui parlait de lui à sa tante, et qui lui disait qu’elle avait refusé un très joli présent qu’il voulait m’envoyer; et qu’il m’avait écrit une lettre, qu’elle avait d’abord acceptée, mais que tout considéré, il ne fallait pas que je visse; parce qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver; qu’un homme de cette condition-là, pouvait se retirer, ce qui donnait toujours des chagrins à une fille, et qu’elle voudrait pouvoir me les éviter tous. Mme Canon l’a bien louée de sa prudence! Et moi, tout bas, je l’ai remerciée de ses excellents sentiments à mon égard; ils marquent tant d’amitié, que j’en étais attendrie. Mme Canon a demandé à voir la lettre, et elle a cherché ses lunettes pour la lire: mais ne les trouvant pas assez vite, elle a prié sa nièce de la lire elle-même. Et voici ce que j’en ai retenu.
Lettre du Conseiller, à Ursule.
Mademoiselle,
Quoique je sois un inconnu pour vous, je viens d’obtenir de Mme Parangon la permission de vous écrire deux mots: cette respectable dame, à qui vous êtes si chère, connaît mes sentiments, et elle s’est chargée d’être mon interprète auprès de vous: si donc j’écris, c’est pour vous rendre mon hommage en personne, et vous exprimer d’une manière exempte de tout soupçon d’adulation, l’estime et le respect que vous m’avez inspirés. L’une et l’autre sont l’effet d’une impression durable, et telle que vous devez la faire sur tous ceux qui ont le bonheur de vous approcher, puisque l’absence n’a contribué qu’à la creuser davantage. C’est à l’honneur de vous obtenir pour compagne de mon sort que j’aspire.
Je vous avouerai, mademoiselle, qu’avant de m’abandonner sans réserve à mes sentiments, je me suis informé de votre famille, et que je n’y ai trouvé que des choses honorables, sous tous les points de vue possibles, soit par les ancêtres, soit par les mœurs et la bonté de vos auteurs les plus proches, comme M. votre père et Mme votre mère: c’est d’après ces informations, que j’ai suivi, avec un plaisir au-dessus des termes que je pourrais employer, le penchant que vous m’inspiriez, et que je me propose de m’honorer de votre parenté, au moins autant que de la mienne. Voilà, je crois, mademoiselle, ce qu’un honnête homme, tel que je fais profession de l’être, doit écrire à une jeune personne qu’il recherche. Aussi ne m’en permettrai-je pas davantage; me contentant d’ajouter, que je suis et serai toute ma vie, avec un dévouement parfait, mademoiselle,
Votre très humble, très obéissant serviteur, et tendre adorateur,
H**, conseiller.
Il me semble, ma chère sœur, que cette lettre est très bien, et qu’on ne peut écrire plus honnêtement: je l’en estime fort, et si mon bonheur veut que j’aie un aussi honnête mari, ma joie la plus vive viendra de celle qu’en ressentiront nos chers père et mère, de celle que vous en aurez tous, ma chère, surtout toi, avec qui mon inclination m’a toujours unie. Il me semble que notre digne père serait bien content, lorsqu’il nous verrait à S**, honorés par tous ces gens de justice de V*** et des environs, qui nous regardent du haut de leur grandeur, et qui se trouveraient alors bien au-dessous de nous! je t’avouerai, ma bonne amie, que cela me tente plus que le mariage, quoique le conseiller soit bel homme à mes yeux, et je crois aux yeux de tous ceux qui le voient. À présent que je t’ai dit tous mes petits secrets les plus importants, je puis bien t’en dire d’autres, qui ne m’intéressent pas autant, à beaucoup près.
Toutes les fois que je sors, pour peu que je reste en arrière, on me glisse des billets, surtout de la part d’un certain marquis, ou se disant tel, qui m’a déjà parlé. Je m’embarrasse assez peu de pareils messages; et cependant j’en suis flattée, parce que cela me rassure au sujet de M. le conseiller; je me dis, que n’étant pas le seul, il faut qu’il y ait quelque raison pour qu’on me trouve aimable. Sans prendre de vanité, ce qui serait bien sot à moi! je trouve du plaisir à tous les compliments que je reçois, de bouche, ou par écrit. Je sens pourtant qu’il ne faut pas avoir l’air de lire les billets; et voici comme je m’y suis prise. J’ai gardé le premier qu’on m’a glissé, comme si je ne m’en étais pas aperçue, et j’ai eu bien soin de le mettre dans ma poche. Une autre fois quand nous sommes sorties, j’ai été attentive si on m’en donnerait un nouveau: ça n’a pas manqué; et moi je vous ai tiré le premier billet, que je tenais exprès entre mes doigts, et je vous l’ai déchiré en mille pièces: par ce moyen, je satisfais ma curiosité, en lisant toutes les sornettes qu’on m’écrit, sans porter aucune atteinte à ma réputation. Je vais te copier quelques-uns de ces poulets, chère petite sœur, pour te donner une idée de ce qui se passe ici, et de la manière dont on y déclare ses sentiments aux filles sans les connaître; si j’osais m’informer, je serais plus instruite: mais il me semble qu’on en agit avec toutes les filles comme avec moi. Le premier qui m’ait écrit, est celui qui m’a parlé: c’est quelqu’un d’importance, et son air de distinction me le faisait respecter, mais je ris à présent de mon respect; voici de son style:
Premier billet doux.
Je ne sais, ma belle demoiselle, avec qui vous êtes; si c’est votre mère, votre tante, votre gouvernante, etc.; mais elle est inabordable: ou vous êtes à quelqu’un de puissant, comme un ministre, qui vous entretient en secret, ou à quelqu’un de riche, qui ne laisse rien à désirer à votre maman: dans ce dernier cas, je l’emporterai à coup sûr; je suis distingué autant qu’un particulier peut l’être: honorez-moi d’une réponse, que vous laisserez tomber, lorsque je vous ferai remettre un second billet; je serai exact à me conformer à vos intentions, quelque hautes qu’elles soient. Si pourtant vous étiez encore neuve, j’avouerai que vous êtes un trésor, que toute la fortune de votre serviteur ne pourrait payer.
Le M. de***.
P.-S. – Mon nom sera signé, dès que je connaîtrai vos intentions.
Tu vois que c’est un riche parti! Mais je préférerais le conseiller, à cause du plaisir que cela ferait chez nous. Mme Canon est en effet rebutante, et je crois qu’un ministre d’État viendrait pour nous entretenir un moment, qu’elle ne le permettrait pas. Il croit que nous appartenons à quelqu’un de riche: effectivement, nous sommes très bien mises, surtout depuis que Mme Parangon est ici.
Deuxième billet doux.
On m’a fait entendre que vous ne receviez que des gens d’Église, et que l’on voit souvent un moine aux environs de votre demeure, quelquefois en habit de son ordre, et quelquefois mis en cavalier: à moins que l’habit de moine ne soit un déguisement? J’espère que votre réponse à mon premier billet me donnera quelques lumières; mais si je ne pouvais avoir cet avantage, répondez du moins à celui-ci: les diamants, les bijoux, un ameublement superbe, un carrosse du dernier goût, tout cela est prêt; un mot, et une bourse de mille louis va précéder.
Pour le coup, je commence à douter que cela soit sincère! car, en vérité, il faudrait y regarder à deux fois! Mais on ne jette pas ainsi l’argent par les fenêtres!…
En tout cas, je voudrais avoir ici Christine: elle est charmante; elle aurait quelqu’un des partis dont il n’est pas possible que je m’accommode: celui-ci est un jeune seigneur, assez agréable, quoiqu’un peu voûté. Un pareil mariage donnerait du relief à notre famille, qui fût autrefois plus relevée qu’elle n’est. Mais voici le.
Troisième billet doux.
Quoi! vous avez déchiré ma lettre! sans la lire! ma foi c’est m’ôter tout espoir, puisque c’est me fermer la bouche, et me condamner sans m’entendre: si celui-ci a le même sort, j’aurai recours à d’autres moyens, que je ne vous explique pas, et qui peut-être seront plus efficaces. Je n’en suis pas avec un attachement moins sincère,
Votre tout dévoué, etc.
J’ai encore déchiré le second, en recevant ce troisième billet, et ayant jeté un coup d’œil dans un beau carrosse, qui nous barrait le passage, j’y ai vu le jeune seigneur voûté, qui se mordait les doigts. Je savais que c’était lui: je me suis approchée sans affectation, et je l’ai entendu me dire: «Vous mettez au désespoir l’amant le plus tendre! Ne pourrai-je vous intéresser? Ah! daignez me lire!» Je l’ai regardé avec le plus de colère que j’ai pu: mais en vérité, j’étais presque attendrie: car un si beau parti causerait bien de la joie à nos chers père et mère! En ce moment, Mme Canon, m’ayant jointe, il n’a plus rien dit, et nous avons passé. Je suis dans l’attente de ces moyens auxquels il aura recours: nous verrons. En voici à présent d’un autre.
Premier billet doux du second amant.
Je suis jeune, mademoiselle, mais d’une famille relevée, et je puis faire mon chemin; mais je sens qu’il me faudrait tout le feu de vos beaux yeux pour m’animer: votre vue, et le peu d’espoir que j’ai de réussir auprès de vous, me plongent dans une langueur qui m’ôte tout le courage; vous pouvez être ma créatrice, et mettre dans mon cœur toute l’énergie que j’y ai quelquefois sentie. Je brûlais de l’amour de la gloire; je ne brûle plus que pour vous! Quels charmes touchants! Ah! si j’étais assez fortuné pour que vous me donnassiez un moment d’audience, je crois que vous seriez contente des choses que je vous dirais! Je suis encore page, mais j’ai les plus brillantes espérances. Je vous en prie, voyez-moi: si vous avez un vieux mari je vous consolerai, si c’est un vieil amant, je le tromperai, si vous n’avez personne, je suis bien sûr de vous faire un jour comtesse. Le malheur, c’est que je n’ai que seize ans! mais je suis orphelin, et les droits des tuteurs cessent plus tôt que ceux de pères. Je crains de vous ennuyer: je finis, en jurant de vous adorer jusqu’au tombeau, et si vous êtes cruelle, d’aller me faire tuer pour vous, à la première campagne que je ferai.
Le Comte de*******.
J’ai lu ce billet avec plaisir, et je t’avouerai, que le lendemain le jeune homme m’en ayant remis un autre, rue des Prouvaires, j’ai déchiré un papier que j’avais pris à cet effet, au lieu de celui de cet aimable page: car il est charmant, mais comme dit la chanson, C’est un enfant, c’est un enfant!
Deuxième billet doux du jeune page.
Je meurs d’inquiétude sur le sort de ma lettre; l’avez-vous lue? Hélas! peut-être que non! qui croirait que je suis tendre sous cet habit! Vous aurez pensé que c’était quelque polissonnerie, et vous l’aurez déchirée sans la lire!… Mon Dieu que je voudrais être homme, et tout au moins capitaine ou colonel! Je parlerais un autre langage que celui de promesses en l’air, qui, je le sens trop, ne peuvent faire aucune impression sur vous, dans tous les cas; si vous êtes raisonnable (ce que je crois), vous allez mépriser et mon cœur et mes offres; si vous êtes intéressée (ce que je ne crois pas), elles vous feront pitié: il faudrait que vous fussiez simple et naïve comme moi, pour que vous y fissiez attention: mais les femmes le sont-elles à Paris!… Daignez me faire un mot de réponse, dût-ce être un coup de foudre: je veux bien mourir; mais je ne veux pas languir: c’est votre intérêt, et quand on saura dans le monde que vous avez fait mourir un page d’amour, cela est capable de mettre à vos pieds et la ville et la cour. Ce sera ma consolation, en perdant la vie par vos rigueurs: car je vous aime plus que ma vie, et si c’était à vous-même que je la donnasse, je ne la regretterais pas.
Ce pauvre enfant! il me fait pitié: mais qu’y faire!… J’ai encore gardé ce billet, et déchiré un autre chiffon de papier.
Troisième billet doux du page.
Je devais m’y attendre, mademoiselle: un jeune homme tel que je suis, n’est pas fait pour être écouté dans ce siècle où tout est vénal, et le riche financier, qui vous a glissé un billet hier, est sûrement mieux reçu que moi… Ah, Dieu, aimer si tendrement, et ne pouvoir espérer!… Mais, hélas! que fais-je? Les expressions de ma douleur ne seront sues que de moi! Je m’arrête; je n’ai plus qu’à mourir.
Il m’a pourtant écrit encore, parce que je n’ai rien déchiré en prenant ce troisième billet, et que je lui ai jeté un coup d’œil, qui ne marquait pas de colère. J’ai en vérité eu peur qu’un si aimable jeune homme ne se fît du mal par désespoir. Il m’en remercie dans son quatrième billet, que je garde aussi.
Un autre adorateur de mes charmes appétissants (c’est le terme qu’il emploie), est le parfait opposé de celui-ci: j’avouerai que si son mérite était uni à celui du page, je serais toute déterminée. Figure-toi un gros homme rond, tout d’or des pieds à la tête; ayant une figure rouge et fraîche, malgré qu’elle date de cinquante ans, et un ventre comme une demi-tonne de bourgogne. Il m’a aussi envoyé de son style: Je ne sais comme les femmes de ce pays-ci le trouvent; mais pour moi, sans m’y connaître beaucoup, je présume qu’il doit leur paraître très persuasif.
Premier billet du financier.
Vous êtes adorable, mademoiselle; et quoique je le sache très bien, j’imagine que vous le savez encore mieux. Cependant, je le sais, pour ma partie, aussi bien qu’il est possible; et la preuve, c’est la manière dont je vais vous apprécier: je vous ferai douze mille livres de rentes, assurées pour toujours, et je vous en donnerai quarante par an, tant que vous voudrez vivre avec moi. Je ne sais qui vous êtes; mais votre mine est diablement éveillée! Cependant, je ne crois pas que vous ayez encore eu plus d’un amant ou deux; je vois cela au peu d’assurance de vos regards. Vous êtes ce qu’il me faut, je n’aime pas à briser la glace, pas plus qu’à avoir une femme si courue, qu’on ne puisse être sûr de la garder huit jours: je veux être constant; c’est ma manie à moi. Vous êtes charmante! Et je ne doute pas que vous ne fassiez de brillantes conquêtes: c’est ce qui me fait me dépêcher de vous prendre; la foule pourrait y venir, si vous étiez plus connue. Au premier signe de bienveillance de votre part, je suis à vos ordres. On ne doit rien ménager pour la beauté, dût-on, pour l’enrichir et satisfaire ses caprices, piller et voler tout le monde.
En vérité, celui-ci me tente encore! Ce serait un mariage bien avantageux, que celui qui me donnerait quarante mille livres de rentes, et qui m’en laisserait douze, si je venais à perdre mon mari! Cependant j’ai suivi à son égard la même conduite qu’avec les autres, afin d’avoir un second billet, qui n’a pas manqué:
Deuxième billet du financier.
Je crains, mademoiselle, que mon billet d’avant-hier ne soit pas tombé entre vos mains: c’est ce qui fait que je vous en fais remettre un second, où je vais vous renouveler les propositions que renferme le premier. (Elles étaient les mêmes.) Mais comme je me suis informé de vous, et que je n’en ai reçu que de bons témoignages, j’ajouterai quelque chose à ce que je viens de vous marquer: on m’a dit que vous n’aviez encore eu personne, cela mérite quelque considération; car je vous préfère ainsi, quoique j’aie dit au contraire dans ma première (supposé que vous l’ayez reçue); les hommes s’expriment toujours de cette manière, quand ils croient avoir affaire à une femme usagée, afin de ne paraître pas trop exiger; mais au fond, ils sont charmés de n’être pas pris au mot, et d’avoir l’étrenne d’un jeune cœur. Je vous ferai cinquante mille livres par an, et quinze perpétuelles. Je suis un galant homme, qui n’aurait que les procédés les plus honnêtes, et qui ne serai jamais votre tyran, mais
Votre ami.
En recevant ce billet, je déchirai le premier, suivant ma petite politique. Dès le lendemain, j’en reçus un troisième: mais il était écrit d’une manière différente des deux autres.
Troisième billet du financier.
Mademoiselle,
De meilleures informations, depuis que vous avez déchiré ma lettre, m’ont appris au juste ce que vous étiez: je vous demande pardon de mes propositions, dans le cas où vous auriez lu ma première et ma seconde lettre: je ferai en sorte que vous lisiez celle-ci. Je sais que vous êtes une jeune personne honnête, qui êtes à Paris avec Mme votre tante et Mlle votre sœur, ou votre cousine. Je ne voudrais pas qu’on pût me reprocher d’avoir cherché à séduire une fille honnête; je me retire; vous priant, au cas où il se présenterait un parti sortable pour vous épouser, de songer qu’il y a d’excellents emplois à la disposition de
Votre serviteur **, rue ****, hôtel de ***.
J’ai lu cette lettre en présence de la dame qui me l’a remise, parce qu’elle m’en a priée: je n’y conçois pas grand-chose; si ce n’est qu’apparemment les financiers n’épousent que les filles qu’ils n’estiment pas. Cela n’est guère flatteur!
Mais ce qu’il y a de risible, c’est un vieux, vieux seigneur, car il est décoré, qui m’a parlé à l’église, le jour que j’y ai vu le financier et mon page: (le marquis n’est pas dévot apparemment; il n’y vient jamais!) je me suis un peu prêtée, en paraissant vouloir éviter mon page et mon financier, qui cherchaient à me glisser une lettre. J’ai favorisé le nouveau venu, parce que m’apercevant bien qu’il avait envie de me parler, j’ai été curieuse de savoir ce qu’un homme de cet âge pouvait avoir à dire à une fille du mien: je me suis mise un peu en arrière de Mme Canon et de Mme Parangon, afin de n’être pas vue. Il s’est approché de mon oreille, et m’a parlé un langage comme celui des opérateurs des places publiques; et ce qui m’a surprise, c’est que c’était de l’amour: «Voi siete bella come oun Ange.» J’ai manqué deux fois de lui rire au nez: mais le respect pour le lieu où j’étais m’en a empêchée. J’ai même changé de place, et j’ai été me mettre entre Fanchette et sa sœur; ce qui a fait plaisir à mon page. En sortant, le vieillard m’a glissé un billet, que je n’ai pas fait semblant de sentir:
Billet doux d’un Seigneur Italien.
Ma belle mignonne: voilà doux semaines que je vous souis partout, sans pouvoir vous faire connaître mes sentiments, et la boune voulonté que je me sens pour vous: car je désire de faire votre fortoune, sans qu’il vous en coûte rien dou vôtre, que quelques bontés pour moi. Si je savais come vous êtes, si c’est votre mère ou votre tante qui vous condouit partout avec elle, et qu’elle espèce de femme qu’elle est, je me serais adressé à elle come il convient, c’est-à-dire la bourse d’oune main, et oun contrat de l’altre, pour loui assourer plous encore: mais cette femme ne veut rien entendre. Dans le cas où vous auriez quelqu’oun, engagez-la, je vous prie, à me le faire savoir, ou écrivez-le-moi vous-même; on pourrait s’arranger: car vous valez votre pesant d’or, Mignonne, et il n’est pas oune chose que vous n’oussiez de moi: je souis en attendant votre réponse,
Tout à vous, le S***
Celui-là ne m’a pas tentée, et un pareil mari, fût-il prince, me paraîtrait plutôt un malheur qu’un avantage: mais comme tout le monde n’a pas mon goût, et que le bien vaut toujours son prix, je voudrais avoir ici une ou deux de mes sœurs, les plus jolies, persuadées qu’elles feraient bientôt un bon mariage. Parles-en chez nous, ma chère sœur: de mon côté, je sonderai Mme Parangon, et je t’écrirai ce qui sera décidé.
Tu dois avancer, chère amie: j’ai, à ton sujet, les meilleures espérances; grande et bien faite comme tu l’es, ce ne sera qu’un jeu; car les grandes femmes ont bien moins de peine, dit-on, et de risques à courir que les petites. Je te souhaite un fils, mais si c’est une fille, ton mari n’aura pas à se plaindre; car il aura le double d’une excellente femme.
je joins à cette lettre les souhaits de la nouvelle année, pour nos chers parents et pour toi: présente-leur mes vœux avec mes respects, et mes tendresses à nos frères et sœurs.
J’apprends que M. le conseiller est ici.