Cinquième partie


Parme, Palazzo Ducale



28.

QUAND Roberto Cocci eut terminé de lire l'article de Joan Finchett, il ôta ses lunettes.

Les dossiers empilés contre les cloisons du bureau, ceux ouverts sur la grande table au centre de la pièce devinrent des masses grises aux contours flous; les murs, des surfaces sombres; les fenêtres donnant sur le parc du Palazzo Ducale, des taches à peine plus claires au-delà desquelles s'étendaient et se mêlaient des bancs de brouillard.

Cocci ferma les yeux et commença à se masser lentement, du bout des doigts, le front d'abord, puis les arcades sourcilières, enfin les paupières, appuyant de plus en plus fort chaque fois qu'il répétait son geste, faisant glisser ses doigts vers le menton, tirant sur sa peau comme s'il avait voulu se débarrasser d'un maquillage ou plutôt retirer quelque masque ou arracher une couche de vase collée à sa peau afin de recouvrer ses traits, de respirer.

Parfois il s'interrompait, entrouvrant les yeux, mais, devant la confusion des formes, des lignes et des couleurs, il éprouvait une sensation de vertige et de nausée, comme si le Palazzo Ducale de Parme, tel une nacelle, s'était mis à osciller dans le brouillard.

Cocci massait à nouveau ses yeux, ses joues, ses tempes, et il avait alors l'impression de s'effacer du monde, ses doigts gommant sa présence.

Il cessait d'être le juge Roberto Cocci qui, au troisième étage du Palazzo Ducale, avait, en attendant l'arrivée du témoin Giorgio Balasso, rédacteur en chef d'Il Futuro, lu un article qu'un journal parisien, Continental, avait consacré aux Inconnues du système Morandi.

Il était libre, léger, ses traits se détendaient, la fatigue des nuits précédentes, passées à confronter les documents saisis lors des perquisitions qu'il avait conduites aux sièges des sociétés du groupe Morandi, dans les immeubles du centre de Parme, se retirait peu à peu de son corps. A chaque fois qu'il appuyait sur ses paupières, ses yeux étaient inondés d'une lumière irisée. Ses pensées, ses idées, ses souvenirs en étaient illuminés. Il se sentait envahi d'un sentiment de confiance.

Peut-être même souriait-il.

Il se souvenait de la manière dont il avait rembarré cette journaliste, Joan Finchett, quand elle l'avait appelé, il y avait quelques semaines.

Il était alors persuadé qu'elle agissait pour le compte de Morandi, dont elle avait été l'invitée Villa Bardi, qu'elle voulait lui tendre un piège, comme d'autres déjà, Balasso, Valdi, l'éditorialiste d'Il Futuro, Leiburg s'y étaient essayés. Il avait remarqué son accent américain et elle s'était emportée quand il lui avait demandé si elle était au service de la Mafia ou de la CIA - il eût pu ajouter : peut-être des deux. Il avait imaginé un complot, leur conversation téléphonique enregistrée, sa propre secrétaire achetée. Il avait convoqué cette dernière, l'interrogeant avec brutalité sur les conditions dans lesquelles elle lui avait passé directement cette communication de Paris, pourquoi, qui le lui avait demandé?

Il continuait de se masser le visage, la nuque, enfonçant profondément ses doigts dans l'épaisseur de ses cheveux. Il se dédoublait. Il s'entendait hurler à sa secrétaire : « Un juge, moi en tout cas, est inaccessible, inaccessible, vous entendez ! C'est lui seul qui choisit qui il doit écouter ou voir. Vous voulez ouvrir la porte de mon bureau à un tueur? Dites-le ! Il vous abattra aussi, croyez-moi. »

La pauvre femme avait sorti un mouchoir brodé et avait essuyé ses yeux comme une écolière.

Cela paraissait à Cocci un épisode déjà si lointain et il avait le sentiment qu'un autre que lui l'avait vécu. Le mouvement de la vie était si rapide. Il avait reçu ce matin la photocopie de cet article de Joan Finchett, une dizaine de feuillets sur lesquels le directeur de l'Institut culturel italien, l'ami Mario Grassi, qui les lui avait envoyés de Paris, avait griffonné quelques phrases courant au fil des pages, de sa grande écriture penchée, généreuse et enthousiaste :

Polémique à Paris entre l'Universel (Lavignat : un « fashionnable intellectual! », un familier de Morandi? Morandi a racheté ou va racheter l'hebdomadaire), la télévision (Brigitte Georges), Hassner (Morandi est désormais majoritaire dans le capital de son agence de publicité) et Continental (Jean-Luc Duguet, Joan Finchett). Gauche contre droite? Morandi, ici, est un condottiere de... gauche! Tu imagines! Je peux rencontrer Finchett, si tu veux — et même si tu ne veux pas, je crois.

C'était le ton, la voix de Mario Grassi, inchangée depuis les années 70 lorsque Cocci le rencontrait dans ce café de la via d'Azeglio, à Bologne, où se retrouvaient les étudiants « critiques » de la faculté des lettres et de droit. Ils avaient manifesté ensemble piazza del Nettuno, ils avaient serré le poing lorsque les terroristes avaient fait exploser leur bombe à la Stazione Centrale. Ils criaient « A bas le fascisme ! », mais peut-être - on le disait aujourd'hui - les assassins agissaient-ils pour d'autres, respectables ministres, banquiers, les mêmes que ceux que Cocci retrouvait à présent dans l'entourage de Morandi. Et qui sait s'ils ne parvenaient pas enfin à la conclusion de ces années marécageuses - « à vomir », disait Grassi - qu'ils avaient vécues : plus de vingt ans de meurtres, de corruption, de putréfaction? Balasso et Valdi étaient de la même génération que Grassi, et du même petit groupe, mais celui-ci, comme il disait encore, s'était mis à l'abri des tentations auxquelles les premiers avaient cédé : professeur à Berkeley, puis directeur d'instituts culturels ici et là, désormais enfin en Europe, à Paris, 50, rue de Varenne. Grassi était resté lui-même avec des cheveux toujours noirs, un peu trop longs, un corps mince à près de cinquante ans - «Nous sommes restés maigres, Cocci », lançait-il quand ils se rencontraient -, un regard distrait, ce qui conférait à ses yeux une douceur attirante, des femmes autour de lui, pas d'enfant, pas de livre publié, quelques articles seulement où Cocci découvrait plus d'intuition que de rigueur, pas d'oeuvre, donc. « Mais, Roberto, protestait Grassi, est-ce que vivre, vivre le moins mal possible, essayer de ne pas faire souffrir, tenter d'aimer, oui, d'aimer, est-ce que ce n'est pas une création, une oeuvre, la seule à compter? »

Les autres, Valdi, Balasso, Roberto Cocci les avait retrouvés ici, à Parme, salariés de Morandi, si différents de ce qu'ils avaient été au temps de la via d'Azeglio et de la piazza del Nettuno que ni eux ni Cocci n'avaient, fût-ce d'un geste ou d'un mot, cherché à rappeler ces heures-là.

Giorgio Balasso, Cocci devait l'entendre comme témoin, mais il l'avait déjà croisé depuis son arrivée à Parme et il avait eu un sentiment de pitié, de compassion envers cet homme qui se tenait voûté, auquel ses yeux éteints, son teint blanchâtre donnaient une expression maladive, comme si l'amertume, les désillusions, peut-être les remords l'avaient peu à peu miné.

Fabrizio Valdi, au contraire, portait avec suffisance ses reniements, pochette blanche sur complet bleu roi. Il avait déjà témoigné, méprisant et agressif, accusant la justice de se mettre au service d'un État en putréfaction, de chercher, en accusant Morandi, des boucs émissaires afin de protéger les responsables politiques. Il fallait que le Nord s'ampute de Rome, de ce Sud corrompu et paresseux, et crée ici - il avait tapé du plat de la main sur le bureau de Cocci - un État, une République.

« Avec Morandi comme modèle de vertu ! » avait murmuré Cocci en mettant fin à la déposition de Valdi. Puis, alors que ce dernier protestait, s'indignait, la lèvre inférieure tremblante, Cocci avait ajouté qu'il préférait les cyniques aux hypocrites et n'aimait pas les faux prêtres.

Cocci avait ôté ses lunettes et le greffier avait pensé que monsieur le juge, comme à chaque fois qu'il était las, allait se masser le visage, et c'était un curieux spectacle que celui de cet homme aux traits rigoureusement dessinés qui, les coudes appuyés sur la table, les doigts tendus, modelait sa peau les yeux fermés, donnant si fort la sensation d'être absent, à mille lieues de ce bureau, que le greffier n'osait plus bouger et quittait la pièce à reculons.

Il est vrai que, peu à peu, les scènes et les souvenirs les plus récents s'effritaient comme une boue sèche et que Cocci se retrouvait piazza del Nettuno, avec les autres, Grassi, Balasso, Valdi, à l'époque où aucun d'eux n'acceptait la société telle qu'elle était, où ils imaginaient la vie comme un combat pour la justice - et il était devenu juge, il espérait qu'enfin, dans ce pays, ils allaient peut-être en finir avec les plus corrompus. Ou bien sa mémoire creusait plus profond encore, comme s'il avait voulu fuir vraiment le temps présent, ses illusions, la peur des déceptions, et Cocci se souvenait de ces parties de tennis qu'il disputait avec son père à la fin des après-midi d'été, si orageux dans la plaine padane.

Ils jouaient sur la terre brune et grumeleuse, derrière les bâtiments de la ferme, en bordure des champs de maïs, les balles se perdaient souvent entre les épis. Le père, Alberto Cocci, s'impatientait, criant, sa raquette levée, montrant un sillon : « Là, là, mais tu es aveugle ! »

Roberto Cocci ne portait pas encore de lunettes. Quelquefois, il lui semblait que la balle, avant de venir vers lui, disparaissait, mais il se plaçait d'instinct, sans la voir, harcelé par la voix de son père qui, tout en la renvoyant, lançait des ordres : « Coup droit, revers, filet, cours, mais cours! » Alberto Cocci avait appris à jouer alors qu'il était prisonnier des Anglais, en Afrique orientale; rentré à la ferme, il avait voulu, par défi - peut-être aussi par amertume, car il semblait n'éprouver aucun plaisir sur le court, mais c'était tout ce que la guerre du Duce lui avait apporté et il n'entendait pas le laisser, pour une fois que le fascisme donnait quelque chose ! -, continuer à jouer une fois par semaine, obligeant ses neveux d'abord, puis son fils Roberto à lui servir de partenaire.

Le soir tombait. L'air était si pesant, si chargé d'électricité qu'on étouffait à courir tout en frissonnant cependant, la peau parcourue de petites décharges qui piquaient les avant-bras, le cou et les joues. Le ciel devenait si sombre, d'un gris plombé, que Roberto ne voyait plus la balle, les gouttes de sueur brûlaient ses yeux, mais il entendait le bruit sec des coups que son père renvoyait. Il était envahi par une bouffée de rage et de haine, y compris contre cet homme, ce fou qui devait être le seul dans toute la campagne, entre Reggio et Parme, à jouer au tennis au milieu des champs. Puis le ciel tremblait et des gouttes grosses comme des fruits s'écrasaient sur la terre, tandis que l'horizon se fendait.

Certains crépuscules, alors même que le vent se levait, tourbillonnant, pliant les épis, que la foudre claquait non loin, le père s'obstinait à jouer encore, et Roberto Cocci s'était plus tard demandé s'il n'avait pas perdu son acuité visuelle pour échapper au calvaire de ces parties de tennis et fuir un père qui, lorsqu'ils étaient sortis de chez l'ophtalmologiste - Roberto avait alors dix-sept ans, c'était en 1960 -, avait simplement marmonné : « Ça aussi, maintenant! »

Une fois rentrés à la ferme, à quelques kilomètres du village de Vignola, le père s'était enfermé dans son atelier et n'avait même pas répondu quand on lui avait crié que le dîner était servi.

Roberto l'avait vu, sous l'averse, arracher les piquets entre lesquels le filet était tendu, puis, manoeuvrant brutalement, ranger, sur ce qui avait été le court, les tracteurs, les moissonneuses-batteuses, les motoculteurs qu'il avait en réparation.

Peut-être avait-il même brisé les raquettes, jeté les balles dans un fossé, enterré le filet; toujours est-il qu'en quelques heures, plus rien n'avait subsisté de ce qui avait semblé constituer depuis des années sa passion et sa gloire.

Quand un fermier descendant de sa machine s'étonnait, après lui avoir expliqué ce qui ne fonctionnait pas, de ne plus voir le court de tennis et le questionnait : « Tu ne joues plus, Alberto, tu ne fais plus l'Anglais? Trop vieux? », le père paraissait ne pas entendre ou bien il lançait une bordée d'injures, disant que c'était un crime de confier des machines à des paysans. Mais personne ne se vexait. Qu'est-ce qu'il était, ce fou d'Alberto Cocci? Un fils de fermier qui avait abandonné l'exploitation à son frère aîné et qui, parce que la guerre lui avait pris ses meilleures années, six au total, avait appris sous les armes, avec les Anglais, à réparer les moteurs et à jouer au tennis.

A la fin de la guerre, l'aîné, Giuseppe Cocci, avait voulu partager avec son cadet les revenus de la ferme. Alberto avait refusé. Il avait simplement demandé qu'on lui laisse un bâtiment pour y loger et un hangar pour y monter son atelier de réparations.

La surface du court, il l'avait prise sans rien demander, mais on savait dans les campagnes qu'on ne discute pas de la folie d'un homme, qu'il faut l'accepter comme un orage de grêle ou un printemps sans pluie.

C'était la vie. Et elle avait déjà frappé dur les Cocci : le grand-père, Antonio, on l'avait retrouvé en octobre 1923, le 28, jour du premier anniversaire de la Marche sur Rome, avec un épieu enfoncé dans la bouche, le corps à demi plongé dans une auge, les doigts dévorés par les cochons.

Lorsque Roberto Cocci avait lu l'article de Joan Finchett, il s'était souvenu que son oncle Giuseppe racontait que c'étaient les bandes de Dino Morandi qui avaient assassiné Antonio Cocci. Giuseppe avait alors quatre ans et avait vu ces hommes en uniforme noir sauter des camions dans la cour de la ferme, leurs gourdins à la main, leur étrange bonnet à pompon enfoncé sur la tête. Ils hurlaient : « Où est Cocci? Qu'on le donne à bouffer aux cochons ! »

L'article de Joan Finchett était le seul de tous ceux qui avaient été publiés sur l'affaire Morandi à rappeler que ce nom-là, Morandi, dans les années 20, pas un paysan, pas un adhérent de coopérative - de ceux qu'on appelait les « rouges » - qui ne l'eût maudit, l'articulant à voix basse parce qu'il y avait des mouchards partout et que les squadre de Morandi - trois, quatre camions d'hommes armés - terrorisaient les campagnes.

On les voyait passer au loin sur les routes, entre les peupliers, gesticulant, brandissant leurs fusils et leurs matraques. Leurs voix, portées par le vent, volaient jusqu'aux fermes au-dessus des épis, « eia eia alala ». Les paysans courbaient le dos. L'orage finirait bien, celui-là comme les autres, et seuls quelques-uns, comme Antonio Cocci, le grand-père de Roberto - de monsieur le juge qui avait installé ses bureaux au troisième étage du Palazzo Ducale de Parme - avaient résisté, et les squadristi de Dino Morandi les avaient en effet donnés à bouffer aux cochons.

On n'avait pas touché à un cheveu de la femme d'Antonio. Après avoir entraîné son mari vers le camion, les fascistes avaient tourné autour d'elle qui se tenait droite devant la porte de la chambre où elle avait enfermé ses trois fils. Ceux-ci pleuraient. Dino Morandi l'avait écartée d'un geste brutal, avait poussé la porte de la pointe de sa botte et, tourné vers ses squadristi qui avaient envahi la pièce, il avait dit que l'honneur des fascistes, c'était de respecter les familles, même celles de leurs pires ennemis : « Pas un cheveu des femmes et des enfants. » Les fils seraient eux aussi un jour des enfants de la Louve, eia eia alala.

Mais ni Giuseppe Cocci, l'aîné, celui qui avait vu le jour en 1919, un an après le retour de guerre de son père, ni Alberto Cocci, né en 1920, celui que, plus tard, revenu d'Afrique orientale en short kaki, on avait appelé « l'Anglais » ou il Meccanico (le mécanicien) - c'était lui le père du juge Roberto Cocci -, ni Giacomo, né en 1921, n'étaient devenus fascistes. Vingt ans durant, ils avaient rentré la tête dans les épaules. On les avait insultés. On avait exigé d'eux qu'ils signent des proclamations, des aveux, des bulletins d'adhésion. Ils étaient restés impassibles comme s'ils avaient eu les lèvres cousues, les oreilles bouchées.

Quand elle avait appris, en 1924, que Dino Morandi avait été abattu par un rouge, leur mère avait tué deux poulets et, toute la nuit, elle avait malaxé la pâte, préparé la farce pour les cappeletti, la sauce, le bouillon, et ce déjeuner-là, un jour de semaine, sur une nappe blanche, celle de son mariage, ses fils s'en étaient toujours souvenus.

Elle était morte en 1944 sans avoir revu ses deux aînés, l'un prisonnier en Afrique orientale, l'autre combattant avec les partisans, sans doute au Piémont.

Son plus jeune fils, Giacomo, l'avait portée en terre, puis - c'était l'automne ou le début de l'hiver, novembre ou décembre 1944 - il avait à son tour gagné les montagnes du Nord, au-dessus de Côme, et il était devenu l'un de ceux qu'Allemands et fascistes, les derniers, ceux qu'on appelait les Repubblichini, cruels comme des bêtes traquées, qualifiaient de Banditi.

Un matin, peu avant la fin de la guerre, en mars ou avril 1945, quelques jours seulement avant qu'on ne tue Mussolini, sa maîtresse Claretta et Paola Morandi, les habitants de Bellagio avaient dû monter jusqu'à la forêt, les Allemands les ayant rassemblés et forcés à marcher. Dans une clairière d'où l'on apercevait tout le lac, le parc et le toit de la Villa Bardi, ils avaient découvert une trentaine de corps couchés les uns sur les autres, qu'ils avaient dû ensevelir côte à côte. Parmi eux, Giacomo Cocci.

- Banditi, Banditi ! avaient hurlé les Allemands.

C'était il y a mille ans, le temps pour Roberto Cocci de fermer et de rouvrir les yeux.



29.

PEUT-ÊTRE Joan avait-elle accepté de rencontrer Mario Grassi le matin même où il avait téléphoné, non pas, comme elle l'avait expliqué à Jean-Luc, parce que Grassi s'était présenté comme l'ami de Roberto Cocci, oui, le juge chargé de l'affaire Morandi, et qu'il avait été impressionné par l'article qu'elle avait écrit sur les Inconnues du système Morandi - « Votre titre, très bon! La Repubblica l'a repris ce matin en vous citant, j'ai le journal, si nous nous voyons... » avait-il dit -, mais parce que sa voix grave et pourtant changeante, avec des inflexions ironiques, des éclats, l'avait intriguée, attirée.

Elle n'avait pas été séduite, plutôt distraite, comme si quelqu'un, de manière inattendue, lui avait ouvert une porte, tendu la main et dit : « Vous n'allez pas continuer à étouffer, là, dans cette pièce sombre, à vous morfondre. Et pourquoi? »

Elle était debout dans le bureau de Jean-Luc, au journal, et il lui avait passé le téléphone sans même la regarder : « C'est pour vous, Joan, l'Institut culturel italien, avait-il lâché d'une voix accablée, ajoutant : Dépêchez-vous, je vous en prie, Joan, il faudrait qu'on parle, il faut qu'on trouve le temps, je dois tout vous raconter... »

Elle l'avait interrompu d'un geste de la main gauche, agacée. Jean-Luc avait aussitôt baissé la tête.

Elle avait eu envie de quitter son bureau, se reprochant d'être ainsi passée avec lui, en quelques semaines, de la compassion, de la tendresse - et, même si elle n'employait pas le mot, elle y avait cru : de l'amour - à la lassitude, à l'obligation de l'écouter, de le rencontrer par devoir, parce qu'il insistait sans craindre de paraître pitoyable, semblant même trouver dans cette attitude de quémandeur rejeté, houspillé, accepté à contrecoeur et avec impatience, une sorte de satisfaction morbide.

Il comprenait Joan, disait-il. Il savait qu'il pesait sur elle. Il lui donnait raison de vouloir déjà se dégager, l'abandonner, mais elle ne le pouvait pas : pas elle, si différente de Clémence et de Joëlle, si proche, il l'avouait, d'Ariane, au point qu'il revivait sans doute avec elle une sorte de sentiment paternel mêlé de sensualité.

Elle devait le savoir, elle occupait dans son destin une place unique, à un moment décisif de sa vie, alors que tout avait basculé. Imaginait-elle ce que cela signifiait pour lui, vingt années d'une vie qui tout à coup disparaissaient comme si elles n'avaient jamais existé, plus aucune trace : l'eau avait englouti Ariane mais l'avait noyé aussi. Il n'y avait plus rien que ces sentiments de culpabilité, de remords, d'abandon et de mort, de mort, cependant que Joan représentait tout à coup la vie, l'avenir, quelque chose de vibrant. Il éprouvait pour elle une passion complexe, comme il n'en avait jamais vécue. Elle était la première femme qui le bouleversait, la première avec Ariane, et voilà pourquoi il l'avait rencontrée et l'aimait maintenant, au moment où il souffrait de la disparition d'Ariane.

Comprenait-elle tout ce qu'elle représentait pour lui?

C'était une question d'humanité, il le disait sans honte : il fallait avoir pitié, il acceptait qu'elle ne l'aime pas, mais qu'elle joue un peu, quelquefois, l'amour. Il lui semblait que c'était un devoir humain, qu'il avait droit à cette compréhension-là. On était parfois si tendre avec des chiens, si généreux avec des inconnus, des mendiants ! Qu'est-ce qu'il demandait puisque, il le sentait bien, elle ne voulait pas, ou ne voulait déjà plus? Oui, il gâchait toujours ses chances, il ne savait pas s'y prendre avec les femmes, et il était coupable de la mort d'Ariane à force de maladresse et d'égoïsme, il en convenait. Il ne s'illusionnait donc plus, elle ne voudrait pas d'enfant de lui, elle ne vivrait pas avec lui, il l'avait compris quand, dès la première nuit, elle avait refusé de coucher rue de Sèvres, chez lui.

Elle avait d'emblée voulu garder ses distances. Il n'avait pas su la retenir le premier soir, comment aurait-il pu après?

Mais il demandait seulement de l'amitié, un appui, quelques gestes d'amour. N'avait-il pas droit à ça, après ce qu'il avait vécu, était-il à ce point abject, coupable? Fallait-il qu'il se tue? Il le ferait si Joan ne montrait aucune pitié de lui, si elle l'abandonnait après lui avoir... oh, malgré elle, il reconnaissait qu'elle n'avait jamais rien promis, rien dit, mais elle avait accepté qu'il imagine, qu'il parle, elle était bien venue chez lui, rue de Sèvres, ils avaient bien fait l'amour, et ç'avait été pour lui le moment le plus fort de sa vie, il le lui jurait, elle lui avait vraiment rendu la vie, il l'avait dit, elle avait accepté qu'il le dise...

Cet espoir qu'elle lui avait donné, simplement en ne refusant pas, en écoutant, en se laissant aimer, elle ne pouvait pas déjà, après quelques semaines - est-ce qu'elle imaginait, dans l'état où il se trouvait -, le briser?

Il devait le lui avouer : il ne le supporterait pas. Ce serait pire, plus tragique encore pour lui que la mort d'Ariane. Oui, il osait dire ça. Il fallait que Joan l'entende, le comprenne. Il se tuerait, car si elle l'abandonnait, il n'aurait plus rien. Fini, ce qu'elle lui avait fait entrevoir de bonheur; envolé, le recommencement de sa vie. Après tout, il n'avait que quarante-cinq ans, il n'était qu'à la moitié de son destin, il avait encore toutes les cartes en main, et voilà qu'on le laissait sans rien après lui avoir permis de croire qu'il pouvait encore tout. Qu'est-ce qu'il lui restait, comme issue, à lui? « Mais de me noyer, Joan, de crever comme Ariane. »

Et, après tout, après tout, c'était bien ce qu'il avait envie de faire, car c'était le châtiment qu'il méritait.

Est-ce qu'elle se souvenait de ce qu'il lui avait raconté? Cet homme qui conduisait la drague, à Dongo, celui qui avait sorti le corps d'Ariane, cet homme lui avait dit que lorsqu'on mourait à l'âge d'Ariane, c'était toujours un crime : quelqu'un avait tué ou laissé mourir. Elle se rappelait, Joan? Lui réentendait à chaque instant la voix de cet homme.

En voyant Jean-Luc redresser la tête, l'interroger du regard, Joan avait imaginé tout ce qu'il allait lui dire durant ce déjeuner qu'elle lui avait promis, et comment, vers la fin du repas, par lassitude, par lâcheté peut-être, elle se laisserait saisir les poignets. Il collerait alors ses genoux contre les siens et murmurerait : « Je vous en prie, Joan. »

Elle accepterait qu'il demande d'une voix tout à coup impérieuse qu'on appelle un taxi, répétant : « Mon amour, ma vie, ma vie », et cette exaltation la fascinait, la flattait sans doute, comme si elle avait découvert le pouvoir magique qu'elle détenait : changer un homme, le rajeunir - car il paraissait soudain juvénile à cause du rire, de la vivacité du regard, du ton de sa voix, des mots qu'il prononçait : « Mon amour, venez, viens... »

Il semblait à Joan qu'elle était le témoin d'une scène qu'elle aurait ensuite à décrire, elle voyait leur couple traverser en hâte la chaussée, le trottoir de la rue de Sèvres, l'homme un peu corpulent enlacer une jeune femme élancée qu'il tentait d'embrasser dans l'ascenseur, mais elle se dégageait avec une expression ennuyée comme si, déjà, elle avait été au bout de l'amour, déçue, lasse.

Joan, en effet, n'éprouvait plus aucune surprise dès qu'elle entrait dans l'appartement de Jean-Luc. Elle aurait voulu le quitter aussitôt mais elle était prise, elle devait aller jusqu'au centre du labyrinthe, il fallait qu'elle y meure pour que Jean-Luc puisse dire, en roulant sur le côté du lit, bras écartés, respiration haletante : « Joan, Joan, vous êtes ma vie, ma vie... »

Elle pensait aux nuits si semblables qu'elle avait passées chez Christophe Doumic.

Ces hommes ne vivaient-ils donc que de la passivité, de la compréhension des femmes, voire de leur sacrifice et de leur mort lente ou soudaine?

Et voici, tout à coup, l'appel de Mario Grassi, le téléphone que Jean-Luc tendit à Joan en faisant la moue, répétant qu'il s'agissait du directeur de l'Institut culturel italien, et la voix de cet inconnu qui passait, tout en gardant le même accent, du français à l'américain, puis à l'italien. Il était, disait-il, l'amico di Roberto Cocci, il giudicce dell'affare Morandi, le juge de l'affaire Morandi. Elle avait répondu qu'il pouvait poursuivre en italien, qu'elle le comprenait, et, durant quelques minutes, il avait expliqué qu'il avait envoyé, la veille, le texte de l'article de Joan à Parme, et Cocci l'avait beaucoup apprécié. Sur l'aspect français du système Morandi, il contenait même, avait-il dit, des informations que le juge ne possédait pas. Puis Grassi avait poursuivi en français. Joan connaissait-elle Parme, le Palazzo Ducale, un modèle de l'architecture du XVIIIe siècle, construit par un Français - il s'interrompait, sifflotait, le nom lui échappait -, peut-être Petitot, mais les admirables fresques qui le décoraient étaient de Carracci, le parc qui l'entourait était l'un des plus beaux d'Italie, à son avis, et il s'y trouvait des statues de Boudard, ainsi qu'un laghetto, mais il était vrai que souvent, en hiver, le brouillard masquait tout cela, et en été...

Joan avait-elle lu récemment La Chartreuse de Parme? Grassi, lui, l'avait fait. Quel livre de passion, quelle juste perception de l'Italie, l'été, précisément : « Le jour de sa visite, la chaleur était accablante à Parme. » Voilà ce qu'écrivait Stendhal et il n'y avait pas d'autre mot : accablante. « Mais il faut prendre le risque du voyage, Cocci ou moi nous vous ferons visiter... » Il avait ri : « Vous vous méfiez sûrement des Italiens... »

Joan l'avait laissé parler. C'était soudain de l'air vif, du mouvement, des portes qui battaient. Elle imaginait un paysage ouvert, elle allait échapper à cette atmosphère confinée, à ce piétinement, au regard et à la voix de Jean-Luc...

- Oui, répondit-elle sans hésiter. Aujourd'hui, si vous voulez. Dans une heure, à l'Institut, rue de Varenne. A tout de suite.

Elle n'avait pas même écouté les protestations de Jean-Luc. Il devait dire : « Mais enfin, Joan, notre déjeuner, il fallait... »

Morandi, avait-elle répondu alors qu'elle avait déjà ouvert la porte. Cocci, le juge qui l'a inculpé... Le directeur de l'Institut est un ami du juge...

Elle ne s'était même pas excusée. Peut-être avait-elle ajouté qu'elle lui expliquerait plus tard, et elle avait refermé la porte sans se retourner, puis elle s'était élancée dans le couloir, ne prenant pas la peine de répondre à Bedaiev qui l'interpellait :

- Lavignat, Hassner et même Brigitte Georges, je les ai tous sur le dos ! Et, bien sûr, les avocats de Morandi ont déjà appelé. Qu'est-ce que je dis, je te les passe?...

Elle dévalait l'escalier, uniquement préoccupée de quitter le journal avant que Jean-Luc ne la rejoigne, ne la sollicite à nouveau : « Joan, Joan, quand? Vous le savez, j'ai besoin de vous parler, je vous ai expliqué, mais il faut encore que je vous raconte, pour Ariane... » Et elle craignait autant de céder que de lui répondre qu'elle souhaitait pour l'heure ne plus le voir, qu'elle ne pouvait rien pour lui, qu'il ne s'agissait là que d'un nouveau mirage, qu'il devait cesser d'attendre d'une femme - Clémence, Joëlle, Ariane, maintenant elle - une issue, l'absolution.

Elle traversa l'entrée du journal, adressa un salut joyeux à l'hôtesse qui lui montrait le téléphone décroché en murmurant : « Duguet, Duguet », mais Joan secouait la tête : non, non... Elle se reprochait d'être inconstante, instable, d'aller de l'un à l'autre, d'être plus curieuse que passionnée, sans doute de faire ainsi souffrir Christophe Doumic, Jean-Luc, d'en éprouver peut-être du plaisir mais qui sait si elle ne recherchait pas un homme qui saurait lui résister, se venger, si elle ne désirait pas souffrir à son tour?

Elle s'était dirigée lentement vers la rue de Varenne. Le temps était sec et froid. En elle, malgré tout, de la gaieté, et, pour la première fois depuis des mois, de l'insouciance parce qu'elle avait entendu cette voix inconnue, surprenante, celle de Grassi, qui avait eu le temps, en cinq ou six minutes de conversation, d'évoquer Parme, le juge Cocci, d'ajouter qu'il voulait expliquer son attitude vis-à-vis du français, de l'italien, de l'américain, de l'espagnol, il parlait toutes ces langues, et même un peu de russe, mais il avait une éthique linguistique : il employait toujours la langue du pays dans lequel il se trouvait; à Paris, même avec d'autres Italiens, il parlait français. Ils pourraient aussi discuter de ça s'ils déjeunaient ensemble. Pourquoi pas aujourd'hui?

Joan avait accepté aussitôt. Elle avait échappé à ce tête-à-tête avec Jean-Luc. Trop replié sur lui-même, celui-ci n'avait même pas été capable de la féliciter pour son article. Cherchait-il vraiment à connaître les circonstances de la mort d'Ariane? Il le prétendait, mais l'incertitude qui planait sur les circonstances de cette mort, et cette mort elle-même, oui, la mort d'Ariane, il les invoquait désormais non sans une certaine complaisance.

Joan s'était trouvée injuste, excessive, mais qu'y pouvait-elle ? Elle ne savait pas, elle ne savait plus ce qu'elle pensait.

Peut-être, quand on avait commencé à dériver - ce qu'elle avait fait en quittant son pays -, n'était-il plus possible de s'ancrer à nouveau?

De quoi était-elle sûre, à présent? Pas même de ses désirs.



30.

A quel moment Joan avait-elle osé penser: «Cet homme-là me plaît»?

Lorsqu'elle s'était assise en face de Mario Grassi, dans ce restaurant de la rue Saint-Simon qu'elle connaissait, l'un de ces lieux où se retrouvaient députés et journalistes, parfois même des ministres et de jeunes femmes désinvoltes au regard impertinent, ces mots-là résonnaient déjà si fort en elle que la voix de Grassi lui semblait venir de très loin. Au bout de quelques minutes, elle s'était excusée, levée, afin de recouvrer son calme en s'isolant quelques instants.

Elle avait lentement traversé la salle du restaurant et gravi les escaliers conduisant au premier étage.

Là, elle avait placé ses mains sous le robinet d'eau froide, tout en se dévisageant dans le miroir placé au-dessus du lavabo, puis, en quelques gestes vifs, elle avait fait bouffer ses cheveux au-dessus de sa nuque, clignant des yeux comme si elle avait eu du mal à se voir ou avait été gênée de se regarder, ou peut-être honteuse de ce qu'elle pensait : « Cet homme me plaît. Pourquoi pas? »

Au début, quand elle avait aperçu Mario Grassi dans l'entrée de l'Institut culturel italien où il paraissait l'attendre, elle n'avait été que surprise.

Une secrétaire, installée derrière une petite table en marquetterie aux pieds galbés, lui avait dit, tout en la détaillant avec insistance et presque de l'hostilité : « È lui, c'est lui. » Elle tendait le bras en direction de cet homme grand et mince qui, appuyé des deux mains aux montants d'une bibliothèque placée au fond de l'entrée, lui tournait le dos. Il avait les bras écartés, légèrement levés, le corps plié; il devait lire les titres des volumes dont Joan, malgré les reflets et la distance, devinait les reliures anciennes en cuir fauve.

Grassi s'était tout à coup redressé et lui avait fait face, puis il s'était avancé vers elle en secouant la tête.

Le front était large, démesuré, couronné de cheveux noirs en bataille; des mèches longues et bouclées, rétives, échappaient de ses mains quand elles tentaient de les emprisonner, de les tirer en arrière. Sa bouche était petite, son menton marqué. Le visage avait ainsi une forme triangulaire accusée, posé sur un cou long, maigre, serré par une chemise noire que tranchait une cravate à pois blancs. Les épaules étaient larges et la forme de la veste, croisée, noire elle aussi, en soulignait l'ampleur.

Joan avait aussitôt pensé à Orlando : il y avait dans l'allure des deux hommes, dans le choix même de ce type de vêtements, du noir pour toute couleur, une certaine ressemblance. Peut-être était-ce aussi cela qui, dès le premier instant, l'avait attirée.

Elle avait tenté de saisir le regard de Grassi, mais il semblait s'avancer sans la voir, et ce n'est qu'à la seconde où il lui avait serré la main en répétant son nom : « Grassi, Mario Grassi, je suis heureux de vous rencontrer », qu'elle avait distingué ses yeux, aussi noirs que ses cheveux, mais comme estompés, lointains, à cause de leur douceur, de leur mobilité et de l'ironie mêlée de tristesse qu'elle croyait y avoir décelée lorsqu'ils s'étaient posés sur elle.

Il l'avait entraînée jusqu'à son bureau par un long couloir étroit. Était-elle déjà venue ici? demanda-t-il. Mais pourquoi y serait-elle venue? Il entrouvrit une porte, montrant une petite pièce qui donnait sur le parc. On se serait cru dans une salle de musique, un salon particulier de la fin du XVIIIe siècle.

«Vous regardez nos chaises », murmura-t-il en désignant les sièges à cannelures dorées, capitonnés d'un velours grenat élimé. La gloire du passé, avait-il ajouté : les vieilles dames y étaient sensibles, et quelques jeunes gens un peu singuliers, des sortes d'handicapés, venaient avec elles écouter des conférences sur Dante ou Pétrarque. « Ils aiment la poésie, ce sont donc des fous, des anormaux, non? »

Son bureau encombré de livres était décoré de cinq ou six toiles devant lesquelles Joan s'était arrêtée, attirée par ces bandes ocre et bleues, ces silhouettes noires à peine esquissées. «Vous aimez ? » questionna-t-il. Fresques romaines, peinture de ruines, nostalgie, désespoir, tout ce qui s'effrite et se corrompt : il adorait.

Pouvait-il l'appeler Joan, avait-il demandé abruptement. Il était incapable de prononcer le mot « Madame » à son propos : Madame Finchett, Signora Finchett, ou Signorina, ridicule, non? Pourquoi vivait-elle à Paris? Un mari diplomate à l'ambassade, un ami français? « On m'a dit - je citerai ma source si vous le voulez - que vous vivez avec Jean-Luc Duguet? »

Elle avait eu envie de le gifler, puis elle était sortie du bureau en marmonnant - mais peut-être avait-il entendu, elle l'aurait souhaité : « Mais qu'est-ce que ce type, pour qui se prend-il? Il est stupide, ou quoi? »

Il l'avait rattrapée dans l'entrée. Il avait endossé une houppelande vert foncé qui lui battait les chevilles et lui donnait l'allure grotesque d'un cocher, d'un personnage baroque ou déguisé, issu d'un autre temps ou s'apprêtant à jouer quelque rôle.

- Excusez-moi, avait-il grogné.

Puis il avait repris son bavardage, paraissant ne plus se souvenir de ce qu'il avait dit, s'arrêtant à plusieurs reprises dans le parc de l'Institut, passant de la gravité à la dérision, et, peu à peu, pas après pas, Joan, en le regardant évoluer, ses mains repoussant ses cheveux en arrière puis accompagnant ses propos de virevoltes rapides, avait oublié sa colère et l'humiliation qu'elle avait ressentie. Comment pouvait-on croire qu'elle vivait avec Jean-Luc? Profitant d'un moment de silence, elle répliqua d'une voix coupante qu'elle vivait seule, qu'elle n'avait pas de mari diplomate ni d'ami français. Elle ne se laissait dicter sa conduite par personne. Il jouait à quoi, à l'homme méditerranéen?

Il s'était excusé de nouveau et, de nouveau, elle avait pensé que cet homme-là l'intéressait, l'intriguait.

Il se justifiait maintenant, la tête penchée, les mains dans les poches. Savait-elle comment Stendhal jugeait les Italiens, toujours dans La Chartreuse de Parme, au début, dans l'avertissement ? Ils sont sincères, bonnes gens, disent ce qu'ils pensent - lui-même avait dit à Joan ce qu'il pensait : Italien, en effet qu'y pouvait-il? -, et Stendhal ajoutait que ce n'était que par accès qu'ils avaient de la vanité, laquelle devenait alors passion...

Trop bienveillant, Stendhal, murmura Grassi, n'est-ce pas?

- Nous sommes grossiers, vous m'avez déjà jugé. Les pâtes : toute notre cuisine est rudimentaire. Nous sommes tous des paysans. Je vous raconterai. Cocci et moi, nous sommes de la même région : maïs, élevage de cochons, parmesan, des culs-terreux, comme on dit ici. Nous sommes primaires, fascistes, totalitaires, mafiosi, machiavéliens, felliniens, nous avons inventé tous ces mots-là, et maintenant les mani puliti. Sartre, c'était les mains sales, nous, les mains propres ! Nous sommes créatifs et en même temps si blasés, si las, écrasés par le passé! Quand nous grattons un mur, quand nous creusons la terre, c'est pour mettre au jour une fresque romaine ou une tombe étrusque. C'est tellement plus simple quand on ne trouve que des carcasses de bisons, non?

Il avait ri. Elle n'était pas vexée? Il avait enseigné à Berkeley, à New York. Il admirait la civilisation américaine, Coppola, Scorsese, Capra, Bandini. Mais c'étaient aussi des Italiens, non?

Cet homme-là amusait Joan.

Au moment où ils débouchaient dans la rue de Varenne, Grassi s'était à nouveau immobilisé, avait regardé Joan avec une expression si mélancolique qu'elle avait détourné les yeux, puis la petite phrase avait surgi distinctement en elle : « Cet homme-là me plaît. »

Elle l'avait fixé à son tour et il avait hoché la tête, tendu le bras, lui montrant la direction de la rue du Bac.

Avait-elle songé, lui dit-il en marchant, que Carlo Morandi ou d'autres autour de lui, sans même le consulter - parce que c'est cela, le pouvoir : les courtisans qui devancent les désirs du maître -, après l'article qu'elle avait publié sous un très bon titre - il s'interrompit : il avait oublié de lui montrer la Repubblica qui l'avait repris; une autre fois, Joan, vous reviendrez, non, nous nous reverrons? -, que certains proches du Condottiere, donc, pouvaient avoir décidé de la faire abattre? C'était si facile, un accident de voiture. Elle conduisait, elle garait sa voiture dans un parking? Une méthode efficace, qui ne laisse pas de trace. On desserre la direction. Est-ce qu'elle avait songé à cette éventualité?

Il s'était souvent demandé pourquoi Roberto Cocci était encore en vie. Ils avaient tué un général des carabiniers, Della Chiesa, des juges, Falcone, Borsellino, des prêtres, des journalistes. Ils avaient fait exploser des bombes dans les trains et les rues. Des centaines de morts. Pourquoi Cocci et elle seraient-ils épargnés?

Il avait peut-être tort de dire ce qu'il ressentait, mais il était comme ça : italien selon Stendhal.

Elle s'était arrêtée devant une boutique, au coin de la rue du Bac, sans regarder vraiment les tailleurs qui y étaient exposés. Peut-être pour mieux entendre cette voix qui chuchotait plus distinctement en elle : « Cet homme me plaît », et qu'elle tentait encore d'étouffer.

Pourquoi prendre des risques, avait-il dit. Est-ce que cela en valait la peine? Il y aurait toujours des Morandi. Ils trafiquaient déjà sous César, alors? Il n'y avait guère le choix qu'entre démocratie et corruption ou dictature et corruption. Comme chez les Russes : Staline ou Eltsine. Savait-elle qu'il avait été en poste à Moscou, qu'il avait rencontré jadis ceux qu'elle nommait dans son article, qui étaient à présent les salariés de Morandi, Krivolsky et Gorai, deux belles âmes, deux démocrates qu'il avait connus, l'un responsable de l'idéologie à la télévision soviétique, surveillant, flic, mouchard, censeur, l'autre chargé des tournées théâtrales à l'étranger, donc flic lui aussi, privilégié, trafiquant en tous genres. Qu'ils se soient associés avec Morandi, quoi de plus normal? Les mafias rouge et noire finissent toujours par s'aboucher. Dictature et corruption, donc, ou bien démocratie et corruption, l'histoire oscillait entre ces deux pôles. Il craignait parfois qu'à vouloir combattre la corruption dans les pays démocratiques, on n'aboutisse à la dictature : on tuera les juges, on les assassine déjà; ou bien, au nom de la pureté, on tuera aussi les corrompus...

A moins que - il avait un instant enveloppé les épaules de Joan, puis avait promptement retiré son bras -, à moins que les temps, les âmes aient vraiment changé... Peut-être les juges comme Roberto Cocci, les journalistes comme Joan étaient-ils devenus les plus forts? Mais il restait sceptique. Trop d'intérêts en cause, des milliards de dollars circulant autour du globe... Vous voudriez interrompre ça?

Elle savait sûrement qu'il existait - peut-être même les avait-elle vus, puisqu'on affirmait qu'elle avait été l'invitée de Morandi, Villa Bardi, comme tout le monde, pas vrai? Et Joan avait confirmé d'un signe de tête au moment où ils entraient dans le restaurant, rue Saint-Simon -, qu'il existait, dans le lac de Côme, des poissons noirs qu'on ne pêchait pas et qui vivaient pourtant près des berges, noirs, énormes, voraces. Vous les avez aperçus? Éternels. Morandi est un de ces monstres-là.

Elle s'était assise en face de Grassi. Il la dévisageait en souriant. Il ne voulait pas, répéta-t-il, que Cocci et elle prissent des risques, mais peut-être était-il déjà trop tard?

Elle n'avait pas répondu, mais s'était levée et, en traversant la salle du restaurant, elle avait pensé : « Cet homme-là me plaît. Pourquoi pas? »



31.

JOAN n'avait pas pu se résoudre à quitter Mario Grassi lorsqu'ils étaient sortis, tard, du restaurant.

Elle aurait dû lui tendre la main, promettre de lui téléphoner, puis lui tourner le dos et presser le pas vers le boulevard Saint-Germain. Mais elle était restée immobile, découvrant avec angoisse que le crépuscule tombait. Le boulevard était déjà envahi par la pénombre, tandis que la rue Saint-Simon demeurait claire, une façade blanche exposée à l'ouest réfléchissant encore une lumière cendrée. La rumeur et l'obscurité du boulevard gagnaient et Joan, à l'idée de se retrouver seule, avait éprouvé un sentiment de désespoir et de révolte. Elle ne pouvait pas. Elle ne voulait pas. Elle était inerte, ne regardant même pas Grassi, demeurant seulement plantée là en face de lui. Et, tout à coup, il avait recouvert ses épaules d'un pan de sa houppelande. « Che freddo! », avait-il dit, répétant : « Quel froid! » et l'entraînant vers la rue du Bac, dans la direction opposée au boulevard.

Elle avait marché, appuyée contre lui, se disant seulement qu'elle n'avait pas remarqué d'emblée à quel point il était grand, et comme elle se trouvait bien, appuyée contre lui; c'était cela qu'elle avait espéré, attendu : ne pas se séparer de lui, ne pas déchirer ce qu'au long du déjeuner ils avaient noué ensemble. A plusieurs reprises, quand il s'était interrompu - il fallait bien qu'il mange et qu'il boive -, elle s'était étonnée de la complicité qui les unissait. Elle avait eu la sensation que plus le repas avançait, plus ils étaient entourés de silence, comme s'ils avaient tissé autour d'eux un cocon protecteur.

Elle avait d'abord dû faire effort pour l'écouter. Elle avait été distraite par la salle, ces visages qu'elle reconnaissait, ces oeillades rapides qu'on lui lançait, cette connivence que soulignaient parfois un mouvement de tête, un petit geste de la main. Non loin de l'Assemblée nationale, de certaines ambassades, de quelques ministères, on était entre soi, dans l'un de ces lieux où l'on devait se montrer : s'asseoir à l'une de ces tables était un signe d'appartenance au petit groupe qui comptait à Paris, donc en France. Elle avait aperçu le ministre Torane qui déjeunait avec Arnaud et elle avait été déçue que Grassi eût choisi ce restaurant où Christophe Doumic et Jean-Luc Duguet l'avaient déjà invitée.

Arnaud s'était retourné, avait froncé les sourcils, regardé longuement Grassi, et, pour le provoquer, Joan s'était penchée au-dessus de la table comme si elle avait voulu inciter l'Italien à se rapprocher aussi d'elle, à parler plus bas, ce qu'il avait fait, sa bouche si proche de celle de Joan qu'elle en avait été troublée et s'était vivement reculée.

Donc, poursuivait Grassi, il s'inquiétait pour son ami Cocci, pour elle aussi. En Italie, on connaissait mieux qu'ailleurs le sort qu'à toutes les époques on réserve aux hérétiques, à ceux qui luttent contre la domination, quelle qu'elle soit. Fallait-il qu'il cite Savonarole, Giordano Bruno, etc.? On croyait les maîtres abattus, mais d'autres prenaient leur place. On savait cela depuis toujours en Italie. Bien sûr, la foule, composée de naïfs, pouvait croire changer les choses. L'Église, la sage, la grande, l'habile Église catholique avait renoncé depuis longtemps à la justice terrestre. Quant à l'autre... il fallait y croire! Le catholicisme avait choisi les hommes d'ordre, saint Paul, les règles du Concile de Trente, jamais ceux qui avaient imaginé que le Christ annonçait la fin de l'inégalité, jamais les disciples de Joachim de Flore.

Tout en parlant, Joan avait senti qu'il l'observait avec attention comme s'il jaugeait l'effet que chacune de ses paroles pouvait avoir sur elle.

« Je vous ennuie, n'est-ce pas? Je suis bavard, mais cela me déplairait que Cocci et vous soyez condamnés au bûcher pour si peu de chose. » Se souvenait-elle de ces vers de Léonard Cohen que Continental, son journal avait reproduits :

I've seen the future, brother

It is a murder?

Mais pourquoi ne pas avoir cité aussi les deux premiers, plus terribles encore? Il avait chantonné en rythmant les mots de petits coups de couteau sur le rebord de son assiette :

Give me back the Berlin Wall

Give me Stalin and saint Paul

I've seen the future, brother

It is a murder.

Pourquoi les avoir censureurs? Trop provocateurs, hérétiques ?

Joan avait haussé les épaules. Elle n'éprouvait pas le besoin de justifier les choix du journal. Elle n'était pas responsable des pages culturelles, avait-elle répondu laconiquement.

Savait-elle qui était Joachim de Flore? lui avait-il alors demandé sans prêter attention à ce qu'elle avait entrepris de lui expliquer. Elle n'avait aucune prétention à la sainteté, répliqua-t-elle, elle faisait son métier de journaliste d'investigation, elle était satisfaite de la chute du Mur de Berlin, de la disparition de l'URSS; pour saint Paul, elle croyait en Dieu, mais les Évangiles, les querelles théologiques ne la préoccupaient guère. Quant à Léonard Cohen, c'était désormais un vieux monsieur qui essayait de conquérir un nouveau public en parlant d'apocalypse, voilà ce qu'elle pensait.

Mais c'était là des mots qu'elle lançait sans y attacher d'importance. En fait, elle se sentait peu à peu enveloppée dans quelque chose de chaud, de doux, qui naissait du fait qu'elle le partageait avec Grassi, qu'elle était assise en face de lui, que parfois leurs mains et leurs genoux se frôlaient.

Joachim de Flore? Un nom, avait-elle commenté, simplement un nom. Mais si beau ! Il incitait à rêver. Elle imaginait des lauriers, le calme, la paix. Elle avait répété : Joachim de Flore, et ç'avait été comme si elle avait parlé de ce qu'elle ressentait. Joachim de Flore: voilà ce qu'elle éprouvait dans ce restaurant cependant que Grassi parlait.

Elle n'entendait plus les voix autour d'elle, les gens passaient tels des ombres lointaines, et quand Arnaud lui avait touché l'épaule, au moment où il partait, se penchant vers elle, disant : « Après, reviens au journal, il faut que tu voies Jean-Luc, il va mal », c'était comme si, en elle, on avait défoncé une porte : elle avait sursauté, l'avait dévisagé, paraissant ne pas le reconnaître. Elle n'avait pas répondu, se tournant à nouveau vers Grassi, répétant : « Joachim de Flore. »

Avec hésitation, il avait touché sa main du bout des doigts, n'osant pas la saisir, manifestant pourtant ainsi qu'il en avait le désir, et elle aurait voulu qu'il le fît, mais il avait baissé la tête, tout à coup timide, laissant ses mèches noires retomber. Il expliqua que Joachim de Flore avait annoncé l'ère du Saint-Esprit, de la pureté, de l'égalité, et que cette espérance-là, cette mystique resurgissait sans fin mais était toujours vaincue, toujours. Roberto Cocci et elle aussi, il l'avait tout de suite pensé en lisant son article, en la voyant si droite, si claire - oui, il y a des femmes qui sont claires, Joan était de celles-là -, appartenaient aux disciples de Joachim de Flore.

Elle avait ri et avait à son tour baissé la tête, comme s'il lui avait fait une déclaration d'amour.

Elle prétendait tout ignorer de Joachim de Flore, mais son nom la faisait rêver, n'est-ce pas? Un rêve suffisait. Des millions, des centaines de millions d'hommes étaient morts d'avoir rêvé, cru à des rêves. Cocci était un rêveur, comme elle.

Le père de Cocci... Mario Grassi avait ri. Il fallait imaginer dans la campagne, au milieu des champs de maïs, un homme corpulent, en combinaison de mécanicien, jouant au tennis, on l'appelait l'Inglese ou il Meccanico, Cocci était obligé de lui servir de partenaire. Un beau jour, il en avait eu assez et n'avait plus vu la balle, il avait refusé de voir son père, l'Italie telle qu'elle était.

Nous étions quatre amis : Fabrizio Valdi, peut-être le plus précoce, hâbleur, séducteur, jouisseur, gras à vingt ans, un peu chauve déjà mais vif; Giorgio Balasso, vous le connaissez, silencieux, grave, un mystique, imaginait-on, qui citait Joachim de Flore et Thomas Münzer, le Christ comme le premier des révoltés, celui qui avait ouvert l'ère de la libération des hommes en ce monde, bref, un jeune homme auquel on pouvait prédire une vie exemplaire et difficile; Roberto Cocci avec ses verres épais qui lui cachaient les yeux : on ne le prenait pas au sérieux, sa myopie en faisait un silencieux; de temps à autre, il parlait des principes pour lesquels il fallait mourir, etc.; ni un réaliste, ni un cynique, ni un mystique, mais un garçon que j'ai aimé tout de suite parce que je sentais qu'il était meilleur que moi. Et puis moi...

Grassi s'était interrompu, avait fait une moue. Il n'avait plus rien à dire, murmura-t-il. Joan souhaitait-elle qu'il lui raconte encore Joachim de Flore?

Vous, avait-elle demandé, et elle avait répété d'un ton buté cette syllabe qui les liait.

Son père à lui était avocat à Reggio nell'Emilia. Il possédait des terres du côté de Vignola; la route longeait les bâtiments des Cocci où l'on faisait réparer les machines. C'est comme ça que Grassi avait découvert ce court de tennis, ces parties entre père et fils, cette folie, ce rêve...

- Vous?

Il n'y avait plus rien autour d'eux : ni voix, ni ombres qui passaient, ni tables. Seuls.

Il avait été tenté par Joachim de Flore. Enfantillage, inconscience. Il avait refusé de suivre Valdi, puis Balasso quand ils étaient entrés dans le groupe Morandi qui s'apprêtait à lancer Il Futuro. Balasso l'avait prétendu et peut-être le croyait-il : ils allaient prendre le pouvoir dans le journal, le détourner, contraindre ainsi Morandi à payer ceux qui le combattaient. C'était un défi machiavélien, affirmait Balasso.

On connaissait la suite. Cocci était parti dans le sud, magistrat. On avait essayé de le tuer à deux reprises. On l'avait alors rapatrié vers le nord : Milan, puis Bologne, puis Parme.

- Vous! avait insisté Joan.

Il avait à nouveau ramené ses cheveux en arrière, pris un air boudeur, ennuyé.

Lui, il avait fui pour ne pas avoir à choisir entre ceux qui tuaient au nom de Joachim de Flore - les Italiens sont cruels, tendres et barbares, monstrueusement baroques - et ceux qui se vendaient. Cocci, lui, croyait aux principes, modestement.

- Je ne suis pas modeste, avait conclu Grassi. J'ai préféré partir : États-Unis, Argentine, URSS, maintenant Paris. Et de nouveau Joachim de Flore, avec Cocci, puis avec vous.

Ils étaient restés longuement silencieux, puis avaient découvert ensemble qu'ils étaient les derniers clients du restaurant.

Grassi s'était levé et Joan avait alors commencé à redouter de se retrouver seule. Elle l'avait attendu, cependant qu'il s'attardait à la caisse, puis, tout en l'aidant à mettre son manteau, il lui avait chuchoté qu'il avait retrouvé la phrase exacte de Stendhal : « Ce n'est que par accès que les Italiens ont de la vanité, alors elle devient passion et prend le nom de puntiglio. »

En lui ouvrant la porte, il avait ajouté qu'il ne savait pas pourquoi il lui avait dit cela et parlé de Joachim de Flore.

Joachim de Flore. C'était ce nom qu'elle avait encore en tête, appuyée contre Grassi, marchant rue du Bac vers la rue de Varenne.



32.

Dans le taxi qui la ramenait au journal, alors qu'on était déjà au milieu de la nuit - mais c'était soir du bouclage, Arnaud et peut-être Jean-Luc devaient encore se trouver avec les secrétaires de rédaction dans la salle de montage, regardant défiler les pages d'actualité afin d'y insérer les dernières nouvelles tombées —, Joan avait gardé les bras croisés, ses mains agrippées à ses épaules comme si elle avait serré quelqu'un contre elle, caché quelque chose, ou pour garder cette chaleur, cette douceur qu'elle avait éprouvées lorsque, avec Mario Grassi, ils s'étaient enlacés.

Elle n'y pouvait rien, mais ce souvenir si proche, si fort, était parfois recouvert par d'autres, certains très lointains, qu'elle avait crus perdus : un étudiant, à Harvard, brun, d'origine italienne, elle s'en souvenait maintenant, Peter Landini, qui l'embrassait, et c'était une émotion bouleversante dont elle ressentait encore la vibration, comme si l'amour avec Mario en avait fait revivre le souvenir. Depuis lors, ces autres moments avec Doumic, avec Jean-Luc après leur longue marche dans Paris lui apparaissaient plutôt comme des successions de gestes qui n'avaient laissé en elle qu'un sentiment de gêne ou d'ennui. Les seuls souvenirs qui la troublaient encore et venaient brouiller ce qu'elle gardait de l'instant où Mario Grassi, dans la cour de l'immeuble qu'il habitait, à quelques dizaines de mètres de l'Institut, rue de Varenne, l'avait enveloppée de sa houppelande et de ses bras - et elle avait posé sa bouche dans le cou de Grassi, elle avait senti le menton de Grassi contre son front, elle lui avait passé les bras autour de la taille, collant son ventre au sien, attendant qu'il la guide vers l'ascenseur, vers chez lui, puisqu'elle avait accepté quand elle était passée sans dire un mot devant la porte de l'Institut, et à cet instant il l'avait serrée plus fort contre lui - oui, cette émotion et son plaisir d'il y avait à peine quelques heures venaient seuls encore troubler les images de Carlo Morandi, la vision de son corps qui s'approchait du sien, ce malaise et cette attirance mêlés qu'elle éprouvait à chaque fois et qu'elle devinait encore en elle alors qu'elle pensait à Grassi, à la façon dont ils s'étaient aimés, calmement, amplement, leurs corps accordés, leurs souffles confondus, et à le revivre elle se sentait alanguie, moulue, affaiblie, dolente, prise d'une fièvre douce qui lui faisait serrer ses propres épaules, bras croisés.

Ils n'avaient parlé ni dans la cour, ni dans l'ascenseur, alors qu'ils se tenaient l'un contre l'autre dans la petite cabine vitrée qui montait lentement, illuminant la cage d'escalier restée plongée dans l'ombre. Grassi avait tâtonné pour ouvrir la porte de son appartement. Lorsqu'enfin il l'avait poussée, Joan avait eu le sentiment qu'elle entrait dans un lieu hospitalier dont l'obscurité ne l'inquiétait pas mais, au contraire, la rassurait, et quand elle avait compris à un mouvement de son bras que Grassi allait éclairer les pièces, elle l'en avait empêché.

Il l'avait soulevée et elle avait accepté d'être portée, accrochée à son cou, sentant tomber par terre sa houppelande. Il s'était arrêté après voir ouvert deux portes; la pénombre était toujours aussi dense, ne laissant deviner que des masses plus noires, des meubles bas sans doute. Joan s'était alors déshabillée ; au froissement d'étoffes qu'elle entendait, elle imagina qu'il en faisait autant, debout près d'elle. Elle fut surprise de la hâte joyeuse qu'elle mit à faire glisser sa jupe, à ôter son soutien-gorge, sans éprouver aucune gêne, aucune hésitation, comme si elle acceptait enfin le désir, trouvait les gestes naturels qu'il imposait, et quand Mario Grassi avait appuyé son corps nu contre le sien, elle avait respiré profondément. Sa course désordonnée s'achevait. Elle avait trouvé la cadence et pourrait ainsi courir longtemps, longtemps.

Ce n'est que plus tard - peut-être l'un et l'autre avaient-ils dormi? - que Mario Grassi avait allumé une petite lampe posée à même le parquet, à droite du lit où ils s'étaient aimés.

L'appartement qu'elle découvrit en traversant des chambres qui semblaient vides n'était éclairé que par de rares points lumineux. Placés dans les angles, tournés vers le sol, ils laissaient la plus grande partie des pièces dans la pénombre. Joan distingua cependant les meubles bas qu'elle avait devinés en entrant, des rayonnages, des tableaux engloutis par l'obscurité, peut-être des sculptures, hautes formes écartelées, crucifiées, qui se détachaient, grêles, devant les croisées plus claires. Lorsqu'elle s'assit en face de Grassi dans une boule de cuir souple qui avait épousé les formes de son dos, Joan ne vit de lui que ses mains et ses jambes : le reste de son corps, son visage restaient dissimulés par les jeux d'ombre. Il en était sans doute de même pour elle et il lui plut qu'il ne vît pas ses traits ni les sentiments qu'ils devaient exprimer.

Elle était émue, apaisée, peut-être heureuse. Elle n'avait nulle envie de partir et pourtant elle allait le faire, peut-être parce qu'elle avait peur des bouleversements qui se seraient produits en elle et dans sa vie si elle était restée là jusqu'au matin.

Ils étaient demeurés longtemps ainsi, face à face, dans le silence et la nuit. Puis elle s'était levée difficilement : chaque fois qu'elle tentait de prendre appui sur le cuir, sa main s'enfonçait comme dans un plan d'eau, et elle s'était laissée aller à plusieurs reprises, renonçant, recréant un creux où son corps se lovait.

A la fin, pourtant, elle était parvenue à s'arracher à cette douceur qui l'enveloppait. Puis, sans s'approcher de Mario, elle avait quitté la pièce et ouvert la porte palière.

Il l'avait suivie.

Les seuls mots qu'elle prononça à mi-voix au moment de pénétrer dans l'ascenseur, alors que Grassi se penchait vers elle - mais elle ne l'embrassa pas, se collant au contraire au fond de la cabine - furent Joachim de Flore, Joachim de Flore.

Et elle rit de la surprise de Grassi qui répétait ce nom, s'étonnant elle-même, le lançant plus fort : Joachim de Flore, cependant que la cage de lumière de l'ascenseur descendait dans le noir.

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