Deuxième partie


Bellagio, Villa Bardi



9.

DANS l'article qu'elle avait consacré à Morandi, Joan avait décrit en quelques lignes ces fins de journées à la Villa Bardi, quand, le soleil ayant disparu derrière les sommets qui dominent le lac de Menaggio à Dongo, le Condottiere faisait visiter à ses invités le parc, les salles du rez-de-chaussée, les kiosques dissimulés parmi les massifs de lauriers surplombant la berge. C'est là, disait-il, dans ces allées que l'ombre gagnait peu à peu, dans ces pièces voûtées ou ces constructions baroques au sol de mosaïque, qu'il cachait ses seules et vraies passions.

Dans Continental, Joan s'était bornée à rapporter des faits. Debout sur la terrasse du premier étage de la villa, vêtu d'un costume de soie grège rose, une pochette bleu vif faisant une grosse touffe de couleur sur sa poitrine, rappelant la teinte de la chemise bouffante qu'il portait le col ouvert, Morandi montrait le lac d'un geste impérieux, donnant le sentiment que toute la région, les rives et les villages lui appartenaient. Bras écartés, il forçait les invités à sortir des salons où se déroulait le colloque, pour descendre l'escalier de marbre qui, de la terrasse, conduisait au parc. Le crépuscule couvrait déjà le lac et ses confins d'un voile sombre.

Joan n'avait pu ni voulu exprimer dans l'article ce qu'elle avait ressenti. Cette sensation de froid, tout à coup, quand elle avait pénétré dans ces salles peu éclairées où se dressaient des fûts de colonnes romaines brisées, des fragments de mosaïque, des bustes de statues mutilées. Morandi déclamait. Sa famille, expliquait-il, avait été, depuis des siècles, maîtresse du lac. Au Moyen Âge, les comtes Bardi avaient fortifié la région, s'étaient opposés aux empereurs et aux papes. Mais, avant même les souverains et pontifes, les Bardi régnaient déjà. Il tendait le bras vers le lac, caressait cette statue de jeune femme qu'il avait arrachée à la vase. Une Bardi, prétendait-il, d'une « beauté immuable, n'est-ce pas? »

Il avait pris le bras de Joan et elle avait ainsi marché à ses côtés au long des allées, jusqu'à ce long bassin étroit. Les invités suivaient, parlant bas, comme si eux aussi avaient été saisis par l'inquiétude de cette nuit qui tombait vite.

Morandi avait chuchoté qu'il était déçu par les interventions de la journée : « Ils n'ont rien à dire. Ils viennent ici par lâcheté. Ils me craignent et je les paie. »

Il avait serré le bras de Joan.

Il n'était pas dupe. Il savait bien qu'au fond ces universitaires, ces écrivains, ces journalistes, ces ministres le méprisaient et se moquaient de sa Fondation pour la Connaissance du Futur. Mais ils acceptaient toutes ses invitations. Ils avaient besoin de son appui, de ses journaux, de sa chaîne de télévision. Ils espéraient utiliser son influence.

- Et je les flatte. Alors ils dissertent. Vous n'écrirez pas cela, n'est-ce pas? Sinon...

Il avait saisi Joan aux épaules, l'avait poussée puis retenue sur le bord du bassin, et elle avait alors aperçu dans la pénombre ces dizaines de formes noires qui faisaient frissonner l'eau. D'énormes poissons ventrus se heurtaient, se frôlaient, formant une masse confuse et gluante.

Les invités s'étaient approchés à leur tour, penchés sur ces remous qu'éclairaient maintenant des projecteurs placés au ras de l'eau.

Joan avait voulu dégager son bras, mais Morandi l'avait retenue.

- Regardez-les, ces personnes illustres, avait-il murmuré : les mêmes visages, les mêmes ambitions, la même veulerie. Nous sommes toujours à Rome, sous l'Empire.

Savait-on, avait-il ajouté d'une voix forte, qu'il était impossible de connaître la durée de vie de ces monstres? Des décennies, des siècles, qui sait, des millénaires. Peut-être ces poissons avaient-ils frôlé le corps de la jeune femme drapée qui avait servi de modèle à la statue, pourquoi pas?

On les capturait dans les profondeurs du lac afin de les placer ensuite dans ce bassin et de les observer. Ils étaient d'une intelligence diabolique, d'une cruauté toute humaine. Ils se déchiquetaient, s'entr'égorgeaient. Qui se souvenait des jeux de l'empereur Tibère qui précipitait dans les bassins de sa villa de Capri ses esclaves et ses ennemis pour son plaisir et celui de ses courtisans?

Ils avaient tous ri : Lavignat, le romancier, directeur de l'Universel ; Hassner qui, disait-on, voulait vendre son agence de publicité H and H à Morandi1; le ministre Nandini; Galli, le banquier; le journaliste Valdi; mais aussi ces deux Russes, Krivolsky et Goraï, qui s'étaient présentés à Joan comme des économistes conseillers du président.

- Si vous veniez à tomber, avait repris Morandi à voix basse (et Joan avait retiré son bras, puis reculé), ils regarderaient tous, mais pas un ne vous aiderait à sortir de là. Ils sont comme ça. Mais vous les connaissez, vous êtes journaliste. Vous savez tout cela mieux que moi, non?

Il avait saisi à nouveau le bras de Joan et annoncé que le dîner était servi sur la terrasse.

On n'avait plus entendu que le crissement des pas sur le gravier des allées; les quelques chuchotements qui avaient repris quand les groupes s'étaient mis à gravir l'escalier avaient été recouverts par la sirène d'un des navires qui sillonnaient le lac.

Joan n'avait pas aimé ce cri aigu que l'écho étirait et amplifiait, porté par un vent humide qui, par longues rafales, courbait les pins et les massifs de lauriers. C'était le souffle venu des montagnes du nord qui, chaque soir, balayait le lac, rappelait à quel point la douceur du climat était précaire, à la merci d'une crue de cet air frais déferlant depuis les cimes.

Elle avait eu froid, envie de partir, de gagner Côme, de flâner devant les boutiques, de s'installer dans une chambre d'hôtel, de regarder la télévision en dînant seule puis de s'endormir, les couvertures tirées sur le visage.

Mais elle était là, sur cette terrasse que la façade de la villa abritait du vent, à surprendre presque malgré elle, par instinct, les propos des uns et des autres, reconnaissant la voix d'Alexandre Hassner qui pérorait, répétait d'un ton sentencieux des évidences sur l'art, la publicité, la création; Lavignat la dévisageait, le visage grave, les sourcils froncés, comme pour donner de la profondeur à son regard, recoiffant d'un geste de la main ses cheveux en bataille; Valdi la complimentait pour le dernier article qu'il avait lu d'elle dans Continental. Que préparait-elle, un portrait de Morandi? Il chuchotait : en Italie même, on ne pouvait rien écrire sur le Condottiere; Morandi contrôlait les médias. «Il nous tient, chère amie, il nous achète et nous vend comme si nous étions des joueurs de football. Que voulez-vous, c'est l'époque : le mondial-libéralisme, la nouvelle idéologie... Nous nous adaptons, que faire d'autre, ma très chère?»

Tout en accueillant un invité qui venait d'arriver, qu'il présentait - Franz Leiburg, «un ami d'un demi-siècle; osons l'avouer, Franz est pour moi, le plus grand écrivain allemand vivant » -, Morandi ne quittait pas Joan des yeux.

Elle s'était éloignée, s'approchant de la balustrade qui surplombait le lac, recevant le vent de plein fouet, écoutant le bruit des vagues courtes qui frappaient la berge. Elle imaginait les formes noires frôlant la vase et repensait aux propos de Morandi, à cette scène près du bassin, à ces statues, à ces colonnes plongées dans la pénombre des pièces du rez-de-chaussée, à ce décor prétentieux, à la vanité de Morandi qui, décidément, lui déplaisait, l'inquiétait peut-être, la gênait surtout.

Elle s'était tournée et l'avait vu lui indiquer avec arrogance une place à table, à côté de lui.

Elle l'avait ignoré, s'était installée à la droite de Leiburg, un vieil homme aux gestes lents et précis, à la voix ténue, au visage si décharné que Joan avait d'abord évité de le regarder tant l'ossature des mâchoires, du crâne était visible sous la peau tendue, blanchâtre, conférant à ses traits l'aspect d'un masque mortuaire. Cependant, elle avait été attirée peu à peu par la luminosité et l'intensité de ses yeux bleus où semblait se concentrer tout ce qui restait de vie dans son corps de vieillard.

Leiburg l'avait questionnée. Lui aussi avait été journaliste, autrefois, bien sûr, quand les dieux de l'époque, les Mussolini, les Hitler, les Pavelic, les Franco se croyaient victorieux, éternels, tout comme aujourd'hui notre ami Morandi, vous ne trouvez pas? Il les avait tous interviewés, et pftt, ils étaient morts.

Savait-elle qu'il avait vécu dans cette Villa Bardi les jours les plus passionnants de sa vie? Il revenait ici quand il le pouvait, quand Carlo l'invitait, parce qu'une part de sa jeunesse était restée là, entre ces montagnes, dans ce lac, ce parc, ces pièces. Elle n'imaginait pas ces heures-là. « C'était au printemps de 1945, Carlo avait une dizaine d'années, nous étions encerclés. J'ai réussi à traverser le lac, à rejoindre Dongo, où se trouvait Mussolini, avant qu'on ne le tue, puis je suis revenu ici, espérant gagner la Suisse. C'était des semaines d'une beauté tragique. »

Il avait soupiré. Si nombreux avaient été les morts : d'abord les faux dieux, mais tant de jeunes gens avec eux, des femmes « aussi belles et aussi séduisantes que vous », noyées là - d'un mouvement du menton, il montrait le lac. Ces massacres comme autant de purifications, mais autour, rien ne change jamais. La cascade continue de couler, les gouttes passent si vite, nous sommes déjà ailleurs, emportés, mais la source continue de jaillir avec la même énergie, et d'autres nous remplacent, n'est-ce pas : « Vous, si jeune. »

Il avait pris le bras de Joan et l'avait serré de sa main sèche et glacée.

Joan n'avait pas entendu Morandi s'approcher.

Il avait fait le tour de la table, lui reprochait de l'avoir délaissé, de lui avoir préféré ce vieux diable de Leiburg. Que lui confiait-il donc?

Leiburg avait tourné la tête, grimaçant comme si ce mouvement lui avait été douloureux. Il parlait du passé, avait-il répondu, de quoi d'autre pouvait-il encore parler? Il était lui-même un vestige.

Morandi avait haussé les épaules, chuchoté à Joan qu'il n'y avait ni passé ni présent, ni même futur : seulement le désir.

Elle n'avait pas rapporté cette confidence dans son article, peut-être parce qu'elle avait été troublée par cette voix grave et par la main que Morandi avait familièrement posée sur sa nuque, au-dessous des cheveux.



10.

CETTE voix, celle de Carlo Morandi, l'homme l'avait aussitôt reconnue.

Il s'était recroquevillé dans sa barque et l'écoutait, portée par le vent.

Il n'avait plus prêté attention aux lignes qu'il avait lancées, et comme il ne ramait pas, que le moteur était arrêté, il s'était mis à dériver, se rapprochant de Bellagio, du chantier de fouilles que Morandi avait ouvert au pied de la Villa Bardi.

C'était là que l'homme, quelques années auparavant, avait sorti de l'eau cette statue enveloppée d'algues et de boue.

Il se souvenait des exclamations de Morandi, de son cri quand la jeune femme de marbre était apparue, accrochée à la drague.

Cette voix-là, grave et autoritaire, un peu voilée, il suffisait à l'homme de quelques-uns de ses accents, même déformés par le vent, pour l'identifier et se souvenir.

Elle l'avait poursuivi toute son enfance.

Il avait le même âge et la même taille que Carlo Morandi, mais c'est lui qui subissait quand Morandi ordonnait.

« Creuse », disait celui-ci. Et il avait fallu qu'à coups de pelle et de pioche il défonce le sol caillouteux du parc, en bordure des massifs de lauriers.

« Couche-toi. » Il s'était allongé dans le trou et Morandi l'avait recouvert de branches, de fleurs roses.

« Tu es mort, ne bouge plus. » Et il était resté immobile.

« Ferme les yeux. » Et il avait encore une fois obéi.

Morandi avait jeté de la terre sur lui et ce n'est que lorsque son visage avait été recouvert que Morandi lui avait crié : «Ressuscite, idiot!»

Et il s'était levé.

Cette voix, elle le faisait encore frissonner.

Il avait rentré ses lignes, renoncé à pêcher ces poissons argentés qui vivaient dans les grands fonds, au large de la Villa Bardi, et dont la chair était blanche et savoureuse. Il avait commencé à ramer pour se rapprocher de Dongo, de ces berges que frôlaient les égorgeurs noirs, les détrousseurs, ces poissons ventrus aux écailles gluantes qui se tenaient sur la vase et que nul ne pêchait, parce qu'ils sentaient la pourriture et la mort.

Tout en s'éloignant, il n'avait cessé de regarder la Villa Bardi, devinant sur la terrasse éclairée des silhouettes, ombres derrière les tentes, et il avait à nouveau entendu cette voix dominant toutes les autres, imposant pour quelques instants le silence. Elle claquait alors, distincte, dure, atteignant l'homme qui s'était mis à ramer plus vite; puis, quand il avait jugé qu'il s'était suffisamment écarté de la villa, il avait lancé le moteur.

Il s'était alors dirigé vers le nord, rentrant dans les zones obscures où le lac s'élargit. Sur les berges, les lumières se faisaient plus rares. Il s'était alors souvenu de la façon dont la voix lui avait commandé, jadis, de s'enfoncer dans le souterrain qui, des caves de la villa, descendait vers le lac.

- Avance, avance, je te dis.

Des rats filaient entre ses jambes nues cependant que Morandi le poussait.

- Allons, va!

Morandi portait la torche et hurlait de temps à autre : « Ne bouge pas, ne te retourne pas ! »

La lumière déclinait, la nuit montait dans le souterrain avec le silence rompu par des couinements de rats ou les battements d'ailes de volatiles nichant entre les pierres de la voûte.

Morandi était ressorti, le laissant seul; depuis l'entrée du souterrain, il lui avait ordonné de continuer: « Je vais te retrouver sur la berge. Si tu n'es pas là, gare à toi! »

L'homme se souvenait de cette voix et de ses frayeurs d'enfant, de l'humidité qui suintait, de ce grondement qui montait : il imaginait qu'il s'agissait de la respiration d'un ogre, alors que c'était seulement le vent qui s'engouffrait dans le souterrain.

- Retourne à la villa, maintenant, lançait Morandi.

Et il fallait reprendre le chemin parcouru, tâtonner. Parfois, Morandi avait fermé la porte donnant accès aux caves. Il fallait alors taper, taper à coups de poing pour qu'enfin quelqu'un vienne, un jardinier ou bien Maria.

Maria était la « petite bonne », la mère de l'homme. Elle avait été baptisée sous le nom d'Angela, mais Italina Bardi, la grand-mère de Carlo Morandi, madame la comtesse Bardi, qui régnait sur la villa et même sur le village de Bellagio, appelait toutes ses bonnes - ses «petites bonnes », qu'elle engageait quand elles avaient quinze ans — Maria.

- Cela te plaît, j'espère? Sois honorée, ma fille, c'est le nom de la mère du Christ, tu le sais.

Maria serrait son fils contre elle dans la pénombre de la cave, essuyait ses larmes, murmurait qu'il ne fallait plus jouer avec ce monstre de Carlo Morandi : « Ils sont tous comme ça, sans coeur. Échappe-toi dès que tu l'entends. »

Mais Morandi appelait, impérieux, irrité déjà : « Où es-tu? Ne me fais pas attendre! Je sais qu'on t'a ouvert, viens, je t'attends ! »

Ils avaient eu l'un et l'autre une dizaine d'années en cet hiver glacial et pluvieux de 1944-45.

On tirait dans les montagnes; les détonations roulaient sur le lac comme une houle énorme qui venait heurter les berges, éclatait en cent échos. Des convois passaient sur les routes sinueuses. Certains s'arrêtaient pour quelques jours sous les arbres du parc et les soldats déambulaient, allumant des feux pour se réchauffer.

A la sortie de Bellagio, ils avaient accroché aux troncs des arbres, des écriteaux marqués d'une tête de mort : «Achtung Banditi ».

Au printemps 1945, des Allemands s'étaient installés au rez-de-chaussée de la Villa Bardi et des ministres fascistes, accompagnés de leurs épouses, habitaient les chambres du premier étage.

Un soir de la mi-avril, une grande femme aux cheveux bouclés noirs était descendue d'une voiture conduite par un officier allemand. Elle portait un manteau de fourrure qui, dans le souvenir de l'homme, était de couleur rousse. L'officier était tête nue, il marchait près de cette femme en se tenant un peu voûté, les mains derrière le dos.

La femme avait crié : « Mère, mère ! », et la comtesse Bardi était apparue sur la terrasse. « Où est mon fils? » avait demandé la femme.

Elle avait vu Carlo, s'était précipitée vers lui, l'empoignant, l'enlaçant, le couvrant de baisers fougueux.

La comtesse Bardi lançait, tout en descendant l'escalier : « Paola, Paola, voyons !»

Carlo Morandi s'était débattu, tentant de repousser sa mère. A la fin, il y était parvenu cependant que la grande femme hurlait : « Franz, Franz, dites-lui d'obéir ! » Mais l'officier allemand était resté immobile.

En ces derniers jours d'avril, Carlo Morandi avait été plus brutal encore. Il avait ordonné au fils de Maria de crever les pneus d'une voiture allemande garée sous les eucalyptus. Puis il avait menacé de le dénoncer.

- Je me tais si tu lui craches dessus, avait-il dit en montrant l'officier qui accompagnait sa mère.

Heureusement, celui qu'on appelait le lieutenant Franz Leiburg avait quitté la Villa Bardi afin de gagner l'autre rive du lac.

- On va le guetter, avait alors décrété Morandi.

Le fils de Maria avait dû s'asseoir près de lui sous les massifs de lauriers, malgré la pluie qui, en ce printemps tardif, tombait encore, drue et froide.

- Ma mère est une putain. Tu l'as vue, avec cet officier, ce porc! Tu l'as vue!

Il avait dû répondre par l'affirmative. Morandi l'avait alors empoigné par le cou :

- Ta mère aussi est une putain, dis-le !

Mais il avait eu beau frapper le fils de Maria, qui ne s'était point défendu, jamais Carlo Morandi n'avait réussi à lui faire répéter ces mots-là.

Leiburg était revenu de Dongo. Il marchait dans le parc à grandes enjambées, pressait la mère de Morandi de partir. Le bateau attendait. Elle devait fuir seule, disait-il. Lui, gagnerait Côme par la route. Il était officier allemand, pas fasciste. Il n'avait rien à voir avec Mussolini. On ne le tuerait peut-être pas. Mais eux, les Italiens, les Chemises noires, on les haïssait. Elle devait comprendre!

L'homme se souvenait de ces mots échangés devant la grille du parc, puis de la comtesse Italina Bardi qui criait : « Il faut passer par le souterrain! » De la mère de Carlo qui, son manteau de fourrure lui battant les chevilles, courait sur les graviers, disparaissait dans la cave. Et le moteur de la barque qui hoquetait, en bas contre la berge, à la sortie du souterrain.

La Villa Bardi s'était vidée en quelques heures. On tirait sans discontinuer dans les montagnes du nord, mais c'était des sons assourdis, lointains, que le vent ne poussait plus et qu'aucun écho ne faisait rouler d'une rive à l'autre.

Carlo Morandi allait et venait dans le parc, donnait des ordres : « Suis-moi », « Couche-toi », « Debout. » « Va voir. » Il brandissait une longue baïonnette allemande dont il menaçait le fils de Maria : « Obéis », Avance. »

Il avait fallu sortir du parc, marcher sur la route de Bellagio. Tout à coup, après un tournant, ils avaient vu, au milieu de la chaussée, un side-car jaune dont le moteur tournait encore. Le soldat allemand était tombé, sans doute tué par une rafale. Morandi s'était approché, l'avait saisi par les épaules : « Aide-moi, hurlait-il, aide-moi ! »

Les deux enfants avaient traîné le mort jusqu'au bord de la route qui, à cet endroit, surplombe le lac. C'était la fin de la journée. Le vent ne s'était pas encore levé. Le soldat sentait le suint, le cuir, l'essence. Il était lourd comme une pierre.

- Pousse-le, pousse-le ! criait Morandi.

Le corps avait glissé puis roulé sur la berge et avait disparu sans même un remous. L'eau calme l'avait englouti.

- Conduis, avait ordonné Morandi, conduis!

Morandi s'était assis dans le side-car et le fils de Maria avait dû serrer la moto entre ses cuisses nues. Elle était encore chaude. Il avait fallu toucher ici et là des leviers, des manettes et, brusquement, elle s'était ébranlée cependant que Morandi hurlait qu'il fallait accélérer: «Plus vite, va plus vite ! »

La moto vibrait, le moteur toussait.

Quand l'homme, plus tard, s'était retrouvé pour la première fois aux commandes de la drague, quand son corps avait tremblé avec l'engin dont les chenilles patinaient sur le sol meuble de la berge, il s'était souvenu de cette moto, un dernier jour d'avril, alors que tous les volets de Bellagio étaient tirés et qu'au contraire les portes et les fenêtres de la Villa Bardi battaient, grandes ouvertes, après la fuite des Allemands et des ministres fascistes. Incapables de relancer le moteur, ils avaient laissé le side-car sur la place de Bellagio et étaient montés à la villa par les sentiers.

- Plus personne, avait lancé Morandi dans un cri de joie, plus personne !, et il avait bousculé le fils de Maria.

L'un et l'autre étaient saisis par le silence que venaient briser, à intervalles réguliers, les claquements secs des persiennes contre la façade.

- Reste là, avait ordonné Morandi.

Il avait gravi en courant l'escalier donnant sur la terrasse. Le fils de Maria avait attendu, percevant des bruits de pas, des voix et, tout à coup, ce hurlement aigu qui s'était enfoncé en lui. Le corps transpercé, il avait couru, traversé le parc, gravi l'escalier, enjambant les marches, et découvert sa mère étendue sur le parquet.

Il lui semblait qu'il avait d'abord vu des fleurs roses au centre des carreaux de mosaïque, et seulement après sa mère, les vêtements déchirés, du sang sur la gorge.

Morandi se tenait contre la cloison, le menton tremblant, les yeux fixes.

- C'est les Allemands, avait-il dit.

Sa voix était changée, rauque.

Il avait répété ces mots : « C'est les Allemands. »

Où était la longue baïonnette qu'il serrait dans son poing quand il était entré dans la villa?

- Sors! avait-il ordonné.

Il avait poussé le fils de Maria sur la terrasse, puis dans l'escalier. Il l'avait contraint à courir, l'insultant, le rudoyant quand le souffle lui manquait, qu'il tournait la tête, qu'il lui semblait entendre à nouveau ce hurlement.

Qui avait crié? Carlo Morandi ou bien Maria, la petite bonne, sa mère?

- Avance, cours! répétait Morandi. Sinon, ils nous tuent aussi!

Ils avaient retrouvé la place de Bellagio. Des hommes se tenaient agenouillés sous les arcades, à l'affût. Le side-car était toujours immobile au milieu de la chaussée.

Avec de grands gestes, on leur avait commandé de se mettre à l'abri.

Morandi avait lancé : « Ils sont partis, ils ont tué Maria, sa mère. »

Puis Carlo Morandi avait retrouvé sa voix déjà grave et déterminée, et, à la tête d'un groupe d'hommes, il s'était dirigé vers la Villa Bardi. Il parlait avec autorité : la villa paraissait vide, expliquait-il. Peut-être les Allemands avaient-ils aussi massacré la comtesse Italina Bardi, « ma grand-mère » ?

Les hommes s'étaient alors mis à l'appeler monsieur le comte.

Sauf l'un d'eux qui avait agrippé Carlo par l'épaule : « Et ta mère, Paola Morandi, où elle est? Si on la trouve, ta mère ou pas, on lui fait la peau à celle-là ! »

Morandi s'était dégagé, secouant les épaules : « Ma mère, c'est une putain », avait-il dit en se remettant à marcher.

Les hommes avaient baissé la tête et l'avaient suivi.



11.

LORSQUE des pêcheurs de Dongo avaient aperçu, flottant entre deux eaux, le manteau de fourrure que portait Paola Morandi, la mère de Carlo, à la fin d'avril 1945 - ce manteau que l'homme de la drague, dans son souvenir, imaginait de couleur rousse -, ils avaient d'abord cru qu'il s'agissait d'un corps de bête déchiqueté par les poissons de berge et de vase. Ils les avaient chassés à coups de rame, puis, avec des gaffes, ils avaient repêché le manteau, s'apercevant aussitôt que ce n'était qu'un vêtement lacéré, gorgé d'eau. Ils l'avaient déposé sur le talus qui dominait le rivage et, du bout du pied, ils l'avaient retourné, puis, avec l'une des gaffes, ils avaient déchiré les poches, découvrant un tube de rouge à lèvres et un étui à cigarettes doré marqué aux armes des Bardi : un poisson noir surmonté d'une tour.

Ils avaient regardé vers Bellagio, du côté de la Villa Bardi, car ils avaient pensé d'emblée à cette femme dont chaque homme, un jour, au bord du lac, avait parlé ou rêvé.

Naguère, quand elle passait à bord d'un voiture décapotable, roulant vite sur la route de Bellagio à Côme ou de Côme à Lugano, ils avaient fait des gestes obscènes ou bien avaient craché dans sa direction. C'était la putain, cette salope de Paola Morandi qui changeait d'homme, portait des bottes et des pantalons de cheval et allait, en chemisier et bras nus, une cigarette aux lèvres, s'asseoir à la terrasse d'un des cafés de Bellagio, défiant les carabiniers, contraignant les hommes attablés à baisser les yeux.

Que pouvaient-ils dire?

Elle était la fille de la comtesse Italina Bardi qui possédait la plupart des maisons de Bellagio, qui employait les filles comme domestiques et les garçons comme jardiniers ou hommes de peine.

Juste après l'arrivée de Mussolini au pouvoir, elle avait épousé, en 1922, Dino Morandi, le chef fasciste de Parme, qui avait maté l'insurrection de la ville, conquis les barricades, parcouru la campagne à la tête d'une colonne de camions chargés de squadristi qui s'en allaient faire régner l'ordre dans les villages. Ils s'étaient mariés à l'église de Bellagio; dans le parc de la Villa Bardi, sur la terrasse, plus de deux cents invités venus de Rome, de Parme, de Côme, de Bologne et de Milan s'étaient pressés. Paola n'avait alors que dix-neuf ans mais pas un homme, depuis qu'elle avait treize ans, n'avait osé lever les yeux sur elle de crainte de laisser voir ce qu'il pensait, son envie de la toucher, de poser les mains sur ces seins que, provocante, méprisante, elle laissait deviner sous ses chemisiers.

Elle montre son cul, marmonnait-on, et on avait la gorge sèche rien qu'à imaginer.

Elle avait filé à Rome après son mariage et on ne l'avait revue qu'à l'automne, un 27 octobre, quand on avait célébré la messe à la mémoire de son mari qu'un communiste ou un socialiste, un criminel, avait abattu d'un coup de revolver pour venger, disait-on, l'assassinat d'un député socialiste, un certain Matteotti.

On avait donné à la rue principale de Bellagio, celle qui montait vers la Villa Bardi, le nom de Dino Morandi, martyr fasciste (1890-1924), et les orateurs, depuis la tribune dressée face au lac, avaient à grands gestes célébré le souvenir du héros tombé pour la gloire de l'Italie et du Duce. « Salut fasciste à sa veuve ! »

Paola Morandi était en noir, le corps caché par les voiles. Mais qu'est-ce qu'elle allait faire de son cul? A vingt et un ans, ça a encore des années d'usage, un cul comme le sien...

Elle était repartie pour Rome et on avait imaginé comment elle devait vivre là-bas quand on l'avait revue, les mois d'été, parcourir les routes, conduisant sa voiture, croisant haut les jambes, exhibant ses bras nus.

Elle ne pleurait pas Morandi, ça, c'était sûr.

Puis, dans le Corriere della Sera, on avait lu son nom au côté de celui du Duce.

Elle avait été nommée présidente des Femmes des Héros de la Marche sur Rome tombés pour le fascisme. Elle était à nouveau toute vêtue de noir, un chapeau à larges bords dissimulant ses cheveux et ses yeux. Mais on voyait encore ses lèvres charnues, et on les avait imaginées rouges et humides.

Celle-là, avec ce cul et cette bouche-là, sûr qu'Il se la fait! Il, c'était celui qu'on ne nommait pas mais dont on voyait la tête ronde, les yeux furibonds sur les affiches, annonçant la célébration du decennale, les dix ans d'ère fasciste, puis qu'on entendait hurler, Piazza Venezia, à Rome : « Peuple d'Italie ! » — et la foule répondait, et les rues de Bellagio, de Côme ou de Dongo étaient aussi pleines de ces cris qui annonçaient qu'on allait faire la guerre, enfin, aux marchands d'esclaves qui gouvernaient l'Éthiopie, qu'on allait donner de la terre à ces pauvres Italiens si nombreux, si valeureux, auxquels les grands ploutocrates français ou anglais avaient refusé d'accorder leur part de pitance.

« A nous, à nous l'Afrique ! A nous l'Empire ! »

C'est en cette année-là, 1935 ou 36 - celle de la Belle Abyssine que les soldats du Duce allaient séduire et protéger, dont ils briseraient les chaînes - que Paola Morandi était revenue en coup de vent à la Villa Bardi.

Les domestiques rapportèrent à voix basse qu'elle avait alors laissé un fils à sa mère, la comtesse Italina Bardi, que le « mâle » s'appelait Carlo Morandi, comme le mort de 1924, mais qu'il venait seulement de naître et avait la tête ronde, oui, la tête ronde et les yeux de celui qu'on ne nommait pas.



12.

CE jour de mai 1945 où les pêcheurs de Dongo avaient jeté sur les mosaïques de la terrasse de la Villa Bardi le manteau de fourrure lacéré, le tube de rouge à lèvres et l'étui à cigarettes, l'homme s'en souvenait comme du jour de sa vengeance.

Souvent, quand il était assis aux commandes de la drague, dans cette cabine qui vibrait, il repensait à ce jour-là, le seul de sa vie où il eut la sensation de respirer vraiment à pleine bouche.

Depuis lors, c'était un petit filet d'air qui passait entre ses lèvres qu'il ne parvenait pas à desserrer, pas même capable de tenir entre elles une cigarette, la gardant entre ses doigts repliés, aspirant une bouffée comme s'il avait été à la merci d'un sous-officier ou d'un contremaître; toute sa vie il avait eu le sentiment d'être surveillé.

Il repensait alors à ce jour de mai, à sa bouche enfin grande ouverte, crevant la surface, son corps échappant aux mains de Carlo Morandi qui, si souvent, dans le petit bassin du port de la Villa Bardi, lui avait maintenu le visage sous l'eau jusqu'à ce qu'il étouffât. Au moment où ses yeux viraient au noir, où il ne se débattait plus, où il allait tomber comme une pierre sur la vase et avait déjà l'impression que ses cuisses et ses bras étaient mordus, Morandi le lâchait.

C'était fini, cette souffrance, avait-il cru en ce jour de mai 1945, quand l'un des pêcheurs avait dit, faisant glisser du bout de sa botte le tube et l'étui vers la comtesse Italina Bardi : « Ça appartient sûrement à votre putain de fille. Voilà tout ce qu'il en reste. On n'est pas des voleurs, on vous le rend. C'est bien à vous, non?»

Carlo Morandi avait enfoncé ses ongles dans l'épaule du fils de Maria qui n'avait pas bougé, subissant encore.

Les pêcheurs s'étaient avancés vers les deux enfants. L'un avait saisi Carlo Morandi par les cheveux, lui tournant le visage avec brutalité. C'était vrai qu'il avait la tête ronde, comme l'Autre. C'était bien la même graine, non? Qu'est-ce qu'elle en pensait, la comtesse?

Mais Italina Bardi avait bondi, prenant contre elle son petit-fils. Maudits ceux qui osaient s'attaquer aux enfants! avait-elle hurlé. En enfer, ceux qui profanaient le souvenir des morts ! « Les morts et les enfants, on ne les touche pas, on prie pour eux, on les respecte ! »

Les pêcheurs avaient ricané et dévalé l'escalier en s'esclaffant, en se bousculant, en lançant qu'ils la lui laissaient, sa tête, au fils de la putain, au bâtard de l'Autre! Un jour, on la lui ferait éclater à lui aussi!

L'homme - l'enfant d'alors - avait emboîté le pas aux pêcheurs, criant des injures qu'il ne pensait même pas connaître, quand il avait entendu Carlo Morandi lui ordonner de ne pas bouger, de rester à la villa.

« Traître ! » avait été le dernier mot que lui avait lancé Carlo.

Sur la place de Bellagio, le fils de Maria s'était perdu dans la foule. On dansait, on servait du vin blanc, on entendait les chants et refrains des villages de l'autre rive. On racontait à tue-tête comment on avait pris Mussolini avec un casque d'Allemand enfoncé sur son crâne rond, comment Paola Morandi, la fille de la comtesse, avait voulu fuir en barque quand elle avait vu son amant découvert. On l'avait mitraillée. Elle avait hurlé comme une truie qu'on égorge; à la fin, elle s'était jetée à l'eau, jambes en l'air, montrant une dernière fois son cul avant que les poissons ne le lui bouffent et ne la fassent jouir à leur façon.

- Et toi, bois aussi, gamin!

L'homme se souvenait du premier verre de vin blanc qu'il avait bu ce jour-là où les têtes rondes étaient si pleines, si lourdes de sang qu'elles en devenaient noires, éclatant comme des outres crevées, des fruits blets.

Et chacun regardait la photo du Duce et de sa maîtresse Claretta Petacci pendus par les pieds aux poutrelles d'un garage de Milan, Piazza Loretto.

C'était le jour de la vengeance et l'homme n'en avait plus connu depuis lors, comme si, prudent, il n'avait pas osé en vivre d'autres, se contentant de son souvenir, persuadé au fond de lui-même qu'un jour comme celui-là, il en suffisait d'un dans la vie, qu'il l'avait vécu, que Dieu avait été juste avec lui et lui avait dispensé sa part.

Ce jour-là, il était remonté en courant jusqu'à la Villa Bardi.

Il se sentait libre. Le monde lui appartenait aussi. Il criait sur la route déserte : « Je suis le fils de Maria, je suis le fils d'Angela, Angela, Angela ! »

Il était entré dans le parc et avait écarté les branches des lauriers. Il avait aperçu Carlo Morandi qui se tenait sur la première marche de l'escalier, tenant dans son poing la longue baïonnette allemande. La lame était noire.

- Je t'attendais, salaud ! Je vais te tuer ! s'était écrié Carlo.

Mais le fils de Maria avait continué d'avancer.

Quand il repensait à ce jour-là, il revivait la scène comme s'il en ignorait la fin, comme s'il ne savait pas qu'en marchant ainsi vers l'escalier, il avait buté sur une pierre, avait ramassé ce bloc de calcaire crevassé, le soulevant à deux mains, puis, le lançant en direction de Carlo Morandi, avait remercié Dieu.

La tête ronde de Morandi s'était couverte de sang. Il était tombé.

Le fils d'Angela s'était alors enfui.



13.

TOUTE sa vie - il avait maintenant près de soixante ans -, l'homme avait fui. Il s'était caché dans le fond d'une barque, la tête entre les bras, essayant de ne pas entendre les cris et les chants, ces rumeurs de la fête qui se poursuivait et dont, avec la nuit, l'écho s'amplifiait, le vent s'étant levé.

Il avait détaché la barque et, soulevant comme il pouvait les longues rames, il avait tenté de traverser le lac. Tout à coup, alors qu'il était déjà loin du rivage, le courant l'entraînant vers le sud, il avait été saisi de panique.

Il avait vu le sang continuer de couler sur le visage de Morandi. Il avait entendu le cri que Morandi avait poussé, portant les mains à son front. Il avait été poursuivi par le hurlement et les malédictions de la comtesse Bardi qui descendait l'escalier, bras écartés, répétant : « Ils l'ont tué, ils l'ont tué ! »

Il n'avait eu aucun regret, mais il s'était mis à trembler, lâchant les rames qui avaient glissé le long de la coque sans qu'il cherchât à les rattraper. A quoi bon?

Il avait pensé se précipiter à l'eau, la bouche ouverte, pour que ce jour de sa vengeance, ce jour qui avait commencé dans la joie, fût aussi celui de sa propre mort.

Mais il avait eu peur de l'épaisseur noire, du temps qu'il lui faudrait pour avaler toute cette eau, jusqu'à devenir aussi lourd qu'un bloc de pierre. Il avait craint d'avoir en lui trop d'instinct de vie, de se débattre, d'être dévoré vivant par les poissons de vase.

Il s'était alors allongé, le visage dans l'eau saumâtre qui allait d'un bord à l'autre de l'embarcation au gré du roulis. Et les courants, le vent, les vagues l'avaient ainsi porté jusqu'au rivage, au sud de Dongo.

C'était le matin. Il s'était caché dans les massifs de lauriers, puis avait couru vers les hauteurs, vécu plusieurs jours à mi-pente, là où commence la forêt, allant d'une grotte à l'autre, couchant dans des maisons de bergers, ne dormant jamais sans que la peur revînt le harceler, le rouge du sang se répandant autour de lui en même temps que les cris de Morandi et de la comtesse Bardi.

On l'avait recueilli, malade, transi, famélique, allongé sur le bord du chemin avec, dans sa main, un oiseau mort.

Quand il avait rouvert les yeux, son premier geste avait été de lever son bras, de protéger son visage avec son coude, comme si on allait le frapper, alors qu'on ne songeait qu'à le laver et à le nourrir, puis à l'interroger.

Il avait été incapable de parler et on avait cru que ce qu'il avait vécu l'avait rendu idiot.

On avait pensé qu'il était l'un de ces gosses que les familles pourchassées, alors qu'elles marchaient vers la Suisse, perdaient ou bien abandonnaient dans la montagne alors que les rapaces aux aguets, fascistes ou allemands, fondaient sur elles et qu'elles s'égaillaient avant de s'agenouiller pour mourir.

Celui-là avait survécu. Certains l'avaient appelé Innomato, du nom du bateau qui depuis toujours faisait la traversée entre Dongo et Bellagio, mais d'autres lui avaient donné pour nom Angelo Trovato, et c'est ainsi qu'il fut connu au long de sa vie, manoeuvre, terrassier, charpentier, maçon, conducteur d'engin et bientôt de cette drague que l'on verrait cahoter le long des berges, sa main d'acier dressée au-dessus de la terre ou de l'eau.

Quelques vieux - mais même ceux-là commençaient à l'oublier - savaient encore qu'il avait été un enfant trouvé sur le chemin qui monte aux pâturages. Mais Trovato, c'était un nom idoine pour cet homme qui parlait peu, les lèvres presque toujours serrées.

Parfois, quand il se laissait aller à proférer des injures ou bien qu'il racontait, en quelques phrases, comment la drague avait glissé et qu'il avait bien cru couler avec elle dans le lac, il montrait ses dents, les lèvres retroussées, et on détournait la tête car à cet instant-là, avec ses chicots jaunes, son haleine forte aux relents de tabac, il avait une tête de poisson et sentait, disait-on, comme ceux de la berge, la pourriture.

On disait qu'il était sale et on ne l'avait jamais vu rasé de près. La peau toujours grise, il portait des vêtements informes, souvent tachés de boue. Il vivait seul, on ne lui connaissait ni femme, ni ami. A cause de son aspect, de son odeur aussi - « Il pue », murmurait-on -, de sa solitude, on le trouvait inquiétant, suspect.

Il cachait quelque chose, Angelo Trovato, une maladie ou bien une faute, pour se tenir ainsi à l'écart, pour coucher ainsi dans le hangar municipal, là où l'on remisait les barques sur des chevalets, les rames, les mâts, les cordages et les voiles. Quand il avait repêché la jeune fille morte, c'est là qu'on avait placé le cercueil, car le hangar servait aussi, quand il y avait des accidents - sur la route, l'été, ils étaient fréquents -, de morgue pour les morts inconnus.

Et nul ne s'était étonné que ce fût lui, Angelo Trovato, qui eût repêché la morte, agrippée avec les pinces de sa drague.

Il était celui auquel arrivaient ces choses-là.

Il avait accepté qu'on le juge ainsi.

On l'avait appelé Trovato et c'est lui qui avait trouvé la jeune morte, celle dont les cheveux étaient mêlés aux algues, dont le corps était à demi dévêtu et qu'il avait dû faire glisser le plus lentement possible sur le talus, au-dessus de la berge, non loin des massifs de lauriers.

Alors, parce qu'il lui avait bien fallu s'approcher, l'examiner, il avait remarqué ces morsures et ces plaies sur les bras, et il l'avait dit - il regrettait de l'avoir dit - à celui qu'il appelait le Français, le père de la morte, celui qui avait marché des jours sous l'averse, tête nue, dans les ruelles de Dongo, rôdant autour du hangar où l'homme dormait, comme si le cercueil s'y trouvait encore.

Pauvre Français auquel l'homme avait montré la drague et le talus, auquel il avait trop parlé déjà, décrivant cette jeune fille qu'il ne pourrait plus oublier, blanche et souillée comme le sont parfois les statues.

L'homme n'avait pas osé dire au Français qu'il avait eu un moment la tentation de la laisser retomber, que les secousses qu'il avait provoquées, avançant puis reculant l'engin, faisant osciller son bras afin de donner du ballant à la main d'acier, avaient peut-être été destinées à ce que la morte se détache alors qu'elle se trouvait encore au-dessus de l'eau. Mais elle s'était agrippée et il n'avait pas osé s'obstiner, comme s'il avait redouté, en l'abandonnant ainsi après avoir profané sa sépulture, de commettre un nouveau sacrilège, de défier ceux qui l'avaient jetée dans le lac, de la tuer une seconde fois, d'attirer ainsi sur lui la vengeance des assassins et la malédiction de Dieu.

Car on l'avait tuée, il le savait.

Il avait voulu le faire comprendre au Français, il avait craint - mais peut-être souhaité - que cet homme ne lui posât des questions précises, mais le Français avait la tête dans le malheur et, bien vite, il n'avait plus rien voulu savoir, refusant d'entendre, malade de tristesse, plié en deux, vidant son corps.

L'homme s'était alors repris. Il devait se taire.

Il avait fui le Français qu'il avait souvent croisé de nouveau dans les rues vides, balayées par le vent et l'eau boueuse. Il avait répété aux carabiniers ce qu'il leur avait déjà déclaré, comment il avait trouvé la morte, et il avait martelé : « Je n'ai rien vu, j'ai fouillé là parce que la terre avait glissé et qu'on m'a commandé de tenir les berges en l'état. Je ne sais rien d'autre. »

Il avait confirmé, en se penchant sur le cercueil, que c'était bien celle-là qu'il avait trouvée. Il avait reconnu le visage, malgré les bandes de toile qui l'emprisonnaient, et c'était comme si elle avait été, derrière le petit hublot, à nouveau engloutie. Le couvercle était vissé. Les carabiniers avaient l'air pressé. Qu'on referme vite, qu'on l'enterre! Ils étaient comme ceux qui avaient voulu la faire disparaître dans le lac.

Dans la pénombre, le docteur Ferrucci, appuyé à la coque d'une barque, avait signé le permis d'inhumer. En le tendant au lieutenant de carabiniers, il avait longuement considéré l'homme, qui avait baissé la tête.

Il craignait que Ferrucci, les carabiniers et le Français ne devinent qu'il se souviendrait toujours de cette nuit de pluie, de ce qu'il avait vu, marchant le long des berges, puis du matin, quand il était revenu avec la drague, qu'il faisait enfin beau temps et qu'il avait plongé la main d'acier là où il fallait pour retrouver la morte.

Il n'avait rien décidé, mais il l'avait fait.

Il avait quitté sa soupente, mis en route le moteur de la drague, puis avait avancé sur la terre boueuse.

Il accomplissait toujours les choses comme si on les lui commandait, sans qu'il sût dans quel but cette voix qui ordonnait le faisait agir. Après, les choses étaient là devant lui, et il lui semblait qu'il ne les avait pas voulues, qu'elles avaient fondu sur lui d'un seul coup.

Sa mère était couchée sur les mosaïques de la Villa Bardi avec ce collier rouge brun enserrant son cou, et il avait obéi à Morandi.

Il avait lancé la pierre et le sang avait couvert le front et les yeux de Morandi. C'était le jour de la vengeance, et il avait traversé le lac.

Il était ainsi devenu Angelo Trovato, celui auquel on ne parlait pas.

Un jour, il avait reçu l'ordre d'embarquer sa drague sur le bac et de se rendre à Bellagio : le comte Carlo Bardi-Morandi avait besoin d'un engin puissant sur le chantier de ses fouilles ouvert au pied de la Villa Bardi.

L'homme avait cru que sa vie arrivait à son terme. Il avait imaginé que c'en était fini de sa fuite commencée ce jour de mai 1945 où il s'était jeté au fond d'une barque, puis s'était laissé dériver. Morandi allait le reconnaître et le tuer.

Cependant, il avait encore une fois obéi, parce qu'il devait subir la loi de la fatalité et il fallait bien que sa vie finisse.

Mais il s'était trompé.

Le régisseur qui l'attendait sur le quai de Bellagio et le guida vers le chantier était un homme jeune à l'accent du Sud. Ses cheveux noirs, plantés bas, semblaient, quand il plissait le front, rejoindre ses sourcils. On devinait, sous sa veste noire, ses fortes épaules et son torse musclé.

L'homme avait senti que le régisseur ne le voyait même pas, le considérant comme une simple pièce de sa machine. Il lui donna l'ordre de s'installer sur la berge, à l'orée du souterrain. Et Trovato avait eu bien de la peine à reconnaître cette galerie dallée, bien éclairée, aux parois lisses couvertes de plaques de marbre blanc. Au bout, dans la villa, expliqua le régisseur, l'homme trouverait des caves. Il pourrait loger dans l'une d'elles avec les autres ouvriers travaillant sur le chantier.

Le lendemain, il avait aperçu Carlo Morandi qui, lui non plus, n'avait même pas paru le voir, se contentant de lancer des ordres de cette voix d'antan, grave et voilée. « Avance », « Baisse », « Lève », « Recule, crétin, recule ! »

Le régisseur répétait les ordres sur un ton plus aigu, ajoutant des injures et des malédictions.

L'homme avait obéi comme autrefois, comme s'il avait encore été l'enfant de Maria.

Il avait dragué plusieurs jours durant, apprenant à se méfier d'Orlando, le régisseur, ce chien de garde toujours aux aguets, flairant et courant autour de son maître, aboyant, montrant les crocs. C'est lui qui remettait à la fin de chaque journée les quatre billets de cent lires.

Quand l'homme avait sorti de l'eau la statue de jeune femme, le régisseur avait crié afin que Carlo Morandi descendît vite de la terrasse où il se tenait.

- On l'a eue, on l'a eue! hurlait Orlando.

Morandi avait poussé une exclamation de joie, une sorte de rugissement.

Voûté sur les commandes de la drague, l'homme s'était tassé, cachant dans son poing une cigarette, tenté de faire tourner à grande vitesse le bras et la main d'acier afin de projeter contre la berge cette statue, et il s'était ainsi avoué pour la première fois qu'il regrettait de ne pas avoir tué Morandi le jour de la vengeance.

Trop tard.

La tête de Morandi n'était plus ronde. Qui se souvenait encore de ses origines?

Morandi, le bras tendu vers la statue, avait lancé:

- Si tu la brises, je te tue, tu es prévenu ! Lentement, lentement... Ne la secoue pas, crétin!

L'homme s'était exécuté.

Morandi avait maintenant la tête d'un riche, d'un seigneur, d'un condottiere, puisque c'était ainsi qu'on l'appelait désormais.

Le visage plutôt oblong, osseux, la peau bronzée sous des cheveux argentés, c'est à peine si on distinguait, barrant son front, une cicatrice oblique qu'on eût pu prendre pour une ride un peu profonde.



14.

LA cicatrice partageait le front de Carlo Morandi en deux parties inégales : la plus vaste à gauche, l'autre cachée par une mèche, limitée par cette ligne partant de la base du nez et qui se perdait sous les cheveux.

Presque toujours, quand elles étaient couchées contre Morandi, ou bien assises sur sa poitrine, les femmes suivaient du bout du doigt ce sillon de peau un peu moins brune qui se prolongeait loin, jusqu'au milieu du crâne. La pierre lancée par le fils de Maria, celui qu'on allait surnommer Angelo Trovato, était un éclat de bloc calcaire dont l'un des angles était aussi tranchant qu'une hache, et c'est lui qui avait frappé Morandi, faisant jaillir le sang.

Lorsque la comtesse Italina Bardi s'était agenouillée en continuant de crier, d'appeler à l'aide, regardant tout autour d'elle et apercevant, derrière les massifs de lauriers, la silhouette de ce fils du diable, de cet assassin qu'elle avait nourri, elle avait pensé que Carlo allait mourir ou bien rester aveugle, paralysé.

L'espace d'un instant, elle avait imaginé l'enfant assis dans le parc, enveloppé de couvertures, les yeux clos, une entaille profonde défigurant son visage, et elle lui lisait à voix basse I Promessi Sposi, « Les Fiancés », dont l'action se déroulait par ici, non loin du lac. Vivant cela, elle avait poussé un cri encore plus aigu, car elle ne pouvait croire que Carlo Morandi ne posséderait jamais aucune femme, qu'il ne serait jamais fiancé, lui, déjà si vigoureux, déjà si mâle, un vrai Bardi - et elle s'était réjouie de ne rien savoir du père, Mussolini, maudit ce porc, si c'était lui, puisqu'il avait provoqué la mort de cette pauvre Paola, mais Carlo, non, non, Carlo, lui, ne mourrait pas!

Morandi avait la tête dure, il s'était remis en quelques jours et, quand elle le regardait, la comtesse Italina Bardi se signait.

Il voyait, il courait, il sifflait. Avec ses pansements blancs qui lui ceignaient le front, on eût dit un cheik, et durant des mois elle l'avait appelé mon petit sultan. Elle avait même réussi à se persuader que Dieu avait voulu cette blessure pour les sauver, eux. Car plus personne ne s'était hasardé dans le parc de la villa, comme si, avec la mort de Paola et la blessure de Carlo, les Bardi avaient assez payé.

Le nouveau maire de Bellagio, un partisan, peut-être un communiste - un rouge en tout cas -, avait lentement gravi les escaliers conduisant à la terrasse. Il tenait son chapeau à la main, bien poliment.

Il avait appris, disait-il, pour le petit-fils. Querelle de gosses, n'est-ce pas? L'autre a dû se noyer en essayant de traverser le lac. C'est la guerre, les esprits sont tous dérangés. Mais la guerre est finie, non? Il faut la paix. Nous sommes des gens pacifiques, vous savez, comtesse. Chacun a eu sa part de souffrances. Vous avez eu la vôtre. La vie recommence. Nous sommes tous d'ici, de la même patrie. Nous avons tous ce lac dans les yeux, ces parfums de notre terre en nous.

Il avait tendu la main et la comtesse l'avait prise, disant qu'il parlait noblement, ce qui ne l'étonnait pas, car les gens du lac ont le coeur fier, le sens de la justice et de l'honneur. Puisque son petit-fils vivait, elle n'avait qu'à s'agenouiller pour remercier Dieu. Et elle prierait aussi pour les habitants de Bellagio.

- Pour vous aussi, monsieur le maire » avait-elle conclu en le raccompagnant jusqu'à l'escalier.

Lorsqu'elle était rentrée dans le grand salon du premier étage, elle avait entendu des rires et des petits cris étouffés.

Elle s'était avancée jusqu'à la porte donnant sur le boudoir et elle avait distingué, dans la pénombre, le pansement blanc de Carlo puis, au-dessous de lui, cette jeune bonne aux yeux bleus enfoncés dans une peau trop brune. Elle battait des jambes comme une noyée, mais Carlo la tenait bien, comme le brave mâle qu'il était. « Va, mon petit sultan, va, prends, prends », avait murmuré la comtesse en s'éloignant à reculons, gagnant la terrasse où, les yeux mi-clos, elle avait attendu la réapparition de Carlo dans le soleil voilé du crépuscule.

Elle l'avait enfin vu s'avancer dans le salon, puis s'immobiliser, jambes écartées, poings sur les hanches, les extrémités de son pansement défait tombant, de part et d'autre de son visage, sur ses épaules.

- Alors? avait-elle dit.

Il avait ri, le menton levé, puis, d'un geste qu'elle avait trouvé vulgaire, mais qui l'avait émue et troublée, il avait essuyé ses lèvres avec le dos de sa main droite, comme un paysan qui vient d'avaler une rasade.

Ce geste-là, dans les années qui avaient suivi, elle le lui avait vu faire tant de fois qu'elle n'y avait même plus prêté attention, et cependant elle le notait, elle savait ce qu'il signifiait, et elle pensait : encore une.

Parfois, elle apercevait ces filles qui descendaient l'escalier de la terrasse en faisant claquer leurs talons hauts, et elle admirait leurs jambes nues, brunes et musclées, leurs cuisses sous une robe à fleurs. Elles tenaient toutes leur sac à main plaqué sur leur ventre comme un petit enfant qu'elles venaient de nourrir. Elles arboraient l'expression résolue et boudeuse de femmes qui ont fait leur travail avec conscience.

Quand elles traversaient la place de Bellagio pour se rendre à l'arrêt du car qui les reconduirait à Côme, d'où, peut-être, elles repartiraient pour Bologne ou Milan, les hommes assis sur le muret qui surplombe le lac les regardaient passer sans un mot, sans même siffler, comme s'ils craignaient d'insulter, en les interpellant, Carlo Morandi à qui elles appartenaient.

Il était loin, le temps où l'on prétendait que Morandi était le bâtard du Duce, que sa putain de mère avait couché avec le dictateur à même le parquet de cette grande salle du Palazzo de Rome où celui-ci recevait en audience et où, murmurait-on, il culbutait ses visiteuses pour une rapide étreinte. Après, il passait sur le balcon et s'adressait à la foule, tonitruant.

Certains, à l'époque, avaient affirmé que Carlo était plutôt le fils de Marcello Petacci, le frère de cette autre putain, Claretta Petacci, qu'on avait abattue à Dongo et pendue avec le Duce, à Milan. Marcello, lui, on l'avait noyé dans le lac avec la mère de Carlo, Paola Morandi, la fille de la comtesse Bardi. Ces deux-là, peut-être qu'ils continuaient de baiser au fond du lac, est-ce qu'on sait ce qui se passe après la mort? Peut-être étaient-ils devenus l'un et l'autre deux de ces poissons ventrus qui s'en vont par couples et qu'on voit dans les eaux troubles près de la berge, couchés sur la vase, repus?

Mais ce qu'on avait dit, cru ou imaginé au printemps de 1945, plus personne ne s'en souvenait. On regardait descendre de la Villa Bardi les filles que louait pour un ou deux jours Carlo Morandi, et quand il passait, lui, on le saluait avec respect d'une inclinaison de tête.

Il aimait parcourir lentement les rues du village aux commandes d'un vieux side-car de l'armée allemande, couleur de sable, sur lequel il avait laissé figurer les emblèmes de la Wehrmacht. Les carabiniers avaient fait une démarche auprès de lui pour le convaincre d'effacer les croix gammées. « Monsieur le comte devrait comprendre, avaient-ils dit au régisseur. Pour l'aigle, nous pouvons fermer les yeux, mais les svastikas, nous avons des directives... » Morandi n'avait fait aucune difficulté : la loi est la loi, et il la respectait. L'ordre avant tout.

Une fille assise dans le side-car, il roulait plus vite, et le bruit du moteur emplissait les ruelles du village, puis se répercutait le long des berges quand Morandi empruntait la route des bords du lac et remontait la rive opposée jusqu'à Dongo.

Il revenait par le bac, ne quittant pas sa machine. La fille avait noué un foulard autour de sa tête : au milieu du lac, le vent du nord soufflait, vif et froid.

A Bellagio, la fille descendait et Morandi, sans même la regarder, s'engageait à vitesse réduite sur la route qui le reconduisait à la Villa Bardi.

Vers les années 60 - il avait donc dans les vingt-cinq ans -, il avait renoncé à ces promenades à side-car. Il quittait la villa à bord de voitures décapotables dont il faisait vrombir le moteur sur la place, et, parfois, deux filles étaient assises à ses côtés.

A voix basse, comme s'ils complotaient, les hommes de Bellagio calculaient le nombre de femmes que ce cochon-là avait déjà dû s'enfiler et combien, s'il continuait à ce rythme, il en aurait eu au bout de sa vie. Ils comptaient sur leurs doigts, oubliaient des retenues, recommençaient leurs multiplications et parfois l'un deux inscrivait des chiffres sur un paquet de cigarettes ou au dos d'une enveloppe. Ils se passaient les résultats, se disputaient. Mettons que tu puisses bander jusqu'à soixante-dix ans, mettons, tu comptes cinquante-deux semaines et cinq filles par semaine, parfois on en voit même passer plus, tu es d'accord jusque-là? Bien, disons cinq filles pour sept jours, et une différente chaque jour, comme ça arrive souvent : ça te fait plus de dix mille filles, dix mille culs, tu te rends compte, dix mille!

Ils hochaient la tête comme s'ils essayaient d'imaginer et l'on devinait, à leur expression, qu'ils passaient de l'admiration, d'une sorte de jubilation même, comme si Morandi avait été leur champion, à un profond accablement.

Il en veut, Morandi, il faut pouvoir, quelle fatigue! lançait quelqu'un. Ou alors c'est un malade, un obsédé.

On interrompait ce type qui n'y comprenait rien : est-ce qu'il avait jamais trompé sa femme, lui?

Le ton montait. Certains s'éloignaient en bougonnant, en jetant des injures. D'autres répétaient qu'ils le savaient, eux : quand on change, c'est toujours bon, ça donne soif de boire. Et, tout comme le faisait Morandi, ils se passaient le dos de la main sur les lèvres.

C'était une force, Morandi, il en avait là, entre les jambes, ça devait peser, murmurait un autre.

Va savoir, lui répondait-on.

Ils haussaient les épaules.

Lui aussi, comme les autres, finirait au fond du lac : grosses ou pas, on finit tous par crever, non?

Oui, mais en attendant, lui, il bandait, il jouissait!

Va savoir...

Ils riaient puis se séparaient, rentrant chez eux à petits pas.



15.

TANDIS qu'elle traversait la place de Bellagio afin de gagner l'embarcadère, Joan Finchett avait senti le regard insistant des hommes du village.

Elle les avait vus, assis sur le parapet qui ferme la place au-dessus des berges, parlant à mi-voix sans bouger la tête, et elle avait deviné qu'ils commentaient chacun de ses pas, les mouvements de ses seins. Elle s'en était voulu de porter cette chemise d'homme en toile bleue à col largement ouvert, aux manches retroussées. Trop ample, elle permettait d'avoir les seins nus et c'était ce qu'ils imaginaient.

Elle avait été prise d'une sorte de rage et s'était arrêtée en face d'eux, l'air de vouloir contempler l'autre rive du lac que le soleil embrasait, faisant surgir de la végétation luxuriante les façades des grandes villas princières, alors qu'elle s'attachait à les dévisager dans l'intention de leur exprimer son mépris. Ils n'avaient pas baissé les yeux, souriant au contraire avec une morgue méprisante. Et elle s'était alors souvenue de ce qu'elle avait vécu après le dîner, sur la terrasse de la Villa Bardi, quand, d'un geste autoritaire, Carlo Morandi lui avait empoigné le bras, disant à Franz Leiburg qu'il voulait travailler avec Joan, qu'elle était là pour cela, n'est-ce pas?

Leiburg avait souri avec lassitude, puis s'était mis à toussoter. Il avait déjà beaucoup parlé à Joan de ce printemps 1945, avait-il murmuré en scrutant Morandi : pauvre Paola, il avait été si épris d'elle, une femme admirable, un personnage de légende, fantasque...

Morandi l'avait interrompu, le bousculant presque pour tirer en arrière le fauteuil de Joan, l'obliger à se lever.

Était-ce le vin, la tiédeur de l'air, ce parfum des lauriers, enivrant lui aussi? Elle s'était laissé guider, malgré l'humiliation qu'elle éprouvait, curieuse de ce qui allait advenir.

Mais le regard que lui avait lancé Orlando, le régisseur, l'avait déjà presque dégrisée.

Dès son arrivée à Bologne, elle avait détesté, haï même cet homme qui l'avait accueillie dans le hall de l'aéroport, tenant un carton sur sa poitrine où il avait simplement inscrit FINCHETT, ignorant son prénom, lançant seulement, quand elle s'était arrêtée devant lui : « C'est vous, ça? »

Elle avait affronté pour la première fois cette façon d'être jaugée : sans aucune timidité, le regard d'Orlando, l'avait parcourue des pieds à la tête, s'attardant sur son ventre, ses seins, ses lèvres.

Elle avait dit : « Vous avez fini? On peut y aller? »

Orlando n'avait été ni gêné ni décontenancé. Il lui avait tourné le dos, ne lui proposant même pas de porter son sac de voyage, n'ouvrant pas la porte de la voiture, mais, durant tout le trajet, il n'avait cessé de l'observer. Dans le rétroviseur, ses yeux ne se dérobaient pas et elle, qui avait tant de fois été confrontée au désir et à l'agressivité des hommes, s'était sentie démunie. Dans le regard d'Orlando, elle n'existait que parce qu'il le voulait bien, mais elle n'était rien, seulement une chose que lui, l'homme, pouvait, le temps d'un regard, de par sa volonté, faire vivre, élever jusqu'à lui avant de la renvoyer au néant.

Au début, elle n'avait pas ressenti la même chose avec Carlo Morandi. Il s'était montré attentionné, séducteur, la prenant à part, établissant avec elle une complicité qui paraissait fondée sur l'estime qu'il lui portait.

Il lui avait confié ce qu'il pensait du ministre Nandini - « un trou du cul », avait-il dit -, et elle avait sursauté cependant qu'il riait, et bientôt elle avait ri à son tour tant la vulgarité de l'expression détonnait dans le luxe raffiné de la Villa Bardi.

- Je veux dire, avait repris Morandi, que Nandini n'est rien, vous m'avez compris : de la pacotille, en solde, au plus offrant. Il s'était penché : Si vous écrivez cela, je ne vous parlerai plus. Or je possède beaucoup de secrets...

Mais, rapidement, Morandi l'avait irritée et jusqu'à cette fin de dîner, elle l'avait tenu à distance, malgré ses invites, préférant la compagnie et les confidences de Franz Leiburg. A la façon dont Morandi l'avait saisie par le bras, elle avait compris qu'il entendait prendre sa revanche. Elle avait eu envie de savoir ce que cela signifiait. On ne connaît la vérité d'un homme qu'au moment où il est seul en face de vous, elle avait appris cela depuis bien longtemps. Et elle avait toujours su se défendre, réussissant à repousser les avances de ceux qui la harcelaient et qui renonçaient, honteux, de crainte d'être ridicules.

Dans les allées éclairées du parc, elle s'était retournée. Orlando suivait à quelques dizaines de mètres.

D'une voix amusée, Morandi avait chuchoté que son régisseur ne le quittait jamais, jamais : ça ne vous dérange pas?

Soudain inquiète, elle avait commencé à essayer de se dégager. Puis le bruit des voix des invités sur la terrasse l'avait quelque peu rassurée. Morandi n'était pas fou au point de prendre le risque de se faire accuser devant témoins. De quoi, au demeurant? Elle s'était calmée. Qu'allait-elle imaginer : qu'il allait la violer? L'idée lui avait paru si excessive qu'elle lui avait abandonné à nouveau son bras pour se prouver à elle-même qu'elle n'était nullement effrayée, qu'elle avait simplement un peu bu et divaguait.

- Je ne vous ai pas montré ça, avait dit Morandi.

Ils étaient entrés dans une sorte de galerie voûtée qui descendait en pente douce vers le lac. Là, dans une niche, elle découvrit un side-car jaune marqué de l'aigle de l'armée allemande.

Puisque Franz Leiburg lui avait parlé du printemps 1945 et qu'elle avait paru passionnée par ce genre de confidences, il avait pensé que cette machine-là l'intéresserait, expliqua-t-il à Joan. Morandi eut un geste pour l'inviter à prendre place dans le side-car, mais elle resta immobile, le regardant qui effleurait le corps de la moto du bout des doigts, précisant que l'engin était en parfait état de marche.

Il se mit à raconter. Ils avaient trouvé le side-car sur la route qui descend à Bellagio, peut-être au dernier jour d'avril 1945. Il était avec un gosse, le fils d'une domestique - il s'interrompit un instant comme s'il avait cherché à préciser un souvenir -, le soldat était en sang : un homme casqué, lourd, portant un long manteau de cuir noir. Ils l'avaient soulevé, puis traîné sur la chaussée et jeté dans le lac. Ensuite ils avaient roulé, c'était excitant, peut-être son plus beau souvenir d'enfance.

Tout à coup, Morandi s'était interrompu et rapproché de Joan.

- Après, avait-il dit, beaucoup de femmes se sont assises là, il montrait le siège du side-car, elles aimaient toutes ça. C'était mon char de triomphe. Vous ne voulez toujours pas?

Il avait poussé Joan contre la paroi, collant son corps au sien, emprisonnant son visage entre ses bras tendus appuyés aux dalles de marbre qui recouvraient la voûte.

Joan avait alors subi ce regard qu'elle ne pouvait fuir, le même que celui d'Orlando, le même qu'elle affronterait sur la place de Bellagio en se dirigeant vers l'embarcadère.

Elle n'existait pas dans ces yeux-là. Elle n'était que le désir de possession de l'homme. Une fois ce désir assouvi, elle serait morte. Elle avait pourtant senti qu'elle était attirée par lui comme par une eau noire, qu'elle avait envie de se laisser couler pour savoir subir ce qu'elle n'avait encore jamais éprouvé.

Elle avait bousculé Morandi, l'écartant avec violence, d'un mouvement instinctif de colère, prête à le gifler.

Il n'avait pas insisté, mais lorsqu'elle avait voulu sortir de la galerie, Joan s'était heurtée à Orlando qui, bras écartés, l'empêchait de passer. Son visage inexpressif était inquiétant, surtout à cause de l'immobilité de ses traits.

Au moment où Joan allait pousser un cri qu'elle voulait strident, Morandi lança d'une voix calme, méprisante : « Laisse, laisse-la », et Orlando s'écarta.



16.

DES semaines plus tard, à Paris, Joan s'était souvenue de cette scène si brève - quelques phrases, quelques regards - avec angoisse et même un sentiment de honte.

Elle était assise en face de Jean-Luc Duguet sur l'un des canapés de la salle de conférences du journal. Il l'avait entraînée, elle avait été émue par cet homme qu'elle avait connu énergique, autoritaire, exigeant de lire tous les articles à paraître dans Continental, voire parfois de presque tous les récrire, et qu'elle retrouvait à présent hésitant, voûté, traînant les pieds, la voix si faible qu'elle avait dû lui faire répéter ce qu'il désirait savoir.

Elle s'était penchée vers lui, elle avait eu envie de le rassurer, de le tenir contre elle, mais cette tentation instinctive l'avait gênée quand elle avait surpris le coup d'oeil que lui lançait Joëlle, debout à l'autre extrémité de la pièce où elle s'entretenait avec Arnaud et Bedaiev.

Elle n'aimait guère Joëlle, l'une de ces Françaises si soucieuses d'elles-mêmes, si égoïstes, maniérées jusque dans leurs moments de laisser-aller, toujours coiffées avec soin, maquillées minutieusement, veillant à ne commettre aucune faute de goût, si bien que, pour la défier, Joan s'était rapprochée de Jean-Luc avec encore davantage de compassion.

Qu'est-ce qu'un homme qui souffrait, dont le désespoir faisait trembler le menton et les mains, pouvait attendre d'une femme comme Joëlle?

Joan s'en persuadait : elle aurait su et aurait pu l'aider.

Elle avait posé la main sur le genou de Jean-Luc : que voulait-il ?

Qu'elle lui parle de cet article, du lac, avait-il murmuré. L'avait-elle traversé, avait-elle débarqué à Dongo, visité le village?

Elle avait d'abord laissé libre cours aux souvenirs qui lui étaient revenus, évoquant cette longue promenade sur le lac, assise sur la plage avant de L'Innomato, cette tiédeur un peu moite du sud, vers Côme, puis, dès que l'on atteignait Dongo, l'impression d'une atmosphère plus trouble, incertaine, où à une chaleur lourde se mêlaient tout à coup des souffles froids coulant des vallées, en provenance des cimes du nord. Elle avait parlé de l'exubérance des floraisons, de ces villas qui semblaient surgir de la végétation comme de blancs rochers ou comme des femmes drapées, encore recouvertes d'algues et d'eau, qui s'ébrouaient, que la vigne vierge masquait parfois à demi, si bien qu'elles paraissaient abriter des secrets d'alcôve : Villa Bardi, Villa Melzi, Villa Carlotta... Au fur et à mesure qu'on s'approchait d'elles, on était grisé par les bouquets débordant des vasques, l'enivrante profusion des parfums.

En parlant, elle avait baissé quelque peu la voix comme s'il s'était agi là de confidences, presque d'aveux.

Jean-Luc l'avait écoutée, les lèvres tremblantes, secouant la tête pour marquer son incrédulité, ne quittant plus Joan des yeux, murmurant tout à coup, en lui prenant la main, que, sur cette berge, près de Dongo, là où, à l'aide d'une drague, une énorme main d'acier, on avait trouvé le corps d'Ariane, puis là où on l'avait déposé, sur un talus, les lauriers étaient si fleuris que l'air douceâtre en paraissait poisseux, gluant. Joan avait-elle aussi ressenti cela, cette nausée devant l'excès, la débauche d'une nature obsédante?

Joan s'était alors reproché d'avoir parlé sans réfléchir, avec complaisance, soucieuse peut-être d'impressionner Jean-Luc, de le séduire en l'étonnant. Elle avait oublié ce que Jean-Luc avait vécu là-bas, ce que Joëlle avait raconté, se confiant aux journalistes les uns après les autres, recommençant son récit : Jean-Luc dans la petite chambre de l'Hôtel Stendhal, Jean-Luc qui avait marché des jours et des jours sous l'averse, et cette idée folle de faire enterrer sa fille à Dongo. Est-ce que Clémence, la mère d'Ariane, avait téléphoné au journal? Lui avait-on dit où Ariane était inhumée? Jean-Luc s'y refusait, mais Clémence avait des droits, elle était la mère, n'est-ce pas?

Il y avait à Dongo un médecin adorable. Sans lui, peut-être Jean-Luc se serait-il tué ou aurait-il définitivement sombré. Ce docteur Ferrucci avait écrit, mais oui, il voulait savoir comment Jean-Luc se rétablissait, il n'y avait qu'un Italien pour manifester cette sorte d'attention, de fidélité.

- Ils sont chaleureux, si tendres, vous ne trouvez pas, Joan?

Joan s'était donc tue, puis avait interrogé Jean-Luc. Revenait-il définitivement au journal? On avait besoin de lui. Qu'avait-il pensé des derniers numéros de Continental ?

Mais il avait insisté, reparlant de Morandi et, quand elle avait décrit la munificence de l'hospitalité à la Villa Bardi, l'habileté du condottiere et sa puissance, il avait demandé :

- Derrière ça : qui, quoi?

Cette question avait mis Joan mal à l'aise. Elle n'aimait pas ce sentiment désagréable, irritant, de n'avoir pas fait ce qu'elle aurait dû faire.

Elle avait tenté de se justifier, expliquant à Jean-Luc qu'on ne savait jamais ce qu'il y avait aux origines des agissements d'un homme, que la question ne devait même pas être posée, que le journaliste rapportait seulement ce qui était, ce qui avait eu lieu. Aux historiens, aux policiers, aux confesseurs de sonder les mobiles.

Tout en parlant, elle sentait bien qu'elle se mentait, qu'elle avait tout simplement eu peur de démasquer Morandi, de chercher à savoir qui il était vraiment.

Elle n'avait employé qu'une fois, sous forme d'hypothèse, le mot « inquiétant ». Peut-être, avait-elle écrit, ce milliardaire élégant et resté juvénile pourra-t-il paraître inquiétant à d'aucuns, mais...

Elle avait déroulé ensuite toutes les anecdotes qui faisaient du Condottiere un personnage fascinant et sympathique, un mécène rassemblant des intellectuels autour de lui, un citoyen exemplaire, soucieux du futur des hommes.

Elle s'était sentie honteuse et, tout en regardant Jean-Luc Duguet, elle s'était souvenue de la scène dans la galerie, quand Morandi lui avait montré le side-car. Et l'angoisse s'était mêlée à sa honte.

Après tout, Morandi aurait pu la violer là sans que personne n'entende rien et Orlando aurait témoigné que son maître se trouvait ailleurs avec lui, à l'autre bout du parc. Qui eût cru Joan, toute journaliste qu'elle était?

Morandi aurait prétendu qu'elle voulait attirer l'attention, vendre son témoignage. Un homme comme lui avait-il besoin de la force pour séduire une femme?

Sur la terrasse, après qu'elle eut quitté la galerie souterraine et alors qu'elle devisait avec Franz Leiburg, Morandi lui avait de nouveau empoigné le bras, le serrant à lui faire mal, et lui avait parlé à l'oreille d'un ton ironique : elle ne devait pas s'y tromper, s'il avait vraiment voulu d'elle, il l'aurait prise comme il le souhaitait. Jamais personne, quand il l'avait vraiment décidé, n'avait pu lui résister. Il était ainsi, il fallait qu'elle le sache. Mais il l'avait trouvée traditionnelle; sans doute était-il trop vieux et préférait-il maintenant les femmes un peu... Il avait grimacé, cherché ses mots, fait un geste comme on tâte une étoffe, frottant l'extrémité de son pouce contre le bout de ses autres doigts. Comment dire..., répétait-il. Puis il avait ri. Joan était trop saine, trop propre : américaine! Il aimait ce qui était décadent, corrompu, européen, comprenait-elle cela? Elle pouvait l'écrire dans son article, mais qu'elle prenne garde : il était capable de racheter le journal avec tous ses journalistes afin de se payer le luxe de la licencier. « Je suis comme ça, que voulez-vous. »

Il l'avait lâchée.

Elle se reprochait maintenant d'avoir été prudente sans même s'en rendre compte, d'avoir composé un de ces articles tout en facettes qui se contentent de reflets.

Jean-Luc avait eu raison : derrière ça, quoi, qui?

Elle se l'avouait : elle n'avait pas voulu savoir.

Elle avait d'ailleurs reçu une lettre de Morandi, trois mots qui se détachaient, noirs, sur l'épais papier à grosse trame où, en filigrane, elle avait distingué le blason des Bardi, ce poisson à gueule ouverte surmonté d'une tour crénelée. J'aime ce portrait, avait griffonné Morandi.

Elle avait froissé la lettre et cru l'oublier, commençant une autre enquête, faisant défiler sur son ordinateur d'autres phrases comme pour effacer de sa mémoire celles qu'elle avait écrites. Mais elle avait en face d'elle Jean-Luc, un homme diminué, émouvant, qui articulait mal, dont elle devinait les mots plus qu'elle ne les entendait.

- Derrière ça : quoi, qui? demandait-il à nouveau.

Joëlle s'était approchée, jacassante.

Jean-Luc ne pensait qu'à Continental, commençait-elle, il ne vivait que pour ces pages.

- Vous aussi, n'est-ce pas, Joan? demanda-t-elle à la jeune femme.

Elle et lui étaient donc faits pour s'entendre, se comprendre.

- Moi, ajouta-t-elle, les journaux, je dois vous dire...

Un numéro chassait l'autre, n'est-ce pas?

Joan avait tendu la main à Jean-Luc qui se levait avec difficulté.

Il était presque tombé sur elle, se raccrochant au dossier du canapé.

Un homme - Jean-Luc, Morandi -, c'était si obscur, comme un lac opaque.



17.

- JOAN ? Joan?

Qui l'appelait? Qui la touchait, posant la main sur son avant-bras ?

Elle avait dû s'arracher à ce vide où elle s'était réfugiée, se laissant peu à peu couler, oubliant qu'elle était assise dans la voiture de Christophe Doumic, qu'il la raccompagnait chez elle, rue Frédéric-Sauton, qu'il allait lui proposer de s'arrêter d'abord chez lui, et il lui faudrait traverser ces grands salons, longer ce couloir au plafond haut pour atteindre enfin la chambre de Christophe.

Il demanderait : « Je vous sers quoi, Joan? »

Elle aurait froid, étonnée de se trouver là face à ce Français en costume croisé qui parlait de son ministre, de sa réforme fiscale, et pouvait à tout moment situer le point de chute - c'était son expression - de tous les anciens de sa promotion de l'ENA.

Elle l'avait devancé. Elle avait murmuré : « Je rentre », insistant sur ce je qui voulait dire : je ne passe pas chez vous, vous ne montez pas avec moi, à bientôt, peut-être.

Elle se reprochait son attitude. Christophe était un compagnon agréable, courtois, utile. Ils composaient un couple intéressant, qu'on invitait. «Elle est amusante, Joan Finchett, mais oui, la journaliste américaine de Continental. Doumic est au cabinet du ministre du Budget, vous ne saviez pas? »

- Je suis fatiguée, excusez-moi, Christophe, avait-elle murmuré.

Il avait ri. Puis il s'était mis à parler avec désinvolture du dîner auquel ils avaient participé. Joan avait-elle remarqué les apartés entre Richard Gombin, le président de la banque Wysberg, Alexandre Hassner et Lavignat2? Ils sont tous trois aux abois. La banque va être privatisée et Gombin sera débarqué. Avec la défaite de la gauche, l'agence H and H a perdu la plupart de ses contrats, et Hassner cherche un acheteur. Quant à l'Universel, l'hebdomadaire, il est en chute libre, n'est-elle pas au courant?

Tout à coup, c'était à nouveau le vide en elle.

Elle n'entendait plus. Elle se souvenait de Morandi sur la terrasse de la Villa Bardi; puis de cette silhouette dans les couloirs du journal : Jean-Luc Duguet qui souriait, balbutiait quelques mots inaudibles, s'appuyait à la cloison, ouvrait difficilement la porte de son bureau. Elle avait eu envie d'entrer derrière lui.

Joan? Joan?

L'avait-elle écouté? s'enquérait Christophe.

Elle fit oui de la tête.

Si Morandi rachète l'agence H and H et l'Universel, reprenait-il, il faudra qu'il s'explique sur l'origine des fonds. Vous connaissez sa réputation un peu trouble, comme celle de la plupart des Italiens, il est vrai, ajouta Christophe en riant.

Elle coulait de nouveau.

Elle était entrée dans le bureau de Jean-Luc.

Il déplaçait des feuilles sur sa table en dodelinant de la tête. Il avait marmonné que ces calmants qu'on lui administrait l'épuisaient, qu'il ne savait plus où il en était. Il confondait un mot avec un autre, perdait la mémoire. Mais, avait-il ajouté en haussant les épaules, le souvenir d'Ariane, ce qu'on voulait précisément effacer, cela seul restait : tout seul, plus rien autour. Amusant, non? Contre-effet, en somme. Les médecins étaient perplexes.

Elle avait eu un geste de la main vers lui.

Savait-elle, avait-il repris, que Joëlle le quittait? Il était seul. C'était mieux comme ça, non? L'angoisse, la dépression étaient aussi des maladies contagieuses. Joëlle aimait les hommes sains, forts.

Joan avait embrassé Christophe, effleurant le coin de ses lèvres.

« Vraiment ? » avait-il interrogé. « Vraiment », avait-elle répondu, puis elle avait tourné le dos.

Dans l'ascenseur, elle n'avait pas bougé quand la porte s'était ouverte puis refermée. Cette boîte métallique où s'accumulait le silence la protégeait.

En sortant du bureau de Jean-Luc, elle avait questionné Arnaud.

Bien sûr, Joëlle quittait Duguet. Pouvait-on le lui reprocher ? Jean-Luc se noie, il refuse de se laisser aider. C'est bien autre chose que la mort d'Ariane. Plus profond. Un refus. Pour ce qui est d'Ariane, cela faisait des années qu'il savait que ça finirait comme ça. Alors, pourquoi ce choc, cette démission? Ce refus de la vie? Peut-être parce qu'il y a ce trou noir où Ariane est tombée sans qu'on sache avec précision pourquoi. Les Italiens n'ont rien expliqué. C'était sans doute ça qui rongeait Jean-Luc. L'obsession de ne rien savoir, de ne pas comprendre. Pour un homme comme lui, c'était insupportable.

En tâtonnant, Joan avait appuyé sur un des boutons et l'ascenseur était redescendu. Elle était ressortie, puis avait marché lentement sur la place Maubert, passant entre les piquets de fer disposés pour le marché du lendemain. Elle s'était faufilée entre eux comme dans un labyrinthe.

1 Voir La Fontaine des Innocents et Les Rois sans visage, romans, Fayard, 1991, 1993.

2 Voir La Fontaine des Innocents et Les Rois sans visage, romans, 1992 et 1994, Fayard.

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