Quatrième partie


Paris, Pavillon Laurent



25.

Au moment de pénétrer dans le Pavillon Laurent, avenue Gabriel, Joan avait de nouveau hésité.

Depuis le matin - elle s'était réveillée vers cinq heures, angoissée, puis, ce qu'elle n'avait pas fait depuis longtemps, était allée courir autour des grilles du Luxembourg, les portes du jardin étant encore fermées -, elle avait changé d'avis à plusieurs reprises. Le déjeuner de presse avec Morandi était fixé à treize heures quinze, au Pavillon Laurent. A chaque fois qu'elle était passée devant sa table de travail, elle avait jeté un coup d'oeil à ce carton d'invitation parcheminé, gravé au blason des Morandi, qu'elle avait reçu à son domicile, et non pas au journal. Ce fait l'avait déjà inquiétée. Elle avait interrogé Bedaiev, responsable de la rubrique économique à Continental. Il avait eu un geste irrité : Morandi, c'était la chasse gardée de Joan, non? Pourquoi voulait-elle qu'on l'eût convié, lui? Qu'elle se débrouille! D'ailleurs, que pouvait annoncer Morandi qu'on ne savait déjà? Il rachetait l'Universel et l'agence H and H. Il était poursuivi en Italie pour corruption, et son banquier, Ferdinando Balli, était soupçonné d'accueillir des fonds aux origines douteuses. Morandi préférait qu'on s'intéressât à sa psychologie ou à sa biographie sentimentale plutôt qu'à ses affaires. Donc, c'était Joan Finchett qu'il avait invitée à son déjeuner de presse. Félicitations. Bedaiev avait continué à bougonner tout en tournant le dos à Joan.

Il s'était montré injuste et le savait. Voilà des semaines qu'elle accumulait des informations sur ce qu'elle avait appelé « les inconnues du système Morandi ». Elle avait montré à Bedaiev la liste des subventions versées par la Commission de Bruxelles aux entreprises textiles de Morandi. « Tire le fil, avait-il dit dans un moment d'enthousiasme et de sincérité, tout peut venir ! »

Elle avait remarqué ces apartés qui, sur la terrasse de la Villa Bardi, avaient rassemblé, tout au long du colloque, Ferdinando Balli, le banquier, Alberto Nandini, qu'on appelait « monsieur le ministre », et Carlo Morandi. Elle avait longuement observé ces trois hommes depuis la salle de conférences, soulevant le rideau pour suivre leurs allées et venues à pas lents tandis qu'ils discutaient avec vivacité, imaginant que nul ne les voyait.

Balli était trapu, chauve, bedonnant, vêtu sans élégance, de façon presque débraillée, le gilet mal boutonné, le noeud de cravate défait. Nandini, au contraire, portait une veste de tweed foncé, une chemise en coton à col blanc et à plastron bleu, une cravate assortie au tissu de sa veste et nouée avec soin.

Lorsque, plus tard, Joan avait commencé à défaire la trame pour comprendre comment fonctionnait le système Morandi, elle avait appris que la banque Balli, dont le siège était à Lugano, gérait les fonds de toutes les sociétés du groupe et qu'elle avait ouvert à cet effet une succursale à Parme, la seule qu'elle possédait en Italie.

Nandini, lui, avait été, à Bruxelles, ambassadeur auprès de la Communauté européenne, puis il avait occupé divers postes ministériels, dont ceux du Commerce extérieur et des Finances. Il n'était plus que député mais dirigeait le courant le plus influent de ce qu'il restait de la Démocratie chrétienne, faisant et défaisant les carrières politiques.

Joan avait essayé de les interroger depuis Paris, de solliciter des rendez-vous, mais Balli et Nandini s'étaient l'un et l'autre dérobés, lui faisant répondre qu'ils étaient absents tout en l'assurant de leurs bons souvenirs. « Peut-être à bientôt, Villa Bardi », avait même ajouté à la main Nandini.

C'était lui, s'était-elle souvenue, qui s'était rendu compte, Villa Bardi, qu'elle les suivait des yeux, écartant le rideau du bout des doigts, et les trois hommes s'étaient peu après séparés, regagnant la salle de conférences.

Morandi était venu s'asseoir auprès de Joan. « Intéressant ? » avait-il interrogé en désignant le rapporteur. Puis, tout en la dévisageant, il avait dit que les vrais philosophes d'aujourd'hui étaient les banquiers. « Vous connaissez Ferdinando Balli? » Elle avait fait non de la tête. C'était un homme de savoir et de sagesse, avait expliqué Morandi. Les banquiers n'ignorent rien : ils sont le centre de gravité de l'Histoire, les seuls à penser la totalité du monde. « Vous vous intéressez à Balli? Dans sa famille, ils sont financiers depuis le XIIIe siècle. Italiens, Suisses, ce sont des hommes de passages, de frontières, de lacs. Vous voulez enquêter sur sa banque? »

Avait-elle deviné quelque anxiété chez Morandi ou bien l'avait-elle imaginée?

Elle avait essayé de prendre l'expression la plus naïve, la plus indifférente. Elle se moquait bien des banques, avait-elle répondu. Elle était Villa Bardi pour tracer le portrait d'un condottiere: Morandi.

Il avait souri, mais l'avait-elle convaincu?

Elle allait donc se retrouver en face de lui. Sans doute savait-il qu'elle avait essayé d'interviewer Balli et Nandini, peut-être même Franz Leiburg lui avait-il fait part de leur conversation à l'Hôtel Crillon, de la question qu'elle lui avait posée : Morandi peut-il tuer une femme? Peut-être ce déjeuner de presse n'était-il qu'un prétexte pour la rencontrer, chercher à l'influencer?

Le matin même, elle avait essayé de joindre une nouvelle fois le juge Roberto Cocci qui avait inculpé Morandi et procédé à des perquisitions au siège de ses sociétés dans ses immeubles du centre de Parme. Elle avait pu ainsi occuper ses doigts, son esprit, sans penser à ce déjeuner. On l'avait renvoyée de bureau en bureau, de Milan à Bologne, et finalement une secrétaire, au Palazzo Ducale de Parme, lui avait annoncé qu'elle allait lui passer monsieur le juge Cocci.

Joan n'avait pas été surprise par sa voix aiguë, la manière dont il hachait les phrases. Elle avait vu plusieurs fois en photo ce visage à l'ossature apparente, ascétique, barré par une moustache noire, les yeux profondément enfoncés, le regard voilé par des verres épais cerclés d'une monture d'acier. Il s'exprimait dans un français précis, sur un ton d'impatience. Que voulait-elle, qui était-elle? Morandi, avait-elle expliqué, tenait une conférence de presse ce matin-là à Paris; elle était journaliste, Joan Finchett, de Continental; pouvait-on lui préciser l'état de l'enquête? Il avait éclaté d'un rire où elle avait perçu de l'amertume et de la colère : Finchett, américaine, n'est-ce pas, CIA ou Mafia? Elle avait été invitée Villa Bardi. Il avait relevé son nom aux côtés de ceux de Balli, de Nandini, de Lavignat, de Hassner, etc. Le portrait qu'elle avait brossé de Morandi dans Continental, il l'avait lu. Il figurait au dossier. Une oeuvre pieuse. Dites de ma part à monsieur Morandi que l'enquête progresse. A bientôt à Parme, peut-être?

Elle avait répondu sur le même ton : « Sans aucun doute », puis raccroché avec violence, rembarrant dans les minutes suivantes Jean-Luc qui l'avait appelée, l'avait invitée à déjeuner : « Je déjeune avec Carlo Morandi », lui avait-elle répliqué. Elle avait été déçue de l'entendre dire : « Bien, bien, excusez-moi, Joan. Vous me raconterez. »

Elle s'était habillée en hâte, découvrant qu'il était déjà près de midi, mais elle avait trouvé sans attendre un taxi à la station de la place Maubert et s'était fait déposer à l'entrée des jardins des Champs-Élysées.

De nouveau elle avait le temps.

Elle avait marché lentement, revenant sur ses pas, contournant les pelouses, les amoncellements de feuilles mortes. Elle s'était enfoncée dans cette épaisseur rousse et humide qui collait aux chevilles et que ses talons perçaient.

Il ne pleuvait plus, mais Joan avait gardé le capuchon de son imperméable relevé, avançant tête penchée avec le sentiment d'être ainsi protégée, masquée, préservant de cette manière, jusqu'au dernier moment, la possibilité de renoncer à ce déjeuner qu'elle avait cependant confirmé, dans un défi spontané, dès qu'elle avait reçu l'invitation.

Elle palpait le carton dans la poche de son imperméable et, du bout des doigts, reconnaissait la gravure du blason, cette tour surmontant un poisson à gueule ouverte.

C'était cela, le système Morandi : comme une tour que l'on voyait de loin, des immeubles sur une place centrale, des hommes connus, Leiburg, Nandini, Balli, toute une activité et des amitiés d'apparence, des colloques Villa Bardi, ces galeries-musées ouvertes au public, «ces collections particulières, précisait le guide de Parme, offertes à l'admiration du public grâce à la générosité de leur propriétaire, Monsieur le Président Carlo Morandi ».

Mais, au-dessous, dans les profondeurs opaques, d'autres formes se profilaient, qu'on pouvait imaginer sans vraiment les voir, à l'instar de ces poissons qui disparaissent dans les remous et se confondent avec les algues et la vase.

D'où venait l'argent de Morandi? De l'héritage familial, des profits? Ou bien, comme les eaux des fleuves se mêlent dans un lac, ces capitaux avaient-ils plusieurs sources que nul ne pouvait identifier?

Bedaiev l'avait dit à Joan, puisqu'elle l'avait interrogé sur le rôle de la banque Balli : si Ferdinando Balli venait à parler, on le retrouverait noyé dans le lac, ou peut-être même pas. N'affirmait-on pas que les poissons des berges étaient particulièrement voraces?

Alors que la pluie avait repris, à peine sensible, une pluie tenace et fine qui n'en résonnait pas moins sur les feuilles comme un crépitement léger, Joan, repensant à ces propos, avait éprouvé un moment d'abattement. Il ne naissait pas de la crainte. Qe risquait-elle dans cette salle à manger du Pavillon Laurent? Mais elle avait eu le sentiment d'être totalement impuissante. La vie n'était que compromission, pourriture. Cela l'attirait et la désespérait tout à la fois. La mort seule était franche comme un coup qui tranche. La Faucheuse était seule à manier la lame. Tout le reste n'était que vase, abdication, hypocrisie, corruption, tentation et plaisir d'y céder pour voir, jouir de cette décomposition. Peut-être aussi tout simplement parce que la vie n'était que cela - et que ceux qui refusaient en mouraient. De quoi était morte Ariane?

Du regret d'avoir choisi la vie, ce lent envasement, ce lent pourrissement, et peut-être avait-elle éprouvé tout à coup le désir de rompre, peut-être qu'on ne le lui avait pas pardonné ?

Vivre, c'est être complice. Les vivants n'aiment pas qu'on trahisse le pacte secret qui les unit.

Lorsque Joan avait levé la tête, le portier du Pavillon Laurent l'observait.

Elle rejeta son capuchon, fit quelques pas vers l'entrée et aperçut dans le hall Orlando qui, debout, jambes légèrement écartées, la regardait s'avancer.



26.

Au milieu de l'après-midi, Joan avait à nouveau traversé les jardins des Champs-Élysées et il lui avait semblé que les arbres s'étaient dépouillés de leurs dernières feuilles; les allées en étaient entièrement recouvertes comme s'il avait suffi des quelques heures du déjeuner pour passer de l'automne à l'hiver.

Elle avait longé l'avenue Gabriel, engourdie, rassemblant difficilement ses idées, cherchant à reconstituer ce que Morandi avait dit.

Elle ne sentait pas le vent froid qui s'était levé, soufflant depuis la place qu'elle apercevait devant elle, déjà éclairée par ces lueurs jaunes dont Leiburg, depuis la chambre de l'Hôtel Crillon, lui avait fait remarquer qu'elles ressemblaient à des tournesols ou à des projecteurs traquant les rares silhouettes de passants.

C'est Franz Leiburg qu'elle avait vu le premier en pénétrant dans la petite salle à manger du Pavillon Laurent vers laquelle Orlando l'avait guidée, paraissant ne pas la reconnaître, ayant examiné avec attention son invitation, répétant son nom : Joan Finchett, c'était elle? Elle n'avait pas bougé, attendant qu'il se décide à appeler un maître d'hôtel, puis une jeune femme s'était avancée, tendant les mains pour que Joan lui confie son imperméable. Joan avait de nouveau hésité comme si, en ôtant ce vêtement qui enveloppait son corps d'une forme vague, elle allait se retrouver exposée, désarmée. Mais ils étaient trois autour d'elle à attendre, paraissant s'étonner de sa maladresse, les bras levés, prêts à l'aider. Puis elle avait dû suivre Orlando qui s'était effacé après avoir ouvert la porte.

Franz Leiburg était assis seul à la table ronde qui, Joan l'avait aussitôt noté, ne comportait que six couverts. Elle avait entendu un brouhaha de voix en provenance d'un salon voisin, mais elle n'avait pu y regarder, saisie par la présence de Leiburg, à nouveau angoissée et attirée par ce visage, ces tempes creusées.

Il l'avait dévisagée mais n'avait pas proféré un seul mot, et c'était comme si son regard avait transpercé Joan pour aller au-delà et ainsi la mettre en garde contre un invisible danger. Elle s'était alors retournée et avait vu Morandi sortir le premier du salon. Derrière lui, les autres - Hassner, Lavignat, Brigitte Georges et un homme que Joan ne connaissait pas - paraissaient flous, comme si la présence de Morandi les gommait à demi.

Joan avait oublié la force et le charme de son visage, ce mélange de brutalité et de grâce qui l'avait attirée dès qu'elle l'avait aperçu pour la première fois à la Villa Bardi. Il portait un pull-over à col roulé bleu ciel, un blazer foncé. Ses cheveux blancs ondulés, plus longs, couvraient ses oreilles, formant autour du visage une couronne qui soulignait le brun de la peau tannée. Quand le vent se levait, il aimait, avait-il confié à Joan, tirer quelques bordées, seul avec Orlando, sur son bateau léger, traversant le lac d'une rive à l'autre.

Il s'était avancé vers Joan, les bras légèrement écartés, présentant ses paumes ouvertes, et elle n'avait pu éviter qu'il l'embrassât comme une vieille amie. Les autres arboraient des sourires figés, l'homme qu'elle ne connaissait pas restant seul impassible. Morandi expliqua qu'il avait voulu réunir des amis plus que des journalistes. Il devait présenter à Joan Giorgio Balasso, le rédacteur en chef d'Il Futuro, qui allait coordonner le travail des rédactions du quotidien de Parme et de l'Universel, ici. Car l'Universel et l'agence H and H avaient rejoint le groupe Morandi. Mais cela, elle le savait, n'est-ce pas? Il avait souhaité qu'il n'y eût que deux journalistes, deux amies, l'une représentant la presse écrite, elle, Joan, l'autre pour la télévision, Brigitte Georges. Le reste des médias suivrait. Il voulait expliquer en ami son intention de bâtir un groupe de presse européen dont les ramifications s'étendraient loin, jusqu'à Moscou. Joan se souvenait-elle de Krivolsky et Gorai, les Russes qui participaient au colloque de la Villa Bardi? Ils montaient en Russie une chaîne de télévision associée à Morandi Communication. Il fallait voir large, bâtir une Europe nouvelle.

- Nous dessinons le futur.

Il avait fait asseoir Joan à sa droite, Brigitte Georges à sa gauche. Il ordonna au sommelier de verser le champagne, au maître d'hôtel de commencer le service, puis, d'un simple mouvement de tête, il fit comprendre aux garçons qu'il leur fallait quitter la salle à manger.

Dans l'entrebâillement de la porte, Joan avait aperçu la silhouette d'Orlando, appuyé au mur, les bras croisés.

Les plats s'étaient succédé, Morandi commentant chacun d'eux, s'opposant à Hassner qui jugeait un peu légers ce Château Sociando-Mallet 1983, puis ce Chinon qui accompagnait, peut-être à tort, le coeur de filet aux pommes soufflées.

- Alors, Joan, avait-il murmuré, vous vous intéressez toujours, me dit-on, à ce que nous faisons au bord du lac? Mais vous n'êtes jamais venue à Parme, qu'attendez-vous? »

Pendant que les autres haussaient la voix comme pour afficher leur discrétion, il avait murmuré en se penchant qu'il tenait toujours un avion à sa disposition, qu'elle pouvait séjourner à son gré Villa Bardi; une vedette la conduirait à Côme, puis, de là, un hélicoptère la transporterait jusqu'à Parme. « Tout est possible pour vous », ajouta-t-il.

Leiburg ne mangeait pas, portant souvent son verre à ses lèvres qu'il humectait, ne quittant pas Joan des yeux, et elle ne savait s'il s'agissait de sa part d'une menace ou s'il voulait au contraire la mettre à nouveau en garde.

Au café, ils avaient regagné le salon, Morandi invitant Brigitte Georges et Joan à s'asseoir à ses côtés sur le canapé, mais Joan avait refusé, s'installant à l'extrémité du demi-cercle qu'avaient formé Balasso, Leiburg, Hassner et Lavignat.

- Nous sommes entre nous, avait dit Morandi.

Il avait tendu le bras, pointé le doigt vers Lavignat puis Balasso, le dirigeant enfin sur Joan. Il désirait que Joan rejoignît la rédaction de l'Universel. Il formulait cela brutalement, sans respecter les usages? Elle ne voulait pas? Il le savait! D'un geste de la main, il avait empêché Joan de répondre. Elle avait participé à ce déjeuner en tant que représentante de Continental. Mais le déjeuner avait pris fin, on était entre amis. Brigitte Georges collaborait déjà à l'Universel. Joan y avait sa place. Elle était américaine, elle avait une vue supranationale des problèmes. Morandi Communication avait besoin de journalistes qui étaient porteurs d'une conception mondiale de l'information. « Je vous veux, Joan », avait-il conclu, souriant et lui tapotant le genou.

Il avait allumé son cigare. Les autres avaient ri : Brigitte Georges silencieusement, Hassner en ajoutant d'une voix forte que personne, chacun le savait, ne pouvait résister à Morandi. Balasso s'était penché vers Joan; c'était un homme d'une cinquantaine d'années au visage long et maigre, à la peau très blanche.

- Venez avec nous, avait-il murmuré, vous nous raconterez Paris.

Lavignat s'était contenté d'approuver en regardant Brigitte Georges. Leiburg s'était lentement redressé en prenant appui sur les accoudoirs.

- Tout peut s'acheter, n'est-ce pas? avait-il dit.

Sa voix avait rappelé à Joan leur nuit commune au bord de la grand-place.

Ces quelques mots avaient imposé silence et Morandi s'était contenté de plisser le front, les dents serrées sur son cigare.

- Vous payez d'ailleurs fort bien, Carlo. Vous savez y faire, avait repris Leiburg en se levant. Vendez-vous un bon prix, Joan, avait-il poursuivi, multipliez par trois ou quatre ce que vous estimez valoir. Ce sera encore au-dessous de votre valeur. On ne vend son honnêteté qu'une fois, comme sa virginité !

Il avait fait quelques pas, puis, se retournant:

- Excusez-moi, avait-il conclu en quittant le salon.

Était-ce à ce moment-là, dans le silence qui s'était instauré, que Joan avait évoqué l'enquête du juge Roberto Cocci, l'inculpation pour corruption, les perquisitions effectuées à Parme au siège des sociétés de Morandi?

- Quelle passion! s'était exclamé ce dernier en se levant à son tour.

Il s'était approché de Joan, lui avait pris le bras tandis que les autres, après une certaine hésitation, sortaient du salon, les laissant seuls.

Était-elle son ennemie, ainsi qu'on l'en avait prévenu lui avait alors demandé Morandi sans lâcher son bras. Pourquoi? Il lui avait ouvert toutes ses portes. Elle pouvait interroger qui elle jugeait bon. Et il lui offrait, après cela, d'entrer dans son groupe de communication. Que voulait-elle? Qu'imaginait-elle? Que cachaient cette violence, ce trouble qu'il devinait ? De l'attirance, peut-être? Les femmes sont si souvent contradictoires, non?

Elle avait tenté de se dégager, murmurant qu'elle faisait simplement son métier.

Il s'était encore approché comme il l'avait fait naguère dans la galerie, Villa Bardi. Elle était plus émue qu'alors, plus tentée de s'appuyer à lui, de fermer les yeux, plus curieuse de ce qui pourrait se produire.

Il l'avait senti et avait essayé de l'enlacer tout en lui chuchotant qu'elle était une passionnée, que c'était la qualité qu'il appréciait le plus.

Elle s'était mise à respirer de plus en plus vite, et, comme pour reprendre souffle, elle lui avait demandé s'il se souvenait d'une jeune femme, Ariane Duguet, qu'il connaissait peut-être, qu'on avait retrouvée morte dans le lac, près de Dongo.

Il ne s'était pas écarté de Joan mais avait lâché son bras tout en continuant à sourire.

Il ne se souvenait, avait-il répondu, que des femmes avec qui il avait fait l'amour ou avec qui il désirait le faire.

Il s'était d'ailleurs souvenu de Joan, elle ne pouvait pas en douter, n'est-ce pas?

- Ariane Duguet, avait-elle répété, ignorant son badinage.

Il avait secoué la tête, ajouté, en quittant le salon, que les autres femmes, pour lui, n'existaient pas.



27.

JOAN avait essayé de reconstruire ce qui s'était passé depuis qu'elle avait quitté le Pavillon Laurent et l'avenue Gabriel.

Elle s'était engagée sur la place de la Concorde, hésitant à la traverser, regardant vers l'Hôtel Crillon, se demandant si elle allait continuer à pied jusqu'à chez elle - une demi-heure de marche, et il pleuvait - ou bien tenter d'arrêter un taxi. Entre l'instant, où elle était rentrée et le lendemain matin, quand elle avait quitté la rue Frédéric-Sauton, elle avait remarqué, l'air de surveiller la porte de l'immeuble, un homme en long manteau de cuir noir, et elle avait aussitôt pensé : c'est Orlando. Sitôt dehors, elle s'était élancée vers le boulevard Saint-Germain, réussissant à monter dans un taxi, et quand elle s'était retournée, elle n'avait plus vu l'homme, le coin de la rue Lagrange où il se tenait les bras croisés était vide, et c'est à partir de là qu'elle avait compris qu'elle ne pourrait rien raconter, car elle-même, dès cet instant, recroquevillée dans le taxi, serrant ses genoux entre ses bras, transie - le chauffeur lui avait lancé en la regardant dans le rétroviseur : « Vous, on dirait que vous avez froid » -, avait commencé à douter de ce qu'elle avait vécu, craignant de s'être laissée emporter par l'imagination, l'angoisse, rassemblant des faits qui n'avaient aucune espèce de rapport entre eux.

Était-elle sûre que l'homme qu'elle avait aperçu en face de chez elle était Orlando? Il avait la même taille. Quand elle avait quitté le Pavillon Laurent, il lui avait semblé que, sortant derrière elle, il avait pris au vestiaire un manteau de cuir noir. Elle l'avait vu se diriger vers une voiture dont le portier lui remettait les clés, et qui était garée devant le pavillon, les deux roues avant engagées sur le trottoir.

Joan avait donc marché lentement jusqu'à la place de la Concorde et, au moment de s'engager sur la chaussée, d'affronter le flot des voitures, elle avait remarqué, se détachant des files qui se dirigeaient vers le pont ou vers les Champs-Élysées, une voiture, noire comme celle d'Orlando, qui venait vers elle, seule, roulant à vive allure. Joan s'était immobilisée, un pied déjà sur la chaussée, fascinée par cette gueule métallique qui se rapprochait et qui, au tout dernier instant, avait obliqué un peu à gauche. Elle avait senti sur ses jambes le souffle chaud de l'échappement - sûre à présent que l'homme au volant n'était autre qu'Orlando.

Elle s'était précipitée vers l'arrêt d'autobus, bousculant les gens afin de monter la première, se faufilant pour atteindre le centre du véhicule, cherchant malgré la buée à voir si une voiture noire s'était arrêtée : et, en effet, entre l'avenue Gabriel et les Champs-Élysées, elle avait cru l'apercevoir qui démarrait lentement, comme pour s'apprêter à suivre le bus.

L'espace d'un instant, elle avait cédé à l'affolement, cherchant autour d'elle parmi les passagers celui qui pourrait l'aider, puis, à contempler ces visages gris, fermés - une femme tricotait, des hommes lisaient, un couple de jeunes se tenaient aux épaules, bras mêlés, yeux clos, se laissant balancer par le roulis du bus -, elle avait éprouvé un sentiment de solitude. Elle était exilée, étrangère. Elle aurait dû rester chez elle, elle avait eu tort, c'était même folie que de quitter son pays, sa langue, c'était comme si elle avait voulu changer de sexe, elle s'était condamnée à jouer toute sa vie un rôle, elle n'était plus chez elle nulle part, et c'est pour cela qu'elle était attirée par Morandi, par la pourriture, pour cela que Franz Leiburg la fascinait, mais, en même temps, elle ne connaissait aucune des règles du jeu, la France, l'Italie, l'Europe étaient des régimes étranges, et elle s'était souvenue des rires de complaisance de Lavignat et de Hassner durant le déjeuner, du visage de Giorgio Balasso qui exprimait la veulerie et le remords. Que pouvait-elle, elle qui venait d'ailleurs?

Elle était descendue du bus place du Panthéon. La nuit était tombée, des lueurs jaunes éclairaient aussi cet autre lac de pierre. Qui se serait soucié d'elle si une voiture l'avait renversée?

Elle avait hésité à traverser la place, à descendre vers Maubert, puis elle avait marché au milieu de la chaussée, ne laissant le passage aux voitures que lorsqu'elles klaxonnaient. Qu'on l'écrase! Elle était si indécise, si incertaine de ce qu'elle était, qu'elle acceptait maintenant avec fatalisme qu'on vînt la tuer. Peut-être Morandi l'avait-il décidé, peut-être Ariane avait-elle éprouvé ces mêmes sentiments contradictoires : n'être plus rien, vouloir vivre, cependant, aller jusqu'au bout et ne pas savoir pourquoi, ne plus savoir avec qui.

Chez elle, Joan s'était sentie si seule qu'elle avait appelé Jean-Luc, le regrettant dès qu'elle avait entendu sa voix. Il voulait la voir, insistait-il. Lui parler. Qu'elle l'écoute, au moins. Il la suppliait.

En était-il donc toujours ainsi : vouloir se faire entendre et n'être jamais écoutée parce que l'autre veut se confier, qu'il tend les mains sans se soucier de celles qui se tendent vers lui? Marché de dupes...

Au moins Morandi, Leiburg n'étaient pas hommes à appeler au secours. Ils prenaient. Ils exigeaient.

- Venez, venez, Joan, répétait Jean-Luc.

Elle avait éloigné le téléphone de son oreille et n'avait cependant pas osé raccrocher, peu à peu émue par cette lamentation, ce récit qu'il avait entrepris de lui faire.

Lui avait-il raconté comment il avait chassé Ariane de chez lui, de chez elle, peut-être par jalousie, par égoïsme, saisi de panique, poussé par Joëlle?

Il fallait que Joan sache qui il était : un type mesquin, un mauvais père.

Il rentrait d'un long week-end en compagnie de Joëlle. La concierge les guettait dans l'entrée de l'immeuble de la rue de Sèvres. Vous vous rendez compte, avait-elle dit, leur fille Ariane avait reçu deux garçons, l'un, un Noir, était resté, il devait être encore là-haut, elle avait tenu à avertir Monsieur Duguet et Madame; elle les plaignait : est-ce qu'on aurait jamais cru ça possible, une petite fille comme Ariane? Et voilà que de nos jours des choses comme ça arrivaient.

Dans l'ascenseur, Joëlle n'avait cessé de parler vol, viol, sida, drogue, Ariane était irresponsable, comme sa mère, Jean-Luc savait ce qu'il avait subi avec Clémence, allait-il accepter encore? Il fallait qu'il réagisse.

Jean-Luc bredouillait au téléphone, il voulait savoir si Joan l'écoutait toujours.

Elle l'écoutait.

Elle avait vécu des scènes semblables chez elle : le père qui surgissait, qui n'admettait pas n'importe quelle fréquentation, qui menaçait.

Et Jean-Luc avait hurlé, interrompant Ariane qui tentait d'expliquer qu'elle avait accueilli cet ami pour quelques jours, le temps qu'il trouve un logement.

- Je m'en fous, je m'en fous! Dehors, tout de suite!

Il l'avait laissée partir avec l'Africain et elle n'était revenue que quelques jours plus tard. Sa première fugue. Elle n'avait plus jamais parlé de l'incident. Ils avaient tous paru effacer cette scène de leur mémoire, mais il se souvenait, à présent.

Coupable, il l'était, coupable! Quelle étroitesse d'esprit, n'est-ce pas? Quelle mesquinerie, quelle violence! Il l'avait tuée, lui.

Qui n'est pas coupable, avait murmuré Joan tandis qu'il répétait : « Ne me laissez pas, je vous en supplie. »

Elle s'était allongée, avait essayé de dormir, le corps moulu.

Le téléphone avait sonné à plusieurs reprises sans qu'elle décroche. Peut-être était-ce encore Jean-Luc, ou bien... Au quatrième appel, elle avait répondu sans qu'aucune voix ne vînt combler le silence. Au matin, dans l'interphone, après qu'on eut sonné, cette absence de voix, à nouveau, cependant que Joan criait : « Mais qui est là? Qui est-ce? »

Elle s'était précipitée sur la terrasse, se penchant pour voir dans la rue, et c'est quand elle était descendue qu'elle avait cru apercevoir cette silhouette d'homme en manteau de cuir noir qui paraissait la guetter depuis le coin de la rue Lagrange.

Elle ne s'était calmée qu'une fois parvenue dans son bureau du Continental, lorsqu'elle s'était mise à écrire. C'était peut-être cela, son identité, sa seule patrie, le moyen qu'elle avait de vivre à la fois avec les autres et dans sa solitude.

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