Troisième partie


Paris, Hôtel Crillon



18.

LORSQUE, quelques semaines étant passées, Joan avait voulu s'avancer vers Franz Leiburg, assis sur un canapé devant les baies vitrées, dans le salon du premier étage de l'Hôtel Crillon, elle avait eu à nouveau le sentiment de s'avancer dans un labyrinthe.

Elle avait dû éviter les câbles des caméras, les perches des preneurs de son, les projecteurs, et elle s'était immobilisée, reconnaissant Brigitte Georges et Pierre-Yves Lavignat1qui, à tour de rôle, interviewaient Leiburg.

Il s'était installé de trois quarts, le bras droit appuyé au dossier, jambes croisées, répondant à leurs questions mais sans bouger la tête, paraissant parler dans le vide, surplombant la place de la Concorde qui s'étendait comme un lac minéral et gris sous le ciel bas. Il semblait commander en maître narquois le mouvement des voitures qui se précipitaient vague après vague, disparaissant de l'autre côté du pont dans une course aveugle qui se prolongeait sans fin. Parfois, il soulevait un peu la main comme pour ordonner une accélération de cette agitation silencieuse qui se poursuivait, rythmée par le clignotement des feux, mais c'était le seul signe d'intérêt qu'il manifestait pour ce qui se passait autour de lui ou au-dehors, et son profil osseux, les pommettes faisant ressortir le creux des tempes et soulignant la hauteur du front bosselé, restait figé, les lèvres s'écartant à peine.

Joan avait hésité. Elle détestait Brigitte Georges. Elle ne la voyait que de dos, mais elle imaginait son visage tendu, cette expression mobile que l'avidité durcissait. Elle avait participé en sa compagnie à quelques émissions, irritée par sa spontanéité appliquée, la duplicité de ses questions. Elle allait se retourner. Elle dirait : Tiens, Joan, vous vous intéressez à Leiburg ? Les écrivains, ce n'est pourtant pas votre registre? Comment va Continental? Et Duguet, toujours dépressif? On murmure qu'il abandonne la direction du journal. Qui va le remplacer? Arnaud?

Lavignat parlerait de Morandi et de la Villa Bardi.

Joan avait été tentée de partir, mais elle n'avait pas bougé, obstinée malgré elle, retenue par les réponses de Leiburg, cette voix monocorde qui sourdait du fond de la gorge. Il donnait à ses phrases une scansion singulière, comme s'il avait parlé une autre langue que le français, comme si chaque mot qu'il prononçait avait eu un double sens.

Une fois les projecteurs éteints, Leiburg avait levé le bras, saluant Joan cependant que Brigitte Georges lançait: « Nous n'avons pas encore terminé, ma chère... »

Lavignat s'était avancé en souriant, multipliant les phrases inachevées, les ponctuant d'un mouvement de la main, glissant ses doigts dans ses cheveux. Décidément, disait-il, nous ne nous quittons plus. Ce dîner, il y a quelques semaines, une fête ! Il avait beaucoup aimé Christophe Doumic, quelle intelligence, quelle finesse rare chez un énarque. Dites-moi, Joan - il l'avait prise par le bras -, qu'attendez-vous de Leiburg? Vous avez des nouvelles de Morandi? Et Duguet, on dit que ça ne s'améliore pas?

Leiburg était resté le bras levé, ne quittant pas Joan des yeux.

Elle l'avait enfin rejoint, enjambant les câbles, contournant les caméras, s'arrêtant devant lui sans oser lui tendre la main, à nouveau paralysée.

Il semblait avoir encore maigri depuis le dîner à la Villa Bardi. Ses yeux s'étaient davantage enfoncés dans les orbites, mais le regard était toujours d'une vivacité étonnante, comme s'il puisait sa force ailleurs que dans ce visage et ce corps décharnés.

- Je ne vous ai pas oubliée, avait-il dit en serrant le poignet de Joan.

Ses doigts étaient longs et noueux, et quand, d'une simple pression, il avait invité Joan à s'asseoir près de lui, elle n'avait pas résisté.

Morandi l'avait donc laissée repartir..., avait-il murmuré. Il avait regardé autour de lui pour s'assurer qu'on ne l'écoutait pas. Savait-elle qu'il avait eu peur pour elle? Il connaissait Morandi depuis longtemps, il était à même de deviner ce qu'il ressentait devant certaines femmes. Et elle était de celles-là, si jeune encore.

Du bout des doigts, il lui avait caressé la joue.

- Vous vouliez donc me voir.

Il avait accepté parce qu'elle était une jeune femme, mais oui, pour cela même. Que restait-il au vieillard qu'il était? Le regard, jouir ainsi de sa présence, c'était déjà beaucoup, elle ne pouvait imaginer.

- Mais c'est Morandi qui vous intéresse, n'est-ce pas?

Il avait souri, montrant des gencives presque blanches, des dents déchaussées.

- Je sais des choses, avait-il ajouté.

Joan s'était un peu écartée.

- Racontez-moi, était-elle parvenue à dire.

Il était le premier de ceux qu'elle voulait interroger et dont elle avait inscrit les noms sur son carnet.



19.

LEIBURG s'était levé. « Venez », avait-il dit.

Il s'était appuyé au bras de Joan, saluant d'un mouvement de tête distrait Brigitte Georges et Lavignat, s'arrêtant comme pour prendre son élan au moment où il avait dû franchir un faisceau de câbles, pesant alors sur le bras de Joan, lui serrant à nouveau le poignet, soulevant lentement la jambe et chancelant, se retenant à elle, écrasant ses seins de son épaule, de son bras.

En sentant contre elle ce corps osseux, ce coude, cet avant-bras, cette peau glacée, en subissant cette pression insistante contre sa poitrine, Joan avait éprouvé un malaise diffus, fait de curiosité et de révolte, et elle avait eu envie de se dégager d'une brusque secousse, de crainte d'être blessée au contact de ce corps aux angles vifs - ou de se laisser attirer malgré elle.

Mais, comme s'il avait deviné cette pulsion, Leiburg s'était quelque peu écarté de Joan, tout en serrant plus fort son poignet, répétant d'une voix qui semblait plus gutturale: « Venez. »

Elle l'avait suivi dans les larges couloirs aux boiseries claires, aux tapis grenat, cependant qu'il lui expliquait qu'ils allaient dîner tous deux dans sa chambre dont la fenêtre ouvrait sur la place de la Concorde.

C'était un autre lac, murmurait-il, aussi secret, aussi inoubliable que celui de Côme. Vers deux ou trois heures du matin, l'heure du brouillard, il devenait un désert grisâtre, percé de fleurs jaunes à longues tiges noires qui répandaient autour d'elles, comme sur le lac, une constellation de gouttelettes brillantes.

Leiburg s'était effacé pour permettre à Joan d'entrer la première dans la chambre qu'il laissa dans la pénombre afin que seule la lueur montant de la place éclairât la pièce.

- Les lacs, les places : voilà l'Europe, ma chère Joan, dit-il en s'asseyant avec précaution dans un fauteuil.

Il étendit les jambes, croisa ses doigts sur sa poitrine et se mit tout à coup à respirer si faiblement que Joan se rapprocha. Mais il lui sourit. Il allait la regarder dîner. Le soir, lui-même se contentait d'une coupe de champagne. Le corps des vieux doit rester léger, murmura-t-il, afin que chaque jour nouveau puisse le porter. Qu'elle se rassure : il n'allait pas mourir, pas cette nuit-là.

Il en était sûr, avait-il repris, c'étaient les lacs qui avaient donné aux hommes l'idée des places; les rues s'y jetaient comme les fleuves, façades et toits les surplombaient comme les pentes et les cimes.

Ici - il avait tendu le bras -, il se croyait parfois sur la terrasse de la Villa Bardi, quand les villas de la rive opposée s'illuminaient l'une après l'autre et que passait lentement, traçant une diagonale blanche, l'un des navires allant de Dongo à Bellagio.

Se souvenait-elle de L'Innomato, le plus ancien de ces bateaux?

Il l'avait emprunté pour la première fois le 1er septembre 1939, le jour de la déclaration de guerre. Il s'était tenu sur la plage avant, en proue, tout le temps qu'avait duré la traversée, exalté par la limpidité et la profondeur du ciel comme s'il avait alors découvert la réalité de l'infini. « J'ai, pour quelques dizaines de minutes, vécu en extase. » Et c'était peut-être à cause de cette émotion, ce jour-là, celui de l'ouverture du grand massacre, qu'il n'avait pu oublier Bellagio.

Ce 1er septembre, il avait retrouvé à la Villa Bardi Paola Morandi. «Elle n'avait pas trente ans; moi, à peine vingt-cinq. »

Leiburg s'était interrompu afin de laisser le garçon d'étage disposer la table, déboucher la bouteille de champagne. Dès qu'il fut parti, le vieillard changea de place, s'installant à droite de la table, demandant d'un geste à Joan de s'asseoir là, un peu décalée par rapport à lui. Elle obéit, l'interrogeant du regard cependant qu'il l'invitait à commencer à dîner. Puis, comme elle restait immobile, il avait souri.

Ce qu'il avait aimé chez Paola Morandi, c'était la vigueur, ses jambes et ses cuisses fortes, sa manière de marcher, son corps nerveux: une femme sans préjugés qui saisissait les hommes qu'elle désirait, quels qu'ils fussent. Et peut-être en effet avait-elle été la maîtresse du Duce, mais qui avait choisi l'autre? Quand Leiburg l'avait connue, elle était présidente d'une association de veuves de héros. On la voyait toute en noir, assise sur des fauteuils dorés au sommet des tribunes, entourée de prélats, de religieuses de la Miséricorde, de généraux et de dignitaires fascistes en uniformes noirs. « La nuit, le souvenir de ces cérémonies funèbres nous enivrait. »

- Mais pouvez-vous imaginer, Joan, que j'aie été autre chose qu'un vieil homme immobile? Je ne suis plus qu'un amateur d'art. Savez-vous pourquoi je me suis installé là? Je vois vos genoux, je peux deviner vos cuisses.

D'un mouvement instinctif, Joan avait serré les jambes.

- Accepteriez-vous de les croiser plus haut?

Elle avait rougi, avait bougé comme si elle s'apprêtait à se lever.

- Restez-là, avait-il dit d'une voix impatiente et autoritaire.

Que risquait-elle? Il n'avait plus l'âge de Morandi!

- Voilà, avait-il murmuré quand il l'avait sentie se détendre, soupirer et commencer à chipoter.

Il s'était donc rendu, le 1er septembre 1939, à la Villa Bardi. Il arrivait de Lugano, il avait téléphoné à Paola Morandi, ils devaient se retrouver. La première scène à laquelle il avait assisté en arrivant dans le parc, c'était, sous les lauriers, un garçon de quatre ou cinq ans qui en frappait un autre à coups de talons, puis qui, armé d'un bâton, continuait à le battre. L'autre gamin, sans doute le fils d'un domestique, se protégeait la tête comme un animal, sans crier, attendant que cesse la raclée.

Et, en effet, au bout de quelques minutes qui m'ont paru bien longues, le bourreau s'est lassé, jetant son bâton, donnant l'ordre à sa victime de se relever, de le suivre, ce qu'elle fit. C'était inhumain de voir l'enfant qu'on avait roué de coups marcher derrière son tortionnaire qui ne se retournait même pas, sûr d'être obéi, ne craignant aucune révolte. C'était une image de la guerre, et je ne l'ai plus oubliée. Chaque fois que j'ai vu des colonnes de prisonniers - et j'en ai longé beaucoup, en Pologne, en France, en Russie, puis j'ai moi-même été dans l'une de ces colonnes -, j'ai repensé à ces deux enfants. Qu'est-ce que c'était la guerre, la cruauté, l'inhumanité? Des jeux d'enfants interprétés par des hommes dans toute leur force, leur démesure? Ils possédaient des baïonnettes en lieu et place de bâtons.

« Ç'a été ma première rencontre avec Carlo Morandi. C'était le bourreau, naturellement, le fort, celui qui frappait. Quand je vous ai vue près de lui sur la terrasse, j'ai songé de nouveau à cette scène. On apprend à lire l'envie de meurtre et de viol, le désir de violence dans le regard des hommes. Il suffit d'avoir vieilli ou fait la guerre, ou simplement d'avoir regardé jouer des enfants, ou bien assisté à des conseils d'administration, voire - Leiburg avait ri - à des comités de rédaction ou à des réunions d'écrivains. Vous ne pensez pas, Joan? Vient un moment où cela disparaît, le regard ne blesse plus, ne pénètre plus; il enveloppe, caresse; peut-être soulève-t-il encore les jupes, mais c'est tout, croyez-moi!

Il lui avait servi une coupe de champagne, puis avait bu lentement, les yeux mi-clos.

- Paola Morandi, ce 1er septembre, était d'une beauté que je n'ai jamais plus retrouvée. Quand je l'ai revue en 1944-45, c'était l'hiver, la peur, le meurtre autour de nous, achtung banditi - il avait ricané -, nous étions tous devenus des bandits. C'était une femme marquée, inquiète, traquée, comme si elle avait pressenti que le lac était une nasse où elle était venue se faire prendre avec cette bande d'idiots : Marcello Petacci, peut-être son amant, le frère de Claretta, la maîtresse du Duce, Bombacci, etc., tous ces personnages ridicules, grotesques, avec des noms de commedia dell'arte, et Mussolini lui-même qui allait finir comme un traître au dernier acte d'un mauvais opéra.

« Je n'ai rien pu faire pour Paola Morandi. Mais, en 1939, elle était à ce moment où la jeunesse affleure encore cependant que s'annoncent déjà à mille petits signes - la respiration qui manque pendant l'amour, le plaisir qui ne vient pas, des cernes trop sombres le matin -, les temps gris.

« Elle était nue sur la terrasse et je fus choqué par son impudeur. Des jardiniers passaient dans les allées, les deux gosses se battaient au bas des escaliers, mais elle se tenait les yeux fermés sur une chaise longue, les jambes légèrement écartées, ses cuisses un peu lourdes magnifiquement hâlées.

« Vous avez de belles jambes, Joan, mais vous êtes saine. Nous n'aimons pas beaucoup cela, en Europe. Voyez-vous, même en cet après-midi du 1er septembre, alors qu'elle était comme le soleil à son zénith - et il faisait encore un temps estival, et je comprenais qu'elle eût envie de jouir de cette chaleur en chaque partie de son corps, d'abord les plus intimes, car violer l'interdit fait partie du plaisir -, Paola Morandi avait quelque chose de... je pourrais dire de décadent, mais non, ce n'est là qu'un mot noble et je préfère dire pourri; oui, il y avait déjà de la pourriture dans ce corps, la putréfaction y avait commencé son oeuvre.

« Voyez-vous, Joan, les douanes américaines interdisent, rejettent certains vins, certains fromages parce qu'ils ne sont pas assez purs, assez sains. Quelle folie, ou plutôt quelle naïveté ! Cela fait beau temps que nous avons perdu cette innocence, en Europe. Nous sommes tous très vieux, même les enfants !

« Quand, le 1er septembre, je me suis étonné de l'attitude de cet enfant, Carlo, son fils, si brutal, si cruel - un petit kapo, mais on ne connaissait pas encore le mot -, Paola n'a pas même ouvert les yeux, elle paraissait ne pas m'entendre. Quant à la comtesse Italina Bardi, la mère de Paola, une grande femme charpentée, aux épaules et aux mains d'homme, une impératrice, elle m'a regardé avec commisération : "Vous, un Allemand, m'a-t-elle dit, vous qui connaissez le drill, vous êtes ému, choqué? Mais enfin, nous sommes des Bardi, ce pays et ces gens sont à nous depuis des siècles! C'est dans notre sang. Nous sommes des condottiere, et mon petit-fils Carlo est de bonne race. " Je crois qu'elle a ajouté " malgré tout".

« Que voulez-vous, le père, on ne le connaît pas. Paola n'a jamais cité son nom. Qui? Un Petacci, un Bombacci, un Farinacci, un Starace, peut-être un Grandi, le moins fat, le moins stupide, ou bien alors un de ces petits potentats qui paradaient, tout vêtus de noir, dans l'antichambre du Duce, et tremblaient dès qu'ils entraient dans son bureau. A moins que le père n'ait été le Duce en personne. Pourquoi pas? Mais le vrai père de Morandi, Joan, c'est la comtesse Italina Bardi. Étonnez-vous, après cela, qu'il y ait dans le regard de Carlo Morandi un désir de domination, c'est-à-dire le goût du meurtre. Qui peut dominer sans menacer de mort, sans tuer?

« Seulement, le désir n'est pas le passage à l'acte, ma chère Joan. S'il suffisait de désirer pour accomplir, je serais près de vous, en vous... Si je vous regarde, si j'essaie de saisir ce que votre corps émet malgré vous, je me contente de sa présence, de sa chaleur : il est une de ces fleurs chaudes et jaunes que vous voyez sur la place - il avait tendu le bras - et qui, dans quelques heures, au milieu de la nuit, irradieront encore. Quand nous serons restés longtemps l'un en face de l'autre, nous serons liés, quoi que vous en pensiez et quel qu'ait été votre refus. Les corps se parlent, mais, je vous l'ai dit, vous n'êtes pas encore assez ambiguë, vous n'avez pas retrouvé votre souche européenne. Pourtant, je ne désespère pas, vous êtes là, vous êtes revenue, vous n'oubliez pas la Villa Bardi, vous vous intéressez à Carlo Morandi. Mais, au fait, pourquoi donc?

Elle avait dit en baissant la tête :

- Est-ce qu'il a pu tuer une femme?

- Pourquoi pas?

Leiburg avait répondu sans hausser le ton, sans marquer la moindre hésitation, le plus mince étonnement, comme si la question de Joan lui avait paru banale.

Mais il y avait tant de façons de tuer, surtout une femme, avait-il repris. On pouvait la faire mourir d'ennui ou de désir, ou de frustration, ou en la persécutant sans jamais la toucher, ou en lui offrant tout ce qu'elle désirait jusqu'à la rendre folle, afin qu'elle se tue elle-même. On ne meurt de soi que dans la vieillesse, et encore; sinon, ce sont toujours les autres qui vous tuent. Donc Morandi a pu tuer. Mais qui? A quel moment?

- Qu'avez-vous découvert? Vous voulez créer votre petit scandale journalistique, y gagner un peu de gloire, un peu de pouvoir, peut-être de l'argent? Croyez-moi, Joan, vendez votre histoire à Morandi lui-même, c'est lui qui peut vous en offrir le plus. Moi, je vis grâce à lui. Il me paie. Il achète tous mes livres, la moindre de mes phrases. Les notes d'hôtel, ici et là, où je veux, à Londres ou à Genève, c'est la Morandi Company qui les règle, ou bien Morandi Communication, ou encore Morandi Edizioni, ou la rédaction d'Il Futuro. Peut-être, si vous lui expliquiez, financerait-il votre enquête sur lui-même, qui sait? Nous sommes comme ça, en Europe : si pervers, si contradictoires, à commencer par les Italiens, tous fils de Machiavel. Vous étudiez sûrement Machiavel aux États-Unis? Vous étiez à Harvard, m'avez-vous dit, mais lire et comprendre est une chose, avoir pour ancêtre Machiavel, marcher dans les rues où il a vécu, c'est comme entrer dans sa peau. Encore une histoire de lacs et de places, de ruelles et de quartiers...

« Morandi a été un étudiant très quelconque, je crois. Je l'ai peu vu entre 1945 et 1960, mais quand je l'ai retrouvé à la Villa Bardi où il m'avait invité - à propos d'une maison d'édition qu'il pensait créer, un auteur qu'il souhaitait éditer en Italie -, je l'ai d'emblée trouvé machiavélien : il faisait montre d'une assurance étonnante dans l'analyse des rapports de force; vous diriez du cynisme, de l'immoralité, je dirais de la lucidité. Il n'avait que vingt-cinq ans, mais un sens du pouvoir qui me fascinait. J'ai pensé : ou on le tue, ou il s'imposera, quoi qu'il entreprenne. C'était un chef de guerre en temps de paix. Mais la paix existe-t-elle jamais? Je me suis demandé pourquoi il avait tant tenu à m'associer à sa première entreprise, et j'ai compris que j'étais pour lui le témoin des années passées. Il voulait me tenir, me surveiller, m'acheter, donc, mais, en même temps, c'était autre chose : le besoin d'être lié par moi à sa mère, à cette dernière année de guerre qui l'avait marqué. Une histoire que je n'ai jamais démêlée, et pourquoi l'aurais-je fait? Je ne mène jamais d'enquête, Joan, contrairement à vous. J'ai été un journaliste qui laissait les événements et les hommes venir à lui. Je hais les détrousseurs, les pilleurs de tombes. Je ne dis pas cela pour vous, Joan. D'ailleurs, vous ne m'avez pas parlé du cadavre. Une amie?

Il n'avait point cherché à briser le silence de Joan, mais s'était remis à parler de cette dernière année, de ce printemps de 1945, des partisans qui contrôlaient les montagnes au-dessus de Bellagio et de Dongo. Le général Wolff, qui commandait les troupes allemandes en Italie du Nord, voulait négocier sa reddition avec les troupes américaines pour éviter de capituler devant les banditi qu'on avait traqués pendant des mois et qui auraient pu se venger. Leiburg avait alors été chargé d'examiner les conditions d'un passage en Suisse, de surveiller aussi ces ministres fascistes qui s'étaient installés à la Villa Bardi, et cette femme, Paola Morandi, qui était peut-être la mère d'un bâtard du Duce.

C'était la chute d'un empire, disait Morandi.

- Vous autres, vous ne connaissez pas cela, ces ruines qui s'entassent les unes sur les autres, ces palais qui se reconstruisent sur des décombres et qui deviennent à leur tour vestiges. Peut-être faut-il être vieux, blasé, pour comprendre l'Europe et l'aimer.

« Les gens devenaient fous, à commencer par les Bombacci, les Petacci, et jusqu'à Paola Morandi, les cheveux défaits, les seins lourds, la taille épaisse. C'est ainsi qu'elle est morte, comme une femme déjà grasse, aux chairs molles. Je ne veux pas vous choquer, Joan, mais il y a toujours une relation entre le corps et le destin; il ne s'agit pas ici de santé ou de maladie, mais de rigueur ou de relâchement, c'est-à-dire de courage ou de lâcheté. Ils ont donc tué Paola et, quelques jours plus tard, on n'a retrouvé que son manteau de fourrure lacéré et de menus objets que les pêcheurs de Dongo ont rapportés.

« La comtesse Bardi m'a raconté la scène plus tard, en 1953, précisément. Je n'étais pas présent à la Villa Bardi quand ces hommes sont venus, je tentais de filer en Suisse, mais on m'a arrêté à Côme. Je n'étais qu'un officier allemand parmi d'autres, sans responsabilité majeure. Un journaliste, un écrivain, même sous l'uniforme, est un soldat à part. Les interrogatoires conduits par les Américains se passèrent sereinement. Je racontais déjà. Puis, tout a changé quand ils ont appris que j'avais séjourné à la Villa Bardi. Des soldats allemands placés sous mon commandement y avaient assassiné, prétendait-on, une pauvre femme, une domestique dont on avait retrouvé le cadavre égorgé. J'ai eu beaucoup de mal à me sortir de cette sordide affaire.

« Et, savez-vous - il avait porté la coupe de champagne à ses lèvres -, je me suis demandé si Morandi ne l'avait pas tuée, mais quelle hypothèse absurde: un gamin de dix-onze ans tranchant le cou d'une femme d'une trentaine d'années, est-ce possible? Sûrement pas, pensez-vous. Mais Joan, je ne crois jamais à ce qui semble trop évident. Impossible, possible ? Moral, immoral, vrai, faux? Nous ne savons plus, en Europe. Barbare, civilisé, nous confondons tout. Morandi est un cas exemplaire. Il me paie, il me loge, il accepte tous mes caprices. Je veux une femme? Il me l'offre. Une émission de télévision? Il la commande. Même à Paris. Ce Lavignat, cet intellectuel de comédie, et cette rouée déguisée en journaliste à principes, Brigitte Georges, c'est à Morandi qu'ils ont obéi, même s'ils jureraient qu'ils ont agi en toute indépendance, parce que je suis un auteur exceptionnel, un témoin. Bien sûr! Mais Morandi peut renflouer l'Universel, ils le savent. Alors ils devancent ses désirs, les miens.

« Mais je suis attaché à lui pour autre chose. Il ne cesse de me surprendre. Il n'est pas Janus, ce serait trop simple, mais un personnage protéiforme. Il s'est entiché d'archéologie. Aux fouilles des fonds du lac, il consacre des sommes considérables. Pourquoi? Il aime cette statue de jeune femme drapée qu'il a sortie de l'eau il y a quelques années. Vous avez vu comme il la caresse? Il vous a fait visiter son musée personnel ? Il tient à ses trouvailles. Il est réellement informé, il lit - vous vous rendez compte! -, et les colloques qu'il organise sont sérieux, ce ne sont pas seulement des moyens d'attirer à lui intellectuels et hommes politiques. C'est cela aussi, bien sûr, mais cet aspect-là est secondaire. Il s'intéresse aux idées, au futur. Et en même temps, il collectionne les armes, les vestiges de la Deuxième Guerre mondiale. Vous a-t-il montré son side-car de la Wehrmacht? Il a provoqué la population durant des années avec cet engin, se pavanant avec des filles qu'il importait - c'est un mot à lui - de Milan ou de Bologne, souvent de Paris. Qui refuserait un week-end sur les bords du lac de Côme, Villa Bardi, assorti d'honoraires confortables? Morandi n'est pas si désagréable, n'est-ce pas?

« C'est un barbare raffiné, un Européen par excellence, Joan.

« Savez-vous qu'à Auschwitz et dans les autres camps d'extermination que nous, nous, les Allemands, lecteurs de Hölderlin et de Goethe, avions construits, les gardiens considéraient qu'une de leurs premières tâches était de constituer, avec les déportés, un orchestre, un grand orchestre comptant les meilleurs musiciens du monde, raflés à Prague, à Varsovie, à Paris, et qui jouaient tandis que l'on pendait, que l'on gazait, que l'on obligeait les déportés à rester des heures debout, tête nue sous la neige, les pieds nus dans des sabots? Les violonistes eux-mêmes avaient les doigts qui gelaient, mais gare à eux s'ils cessaient de jouer, une corde de piano suffisait à les étrangler. Culture et sauvagerie, voilà notre portrait. Même Staline protégeait Pasternak tout en le persécutant et en interdisant la publication de ses romans...

« Je comprends que vous soyez fascinée par Morandi. Mais ne soulevez pas trop la dalle : on ne sait jamais ce que l'on va découvrir dans une tombe. »

Il s'était levé et approché de la fenêtre, avait appelé Joan afin qu'elle contemplât la place. Un lac saisi par la nuit, répétait-il.

Lui commandant à nouveau d'approcher, il voulait qu'elle découvre cette étendue pierreuse dont les confins s'enfonçaient dans le brouillard et que traversaient quelques rares voitures. Les lueurs jaunes, ces tournesols de lumière qui éclairaient la place, ressemblaient à des appels de détresse ou à des projecteurs de surveillance traquant tout reste de vie.

Joan avait posé son front contre la vitre, éprouvant une sensation de froid comme si tous les propos que Leiburg avait tenus au cours de cette nuit avaient concouru à décrire cette place vide.

Elle avait deviné qu'il levait le bras. Sa main lui frôla le dos cependant qu'il disait: « La nuit, les places sont des champs de ruines, des cimetières; les lacs aussi... »

Il lui avait entouré la taille, se plaquant contre elle.

Elle saisit les doigts posés sur sa hanche et desserra leur étreinte.

Leiburg soupira, murmura qu'elle était encore trop saine, qu'elle n'avait pas compris le sens des choses d'ici, mais elle pouvait s'en persuader, elle allait changer. Tous ceux qui approchaient de Morandi se transformaient. Il avait ce pouvoir, il était comme une gangrène ou bien une drogue, voilà, et on se retrouvait pris sans même le savoir, elle comme les autres - sinon, pourquoi aurait-elle passé toute une nuit avec un vieil homme dont le corps lui faisait horreur, mais si, si, dont elle craignait la présence, la contagion, qui n'avait à lui offrir que le souvenir du désir, mais qui pouvait peut-être, si elle le souhaitait, livrer la formule permettant de soulever la dalle?

Attention, il le lui avait dit, il fallait qu'elle se montrât prudente : mais elle ne l'était déjà plus puisqu'elle avait accepté de rester avec lui toute une nuit dans une chambre, qu'elle avait supporté son regard, admis qu'il la désirât du bout des yeux. C'était déjà beaucoup, mais peut-être pas assez, non?

Joan ne put éviter qu'avec une vivacité qu'elle ne soupçonnait pas, il en vînt de ses doigts osseux à lui toucher les seins.

Elle fut affolée de ressentir, mêlée à de la honte - comme si elle s'était offerte, vendue -, une émotion inconnue, l'intuition qu'il existait des jouissances âcres, brûlantes, détestables, où elle avait soudain envie de se vautrer jusqu'à s'y noyer.

Elle n'avait pas bougé.



20.

Au milieu du déjeuner, Leiburg avait cessé d'écouter Lavignat et Brigitte Georges. Il s'était mis à caresser la nappe du bout des doigts de sa main droite et, les yeux mi-clos, s'était souvenu de la soie blanche du chemisier de Joan, froide d'abord, puis, quand il avait appuyé, attiédie par la chaleur du sein, et il avait alors imaginé la peau, le corps de la jeune femme qui l'avait laissé faire, quelques secondes à peine, mais cela avait suffi pour qu'il devinât son trouble, et il avait alors pu croire qu'il n'était plus un vieil homme.

Ce n'avait été qu'un bref éclat de vigueur, une illusion d'énergie juvénile que Joan, en se reprenant, en le repoussant, avait dissipés. Elle avait quitté la chambre de l'Hôtel Crillon sans dire un mot.

Il s'était allongé, les mains jointes comme un gisant, essayant de dormir tout en sachant qu'il n'y parviendrait pas; il ne connaissait plus que des états intermédiaires entre la veille et le sommeil. Ses rêves mêmes n'étaient plus que le souvenir de scènes qu'il avait vécues autrefois, sans qu'il pût les situer: 1990, 1980, voire 1970, ou bien plus loin, vers les années 40, quand il s'était assis ici, dans cette salle du Maxim's où il déjeunait aujourd'hui en compagnie de Lavignat et de Brigitte Georges.

Il avait été là en uniforme, victorieux, vigoureux, commandant du champagne dans le brouhaha des voix que l'orchestre ne parvenait pas à couvrir. Une femme se tenait près de lui et il avait posé sa main sur son sein sans se soucier du sommelier. Il était le maître. Il avait resserré les doigts sur ce sein et la femme s'était abandonnée, se collant à lui.

Une autre fois - peut-être était-ce seulement quelques mois auparavant -, il se trouvait sur la terrasse de la Villa Bardi et une jeune femme qu'il avait aperçue à plusieurs reprises se promenant dans le parc s'était avancée, les seins nus.

Orlando, le régisseur, la suivait à quelques pas.

Elle marchait lentement, ses cheveux blond cendré dénoués tombant sur ses épaules, et Morandi lui avait fait un signe.

Elle s'était approchée. Distraitement, Morandi avait posé ses deux mains sur ses seins. Elle n'avait pas bougé, paraissant ne se rendre compte de rien, cependant qu'Orlando attendait, jambes écartées, les doigts passés dans sa ceinture, le front plissé. Morandi s'était alors tourné vers Leiburg :

- Du marbre, avait-il dit, insensible mais belle, n'est-ce pas? Un modèle superbe, qu'en pensez-vous, Franz?

Puis il l'avait repoussée, lui donnant de la main gauche une petite tape sur la cuisse, et elle s'était éloignée, suivie d'Orlando.

Celui-là, Leiburg le haïssait. Il avait les muscles d'un chasseur, le regard d'un tueur, le front étroit d'un animal obstiné. Il ressemblait à ces tireurs d'élite qui, au repos, nettoient méticuleusement la lunette de leur fusil, ou bien à ces hommes des sections spéciales quand ils graissaient leur revolver ou affûtaient leur baïonnette. Leiburg les avait observés avant les opérations de ratissage dans les marais du Pripet ou en Yougoslavie, plus tard, durant l'hiver 1944, dans ce parc de la Villa Bardi, quand ils s'apprêtaient à donner la chasse aux banditi. Orlando était de leur race.

Un jour, rentrant à la Villa Bardi, Morandi avait dit en désignant cet homme: « Voilà Orlando, c'est mon chien de garde. » Et Orlando était devenu son double silencieux.

Ce devait être dans les années 70, quand on commençait à enlever ou à tuer les banquiers, les industriels, des journalistes.

- Je ne finirai pas comme ça, avait déclaré Morandi, c'est nous qui tuerons, n'est-ce pas, Orlando? Il est là pour ça!

Souriant, Orlando avait montré ses dents petites, pointues, écartées.

Leiburg aurait pu raconter cela à Joan, lui confier le dégoût qu'il avait alors éprouvé. Il résidait à la Villa Bardi. La comtesse Italina Bardi était morte, léguant ses biens à son petit-fils. Morandi avait aussitôt créé la Morandi Company dont le siège était à Parme, comme par défi, en souvenir de ce Dino Morandi, le mari de sa mère, dont il portait le nom et qui avait mis la ville à la raison, emprisonnant ou fusillant les antifascistes qui y avaient dressé des barricades. Quand un rouge avait assassiné Dino Morandi en 1924, on avait donné son nom à une rue proche du Baptistère et Paola Morandi, enveloppée de voiles noirs, un grand chapeau masquant ses yeux, avait assisté à l'inauguration, entourée de dignitaires bottés et ceinturés.

En 1945, la foule avait détruit les plaques portant le nom de Dino Morandi, héros fasciste, et plus tard, à la fin de l'année 1946, on avait dressé à quelques centaines de mètres de là une stèle de marbre en souvenir des martyrs de la liberté tombés à Parme en 1922 et dans la lutte de libération.

Dans les années 70, les passants ne remarquaient même plus cet austère monument, ils ne lisaient plus ces dizaines de noms gravés dans le granit, mais quand ils levaient les yeux, ils découvraient en lettres immenses, courant le long des façades de trois immeubles, le nom de Morandi et le blason des Bardi, ce poisson surmonté d'une tour, qui restaient illuminés toute la nuit.

Morandi avait installé ses bureaux, ses salles d'exposition au centre de Parme. Il présentait dans les vitrines du rez-de-chaussée ses créations, des tissus moirés que les décorateurs drapaient sur des statues antiques; au printemps et à l'automne, il organisait dans les salons du premier étage des défilés de mode au terme desquels il réunissait Villa Bardi les jeunes femmes, les acheteurs, les journalistes, les écrivains, les artistes, les hommes politiques, tous ceux qu'il payait ou qui avaient besoin de lui.

Peut-être, avait-il dit à Leiburg, Parme ferait-elle un jour de lui un citoyen d'honneur et donnerait-elle son nom à une place, pourquoi pas celle où se dressait la stèle des martyrs de la liberté?

Lui faisait vivre des centaines d'hommes et de femmes, oui, vivre! A quoi servait le souvenir des morts?

Au bout de quelques années, quand il avait paru disposer de fonds illimités, il avait acheté les autres immeubles fermant la place : son « lac », comme il disait. L'un était consacré à Morandi TV, les autres à Morandi Communication et à Morandi Edizioni, et le dernier à Il Futuro, le journal qu'il avait créé. Il avait obtenu le droit de creuser le sol de la place afin d'y construire des parkings et des galeries-musées où il présentait les oeuvres d'art qu'il accumulait, provenant de ses fouilles à Bellagio ou des commandes qu'il passait.

Souvent il sortait sur la place, les mains enfoncées dans les poches de sa veste aux couleurs vives. Orlando se tenait à un mètre derrière lui, dévisageant chaque passant, surveillant les rues, se tournant parfois d'une rotation brutale comme s'il avait perçu quelque menace.

- Je suis chez moi, avait confié Morandi à Leiburg.

Le fleuve coulait, tumultueux, mais les Bardi restaient les maîtres : des rocs, des tours que l'eau entourait et battait, mais qui résistaient.

- Je me demande, avait-il ajouté à mi-voix comme pour lui-même, si la mort voudra de moi. Peut-être y a-t-il un pacte, un contrat entre les Bardi et...

Il avait entouré Leiburg de son bras. Plaisantait-il? avait-il ajouté comme si lui-même ignorait la réponse. Puis il avait entraîné le vieillard dans ce qu'il appelait « sa caverne », ces galeries-musées voûtées - certaines étant de vieilles caves restaurées, d'autres ouvertes par ses architectes -, composant un labyrinthe aux parois recouvertes de marbre antique arraché au fond du lac, au pied de la Villa Bardi.

Il s'était arrêté devant une vitrine où étaient exposées plusieurs lames que le temps avait ébréchées, que l'eau du lac avait rongées. Leiburg connaissait-il le culte de Mithra? Ces lames étaient des couteaux de sacrifice. Le sang d'un taureau comme source d'énergie, avait commenté Leiburg avec lassitude, se souvenant de ces taureaux qu'on égorgeait au-dessus d'un homme afin que le sang se répandît sur la tête, le visage, le corps de ce prince ou de ce prêtre, baptême rouge qui conférait la virilité, l'homme renaissant du sang de l'animal.

- Ouvre ça, avait dit Morandi à Orlando qui poussait la vitre.

Morandi s'était emparé de l'une des lames, la tenant à pleine main, bien droite.

- J'avais dix ans, mais vous étiez là, Franz, c'était à la villa, j'avais trouvé cette baïonnette, vous vous souvenez? avait-il insisté en regardant Leiburg. Sur la route qui va à Bellagio, nous avions découvert ce soldat, l'un des vôtres, mort, et ce side-car, cette baïonnette si lourde dans son étui d'acier noir. Vous les connaissez, vous vous souvenez?

- J'étais déjà prisonnier, avait murmuré Leiburg.

- On ne m'a jamais pris! lâcha Morandi en reposant la lame et en faisant un geste à Orlando pour qu'il refermât la vitrine.

Il s'était tourné vers Leiburg, l'entraînant vers les galeries, lui expliquant qu'il voulait qu'il s'installe dans l'un de ses bureaux du dernier étage des Morandi Edizioni en tant que directeur de publication des oeuvres étrangères.

- Nous allons vous promouvoir, Franz, faire de vous le grand écrivain européen de cette fin de siècle. Je peux cela aussi !

Il avait secoué la tête, rejetant d'avance les réticences de Leiburg. Ce dernier n'avait-il pas connu tous ceux qui avaient bouleversé l'Europe, qu'ils eussent détruit ou construit, qui pouvait savoir? En fin de compte, la guerre avait été le grand unificateur, elle avait purgé les passions des peuples.

- Un bain de sang, nous y revenons, Franz : Hitler et Mussolini ont égorgé le taureau, ils ont aspergé l'Europe de sang, maintenant elle est unie, vous voyez?

Puis, croisant les bras, fixant Leiburg, il avait ajouté :

- Tuer, c'est vivre, Franz, vous le savez, vous avez fait la guerre. Seul celui qui tue, vit. J'ai compris ça très tôt, ou plutôt je n'ai même pas eu à l'apprendre, c'est dans le sang des Bardi. Condottiere, mon cher!

« Vous le savez, avait répété Pierre-Yves Lavignat tout au long du déjeuner, vous êtes le seul, Leiburg, le seul à pouvoir influencer Morandi, si vous le voulez. Vous le connaissez depuis toujours. Il a, je vous assure - cela se voit, je l'ai découvert Villa Bardi -, des liens affectifs avec vous. Vous êtes pour lui une sorte de père, le témoin de sa réussite, peut-être même un modèle.

Leiburg avait tourné la tête. Il avait aperçu, se détachant sur le décor en arabesque de la salle du Maxim's éclairée par de petites lampes à abat-jour, le visage de Lavignat penché vers lui, ses cheveux longs couvrant sa joue gauche, dissimulant son regard, et, en arrière-plan, Brigitte Georges, ses yeux soulignés par un fin trait bleu.

- Morandi, oui, Morandi, un témoin, avait marmonné Leiburg.

- Tout dépend de vous, en fin de compte, n'est-ce pas, avait repris Lavignat en se rapprochant encore.

Brigitte Georges approuvait avec des petits hochements de tête : oui, oui, oui, disait-elle des lèvres, sans parler.

Morandi, continuait Lavignat, devait donc entrer dans le capital de l'Universel. Leiburg savait ce qu'était la presse, le monde des médias, le milieu intellectuel européen, parisien.

- Vous êtes des nôtres, vous êtes ici chez vous, cela se sent, cela s'entend, mon cher Leiburg. Quel est le pays qui vous lit le plus, sans doute plus que l'Allemagne elle-même? Nous, Paris, l'Italie aussi, peut-être, parce que vous êtes soutenu par Il Futuro. Justement, vous aurez ici l'Universel....

Leiburg devait convaincre Morandi. L'Universel serait le cheval de Troie permettant le développement des autres activités de Morandi en France - la télévision, pourquoi pas?

Morandi pourrait prendre l'avantage dans le domaine de la communication, racheter peut-être l'agence H and H, «puisque Hassner va mal, très mal, il est à prendre, vous mesurez, Leiburg, l'avantage stratégique! En faisant l'opinion, vous joueriez gagnant, y compris dans le textile, et dans la mode, bien sûr, vous davanceriez tous vos concurrents. »

- Les autres, avait murmuré Leiburg, il ne faut pas chercher à les dépasser, mon cher, il faut les tuer.

- Bien sûr, bien sûr, avaient répondu d'une même voix Lavignat et Brigitte Georges.

Puis ils avaient ri de l'accord intime et spontané que leurs voix mêlées avaient manifesté.

Il y avait tant de force à prendre dans le sang des autres..., avait ajouté Leiburg, mais si bas que Lavignat et Brigitte Georges avaient pu feindre de ne pas entendre.



21.

JOAN n'avait plus cessé de penser à Leiburg et donc à Morandi. Elle était dans la chambre de Christophe Doumic qui lui caressait les seins; elle avait fermé les yeux et sans doute croyait-il qu'elle s'abandonnait alors qu'elle se souvenait, qu'elle imaginait, qu'elle confondait ce qu'elle avait ressenti quand Leiburg avait posé ses doigts sur sa poitrine, dans la chambre de l'Hôtel Crillon, et l'angoisse et la peur qui l'avaient étreinte dans la galerie de la Villa Bardi au moment où Morandi s'était appuyé contre elle et où elle voyait, à quelques mètres derrière lui, cette machine de guerre, ce side-car jaune où tant de femmes s'étaient assises, avait-il dit, et, plus loin encore, le visage d'Orlando, son front bas et plissé.

Christophe la serrait, murmurait d'une voix haletante: « Joan, Joan, Joan, je vous en prie, je vous en prie », mais elle était submergée par un sentiment d'amertume et de fureur, de honte et d'angoisse, humiliée de ne rien ressentir, hormis le poids d'un corps en sueur sous lequel elle étouffait alors qu'elle désirait pousser le cri qui bouillonnait derrière ses lèvres, prêt à jaillir, mais Christophe ne saurait jamais le provoquer et elle se sentait coupable de le mépriser à cause de cela, de penser à Leiburg, à Morandi, et même à Orlando, effrayée à l'idée qu'elle avait à ce point changé, déjà, qu'elle n'était plus la jeune femme qui avait tant fait l'amour comme on joue, avec un entrain joyeux qui lui suffisait.

Elle cambrait son corps et devinait que Christophe était surpris, inquiet. Au lieu de la violence, de la brutalité même qu'elle espérait malgré elle, qui lui auraient enfin desserré les lèvres, il la cajolait, la berçait comme pour la calmer, alors qu'elle se sentait en proie à une rage désespérée, qu'elle s'accusait d'être devenue une femme tentée par la pourriture, qui ne se satisfaisait plus de ce jeune homme tranquille qui maintenant l'abandonnait, s'installait sur le bord gauche du lit et que le sommeil allait saisir.

Elle avait feint de s'assoupir.

Elle avait vu passer devant ses paupières fermées, crispées, ne parvenant pas à se détendre, des points lumineux pareils à de lointains tournesols, aussi insaisissables que des étoiles filantes.

Ces lueurs jaunes parcouraient tout son corps, la brûlant ici et là, tout à coup, comme autant de morsures, de piqûres sur les cuisses et le sexe, le bout des seins, brefs éclairs qui la perçaient, la faisaient frissonner, et elle avait envie de hurler pour que cela cesse.

Honteuse encore, elle avait pensé de nouveau à Leiburg, à Morandi, à cette brute d'Orlando.

Peut-être Ariane, la fille de Jean-Luc, avait-elle subi ce que Joan osait appeler le désir de jouir, qui était aussi désir de pourrir et de mourir.

Joan avait quitté la chambre dès que Christophe s'était endormi. Elle s'était habillée dans le salon aux meubles massifs et aux fauteuils recouverts de housses blanches, celles-ci étaient zébrées par les éclats des phares lorsque des voitures passaient sur l'avenue Mozart, éclairant la façade.

Elle avait imaginé les parents de Christophe, Monsieur et Madame l'ambassadeur Doumic, et elle avait arraché l'une des housses, la lançant loin sur le parquet, se laissant tomber dans le fauteuil de bois et de cuir si semblable à ceux de la maison de son enfance à Beware, dans la banlieue de Boston.

Elle avait cru rompre avec sa famille, en venant s'installer en France, alors qu'elle ne s'en était jamais éloignée, en fait, restant sur la même rive.

Mais, depuis la Villa Bardi, depuis qu'elle avait rencontré Morandi et Leiburg, depuis que le malheur de Jean-Luc l'attirait et qu'elle avait envie d'aider cet homme, de l'aimer, peut-être afin de connaître les raisons pour lesquelles une jeune femme en vient à mourir, elle savait qu'il existait un autre côté de la vie : elle avait à la fois le désir d'entreprendre la traversée et peur de céder à la tentation. Elle craignait un voyage sans fin, celui qu'Ariane avait accompli, dont elle n'était revenue que morte. Mais c'était ce voyage en elle et hors d'elle qui fascinait Joan.

Au cours des semaines précédentes, elle avait vu Jean-Luc presque chaque jour.

Il errait dans les couloirs du journal, se dandinant d'un pied sur l'autre, les bras ballants, souriant à tous ceux qu'il croisait, leur répétant qu'il écrivait, qu'il était prêt à assumer la totalité de ses fonctions. Joan avait chaque fois été bouleversée.

C'était une autre émotion, mais tout aussi forte que celle qu'elle avait éprouvée dans la galerie de la Villa Bardi ou dans la chambre de l'Hôtel Crillon.

Quand elle lui prenait le bras, faisant mine de lui présenter un projet d'enquête, elle se sentait émue au point qu'elle avait l'impression d'être enveloppée, pénétrée par une douceur tiède et humide. Ce n'était plus un cri qui était emprisonné derrière ses lèvres, mais un chant, une mélopée enfantine qu'elle aurait voulu murmurer à Jean-Luc alors qu'elle n'était capable que de lui dire qu'elle le trouvait beaucoup mieux, en meilleure forme, qu'il avait raison de venir au journal, que c'était ainsi qu'il allait reprendre pied.

Il l'approuvait d'abord en hochant la tête, puis il la regardait et elle était forcée de baisser les yeux, car elle avait envie d'appuyer le visage de Jean-Luc contre ses seins, et c'était aussi une manière pour elle de se défendre contre les souvenirs de la Villa Bardi.

Peut-être, disait-il, aurait-il dû changer de continent, s'installer à Washington ou à Pékin comme correspondant permanent, loin de l'Europe, loin du lac de Côme. Il n'osait prendre cette décision, il lui semblait que ç'aurait été déserter, abandonner sa fille, la terre où elle vivait.

Oui, il avait bien dit : « la terre où elle vivait ». Il le ressentait ainsi. Cela faisait tant d'années qu'il ne voyait plus Ariane - morte, vivante, morte, elle était là, sans cesse présente, il n'y avait plus de frontière dans son esprit. Il allait de l'une à l'autre, c'était toujours des souvenirs. Peut-être, vivante, avait-elle vécu comme une morte; peut-être, morte, n'en était-elle que plus vivante. Et lui s'était mis à croire en un monde où les morts ont une vie. Est-ce que cela faisait de lui un fou, un malade?

Joan s'était tue tandis qu'il jouait avec un crayon, silencieux lui aussi, griffonnant, et elle reconnaissait dans les lignes qu'il traçait les contours du lac de Côme. Ce point qu'il marquait d'un D, c'était Dongo, cet autre, Bellagio, cette croix, l'endroit où l'on avait retrouvé le corps d'Ariane.

Il froissait la feuille, la pétrissait.

Après, reprenait-il, quand il aurait élucidé les circonstances exactes de la mort d'Ariane, après seulement, peut-être qu'il irait mieux, mais il ne serait jamais plus l'homme qu'elle avait connu. Il avait entrepris la traversée de la vie à la mort et s'il en revenait, il ne pourrait oublier ce qu'il avait découvert.

Est-ce que Joan comprenait, est-ce qu'elle voulait l'aider?

Peut-être avait-elle fait oui, peut-être était-elle simplement sortie du bureau en répétant, comme tous les autres, qu'il fallait tourner la page, accepter, mais elle était sûre d'avoir aussi murmuré « Je suis là, je suis là », et il lui avait répondu d'un geste de la main qui voulait dire : « Je sais. »

Joëlle avait tenu à déjeuner avec Joan et elles s'étaient retrouvées dans un restaurant italien bruyant, à quelques rues de la place de l'Alma.

Joëlle s'était avancée entre les tables tout en regardant autour d'elle, se penchant pour embrasser une femme, puis deux hommes qui l'accompagnaient, interpellant le serveur. Elle était petite, mince, la taille serrée dans une veste de tailleur vert sombre boutonnée très bas, une blouse de soie couleur rouille, échancrée, laissant deviner sa poitrine menue et ferme. Elle était chez elle ici, expliquait-elle, c'était la cantine de la télévision. Joan avait-elle remarqué Brigitte Georges, là-bas, dans un angle de la salle? Joëlle travaillait avec elle sur une série d'émissions, des portraits. On allait monter celui de Franz Leiburg, vous connaissez, bien sûr?

Puis, tout à coup, elle changea de voix :

- J'ai quitté Jean-Luc pour qu'il s'en sorte.

Elle était trop liée au passé. Elle avait connu Ariane. Ils avaient même vécu quelque temps tous les trois.

- Elle me faisait peur, c'était une passionnée glacée, vous vous représentez, Joan, quelqu'un qui ne montrait rien, mais folle au-dedans, totalement folle. Jean-Luc ne veut pas l'admettre, plus personne ne pouvait rien pour elle. Une jeune fille d'une beauté extraordinaire, grande, mince, aux cheveux blonds cendrés, au charme diabolique. Oui, elle attirait, mais comme le gouffre attire, vous comprenez, Joan? Je n'ai pas du tout été étonnée qu'on l'ait retrouvée noyée. D'ailleurs, Jean-Luc ne la voyait plus. Que pouvais-je faire, moi? Je gênais. Je ne pouvais pas être la femme de cette nouvelle étape de sa vie et je ne voulais pas me laisser prendre dans le tourbillon de ses obsessions; coupable, responsable, on n'entend plus que ça! Chacun fait son destin, non? Je devais penser à moi, tout le monde à présent pense à soi.

Joëlle avait mangé avec avidité, s'était levée pour embrasser Brigitte Georges qui regardait Joan sans paraître la reconnaître. Puis, tout en buvant sa tasse de café, passant sa langue sur ses lèvres entre chaque gorgée, Joëlle avait ajouté qu'elle se sentait mieux de s'être ainsi confiée à Joan.

- Vous connaissez Jean-Luc, il ne dit jamais les choses simplement, mais vous êtes pour lui un espoir. C'est ainsi, je le sais, je le sens: c'est à vous qu'il s'accroche, vous êtes la seule au journal en qui il ait confiance. Peut-être parce que vous êtes le contraire d'Ariane, ou qu'il le croit. Je voulais vous le dire, Joan: moi, Jean-Luc, je l'ai définitivement quitté, je fais ma vie ailleurs, alors...

Elle avait allumé une cigarette, puis, les yeux mi-clos, elle avait dit que, d'après ce qu'ils avaient appris, Joan travaillait aussi sur Franz Leiburg : « Quelque chose d'important? L'homme est fascinant, n'est-ce pas? »

Pour masquer les vraies raisons de sa rencontre avec Leiburg, Joan avait voulu lui consacrer un article et elle avait rassemblé des photos et des extraits de presse, se vouant à ce travail de documentation avec frénésie. Mais peut-être désirait-elle seulement téléphoner à Parme, prononcer ces mots : Morandi Edizioni, ou s'adresser au rédacteur en chef d'Il Futuro, Giorgio Ballaso, en expliquant qu'elle avait écrit un portrait de Carlo Morandi, qu'elle avait été reçue Villa Bardi, qu'elle cherchait maintenant des éléments pour cerner la personnalité de Franz Leiburg, l'ami de Morandi, n'est-ce pas?

Quand la télécopie s'était déclenchée, Joan avait suivi le déroulement du papier, surprise de voir apparaître le visage maigre d'un jeune journaliste qui, en 1937, sur le front de Madrid, avait posé auprès du général Franco, puis avait été reçu par le Führer sur la terrasse du Bergohf. Ce visage-là annonçait celui du vieil homme d'aujourd'hui, comme si la boucle d'une vie s'était refermée, effaçant cinquante années, les rondeurs de la quarantaine, et ne laissant subsister que l'ossature anguleuse.

A l'aide d'une loupe, elle avait essayé de distinguer les traits de cette femme, peut-être Paola Morandi, qui se trouvait à l'arrière-plan sur un cliché pris dans le parc de la Villa Bardi, en 1939, précisait-on, sans doute le 1er septembre. Et elle avait imaginé, dans les massifs de lauriers, ce jour-là, Carlo Morandi qui continuait à battre à coups de bâton l'enfant de la domestique qui lui tenait lieu de victime.

A partir des années 1975-1980, Il Futuro avait presque chaque mois publié un article élogieux sur Leiburg, l'un des plus grands écrivains allemands, disait-on, un éminent collaborateur des Morandi Edizioni, un témoin lucide de la tragédie puis de la construction européenne. Les articles étaient illustrés de photos montrant Leiburg en compagnie de Morandi, et c'était le visage de ce dernier que Joan avait scruté, mesurant les modifications qui, d'une année sur l'autre, en avaient changé les traits, joues rondes encore dans les années 70, puis le visage s'amincissait, le regard devenait impérieux, les mâchoires plus fortes, le menton plus marqué, et peu à peu les deux hommes coïncidaient avec le souvenir qu'en avait gardé Joan, l'un décharné, l'autre athlétique et hautain, l'expression souvent méprisante et ironique.

Quand on faisait ainsi glisser les articles les uns sur les autres, parcourant en quelques minutes les mois et les années, cette présence de Morandi aux côtés de Leiburg devenait obsédante.

Les deux hommes se regardaient sans amitié. Bras croisés, ou bien le droit posé sur les épaules de Leiburg, Morandi paraissait présenter une statue à l'instar de celles qu'il arrachait, couvertes de vase, aux profondeurs du lac. En même temps, il ne pouvait dissimuler une certaine inquiétude, le visage tendu comme s'il avait craint les confidences de Leiburg et avait tenu à le surveiller de près. Le plus souvent, Leiburg souriait, tête baissée, comme écrasé par le bras de Morandi, acceptant de se soumettre, mais, sur quelques photos, prises à l'improviste, il regardait Morandi avec une anxiété haineuse, celle d'un prisonnier pour un geôlier souverain et imprévisible qui peut à tout instant décider de sa mort.

Lorsque, une nuit, Joan avait voulu commencer à écrire, le premier mot qu'elle avait inscrit sur l'écran de son ordinateur avait été celui-là : mort. Leiburg - elle l'avait vu ainsi dès leur première rencontre Villa Bardi - avait les traits d'un masque mortuaire et, cependant, c'était cet homme-là qui l'avait troublée, qui lui avait révélé ce désir sombre qu'elle n'avait eu de cesse de refouler.

Elle avait alors écrit cet autre mot : désir. Puis, une fois les mots lancés, elle avait composé les premières phrases: Franz Leiburg porte sur lui les traces de la mort, non pas de la sienne, mais de celle qu'il a côtoyée. Il sait ce qu'est la mort. Il sait ce qu'est le désir de mort. Il sait le lire dans le regard d'autrui. Et on découvre la mort dans ses propres yeux.

Elle avait effacé ces phrases, les avait réécrites, mais, malgré l'élan qu'elle prenait chaque fois en les reformulant, elle n'avait pu aller au-delà.

Ce n'était pas ce portrait de Leiburg qu'elle souhaitait écrire, mais elle désirait comprendre ce qui liait Leiburg à Morandi et cerner ainsi le Condottiere. Leiburg n'était que le premier passage. Il y en avait d'autres, ces noms dont elle avait dressé la liste; Valdi, Balli, Nandini, mais aussi Lavignat, Hassner, peut-être même Orlando et les deux Russes qui avaient assisté au colloque de la Villa Bardi, lui permettraient d'accéder jusqu'à Morandi.

Elle avait vu Arnaud dès le lendemain matin. Elle abandonnait le portrait de Leiburg, lui expliqua-t-elle : trop classique. Brigitte Georges allait d'ailleurs lui consacrer une longue émission. Mais, à partir de Leiburg et, d'autres témoins en Europe, elle songeait plutôt à reprendre son enquête sur Morandi. Il était au centre du système italien, européen. Elle voulait aller jusqu'au bout.

Arnaud grogna sans relever la tête, puis, au moment où Joan quittait le bureau, il l'avait rappelée. « Jean-Luc? » avait-il simplement demandé. Elle avait grimacé, gênée: Morandi n'avait aucun rapport avec Jean-Luc, aucun, avait-elle lâché.

- Attention au lac, avait alors murmuré Arnaud.

Elle s'était enfermée chez elle plusieurs jours, prostrée. Elle avait envie de vomir. Passait de la terrasse à la chambre, répétait de menus gestes, feuilletait des livres et des journaux sans les lire, laissait le téléphone sonner sans décrocher, quittait la pièce afin de ne pas entendre la voix, refusant d'écouter la bande enregistreuse du répondeur, puis se laissait tomber sur le lit.

Quel était le sens de ce qu'elle voulait entreprendre?

Elle se sentait humiliée de ne pouvoir maîtriser ces sentiments confus qui la bouleversaient, la déchiraient, la poussaient vers Jean-Luc et Morandi.

Jusque-là, elle avait toujours su ce qu'elle désirait, et sa vie, elle l'avait conduite avec méthode et résolution. Chaque matin, elle remontait de la place Maubert vers le jardin du Luxembourg et accomplissait trois tours du parc, d'une foulée régulière, la respiration bien rythmée, ne cherchant ni à accélérer ni à ralentir, ayant trouvé la bonne cadence. A l'image de sa vie. Et voici brusquement qu'elle passait de l'accablement qui la laissait sans force sur ce lit, comme une loque, à ces images qui lui coupaient le souffle comme dans une course échevelée. Et le plus insupportable, c'est qu'elle goûtait ce désordre au lieu d'aspirer à retrouver la discipline, le calme, la sagesse.

Qu'avait-elle pourtant à faire de ce sordide cauchemar que devait être la relation avec des hommes comme Leiburg, ce mort, Morandi ou Orlando? Que pouvait-elle attendre du sentiment qui la poussait vers Jean-Luc Duguet, cet autre vieux bonhomme - quarante-cinq ans, peut-être? Il le lui avait dit: elle avait l'âge de sa fille, d'Ariane, la morte.

Joan avait l'impression d'être traversée de désirs, de pulsions qui la corrompaient, comme si ces lueurs jaunes qu'elle distinguait quand elle fermait les yeux avaient été autant de taches de décomposition en elle, sur sa pensée pourrie, sur son corps insatisfait qu'elle ne pouvait plus contraindre à un effort physique régulier.

Elle ne courait plus. Elle n'avait plus envie de courir, mais de rester allongée, pensant à Morandi, à Leiburg, à Orlando, à Jean-Luc.

Jean-Luc avait téléphoné, parlant d'une voix hésitante, et elle avait décroché.

- Je ne vous vois plus, Joan. Vous étiez... Si vous aussi... Long silence : Je vais mal, vous savez.

Elle avait murmuré: « Mais non, mais non. »

Il avait ajouté que le seul fait d'entendre sa voix le rassurait. Elle était pour lui la vie, il s'excusait de dire cela, comme ça, mais oui, depuis la mort d'Ariane, Joan était à ses yeux la preuve que la vie continuait. « C'est ce que je ressens, excusez-moi, Joan. »

Elle n'avait pas répondu.

- Et votre grande enquête : l'Europe, Morandi...? avait-il demandé.

Savait-elle qu'un juge italien, Roberto Cocci, venait, à Parme, d'inculper Morandi pour corruption?

Il avait conclu : « A bientôt, ne m'abandonnez pas. »

Elle avait arpenté à grands pas l'appartement, s'écriant à plusieurs reprises : « Non, non je ne veux pas ! » Puis elle avait pris une douche, s'était habillée, et, avec une fébrilité qu'elle ne pouvait maîtriser, elle avait cherché des images de Morandi, accroupie devant le téléviseur, passant d'une chaîne à l'autre.

Elle avait tout à coup reconnu le portail de la Villa Bardi, les massifs de lauriers qui bordaient l'allée. La voiture s'avançait lentement. Morandi était assis à l'avant, ignorant les journalistes, regardant droit devant lui. Orlando conduisait. Brusquement, la voiture avait démarré à grande vitesse, franchissant le portail en direction de Bellagio, fonçant sur le groupe des journalistes au milieu de la chaussée et qui s'égaillaient en bonds désordonnés, cependant que la voix du commentateur se faisait plus aiguë: « Morandi, Morandi... »

Elle avait couru jusqu'à Saint-Germain-des-Prés acheter les journaux italiens, puis, du drugstore, elle avait téléphoné à Christophe Doumic.

Il lui avait donné rendez-vous dans un restaurant chinois de l'avenue Raymond-Poincaré où ils allaient parfois avant de rentrer chez lui, et à l'idée que c'était cela qui se préparait, elle avait éprouvé un sentiment de dégoût si puissant qu'elle en avait été inquiète, affolée même par la découverte des changements qui s'étaient opérés si vite en elle.

Elle l'avait harcelé de questions. Elle avait besoin d'informations sur les affaires de Morandi, ses intentions précises concernant l'agence H and H, le rachat de l'Universel. Le ministère du Budget devait avoir enquêté.

- Parlons de ça ailleurs, avait répondu Christophe en souriant.

Elle n'ignorait pas - il montrait par des mimiques qu'il plaisantait - qu'il gardait les dossiers confidentiels à son appartement.

Elle l'avait regardé si durement qu'il avait baissé les yeux et s'était interrompu.

Il était fade comme le riz blanc, un peu trop cuit, les grains collés en boules gluantes, qu'elle mangeait à petites bouchées, oubliant de l'arroser de la sauce rouge-brun pareille à un sang épais.

Joan avait pourtant suivi Christophe chez lui le soir même, peut-être pour simplement vérifier qu'il était devenu pour elle un corps dont on ne supporte plus ni le poids, ni les mouvements.

Elle l'avait même haï tandis qu'il l'aimait. Elle avait méprisé son application, ses attentions, sa maladresse, la peur qu'il avait d'elle - elle la sentait à la manière dont il lui touchait les seins, dont il passait la main sous son dos, et même à ce parfum dont il s'était aspergé de crainte sans doute de lui déplaire par l'odeur de transpiration de son corps.

Jamais auparavant elle n'avait remarqué ni pensé cela. Que voulait-elle? Des mots montaient de sa gorge, pleins de sucs âcres. Elle voulait qu'on forçât sa bouche jusqu'à ce qu'elle eût mal aux commissures, qu'on l'écartelât, au besoin, pour lui arracher son cri. Elle voulait un corps rugueux qui l'aurait griffée, écorchée, peut-être même un homme comme avait dû l'être Leiburg, comme l'était Morandi, malsain et pourri, si c'était là la condition.

Elle était effrayée de ce qu'elle imaginait, de ce qu'elle voyait derrière ses paupières fermées.

Elle avait laissé Christophe s'endormir, puis elle s'était rhabillée dans le salon funèbre, parmi les housses blanches qui faisaient ressembler les meubles à des stèles. A présent, elle s'apprêtait à téléphoner afin d'obtenir un taxi.

Elle s'était redressée, écartant du pied la housse qu'elle avait arrachée au fauteuil et, levant la tête, elle avait découvert Christophe dans l'encadrement de la porte du salon. Son pyjama bleu pâle flottait autour de lui.

Il avait répété d'un air hébété: «Mais pourquoi, Joan? Pourquoi vous êtes-vous rhabillée, Joan? »

Pouvait-elle lui expliquer ce qu'elle ressentait, son envie de traverser ce lac qu'elle imaginait gris sombre, presque noir, troué de lueurs jaunes?



22.

CES mots que Jean-Luc avait dits à Joan - « Je ne vous vois plus, je vais mal, ne m'abandonnez pas » -, auxquels elle avait à peine répondu, ces mots dont il avait honte mais qu'il était pourtant soulagé d'avoir prononcés, qu'il avait même envie de répéter puisque c'était avec cette jeune femme qu'il avait besoin de parler (depuis ce premier appel chez elle, il avait essayé plusieurs fois de la joindre, mais il n'avait osé se confier au répondeur de crainte que quelqu'un ne surprît les mots qu'il avait envie d'ajouter aux précédents: « Je veux vous voir, venez, j'ai besoin de vous, ne me laissez pas tomber, sinon je coule... »), cette lamentation, cet appel, ces mots de désespoir ou d'attente étaient ceux qu'il aurait dû dire à Ariane mais qu'il n'avait su trouver à l'époque.

Elle avait quinze ans et demi, seize ans peut-être. Tôt le matin, dans la cuisine, elle arrivait en tâtonnant, les yeux gonflés. Elle avait veillé, murmurait-elle, à cause de cette leçon qu'elle ne retenait pas, une épreuve de contrôle; il répondait sur le même ton : jus d'orange, café, que veux-tu, mange, bois - tout ce tas de mots jetés entre eux comme pour se cacher derrière leur amoncellement, ne rien dire, lui qui aurait tant voulu l'embrasser, la serrer contre lui, l'interroger et se confier, lui demander ce qu'elle pensait de Joëlle, si elle tolérait sa présence dans l'appartement, si elle souhaitait qu'ils vivent seulement tous les deux, père et fille, et il aurait aussitôt acquiescé.

Chaque fois qu'il la croisait, il aurait dû lui dire : « J'ai besoin de toi, je ne te vois pas assez, je me moque de Joëlle, du journal, cela vient après toi, parle-moi, ne nous quittons pas, ne nous manquons pas, cessons ce jeu d'esquive! »

Elle ne buvait pas le jus d'orange qu'il lui avait préparé. Elle disait d'un ton irrité ou las, selon les matins: « Mais je n'ai pas le temps, tu vois bien, je suis en retard... »

Elle portait une grosse veste de laine à fermeture Éclair, au col large qu'elle relevait, dissimulant ainsi ses cheveux blond cendré, et parfois il sortait sur le balcon, la regardait s'engager dans la rue de Sèvres, et il éprouvait alors une fierté mêlée d'effroi à la voir si grande, si mince, et la vue de ses jambes fines serrées dans un pantalon de toile bleue délavée, marchant à longues foulées, vers le métro, sans que jamais elle tournât la tête pour vérifier s'il la suivait des yeux, lui inspirait un sentiment de fatalité et de désespoir.

Il rentrait dans la chambre.

Joëlle dormait encore. Il avait envie de se tuer.

C'était une tentation qui passait, cisaillant sa pensée, irradiant sa vie qu'il se représentait à cet instant comme une suite d'échecs: ce mariage avec Clémence, cette façon dont elle avait refusé la naissance d'Ariane, son départ, les laissant là, fille et époux, c'était le moment tournant de sa vie, lui avait-elle dit, il devait comprendre. Qu'était-il donc, lui, pour qu'on le laisse ainsi tomber? Et maintenant, il en avait eu la certitude, à la lumière de ce désir de mort, c'était Ariane qui allait partir, l'abandonner, peut-être pour répéter, sans le savoir, ce qu'avait fait sa mère des années auparavant, ou bien pour le punir de n'avoir pas su la garder.

Il s'asseyait sur le lit, sûr qu'il ne réussirait pas non plus à retenir Ariane, parce qu'il n'osait pas prononcer les mots qu'il portait en lui : « J'ai peur pour toi, pour moi, restons ensemble, parlons-nous, parlons-nous ! »

Mais elle aurait répondu comme elle l'avait déjà fait les quelques fois où il avait tenté d'écarter ces barrages de phrases toutes faites, cet entrelacs de mots inutiles dont on avait plein la bouche, dont on comblait l'espace pour ne pas se toucher, mêler comme des lèvres qui se joignent ce qu'on avait au fond de la gorge : « Mais je te parle, papa, c'est ce que nous faisons ! Tu es drôle, tu es vraiment bizarre. »

Elle aurait secoué la tête, elle l'aurait regardé avec commisération, mais, en même temps, il aurait deviné ce défi qu'elle lui lançait, cette provocation à aller plus loin s'il osait, mais il fallait qu'il ose, qu'il prenne le temps, qu'il franchisse les obstacles qu'elle allait dresser entre eux : « Je suis pressée, il faut que je me coiffe, que je revoie le cours... »

Il n'avait pas osé, il avait reculé devant le premier barrage, murmurant : « Oui, oui, nous parlons, mais... »

Peut-être aussi le téléphone avait-il sonné, Arnaud l'appelait de la rédaction ou bien c'était Joëlle qui faisait irruption dans la cuisine et disait d'une voix sèche: « Excusez-moi, est-ce que je peux m'approcher?» »

Ariane s'écartait d'un mouvement vif, quittait la cuisine. Et Jean-Luc savait qu'elle sortirait ainsi un jour de sa propre vie.

Il l'avait redouté durant des années mais c'était lui, pourtant, qui, comme s'il avait voulu mettre fin à son angoisse, l'avait en quelques minutes jetée dehors, elle et cet étudiant noir qu'elle avait accueilli. « Je m'en fous, je m'en fous, avait-il lancé, empêchant Ariane de s'expliquer. Je m'en fous ! Dehors, dehors tout de suite ! »

Il avait parlé comme on se tue sur un coup de désespoir, pour en finir avec la peur ou son obsession.

Ariane avait à peine seize ans, elle était revenue au bout de quelques jours, mais ni elle ni lui n'avaient évoqué ce qui s'était passé. Il n'avait pas osé la regarder. Il la sentait tendue, ou si passive - c'était pire - qu'il vivait déjà comme si elle n'était plus là, et sa présence ne changeait rien au manque qu'il ressentait, à sa disparition, puisqu'il ne pouvait plus la serrer contre lui comme autrefois, il y avait si longtemps, quand elle était cette petite fille qui lui montrait ses cahiers bien tenus, à l'écriture régulière, ou bien à qui il apprenait, sur une route de campagne, au bord d'un fleuve, à tenir en équilibre sur un vélo.

Il avait si bien anticipé son départ que lorsque, presque majeure, elle avait définitivement quitté l'appartement de la rue de Sèvres - pour aller où? -, son accablement, son désespoir ne l'avaient point surpris.

Il était châtié pour ce qu'il n'avait pas su vouloir, pour ce qu'il n'avait pu empêcher, pour la violence qu'il avait laissé s'exprimer lorsqu'il l'avait jetée dehors - c'était l'expression qu'il se répétait parce qu'elle le blessait -, ce dimanche où Joëlle et lui l'avaient découverte - mais voulait-elle se cacher? - en compagnie de cet étudiant noir, dans leur appartement, comme avait dit Joëlle.

Elle ne reviendrait plus. Il le savait.

- Mais, en fin de compte, tu prends ça très bien, avait constaté Joëlle. Je craignais le pire, tu faisais tant d'histoires, chaque fois que tu parlais d'elle. Mais je me trompais, tant mieux. On dirait même que ça t'arrange. Moi, je ne me suis jamais mêlée de vos relations : c'était tellement curieux, je n'étais rien pour elle, elle me le faisait comprendre, et toi aussi...

Le souvenir de ces propos dérisoires, comme une bouffée aigre, un relent nauséeux, lui était souvent revenu, cachant ce qu'il ressentait vraiment sous les commentaires et les bruits de voix.

Parfois, dans son bureau de Continental, après avoir terminé la rédaction de son éditorial, las, la tête vide, n'ayant pas encore demandé à sa secrétaire de lui passer à nouveau les communications, il cherchait à retrouver le visage d'Ariane, découvrant avec affolement qu'il n'y réussissait pas. Il voyait une silhouette quitter la cuisine, disparaître au bout de la rue de Sèvres, et il parvenait seulement à reconstituer la couleur de ses cheveux, sa démarche, ce coup de tête destiné à jeter ses mèches d'un côté de son visage. Mais c'était tout.

Lorsqu'il avait fait entrer pour la première fois Joan Finchett dans son bureau et qu'il avait vu cette jeune femme - bien qu'elle eût quelques années de plus, elle paraissait du même âge qu'Ariane -, il avait éprouvé un sentiment de joie, presque d'émerveillement, comme si, par quelque sortilège, on avait transformé Ariane tout en la laissant elle-même, en la parant de cette énergie, de ces mollets musclés, de cette volonté d'agir qu'elle n'avait pas ou qu'elle avait peut-être toujours dissimulée.

Il était obligé d'admettre que, puisqu'elle était partie, qu'elle avait laissé des traces, ces photos à la une des magazines (pas les plus grands) pour présenter des collections de mode (pas les plus connues), c'était bien qu'elle savait elle aussi décider, entreprendre. Mais il n'en avait rien deviné, il avait même été incapable de l'imaginer.

Il avait embauché Joan au bout d'à peine une demi-heure d'entretien. Arnaud s'était étonné : Jean-Luc était-il sûr de son choix, qu'avait donc cette petite Américaine? Ses papiers, pas mal, originaux, certes, mais...

La jeune femme avait dit : « J'ai quitté les États-Unis pour des questions familiales.» Jean-Luc avait baissé la tête : « Quoi? »

Elle n'avait pas hésité, exposant calmement qu'elle ne s'entendait plus avec son père, qu'il intervenait trop dans ses choix professionnels, qu'elle ne voulait plus dépendre de lui, qu'elle avait le sentiment qu'il la surveillait et, en même temps, ne la comprenait pas.

Jean-Luc l'avait interrompue. Ce n'était pas son problème, avait-il lâché d'un ton bourru, il s'en foutait, lui, de ce qui se passait dans la famille Finchett à New York - mais elle l'avait repris : c'est vous qui m'avez interrogée, monsieur, et c'est à Boston.

Il s'était levé. C'était O.K. pour un contrat à durée déterminée. On verrait pour son renouvellement. D'accord? Qu'elle discute les conditions avec Arnaud.

Ç'avait été comme si l'absence de sa fille s'était incarnée.

Quand il croisait Joan, Jean-Luc éprouvait des sentiments mêlés. Il souffrait de la voir. Elle marchait dans les couloirs du journal, droite et volontaire, presque fière. Elle rendait la disparition d'Ariane plus présente et il en souffrait comme s'il avait été le père d'une jeune incurable, chaque jour confronté à la santé d'une fille du même âge, à cette provocation que constituent le bonheur d'un être ou simplement son insouciance, quand on est soi-même blessé. Mais, en même temps, Joan lui redonnait de l'élan, comme si c'était véritablement une Ariane changée, saine, qui se trouvait là, dans les locaux du journal, travaillant à ses côtés comme il l'avait quelquefois espéré.

Puis il avait vu le visage d'Ariane enveloppé de bandelettes, gris et figé derrière le petit hublot du cercueil, dans le hangar proche du port de Dongo.

Depuis ce jour-là, il n'avait plus pu s'éloigner des rives du lac.

On l'avait enseveli dans le sommeil, on l'avait attaché sur un lit, enfermé dans une chambre dont la fenêtre, derrière les rideaux de tulle blanc, était grillagée.

On l'avait observé, questionné, écouté.

Joëlle lui avait répété en pénétrant dans la chambre : - Mais tu vas mieux, parfait, secoue-toi !

Il avait obéi, mais il n'était pas ressorti du hangar, il n'avait pas détourné les yeux du visage d'Ariane.

Il avait titubé dans les couloirs et les bureaux du journal, essayant de donner le change.

Il avait téléphoné à Joan.

- C'est quelqu'un comme cette jeune Américaine qu'il te faudrait, mon cher Jean-Luc. Cela ne fait aucun doute, lui avait dit Joëlle.

Elle allumait une cigarette, consultait sa montre. C'était une scène de film, le moment des adieux qu'elle interprétait, résolue comme à son habitude, et il l'avait écoutée, se souvenant du départ de Clémence, il y avait déjà près d'une dizaine d'années.

- Tu crois que je n'ai pas remarqué? disait-elle. Mais ce n'est pas un reproche, Jean-Luc, bien au contraire. Tu n'as rien fait pour ça, j'en suis sûre, et elle non plus. Mais il y a entre vous... Je lui en ai parlé, mais oui, il fallait bien, tu sais que j'aime que tout soit clair, contrairement à toi qui hésites, qui restes dans le flou, qui te complais dans l'incertitude... Pas moi, mon vieux: j'ai besoin de savoir, de trancher. Oui, entre Joan et toi, il y a comme une relation incestueuse, sauf qu'elle n'est pas ta fille - excuse-moi, Jean-Luc, tu comprends ce que j'ai voulu dire - et que tu n'es pas son père. Alors, tout est possible entre vous. Moi, je ne suis pas un obstacle, je m'en vais, Jean-Luc. Je ne peux plus, tu comprends: ce drame est comme un voile qui se déchire, je te vois comme tu es, émouvant, sympathique, mais un homme, pour moi, ce n'est vraiment pas ça. Les Américaines sont toutes un peu des secouristes, des infirmières, c'est une affaire d'éducation, de religion. Moi, que veux-tu, je suis une catholique égoïste. J'ai fait ce que j'ai pu, je ne peux plus, tu comprends? Tu sais, je recommence à travailler avec Brigitte Georges : je suis chargée de la gestion de ses émissions de portraits. J'ai besoin d'avoir la tête libre. Je ne peux plus rien pour toi. Et je ne veux pas me noyer avec toi. Je ne suis responsable de rien, tu le reconnais. Quand je me suis installée chez toi, Clémence vous avait déjà quittés depuis... mais à quoi bon revenir là-dessus ? Tu sais bien que j'ai raison. Je suis directe : je ne peux plus, je m'en vais, c'est tout.

Pourquoi se lever du fauteuil, répondre?

- C'est tout ce que tu as à dire? demandait-elle.

Avait-il jamais réussi à parler à Joëlle?

Elle avait fermé la porte sans la claquer, mais en la tirant avec suffisamment de force pour qu'il mesure qu'un nouveau chapitre de sa vie venait de se terminer.

Il était seul.

C'est ce qu'il avait dit à Joan.

Et elle n'avait pas détourné la tête, elle ne s'était pas contentée de lui lancer d'une voix bougonne, irritée ou inquiète, qu'il devait se sortir de là, s'accrocher.

Elle avait murmuré des phrases confuses, elle lui avait effleuré la main comme l'eût fait une fille, peut-être même une épouse si elle l'eût aimé.



23.

JEAN-LUC avait dit: « Je l'ai vue morte dans ce hangar », et Joan avait eu le sentiment de s'avancer avec lui vers le cercueil où reposait le corps d'Ariane.

Ils avaient marché côte à côte depuis le début de ce samedi matin. Il bruinait. Ils s'étaient retrouvés au bas de chez Jean-Luc, rue de Sèvres. Il lui avait téléphoné tôt, parlant d'une voix hésitante et grave, si désespérée que Joan, d'un coup de pied, avait rejeté draps et couvertures, répondant d'une voix brutale qu'elle venait, qu'il l'attende. Elle l'avait vu adossé à la façade, les mains enfoncées dans les poches d'une longue veste de cuir à col de fourrure, une casquette dissimulant le haut de son visage, et il lui avait donné l'impression d'être là depuis des heures et de pouvoir y demeurer encore, indifférent au temps qui passait.

- Excusez-moi, avait-il dit quand elle s'était immobilisée devant lui.

Il avait levé la tête. Il n'était pas rasé. Le col de sa chemise était ouvert. Il donnait une image de faiblesse et d'abandon si misérable qu'elle lui avait tourné le dos pour ne pas montrer son émotion.

Elle s'était mise à marcher en direction du boulevard Montparnasse et il l'avait rejointe au bout de quelques pas, puis il avait commencé à parler.

Il y avait encore peu de monde dans les rues, les voitures étaient rares. Des camions de livraison stationnaient; leurs clignotants jaunes avaient rappelé à Joan ces lueurs nocturnes qui perçaient le gris-noir de la place de la Concorde. Parfois, Jean-Luc s'arrêtait et elle l'attendait. Il reprenait alors son récit, mais elle s'efforçait de ne pas tourner les yeux vers lui, de l'écouter sans le voir, comme une voix désincarnée racontant une histoire qui la bouleversait.

- Peut-être, quand elle a quitté l'appartement, aurais-je dû lancer un avis de recherche, mais je craignais qu'elle ne se sente pourchassée, qu'elle s'éloigne définitivement. J'espérais encore, je pariais sur sa raison, sur l'attachement qu'elle m'avait à plusieurs reprises manifesté. Elle m'aimait. Quand elle était petite, dix ans, douze ans, elle m'avait répété tant de fois : « Je ne te quitterai jamais, papa, tu le sais. »

Au son de sa voix, Joan devinait qu'il était au bord des larmes et elle s'écartait alors un peu de lui ou bien le devançait, marchant plus vite.

Joan ne savait plus qui parlait, ce qu'elle faisait à côté de cet homme-là.

Elle se persuadait que la vie d'Ariane, telle que Jean-Luc la racontait, aurait pu être la sienne. Elle aussi avait eu envie d'errer, de se perdre, d'aller de l'un à l'autre au gré du hasard, de rouler jusqu'au bout de la pente, de plus en plus vite, et qui pouvait condamner un tel choix, au nom de quoi?

Elle n'était pas sûre d'avoir eu raison de museler ces velléités, ces désirs dont elle avait pris conscience il y avait si peu de temps qu'ils grondaient toujours en elle.

Elle se disait que vivre comme Christophe Doumic, avec lui, parmi ces meubles protégés du temps par des housses blanches, c'était aussi mourir. Que se mentir à longueur de vie, comme Brigitte Georges ou Lavignat, c'était aussi s'ensevelir.

Peut-être valait-il mieux monter dans le side-car de Morandi et mourir de trop vivre, comme Ariane l'avait fait.

Ariane avait dû hurler, réussir à faire jaillir ce cri qui restait bloqué derrière les lèvres de Joan, ses lèvres qu'elle mordillait pour ne pas pleurer en écoutant Jean-Luc, lâche et bête de se laisser ainsi émouvoir.

- Elle vous ressemblait, murmurait Jean-Luc.

Quand, pour la première fois, il avait fait entrer Joan dans son bureau, l'espace d'un instant il avait eu l'illusion de voir Ariane, une Ariane forte. Il l'avouait, il avait aussitôt été attiré par elle, mais il avait fallu cette mort pour qu'il le reconnaisse, ose lui confier.

- Excusez-moi.

Il baissait la tête et ils reprenaient leur marche sans jamais se frôler, restant même à bonne distance l'un de l'autre.

Elle n'avait aucune question à poser. Elle croyait à l'histoire de cette jeune fille un peu trop grande et un peu trop mince, mais dont le visage encadré par de longs cheveux blond cendré avait cet air de naïveté provocante qu'ont souvent les adolescentes, qui attire et émeut.

- Pourquoi a-t-elle basculé? s'interrogeait Jean-Luc.

Qu'avait-il fait ou oublié de faire? Un homme, à Dongo, l'ouvrier qui l'avait trouvée, lui avait dit cette phrase : si on mourait à cet âge, c'est que quelqu'un vous avait tué ou laissé mourir.

Joan faisait non de la tête. Non, Jean-Luc n'était pas le coupable. Elle aurait voulu le convaincre que tout s'était joué en dehors de lui. Ariane avait dû sentir que son corps changeait, que les autres portaient sur elle un regard plus appuyé. Elle avait cru qu'elle détenait un pouvoir, que ces hommes qui se retournaient sur elle, qui la flattaient, qui l'invitaient, elle pourrait les dompter, obtenir d'eux tout ce qu'elle voulait. Elle avait éprouvé le désir de mesurer sa force, d'affronter quelqu'un, de déchirer l'enveloppe qui tout à la fois la protégeait et l'enfermait. Elle avait voulu s'ouvrir et il avait peut-être suffi d'une seule rencontre pour que toute sa vie fût engagée.

Joan aurait aimé ajouter qu'elle-même aurait pu être cette jeune morte, qu'elle regrettait de ne pas avoir pris le risque de mourir, qu'elle était prête à le courir, maintenant, avant qu'il ne soit trop tard, et elle aurait pu parler de Leiburg, de Morandi, d'Orlando, de l'enquête qu'elle avait entreprise, parce qu'elle ne pouvait plus vivre avec une housse sur la tête, sa voix et son corps étouffés.

Ariane avait eu ce courage, cette volonté plus tôt, dès quinze ou seize ans.

Alors qu'ils traversaient le pont de l'Alma, Jean-Luc parlait à présent de ce photographe italien, Roy, l'un de ceux qui avaient probablement donné à Ariane l'illusion de sa force, son désir de liberté.

A quoi bon rapporter ce que cet homme lui avait dit? Peut-être avait-il cru que Jean-Luc était un vieil amant d'Ariane et lui-même ne l'avait point détrompé, et ç'avait été horrible de l'écouter confirmer qu'en effet, il avait tiré toute une série de photos d'Ariane, qu'elle avait une forte personnalité, le cul et la tête - c'étaient ses propres mots. « Oui, c'est d'Ariane qu'il parlait », murmurait Jean-Luc.

Joan aurait voulu qu'il se tût. Elle préférait ne plus savoir, laisser désormais son imagination composer la vie de cette jeune femme qu'elle aurait pu être.

Elles avaient la même taille, lui avait précisé Joëlle, la même teinte de cheveux. Mais ceux d'Ariane étaient longs. Joan avait coupé les siens du jour où elle avait décidé qu'il fallait choisir l'ordre et l'efficacité, quand elle avait renoncé à l'autre versant de la vie.

Ariane était morte avec les cheveux longs. Joan vivait avec les cheveux bouclés.

Vivait?

Jean-Luc avait encore parlé en arpentant des quais, des avenues, des esplanades.

Ils avaient franchi le pont de l'Alma, puis la place. En ce samedi matin, l'avenue Marceau était déserte. Plus tard, ils avaient contourné la place du Trocadéro, remonté l'avenue Raymond-Poincaré. Et la vie s'était déroulée au rythme de leurs pas.

Clémence, la mère d'Ariane, expliquait Jean-Luc, ne s'était pas indignée de découvrir les photos de sa fille sur la couverture de magazines italiens. Jean-Luc, avait-elle souligné, n'avait jamais été sensible à ce qui relevait de l'art, de l'esthétique. S'était-il jamais demandé ce qu'avait signifié pour elle le fait d'être comédienne, de vivre par son corps et sa voix, de se mouler dans d'autres destins, d'être multiple? Ariane avait commencé à vivre comme elle, avait prétendu Clémence. Que Jean-Luc ne la gêne pas, qu'il la laisse s'épanouir!

Que pouvait-il faire?

Ce qui avait tué Ariane, c'était peut-être leur désunion, ce désaccord entre Clémence et lui. Ils ne lui avaient pas donné la vie, mais la mort. Belle liberté! avait-il ricané. Comment aurait-elle pu échapper à pareille malédiction?

Joan s'indignait. Elle refusait d'imaginer qu'Ariane eût simplement subi ce destin scellé dès l'origine, médiocre et banal : un père et une mère désunis, une adolescente fugueuse qui s'en va, un jour d'averse, peut-être d'overdose, mourir au bord d'un lac.

C'était trop simple, trop sordide, inacceptable.

Elle avait pour la première fois répondu à Jean-Luc, l'obligeant à se taire au moment où il répétait : « Je l'ai vue morte dans ce hangar. » Elle ne pouvait plus supporter sa voix, cette complaisance, cette soumission.

Elle avait repris la phrase de l'homme de Dongo : on ne meurt pas, on vous tue.

Elle avait martelé : « Quelqu'un l'a tuée. » Elle le sentait, Ariane n'était pas quelqu'un qui renonce. « J'en suis sûre. »

Jean-Luc s'était arrêté, lui avait saisi les poignets : que savait-elle?

Elle secouait la tête, murmurait : « Rien, rien. »

Ce n'était même pas une hypothèse. Sans doute un désir. Pour cette jeune morte, pour l'idée même qu'elle se faisait de la vie, elle voulait qu'il y ait eu risque, combat, affrontement. Piège, peut-être, mais par conséquence, un ennemi, un tueur.

Elle voulait la colère, la vengeance plutôt que le désespoir.

Jean-Luc s'était collé à elle : « Ne me laissez pas, ne me laissez pas. »

Il l'avait enlacée et elle l'avait à son tour entouré de ses bras.



24.

JOAN avait toujours refusé de passer la nuit entière chez Jean-Luc, rue de Sèvres.

Elle n'avait ni réfléchi ni hésité. Ç'avait été une réaction instinctive qu'elle avait eue dès ce samedi de novembre, quand elle était entrée pour la première fois dans cet appartement du troisième étage, au coin de la rue Vaneau.

Elle n'avait pas été surprise par les pièces en désordre, les journaux froissés sur les fauteuils, les livres qui s'amoncelaient en piles contre les cloisons, mais elle avait aimé cette odeur de tabac, de café et de poussière qui l'avait saisie quand Jean-Luc l'avait entraînée à travers les pièces vers sa chambre où ils étaient, d'un même mouvement, tombés sur le lit.

Elle s'était sentie alanguie et émue tandis qu'il l'embrassait, mêlant la fougue et la tendresse, disant - et elle était troublée par cette voix suppliante : « Mon amour, mon amour, ma vie, tu me sauves, vous devez le savoir, mon amour... » Elle l'avait écouté, passive, heureuse de se laisser aller avec la sensation d'être épanouie, d'offrir un corps si généreux que Jean-Luc allait s'y fondre comme un enfant qui rentre dans le sein de sa mère; c'était la première fois qu'elle éprouvait ce sentiment : être une mère pour un homme, alors que cet homme était déjà vieux, et elle avait pensé, tout en s'abandonnant : Clémence et Joëlle ont couché dans ce lit, je n'y dormi-rai pas.

Elle n'éprouvait ni jalousie ni amertume, elle ne regrettait pas de venir après ces deux femmes, mais elle avait ensuite besoin de se retrouver seule, comme on referme les bras sur soi quand on a froid. Elle voulait reprendre ses pensées qui s'émiettaient quand elle se tenait auprès de Jean-Luc. Elle craignait de ne pas savoir lui résister parce qu'il était faible, qu'il avait tant besoin d'elle; elle était tentée de le laisser faire, n'ayant jamais connu cela : un homme en qui déverser sa vie, qui avait vingt ans de plus qu'elle et qui était sans forces, qui disait ne plus pouvoir puiser qu'en elle l'énergie, la volonté de continuer à vivre.

Quand, après avoir marché toute la matinée de ce samedi, une bruine glacée leur collant au visage, ils s'étaient embrassés sur le trottoir de l'avenue Raymond-Poincaré, et qu'elle avait été si émue par l'abandon de ce corps d'homme qui se laissait aller contre elle, par sa voix qui répétait : « Joan, sans vous, je meurs, Joan, vous êtes ma seule raison », par ses larmes, car il pleurait et, visage contre visage, elle sentait ses larmes sur ses propres joues, elle avait pensé : tiens, il n'est pas si grand, peut-être même le dépassait-elle de quelques centimètres. Et ce constat qu'elle avait fait malgré elle lui avait aussitôt laissé comprendre que Jean-Luc n'était qu'un moment de sa vie qu'elle devrait vivre sans remords ni calculs, mais qu'il finirait un jour. Peu après, alors qu'enlacés ils cherchaient un taxi, elle avait aperçu de l'autre côté de la chaussée l'enseigne de ce restaurant chinois où elle avait dîné avec Christophe Doumic avant de le suivre chez lui, sans doute pour la dernière fois.

Jean-Luc pelotonné contre elle dans le taxi, leurs jambes mêlées, elle avait eu la certitude qu'elle était plus forte, plus lucide que cet homme qui avait posé la tête sur son épaule, dont elle voyait les cheveux grisonnants, qui lui disait ne vouloir jamais plus la quitter - quel adolescent lui avait jadis déclaré la même chose? Il lui fallait rechercher dans sa mémoire le nom de cet étudiant en histoire, lors de sa dernière année à Harvard, qui composait des tragédies et déclamait ses vers sans croire un traître mot de ce qu'il récitait.

Dès ces premières minutes, Jean-Luc avait même murmuré qu'il voulait un enfant d'elle.

Mais il avait dit cela sans vigueur, comme une supplication, tout en s'en remettant à elle pour décider, et elle avait pensé qu'il avait dû être un homme faible bien avant la mort d'Ariane, que Clémence et Joëlle avaient dû le quitter, tout comme Ariane, à cause de cette incertitude de sa personnalité que l'exaltation, la spontanéité, l'énergie qu'il mettait à se confier ou à faire des projets ne parvenaient pas à masquer.

Drôle de type.

C'était une voix souterraine qu'entendait Joan, une mise en garde qui ne l'empêchait pas pour autant de bercer Jean-Luc comme elle ne l'avait jamais fait pour un autre homme, de lui chantonner des mots qu'elle n'avait plus prononcés depuis son enfance, qu'elle murmurait si bas qu'il ne les comprenait pas, refrains de complaintes ou comptines dont elle savait d'instinct qu'il les aimerait.

Et c'est ainsi qu'elle l'avait accueilli en elle, sans rien attendre de lui que ce désir de se perdre dans son corps, de tout espérer d'elle, le plaisir et la vie, et c'était une sensation de plénitude qu'il lui dispensait ainsi : celle des mères quand elles comblent l'enfant qui dépend d'elles.

Mais elle s'était dégagée de lui alors qu'il était encore couché sur le ventre, bras écartés, murmurant que c'était pour lui comme la première fois, qu'il n'avait jamais éprouvé cette émotion, un plaisir aussi fort, que ce n'était pas seulement le plaisir du corps, mais une communion, une révélation, il comprenait enfin ce que cela signifiait, cette petite mort, l'envie de ne plus reprendre pied parce qu'on est au-delà, ailleurs. Il avait soupiré, il avait geint comme si ce plaisir qu'il venait de vivre était en même temps douloureux, et elle l'avait écouté, touchée par ce qu'il disait, qu'elle savait sincère, mais aussi parce qu'elle-même avait ressenti quelque chose d'inattendu, de nouveau, qui n'était pas de l'ordre du plaisir ou de la jouissance, plutôt de la bonté.

Le mot l'avait étonnée, Jean-Luc l'ayant à son tour employé dans cette suite de phrases qu'il ne cessait de prononcer. Il avait dit : « Tu es bonne, Joan, bonne, d'une bonté du miel » - et il avait ri. C'était la première fois qu'elle l'entendait rire, et elle avait été heureuse de ce signe de vie.

Mais elle s'était rhabillée et Jean-Luc, comme naguère Christophe Doumic, avait de nouveau paru accablé, désespéré : « Ne m'abandonne pas, pas maintenant, pas après ce que tu m'as donné. »

Elle l'avait enlacé, lui répétant qu'elle rentrait seulement chez elle, qu'elle avait besoin de ces heures de solitude pour réfléchir et travailler.

En la raccompagnant vers l'entrée, il avait - elle n'avait pas aimé qu'il fît cela - ouvert une porte, éclairé une chambre plus longue que large, et elle avait entrevu sur un lit des peluches renversées les unes sur les autres, et, dans un coin, appuyée à une chaîne stéréo, une guitare dont les cordes étaient détendues.

Elle ne s'était arrêtée devant la chambre que le temps d'un regard, puis elle avait ouvert la porte palière avant que Jean-Luc ne la rejoignît, murmurant qu'il avait voulu lui montrer la chambre où avait vécu Ariane, que ç'avait été plus fort que lui, qu'il souhaitait tout partager avec elle.

- Vous êtes ma vie, à présent, avait-il dit.

Elle n'avait pas attendu l'ascenseur, elle avait dévalé les escaliers, épuisée tout à coup : sans doute la fatigue de cette journée, leur longue marche dans Paris, ces vies que Jean-Luc lui avait fait connaître, cette jeune morte dont il venait de dévoiler l'intimité, puis l'enfance.

Des années durant, elle aussi avait joué de la guitare. Et elle gardait encore contre elle, certaines nuits, un lion en peluche, celui que sa mère lui avait offert pour son deuxième anniversaire, lui avait-on dit.

C'était le milieu de la nuit et elle n'avait point répondu à Jean-Luc qui, depuis la fenêtre, lui criait qu'il allait lui appeler un taxi. Elle fit un grand geste de refus, si net qu'il n'insista pas et qu'elle put s'éloigner sans qu'il l'interpellât de nouveau, mais il devait la suivre des yeux et elle avait pressé le pas afin d'échapper plus vite à son regard.

Lorsqu'elle eut atteint le boulevard Raspail, elle avait ralenti, sachant que Jean-Luc ne la voyait plus. Elle était libre et calme. Elle était allée jusqu'au bout d'un besoin et d'une tentation. Elle avait cédé à l'émotion qu'elle ressentait chaque fois qu'elle voyait Jean-Luc, à l'envie qu'elle avait eue de le serrer contre elle, de le rassurer. Elle l'avait fait. Elle en était apaisée. Elle respirait mieux. Elle trouvait le vent froid vivifiant. Il avait balayé le ciel de sa brume et de sa bruine, si bien que dans cette clarté nocturne, les angles étaient vifs et qu'au carrefour de la Croix-Rouge, la statue du Centaure, sur sa stèle, se découpait, bronze noir sur les façades claires de la rue du Cherche-Midi.

Joan avait refusé un taxi qui, venant du boulevard Raspail, s'était arrêté au moment où elle traversait la rue de Rennes. Elle en voulait à l'intrus de l'avoir un instant dérangée dans ses pensées, à cette heure de la nuit où elles se détachent comme des figures détourées.

Elle essayait d'analyser ce qu'elle avait ressenti, cette attirance pour un homme faible qui, sous le masque énergique qu'il avait longtemps présenté au journal, avait les traits indécis de quelqu'un qui aspirait d'abord à être consolé, écouté, bercé. La mort d'Ariane avait arraché le masque, elle n'avait pas remodelé le visage.

Joan savait déjà qu'elle allait le quitter comme les autres femmes l'avaient fait, car la faiblesse ne retient qu'un temps; elle pensait qu'un jour elle allait devoir blesser Jean-Luc et c'est aussi pour cette raison qu'elle refusait la perspective de vivre chez lui. Elle voulait bien l'entourer de sa compassion, l'aimer, jouir du rôle qu'il attendait d'elle, mais sans se laisser prendre, en l'avertissant qu'elle n'était pas seulement cette consolatrice, cette jeune mère d'un homme déjà vieux.

Car il était vieux : vingt ou vingt-cinq ans de plus qu'elle, et cela étonnait Joan qui s'était sentie d'emblée plus mûre, plus forte que lui. De cette découverte aussi elle avait joui, n'exigeant rien de Jean-Luc, n'attendant de lui que l'aveu de sa dépendance qu'il faisait en la tutoyant, la vouvoyant, avec l'élan d'un adolescent grandiloquent et naïf.

Mais peut-être les hommes ne changeaient-ils guère au cours de leur vie : Jean-Luc avait dû être un gosse hésitant et soumis; Morandi, ce bourreau qui frappait un autre enfant; Christophe Doumic, un digne jeune homme qui jouait à la perfection le rôle que les adultes lui avaient assigné.

Qui osait encore inventer sa vie?

Ariane. Mais elle en était morte.

1 Voir La Fontaine des Innocents, romans Fayard et Livre de Poche 1991, 1993.

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