Septième partie


Clélia et Ariane



39.

ALORS qu'elle quittait la rue de la Gaîté et s'engageait dans la rue Froidevaux — elle eut un moment d'hésitation tant le trottoir, le long du cimetière du Montparnasse, lui paraissait sombre, comme si le mur de clôture étendait son ombre dans la nuit, repoussant les passants de l'autre côté de la rue -, Joan avait imaginé la scène.

Elle avait vu Franz Leiburg tassé sur le canapé de l'atelier de Livio Roy.

- Leiburg, vous le connaissez? lui avait demandé Roy.

Avant qu'elle ait pu répondre, Roy lui avait montré un portrait qu'il avait pris le jour où Leiburg était venu proposer des contrats à certains mannequins au nom de la Morandi Communication.

C'était un portrait volé, avait expliqué Roy. Leiburg était si fasciné par les jeunes femmes qu'il ne l'avait même pas vu le photographier, au milieu des flashes.

Joan avait longuement contemplé ce visage auquel la vigueur du contraste entre le noir et le blanc donnait l'apparence et la force d'un bloc minéral dans lequel les yeux brillaient comme deux éclats. Ce pouvait être aussi - souvent, Joan avait pensé que ces animaux n'étaient pas tout à fait vivants, qu'ils appartenaient plutôt au monde figé de la pierre - la tête d'une tortue, à l'épaisse peau plissée, aux angles et aux méplats osseux, à la fixité du regard.

Avec un sentiment de dégoût, mais la même curiosité contre laquelle elle se révoltait et qui n'en persistait pas moins, vive et ambiguë - que voulait-elle savoir de Leiburg? pourquoi ce visage mort, ce corps réduit à de la peau tendue sur un sac d'os l'attiraient-elle? -, elle s'était souvenue des moments de l'Hôtel Crillon, de cette nuit entière qu'elle avait passée en compagnie de Leiburg. Et elle pressentait que les jeunes femmes - et, parmi elles, Ariane - avaient pu éprouver une attirance et une répulsion égales aux siennes.

Elles avaient présenté leurs corps à l'objectif de Roy avec plus de vivacité encore, de l'agressivité et du défi, comme pour affirmer leur jeunesse et leur santé face à cet homme si impassible qu'il ressemblait à une statue placée au centre de l'atelier, un élément de mise en scène. Mais toutes savaient que Leiburg pouvait leur offrir un long séjour en Italie, les couvertures des suppléments illustrés d'Il Futuro, peut-être même un engagement à la télévision, puisque Morandi contrôlait plusieurs chaînes, et, bien sûr, une participation aux défilés de mode de la Morandi Company.

Quand Leiburg s'était levé difficilement, s'appuyant sur ses mains — elles avaient été surprises par ce corps si grand, si maigre, si droit aussi -, et était venu vers elles en compagnie de Livio Roy, elles avaient souri comme elles savaient le faire, avec cette feinte spontanéité qui laissait croire à un élan alors qu'il ne s'agissait pour elles que de grimaces tirant sur leurs joues. Mais, à la manière dont il les avait regardées, elles avaient cessé de jouer un rôle, redevenant ces jeunes femmes anxieuses, guettant un signe.

Il était passé entre elles, les frôlant de l'épaule, la lèvre supérieure un peu retroussée, laissant apparaître les dents déchaussées, le visage marqué par une sorte de rictus méprisant.

D'une inclinaison de tête, il avait désigné Ariane : « Si vous le voulez, nous pouvons peut-être nous entendre. »

- J'étais son agent, avait expliqué Roy à Joan. J'ai signé et j'ai touché dix pour cent : ma commission. C'était un très bon contrat, tout à fait dans les règles. Rien d'illégal; j'avais l'autorisation écrite de Clémence Rigal, la mère. Après, je m'en suis désintéressé, ce n'était plus mon problème. »

Roy avait levé les bras. Qu'est-ce qu'il aurait pu faire? Il n'était pas le père. Et, même s'il avait été le père, il aurait donné son accord. D'ailleurs, peu après, Ariane était devenue majeure. Elle était responsable d'elle-même. Et il l'avait crue forte et intelligente.

Joan se souvenait : il avait dit le cul et la tête. Elle avait répété la formule. Roy avait haussé les épaules.

C'était ce qu'il pensait : le cul et la tête. Mais peut-être s'était-il trompé. Qu'y pouvait-il?

Que Joan voie Leiburg, s'il était encore vivant - il l'était sûrement, on ne meurt plus à cet âge. On vit par les yeux. Joan avait-elle déjà vu les yeux de Leiburg?

Il avait de nouveau glissé le portrait de Leiburg devant elle: «Inhumain, non? »

C'est à ce moment-là qu'elle s'était levée, quittant l'atelier, cependant que Roy lui répétait qu'elle devrait voir Leiburg, à Parme ou à la Villa Bardi, pourquoi pas?

Elle avait marché jusqu'à la place Denfert-Rochereau. Au moment de traverser, sur le bord d'une de ces avenues qui convergeaient, elle avait éprouvé un sentiment de peur et d'angoisse, se souvenant de la place de la Concorde, de la voiture qui l'avait frôlée. Elle avait été accablée par sa solitude, par l'idée de rentrer chez elle, de n'y trouver que le silence ou les voix enregistrées sur le répondeur du téléphone. Sa poitrine et son ventre se creusaient, appelant un autre corps, non par désir, mais parce qu'elle avait froid. Elle avait pensé à Mario Grassi et le vide s'était ouvert plus profond en elle. En même temps, elle avait su que Mario pouvait - lui, lui seul - le combler, que c'était de lui qu'elle avait besoin.

Elle avait arrêté un taxi et, rencognée au fond de la voiture, les bras serrés sur la poitrine, le nom de Joachim de Flore lui était revenu et elle l'avait prononcé à voix haute, malgré elle : Joachim de Flore.

Le chauffeur avait bougonné. Elle lui avait demandé d'aller rue de Varenne, non? Si elle voulait changer maintenant, il fallait qu'elle se décide. Où souhaitait-elle aller exactement ?

Elle avait dû répéter l'adresse de Mario Grassi.

- Amusez-vous bien... Tant qu'on le peut, hein? avait-il lancé au moment où elle descendait, reconnaissant l'immeuble, angoissée à l'idée qu'elle ne pourrait peut-être pas y pénétrer.

Heureusement, il n'y avait qu'un interphone sur lequel elle appuya tout le poids de son corps, répétant simplement à la question que Mario posait d'une voix enrouée : « I am Joan, Joan Finchett », tout à coup incertaine, songeant à s'éloigner avant qu'il n'ouvrît, montant néanmoins l'escalier, arrivant sur le palier toujours plongé dans l'obscurité, essoufflée.

Quand elle vit Mario Grassi, elle se laissa tomber contre lui, frottant sa joue à la laine rêche de son pull-over blanc. Elle eut envie de sangloter. Et elle se reprocha cette émotion, la facilité avec laquelle elle s'abandonnait.

Son corps se soulevait malgré elle. Il se cambra. Elle était une arche qui vibrait et elle avait la sensation qu'elle allait se briser tant elle était tendue. Comme elle le craignait et le désirait, elle fut emportée, ne reprenant conscience que des minutes plus tard, alors que Mario Grassi s'était mis à lui parler.

Connaissait-elle Franz Leiburg, demandait-il. Celui-ci le prétendait. Il était passé à l'Institut, il voulait la voir.

Joan s'était recroquevillée.

Grassi bâillait, la tête tournée du côté gauche. Leiburg, quel drôle de regard... Un bonhomme, non? Ses derniers livres, malsains. Mais que lui restait-il, à cet âge, pour se donner l'illusion d'être encore en vie?

Une dernière phrase de Mario s'était perdue dans sa respiration comme un éboulis.

Et Joan s'était appliquée à guetter son souffle, essayant de ne plus penser.



40.

DÈS que Joan s'était retrouvée seule, après que Mario Grassi, lui tenant maladroitement les épaules, eut essayé de l'embrasser - elle avait seulement présenté ses joues alors qu'elle désirait tant sa bouche, sa langue, mais ils se trouvaient devant l'entrée du journal et elle avait craint qu'on ne les vît : peut-être Arnaud ou Bedaiev, ou Jean-Luc qu'elle voulait éviter à tout prix -, après que la voiture de Mario eut démarré puis disparu dans la rue de Rennes, Joan avait éprouvé un sentiment inattendu, né de son ventre, d'abord comme un chaud frémissement sous la peau puis qui montait jusqu'à la gorge, et elle avait alors eu envie de rire comme parfois quand on a bu, qu'on ne parvient plus, l'espace de quelques secondes, à se contrôler et que les autres vous observent avec surprise et indulgence - et il semblait à Joan que l'hôtesse qui se tenait dans le hall du journal la regardait en effet avec une certaine bienveillance, peut-être même une tendresse un peu moqueuse. Joan avait eu l'impression que ses jambes tremblaient, non parce qu'elle était lasse, mais au contraire parce qu'elle était si joyeuse dans tout son corps qu'elle avait envie de sauter, de gravir les quatre marches menant à l'ascenseur en courant, en dansant. Voilà ce qu'elle ressentait, et elle s'observait avec étonnement. Elle n'osait prononcer ces petits mots si ridicules qu'elle n'avait que si rarement pensés : Je l'aime. Est-ce qu'on ose encore conjuguer ce verbe quand on patauge depuis des années déjà dans la vie? Quand on a coutume de placer sur la table d'une cuisine, d'une cellule ou d'une chambre d'hôpital son magnétoscope portatif, de vérifier que le voyant rouge clignote, indiquant qu'on peut enregistrer, que « ça » tourne, et de lancer d'une voix grave, tête baissée : « Racontez-moi comment ça s'est passé. »

Joan avait tant de fois posé cette question, tant de fois écouté, quand elle se retrouvait seule devant son ordinateur, la bande enregistrée, pauvres voix, pauvres vies qu'elle avait mises en mots, en pages! La guerre, la chair pantelante... Tant d'Ariane déjà dont elle avait voulu dire la vie...

Mais si peu de fois elle avait écrit Je l'aime!

C'était toujours au moment du regret, de la douleur, du désespoir qu'elle avait rencontré l'amour. Peut-être ne le saisissait-on que quand il n'était plus, ou pas encore? L'amour comme un espace flou entre attente et souvenir? Qu'on peut guetter sans jamais le saisir, car, pour le décrire, il faut l'éprouver, et on ne sait parler que du manque, que du vide qu'il laisse?

C'est pour cela que Joan s'était arrêtée au bas des quatre marches, dans le hall du journal, tout étonnée de cette joie physique, de cet enthousiasme qui était l'affaire de son corps, non pas parce qu'elle avait fait l'amour, mais parce qu'elle avait rencontré quelqu'un, un autre être humain avec qui elle avait pu coucher nue, dormant avec lui, l'écoutant geindre dans son sommeil, la tête un peu penchée du côté gauche - à un moment donné, il avait tendu le bras et l'avait posé sur le ventre de Joan; elle n'avait pas bougé, heureuse et rassurée par le poids de ce bras inerte qu'elle n'osait soulever, puis elle s'était assoupie.

Quand elle s'était réveillée, elle était serrée contre le dos de Mario. Ils avaient dormi ainsi. Elle avait songé à ce couple de vieux chats qu'elle avait eus, enfant, dans sa maison de Beware, qu'elle voyait couchés, lovés, le corps de l'un se distinguant à peine de celui de l'autre, et elle les recouvrait souvent d'un morceau de taffetas.

- On est comme des animaux, avait-elle murmuré dans le cou de Mario qui commençait à s'étirer, puis elle avait ajouté : Joachim de Flore..., et encore : C'est comme à l'origine du monde...

A ce moment-là elle avait ri malgré elle, si fort, d'un rire irrépressible, se moquant de ce qu'elle avait pensé de manière si grotesque, si emphatique. Et Mario s'était levé.

C'est alors qu'elle avait éprouvé cet autre sentiment qui l'habitait à présent, immobilisée dans le hall : une peur panique succédant à l'enthousiasme et à la vibration joyeuse de son corps, une impression de manque, d'angoisse, comme si ce qu'elle avait vécu cette nuit-là avec Mario n'avait été qu'un mirage qui ne se reconstituerait plus. Peut-être même Mario n'existait-il pas et l'avait-elle seulement imaginé. Elle voulait déjà lui téléphoner, s'assurer qu'il y avait quelque part sa voix, son corps, qu'elle pourrait donc les retrouver, le jour levé. Je l'aime, avait-elle alors pensé.

Et elle était sidérée d'oser l'admettre. Elle se sentait tout à coup frappée de stupeur et il lui semblait qu'elle assistait à un spectacle extraordinaire. Tout se passait en elle. Elle ne voyait rien. Mais elle éprouvait. Elle était irradiée, transformée. Elle aimait. Elle se disait qu'elle était folle de le penser : ignorait-elle que la vie n'est qu'attente et regret de l'amour? Elle était déjà désespérée à l'idée que cet amour pouvait se dérober.

Elle avait alors entendu prononcer son nom, et peut-être tout ce qu'elle venait d'éprouver n'avait-il duré que le temps, pour l'hôtesse, de répéter : « Joan, Joan, on vous attend ! » Elle s'était retournée et avait vu, assis côte à côte dans les fauteuils du hall, Orlando et Franz Leiburg.



41.

PLUS tard, Joan essaya de retrouver les mots que Leiburg lui avait dits, mais, sitôt qu'elle croyait se souvenir d'une phrase et s'apprêtait à la noter, l'émotion était si forte qu'elle s'affolait. Son écriture devenait illisible, elle fermait les yeux. Elle pensait alors à Mario Grassi sans parvenir à chasser la vision de Leiburg qui, dans l'ascenseur, à peine avaient-ils quitté le hall, s'était approché d'elle.

Leiburg lui avait murmuré qu'elle avait eu tort d'attaquer Morandi à découvert. Il l'avait pourtant avertie, qu'elle se souvienne. Qu'espérait-elle? Morandi avait des alliés. Elle était si faible, si seule. Qui la protégerait? Qui la défendrait si Morandi s'en prenait à elle?

Ou bien Leiburg n'avait-il fait que suggérer cela d'un regard, et s'était-il contenté de tendre la main vers la poitrine de Joan, sans toucher ses seins? Elle avait reconnu ces doigts longs, osseux, cette peau si blanche qu'elle en paraissait diaphane. Peut-être ne cherchait-il qu'à lui rappeler ce geste qu'il avait eu devant la fenêtre de l'Hôtel Crillon, après cette nuit qu'ils avaient passée ensemble?

La lumière dans l'ascenseur avait la même teinte jaune que celles qui, de point en point, crevaient la nuit sur la place.

Dans le bureau, en s'asseyant face à Joan, Leiburg avait semblé se réduire, comme si son long cou s'enfonçait, sa haute taille se tassant, elle n'en avait plus vu que le visage et la bouche, cette fente qui s'écartait à peine chaque fois qu'il parlait.

Elle l'avait haï avant même qu'il ne la menaçât. Il la contraignait à penser de nouveau à Morandi, à la Villa Bardi, à tous ceux qu'elle avait nommés dans son article et qui lui paraissaient si distants, déjà, son enquête étant devenue dérisoire à présent qu'elle aimait. C'était comme si, tout à coup, ce qui l'avait passionnée, émue, révoltée - Ariane elle-même, Jean-Luc -, s'était éloigné si vite qu'il ne s'agissait plus pour elle que d'un point perdu dans un univers qu'elle avait quitté mais que Leiburg la forçait à réintégrer.

— Il attend de vous que vous démentiez. Amende honorable : c'est la formule consacrée, n'est-ce pas? Faites amende honorable!

Peut-être avait-elle alors prononcé les noms d'Arnaud, de Jean-Luc Duguet? Peut-être s'était-elle défendue avec hargne? Elle n'était pas la propriétaire du journal, ni le directeur de la rédaction. Elle exécutait. Elle avait vérifié ses informations. Facts are facts. Elle n'était pas encore allée jusqu'au bout. Mais elle y était bien décidée.

Il l'avait écoutée, impassible, ses yeux semblant ne pas la voir. Alors elle s'était emportée : connaissait-il le juge Roberto Cocci, celui qui avait inculpé Morandi? Elle avait fanfaronné : elle aussi avait les mains propres - le mani pulite, c'est la formule consacrée, non?

Elle se souvenait de la manière dont, à cet instant-là, Leiburg avait croisé ses doigts : ils s'emmêlaient, se tordaient, ses longs ongles pareils à des têtes pointues, et rosâtres.

Elle s'en voulait d'avoir ainsi joué les femmes déterminées. Que voulait-elle donc? Que désirait-elle vraiment? Elle le savait pourtant : Mario, seulement Mario! Joachim de Flore...

Elle était oppressée, emportée par le flot de ses sentiments, sachant au fond d'elle-même qu'elle ne pourrait pas se dépêtrer de cette enquête. On n'admettait pas qu'elle s'échappe ainsi, qu'elle dise : J'ai fini de jouer, je change la donne. Est-ce que vous connaissez, est-ce que vous imaginez ce que je ressens quand je pense à Mario? Le reste ne m'importe plus vraiment. Que les cadavres demeurent engloutis!

Mais Mario lui-même, ne l'avait-elle pas connu grâce à cette enquête? Les univers s'entrecroisaient, les courants se mêlaient comme les eaux des rivières qui se jettent dans un ilac. Elle était ce lac.

Quand elle avait cité les noms d'Arnaud et de Jean-Luc Duguet, puis celui du juge Cocci, Leiburg avait donc croisé les mains devant son visage, puis, après qu'il eut étiré et tordu ses doigts, elle avait vu ses joues se creuser comme s'il les rentrait, mais peut-être était-ce sa manière de sourire qui laissait apparaître les gencives de part et d'autre de la bouche?

Elle seule détenait les clés, avait-il répondu. Elle seule pouvait expliquer à tous les autres qu'elle s'était trompée. Il lui suffisait, il le répétait, de faire amende honorable. Il aimait cette expression qui préservait l'honneur. Elle était une femme d'honneur. Il le croyait. Mais il lui demandait de réfléchir au sens des mots. Connaissait-elle aussi l'expression : un homme d'honneur? Qu'elle y pense!

Leiburg avait laissé retomber son bras. Elle entendait encore le claquement de la main inerte frappant la cuisse du vieillard. Elle s'était souvenue du bras de Mario qui, la nuit, s'était posé sur elle, de cette peau si douce, de ce poids si léger.

Joan se trompait, avait poursuivi Leiburg, si elle imaginait qu'un juge pouvait l'aider. Mani pulite? Il avait ricané. Il fallait si peu de temps pour que les mains se salissent à nouveau ! Il y avait autour de Morandi des hommes dont elle n'imaginait ni le pouvoir, ni la cruauté. Qui pouvait les dénombrer, les nommer? C'étaient des guerriers glacés qui agissaient sans rancune ni colère, mais qui n'oubliaient rien. Peut-être en viendrait-elle à blesser Morandi et, qui sait, à contribuer à sa chute? Mais s'imaginait-elle pour autant qu'elle serait intouchable ? Et Cocci, croyait-elle vraiment qu'il pourrait, même avec l'aide de l'opinion, vaincre ces hommes-là? Qu'était-ce, l'opinion? Une vague qui passe. Une autre suit. L'eau bouge, mais reste l'eau. Ces hommes-là étaient autant de récifs, de statues.

Leiburg s'était interrompu, hochant la tête, et Joan avait eu l'impression de ne plus pouvoir bouger, comme s'il la tenait hypnotisée.

Savait-elle ce que cela signifiait, des hommes qui tuaient sans haine, simplement pour écarter des obstacles, des hommes pour qui les adversaires avaient cessé d'être des corps, des visages, n'étaient plus que des objets mous, si faciles à crever?

Lui, Leiburg, avait fait la guerre. Il savait cela.

S'il le disait à Joan, c'était, elle l'avait sûrement deviné, parce qu'il éprouvait pour elle de la sympathie, une certaine attirance, mais il était trop vieux pour se lever, l'enlacer, la protéger.

S'appuyant des deux mains sur les accoudoirs du fauteuil, il s'était légèrement soulevé comme s'il allait en effet se dresser et s'approcher d'elle. Elle avait été incapable de bouger, paralysée, et elle avait attendu, mais il s'était rassis en disant : « Trop vieux, Joan, trop vieux ! »

Il se contentait de l'avertir, de la mettre en garde.

Il avait donc fait la guerre, elle le savait. Dans le mauvais camp, celui des vaincus, pensait-elle, n'est-ce pas? Mais en était-elle si sûre? Qui avait été vaincu? Ceux qui étaient morts, les banditi qu'on avait abattus dans les bois couvrant les pentes au-dessus de la Villa Bardi. Peut-être avait-elle vu, dans les clairières et les parcs de Bellagio, les stèles de granit ou de marbre rappelant leurs noms? Mais des lettres gravées, ce n'est pas la vie. Lui était vivant, donc vainqueur. Et, autour de Morandi, il avait reconnu les mêmes guerriers froids que ceux qui, casqués, partaient jadis nettoyer les forêts.

Avait-elle vu Orlando? Il était dans le hall, il attendait. Qu'imaginait-elle? Que c'était un homme mû par la rancune ou le ressentiment? Non, seulement un homme d'obéissance, un homme d'honneur. Un chien qui sautait à la gorge, d'instinct.

Leiburg avait porté la main à son cou.

- Je ne voudrais pas, avait-il dit. Pas vous, Joan.

Il avait toussoté comme s'il avait effectivement serré ses doigts autour de ce cou maigre à la peau flasque, et elle avait eu envie de crier, mais Leiburg avait tendu la main vers elle.

A la guerre, avait-il dit, il faut savoir reculer, lever les bras. Il avait été fait prisonnier, mais il était en vie, donc vainqueur. Et il s'engageait, si elle faisait amende honorable - il avait souri, souligné qu'il radotait, mais c'était un défaut de vieil écrivain qui aimait les mots, les répétait, les polissait, « amende honorable », elle appréciait l'expression, n'est-ce pas? -, à obtenir un pardon généreux.

Morandi ne menait pas une guerre personnelle. Joan ne pouvait même pas concevoir les enjeux de cette guerre à laquelle il participait : des intérêts colossaux, une empoignade mondiale.

Leiburg avait respiré bruyamment, comme si le souffle lui avait manqué.

La guerre ne cessait jamais, Joan devait le comprendre, avait-il ajouté au bout de quelques secondes. Telle était l'histoire du monde. La guerre changeait seulement de forme, tantôt visible, tantôt invisible. Croyait-elle pouvoir l'arrêter? Il n'y a que dans les fables que les grains de sable enrayent les machines. Dans la vie, ils sont écrasés. Voulait-elle être un grain de sable?

Il avait à nouveau claqué sa main sur la cuisse.

- Écrasée, ou bien noyée? avait demandé Joan.

Leiburg avait secoué la tête, fermé à demi les yeux.

Elle ne se trompait pas, avait-il murmuré en se levant lentement. Au fond du lac, il y avait en effet une multitude de grains de sable.



42.

ROBERTO Cocci s'était assis sur la berge. En cette fin de matinée, l'eau était transparente et Cocci pouvait distinguer le fond du lac. Entre des zones sombres couvertes d'algues d'où surgissait parfois un banc de poissons noirs, se trouvaient des surfaces presque blanches où chaque grain de sable, suivant les variations de la lumière, brillait quelques instants avant de s'éteindre, englouti parce qu'un nuage passait, que l'eau devenait tout à coup opaque, aussi dense qu'un bloc de métal. Cocci s'apprêtait alors à se lever, à rejoindre la voiture qu'il avait laissée sur la route, au-delà des lauriers, mais le temps changeait vite. Un vent fort poussait les nuages vers le sud et les paillettes du fond reparaissaient.

Cocci ne bougeait plus, faisant glisser entre ses doigts le sable un peu humide de la berge, presque grain après grain.

Telle était aussi son enquête : fait après fait.

Peut-être, dans quelques jours, se rendrait-il dans cette Villa Bardi qu'il avait reconnue sur l'autre rive, à demi dissimulée derrière les arbres de son parc, dont la si longue façade, la terrasse d'angle, la situation exceptionnelle, dominant Bellagio comme un rocher au bout d'un promontoire, un bloc blanc et rose qui paraissait inaccessible, les routes et sentiers d'accès cachés par les buissons, les massifs, les bouquets de pins, empêchaient toute hésitation. C'était bien là la Villa Bardi. Peut-être Cocci pourrait-il lancer bientôt son mandat de perquisition. Mais il ne souhaitait pas se dévoiler prématurément. Il attendait d'avoir accumulé suffisamment d'indices et de preuves pour que Carlo Morandi soit acculé.

Il l'avait à peine rencontré, ses avocats formant devant lui comme un bouclier de leurs corps et de leurs amples gestes, le tissu noir de leurs robes, l'éclat de leurs voix, les dossiers qu'ils brandissaient créant une sorte d'écran sonore, mobile, derrière lequel Morandi s'était tenu, souriant, sarcastique, méprisant. En quittant le bureau de Cocci, Palazzo Ducale, sortant le dernier, comme s'il n'avait plus besoin d'être protégé, il avait lancé un « Bonne chance, monsieur le juge! Longue vie! » que Cocci avait entendu sans bouger, sans même redresser la tête, ne répondant pas au greffier qui s'indignait, prétendait qu'il y avait là un défi, une menace. « Longue vie, monsieur le juge, il a dit longue vie! » répétait celui-ci d'une voix aiguë.

« Allons, allons », avait bougonné Cocci, faisant comprendre d'un geste de la main qu'il n'attachait aucune importance à ce propos, puis il avait ajouté qu'il fallait cependant le noter, avec le jour, l'heure - après tout, on avait déjà essayé par deux fois de le tuer, n'est-ce pas? « Mais c'était dans le Sud, avait-il murmuré, et en quelques mois... »

Il n'avait pas poursuivi. Était-il sûr, comme il s'apprêtait à le dire, qu'en quelques mois l'Italie avait changé?

Tout le monde paraissait le croire et lui-même était souvent emporté par une fébrilité joyeuse qui le poussait à rester dans son bureau du Palazzo Ducale jusqu'au milieu de la nuit, parce qu'il fallait mettre à profit l'élan général pour crever les derniers abcès, porter le feu au plus profond, débrider, inciser, épurer.

Parfois, il avait l'impression d'être tout proche du but. Le procureur de Milan ou de Parme lui téléphonait. On tendait le filet. Mario Grassi avait appelé de Paris, envoyé l'article de Joan Finchett, rapporté ses confidences, cette visite que Franz Leiburg avait rendue à la journaliste au siège de Continental, montrant peut-être que l'entourage de Carlo Morandi commençait à s'affoler. Il n'était pas dans les usages de menacer aussi ouvertement les journalistes. On les ignorait ou on les tuait. Peut-être Morandi, malgré les apparences, commençait-il à avoir peur, ne sachant pas exactement quels chemins emprunterait Cocci? Cocci ne le savait pas lui-même. Il accumulait grain après grain.

Il avait interrogé Giorgio Balasso et en éprouvait encore un sentiment de répulsion, comme si cet homme qu'il avait connu à l'âge de vingt ans avait vomi sur lui.

Balasso avait extérieurement peu changé : des cheveux toujours noirs, mais peut-être teints, la tête un peu penchée en avant, si bien qu'il regardait de bas en haut et que cette attitude lui donnait une expression à la fois hypocrite et soumise. Lorsqu'il était étudiant, il citait Joachim de Flore, se présentait en apôtre de la morale chrétienne, égalitaire. Qui le croyait? Cocci avait toujours été sceptique : trop d'austérité apparente, une vertu affichée comme un manifeste, une prudence de tacticien retors qui quittait les amphithéâtres au moment des votes difficiles et reparaissait après coup, rejoignant toujours la majorité, mais s'en tenant cependant assez éloigné pour pouvoir la quitter à temps.

Change-t-on jamais?

Il était entré au service de Morandi, courtisan, rédacteur en chef d'Il Futuro, et s'apprêtait maintenant à le trahir.

Cocci se sentait encore imprégné par la nauséabonde odeur des aveux, et dénonciations des complices, moyens choisis non pour rejoindre le camp de la justice, mais celui du plus fort. Car, pour l'heure, Balasso devait penser qu'il valait mieux être du côté des juges que de celui de Morandi.

Il avait pourtant rusé, cherché d'abord à ne pas choisir, tenté de retrouver avec Cocci le ton des amitiés de faculté, le tutoyant, émaillant ses propos de souvenirs.

Cocci l'avait aussitôt interrompu. Monsieur Balasso devait répondre à des questions précises. Savait-il que Leiburg - vous connaissez, n'est-ce pas? - s'était confié à l'étranger, présentant Morandi comme un homme d'honneur? Balasso ne pouvait ignorer le sens de cette expression. Pouvait-il confirmer les propos de Leiburg, évoquer les rapport de Morandi avec l'organisation mafieuse? Il devait savoir : il était au centre du dispositif, rédacteur en chef d'Il Futuro, ce n'était pas rien. N'avait-il pas accompagné Morandi à Paris, déjeuné en compagnie de MM. Hassner, Lavignat, Leiburg - Cocci feuilletait un dossier -, et aussi de Brigitte Georges et Joan Finchett, deux journalistes? Quel était l'objet de cette rencontre ? Balasso connaissait-il l'article publié ensuite par Joan Finchett?

Cocci avait poussé vers Balasso les photocopies de l'article intitulé « Les inconnues du système Morandi ».

A ce moment-là, c'était encore au début de l'interrogatoire, Balasso - cité « comme témoin, bien sûr, avait précisé Cocci, je ne vous inculpe pas, pas encore, cela dépend de vous » - avait paradé, parcourant l'article en haussant ostensiblement les épaules. En effet, il avait rencontré cette journaliste à Paris - une Américaine, avait-il ajouté avec une moue de mépris -, elle tenait à collaborer au Futuro. Il avait demandé à lire ses articles, n'est-ce pas, mais elle avait des prétentions folles : correspondante permanente à Paris, des honoraires réguliers, etc. Bref, il fallait lui faire un pont d'or, « trois ou quatre fois tes émoluments, Monsieur le Juge, si vous permettez ». Morandi avait refusé, prétendait Balasso, et le résultat c'était cet article en forme de chantage! Il avait immédiatement compris quelle sorte de femme c'était, ambitieuse, avide, sans scrupules, une Américaine, un personnage de série télévisée. Effrayante! Cocci n'allait pas considérer cet article comme une preuve recevable? avait demandé Balasso. Parce qu'alors - il avait ri -, pauvres de nous!

Cocci avait repris l'article et l'avait lentement glissé dans le dossier. Balasso savait-il que Franz Leiburg et - il avait recherché une fiche - M. Orlando (vous connaissez?) s'étaient à nouveau rendus à Paris?

Balasso avait eu d'abord un mouvement de dénégation, secouant rapidement la tête, puis il s'était comme affaissé, regardant le greffier avec anxiété, et, au moment où il tournait à nouveau la tête vers Cocci, celui-ci avait eu la certitude qu'il allait s'effondrer - et ce sentiment lui donnait un plaisir dont il avait honte, mais qui l'envahissait. Il avait la bouche pleine d'une salive âcre. Il passa sa langue sur ses lèvres avant d'ajouter : « Voyons, Balasso, vous connaissez sûrement, Orlando, le régisseur de M. Morandi, son garde du corps, préposé aux basses besognes, non?»

Orlando accompagnait donc Franz Leiburg - lui, naturellement, vous le connaissez : un écrivain estimé, un ancien nazi, n'est-ce pas? - et ils avaient l'un et l'autre rendu visite à Joan Finchett. Leiburg avait proféré des menaces précises, des menaces de mort. Balasso n'était pas au courant, bien sûr? Mais Mme Finchett avait consigné les propos de Franz Leiburg, déposé plainte auprès de la justice française. Et savez-vous...

Cocci s'était levé, était allé s'installer devant la fenêtre. Jour de brouillard, comme à l'habitude; le parc du Palazzo Ducale recouvert de vagues grises creusées de place en place par des lueurs jaunes. Puis il était revenu s'asseoir, avait saisi un dossier, l'avait agité quelques secondes sans parler, regardant Balasso se décomposer, commençant à éprouver du dégoût pour cet homme, cette si ancienne connaissance, ce visage familier qui allait craquer, se livrer, moucharder.

Même la trahison d'un adversaire est contagieuse, c'est comme la preuve que la fidélité, cette forme élémentaire de l'amour, peut être corrompue, détruite, et cela affecte aussi bien celui qui se soumet, qui livre ses amis, ses complices, que celui qui reçoit les aveux.

La vertu, la morale, pensait Cocci, constituent un bloc; quand il se fissure, tout le monde, coupables ou innocents, criminels ou juges, est atteint.

Les aveux que Balasso allait faire d'ici quelques minutes, ou quelques jours, et dont Cocci se félicitait déjà, n'étaient pas qu'une contribution à la justice, une soumission à ses lois, une reconnaissance de la nécessité de la vérité, ils exprimaient aussi - Cocci en était atteint, peut-être sa honte venait-elle de là - la défaite d'un individu, son reniement, le visage le plus veule que pouvait donner un homme abandonnant son camp, fût-ce celui du crime. Et il y avait dans cette désertion nécessaire, souhaitable, que Cocci avait préparée, une lâcheté qui atteignait tous les hommes.

Cocci avait baissé la tête. Il venait une nouvelle fois de découvrir cette dépendance entre les hommes qu'il avait si souvent ressentie, même quand il s'était trouvé devant des monstres, ces tueurs sans scrupules, ces fous qui attentaient à la vie des enfants : ces êtres-là, qui étaient son contraire, faisaient pourtant aussi partie de lui, de son espèce. Peut-être voulait-on les tuer si vite, pour se donner l'illusion qu'on pouvait ainsi faire disparaître la preuve que l'homme était capable d'une telle cruauté, qu'il était aussi le mal, qu'il y avait peut-être en lui une part de Dieu, mais sûrement la part du Diable!

Savez-vous, Balasso, avait repris Cocci, que Joan Finchett accuse Morandi d'avoir assassiné une jeune Française - Cocci avait ouvert le dossier, gardé longuement la tête baissée, écoutant la respiration de son interlocuteur, soudain plus courte, haletante, qu'il essayait en vain de contrôler -, Ariane Duguet, dit-elle, dont on a retrouvé dans le lac, il y a quelques mois, le corps, vers Dongo. Balasso se souvenait-il? Le supplément illustré d'Il Futuro avait publié la photo de la jeune femme en couverture. Le journal avait même consacré un article, pas très long, mais précis, aux circonstances de la découverte du corps, sans faire mention, bien sûr, d'une photo, publiée auparavant, des défilés de mode auxquels la jeune femme avait participé pour la Morandi Company.

Pouvait-il fournir des précisions?

- Mais je ne sais rien! s'était exclamé Balasso.

Cocci avait ôté ses lunettes comme pour ne pas voir ce visage d'homme qui grimaçait, ce corps qui, tout en demeurant immobile, les mains agrippées aux accoudoirs du fauteuil, donnait l'impression de se débattre, cherchant à fuir, à arracher les liens dont il devinait qu'on l'entravait peu à peu.

Tout en gardant les yeux clos, le bout des doigt pressant ses paupières, Cocci avait dit d'une voix égale que Balasso, comme rédacteur en chef, avait sûrement dû décider de la couverture du magazine et avait donc incontestablement vu cette photo, choisi Ariane Duguet, ce dimanche-là. Non?

Tâtonnant, faisant glisser ses doigts sur les papiers, Cocci avait saisi le magazine qui se trouvait dans le dossier, l'avait tendu à Balasso qui ne s'en était pas emparé, répétant qu'il ne savait rien, qu'il n'était pas responsable des éditions dominicales, seulement du quotidien. Cocci avait remis ses lunettes, montrant de loin la couverture du magazine à Balasso.

Belle, n'est-ce pas? Comment l'oublier? Certains témoins prétendent l'avoir vue à la Villa Bardi. Mais tant de jeunes femmes y ont séjourné, les souvenirs ne sont pas sûrs, jamais : une jeune femme en vaut une autre, n'est-ce pas?

Balasso avait approuvé, s'était détendu, écartant les mains en signe d'impuissance et de bonne volonté. Peut-être avait-il imaginé qu'entre Cocci et lui pouvait se rétablir une complicité ancienne, ou bien celle de deux hommes qui savent ce que sont les jeunes femmes d'aujourd'hui? Et il avait précisé qu'en effet, elles s'étaient toutes précipitées à la Villa Bardi comme des mouches sur le sucre. Mais elles savaient bien que lui, Balasso, ne détenait pas le pouvoir. Les femmes, c'était l'affaire de Leiburg, de Morandi. Le juge comprenait-il?

Tout à coup, Cocci avait frappé du poing sur le bureau et c'était si inattendu que Balasso avait regardé autour de lui comme pour chercher qui avait provoqué ce geste. Mais c'était à lui que Cocci demandait d'une voix cassante s'il voulait, oui ou non, collaborer avec la justice. Il s'agissait d'un meurtre. Un assassinat, Balasso, un assassinat!

Balasso avait baissé la tête. Il ne refusait rien, rien. Il le jurait!

« Pauvres hommes », avait pensé Cocci.



43.

APRÈS, Giorgio Balasso avait parlé.

Tout le temps qu'avait duré sa confession, il s'était tenu penché en avant, jambes écartées, les avant-bras posés sur ses cuisses, ses cheveux noirs tombant devant son visage; il n'avait pas cherché à les repousser, si bien que Cocci, assis en face de lui, ne voyait plus que sa nuque ployée, sans jamais apercevoir les yeux.

Cocci avait posé quelques questions, mais il avait surtout laissé Balasso parler, s'interrompre, reprendre : « C'est tout ce que je sais, vraiment tout, que voulez-vous que je dise de plus, je ne sais rien d'autre, je ne pouvais rien empêcher, moi, j'étais le rédacteur en chef, pas le banquier, je faisais mon métier, mais que voulez-vous que j'ajoute, qu'est-ce que tu veux, Cocci, dis-le-moi, si je peux, je t'aiderai, tu me connais... »

Il suffisait à Cocci de se taire, bras croisés, essayant de ne pas se laisser prendre par un sentiment de pitié et de honte. Cet homme qui s'humiliait, l'humiliait aussi.

Cocci n'avait pas à attendre longtemps. Balasso ne supportait pas le silence. Chaque fois, il préférait se remettre à parler, faisant surgir de nouveaux noms, des faits inattendus qu'il livrait entre deux hoquets - « Vraiment, Cocci, je ne sais plus rien, j'ai beau chercher, je te jure... »

Cela avait duré des heures; le greffier avait rempli, à la main, plus d'une soixantaine de feuillets; il ne s'était arrêté qu'au moment où, d'un geste, Cocci lui avait fait signe de s'interrompre, disant à Balasso : « Tu vas signer, maintenant. »

Balasso s'était alors redressé, les cheveux toujours en désordre, balbutiant « Où, où? » Le greffier s'était précipité, tendant un stylo, faisant défiler les feuillets afin que Balasso les paraphât un à un.

- Tu vois, avait dit Balasso en se tournant vers Cocci (mais il restait à demi plié, comme un homme qui a mal), j'ai fait ce que tu voulais, tu es content, tu es satisfait! Tu sais ce que c'est? Moi, j'étais aux ordres de Morandi, je ne prenais aucune décision, j'obéissais, tu comprends, Cocci?

Cocci avait ôté ses lunettes et le greffier avait ouvert la porte.

Après, Cocci était resté seul.

Prenant son temps, frottant ses mains l'une contre l'autre, se levant parfois pour aller jusqu'à la fenêtre - la nuit était tombée, le brouillard plus dense encore -, il s'était imaginé ce que les avocats de Morandi opposeraient aux aveux de Balasso. Où sont les preuves, Monsieur le Juge? Dans un pays de droit, on ne peut bâtir une accusation sur des aveux obtenus peut-être sous la pression, hors la présence d'un avocat. Les journaux - Cocci pouvait les utiliser - publieraient les passages les plus compromettants du dossier. Cela ferait, durant deux ou trois jours, les titres de La Repubblica, de la Stampa, ou du Corriere, mais Balasso reviendrait sur sa confession. Il aurait cette fois les cheveux tirés en arrière, un air de défi afin de dissimuler sa peur. Il serait accompagné de trois avocats qui, lorsqu'il voudrait parler, le lui interdiraient d'un geste : « Notre client... », commenceraient-ils. Et Balasso se rengorgerait, le menton levé. De quoi l'aurait-on menacé s'il maintenait ses déclarations?

Cocci ne s'indignait même pas de ce qu'il prévoyait. Morandi, un instant ébranlé, inquiété, peut-être même emprisonné quelques heures, donnerait une conférence de presse, sans doute Villa Bardi. Osait-on l'accuser, dirait-il, de faire prospérer l'économie de la région? Qui d'autre, de Parme à Côme, avait comme lui créé des emplois? Si les directeurs de ses sociétés - pas lui personnellement, mais il était leur chef, il en acceptait la responsabilité - avaient versé de l'argent aux partis politiques, croyait-on que c'était par plaisir? C'était ainsi, seulement ainsi qu'il avait pu développer ses activités. La pourriture du système, il avait dû, comme chaque Italien, s'y adapter. Maintenant, puisqu'on le compromettait jusqu'à le faire emprisonner - mais il n'avait pas honte d'avoir connu les prisons de Parme ! son ami Leiburg, le grand écrivain européen, lui avait rappelé les noms de Silvio Pellico et de Fabrizio del Dongo, il était fier d'avoir partagé la condition de ces héros de l'histoire et de la littérature -, eh bien, il allait en faire, de la politique, il en avait les moyens ! Il était indigné. Il était un Lombard en colère. Gare à ceux qui allaient s'en prendre à lui! Qu'on se rapporte à l'histoire des Bardi. Ce n'était pas sans raison qu'on l'avait appelé le Condottiere.

Cocci était resté longtemps devant la fenêtre. Il lui avait semblé que l'affaire Morandi était déjà close alors même qu'il n'avait pas encore perquisitionné Villa Bardi, qu'il n'avait pas encore utilisé les aveux de Balasso, ceux, peut-être, qu'il obtiendrait de Fabrizio Valdi. Mais il le pressentait : c'était joué. On ne pourrait obtenir de la banque Balli, à Lugano, communication des comptes secrets, ou il y aurait alors un tel foisonnement de pistes qu'on s'y perdrait : l'argent, les prêts, les transferts de capitaux, le jeu sur les taux de change, les sociétés domiciliées à Grenade ou à Monaco, un tel labyrinthe, avec des cloisons étanches qu'il faudrait forcer, si bien qu'au bout du compte on ne réussirait qu'à frapper quelques petites sociétés sans jamais atteindre le coeur du système.

Mais ce coeur existait-il? Morandi lui-même n'était-il pas qu'un paravent commode, avec ses activités multiples - archéologie, mode, presse, télévision, tout ce théâtre social qu'il animait -, pour masquer d'autres scènes où se jouaient les parties décisives? Mais lesquelles? Leiburg, Joan Finchett l'avait noté dans sa déposition, avait parlé d'empoignade mondiale, d'enjeux immenses. Peut-être Morandi n'était-il lui aussi qu'un simple rouage, une cellule parmi d'autres de ce corps immense, palpitant, celui du crime, du mal, de la violence, de la gangrène qui enlaçait l'humanité entière, l'enserrait de plus en plus fort, la contaminant, la corrompant. Un corps visqueux, insaisissable, sans tête, non pas une pieuvre, comme on disait de la Mafia, mais une sorte de méduse gélatineuse, que l'on touchait ou traversait sans d'abord s'en apercevoir - peut-être Balasso avait-il été dans ce cas - pour constater après coup que sa peau était couverte de pustules, ses yeux atteints, que l'infection gagnait? On cherchait cet animal qui se confondait avec l'eau, aussi transparent qu'elle, huileux, flasque; mais chaque cellule qui le composait était une tête et l'on pouvait ainsi le décapiter sans jamais atteindre un centre qui n'existait pas, qui était présent partout, peut-être même en chacun de nous.

Cocci avait été saisi par un sentiment d'impuissance. Il connaissait la fin de la partie et cependant il devait la jouer. Il se souvenait de ces discussions auxquelles Mario Grassi avait participé, dans les caves de la faculté des lettres de Bologne, quand certains étudiants, peut-être les plus exigeants ou les plus fous, expliquaient qu'on ne pouvait faire régner la justice qu'en extirpant de la société, en tuant - ils osaient employer le mot - ceux qui la pourrissaient.

Dès ce temps-là, Cocci avait pensé qu'ils s'illusionnaient. Il avait eu l'intuition qu'on ne saurait se débarrasser du mal en liquidant des hommes. Ils sont trop nombreux! avait-il dit un soir à Mario Grassi. Et ils avaient tous deux quitté ce groupe dont ils connaissaient chaque membre, identifiant parfois les visages de leurs camarades quand les journaux annonçaient la mort ou l'arrestation d'un terroriste. A présent, certains d'entre eux s'étaient « repentis ». Et la méduse proliférait. Et il fallait combattre Morandi. Et cela ne servirait à rien. Il fallait le vaincre, mais ce ne serait qu'un épisode d'une suite sans fin.

Pourtant, Cocci devait, voulait l'emporter. Sinon, quoi? Être comme Balasso, la nuque ployée? Vomir, trahir?

Cocci avait traversé la cour pavée du Palazzo Ducale et, comme d'habitude, au moment où il se présentait sous la poterne, le carabinier sortit du poste de garde et lui proposa une lampe, mais Cocci refusa et s'éloigna, laissant derrière lui cette lueur jaune qui se diluait, ne formant bientôt plus qu'un halo indistinct.

Après avoir marché quelques minutes dans le parc, Cocci se retourna. Chaque soir, la disparition du Palazzo Ducale l'étonnait. L'immense façade rose n'était plus qu'une imprécise région du brouillard, ponctuée çà et là de taches plus claires, et il lui semblait que la coque d'un grand paquebot allait surgir de la nuit.

Mais aucun navire ne s'avançait. Cette illusion, ce désir, cette attente n'étaient qu'un souvenir de son adolescence, une image qui l'avait hanté : le dernier film qu'il avait vu avec son père.

Cocci se mettait à marcher lentement, prudemment.

Il ne distinguait ni les arbres, ni les allées, et, au bout de quelques minutes, il ne disposait plus d'aucun repère, avançant sans savoir où il allait, sans laisser de traces, le brouillard se refermant sur lui.

Cependant, chaque soir, Cocci s'obstinait, persuadé qu'il n'allait plus se perdre. Il comptait ses pas, tournait à droite, puis à gauche, croyant reproduire le tracé de la veille qui l'avait conduit jusqu'au pont permettant d'accéder au centre ville. Et, tout à coup, il butait sur un muret délimitant une vaste pièce d'eau qu'on appelait le laghetto.

Une nuit, après un coup de vent inattendu, une bourrasque glacée, le brouillard s'était déchiré et, l'espace de quelques minutes — après, le vent avait cessé et le brouillard était revenu —, Cocci avait découvert ce laghetto qui n'était qu'un marécage où des poissons noirs déchiquetaient dans les remous, des ordures, parfois le corps d'un animal mort, rat ou oiseau. Ce soir-là, Cocci avait même vu un chat blanc qui allait à la dérive, le ventre gonflé.

Le jour de l'interrogatoire de Balasso, il n'y avait pas eu de coup de vent.

Mais, traversant le parc, Cocci avait décidé qu'il se rendrait à Dongo, qu'il verrait le lac, l'homme qui avait retrouvé le corps d'Ariane Duguet.



44.

L'HOMME avait écarté les branches des massifs de lauriers-roses et, tendant le bras, avait montré à Cocci un monticule de terre, à quelques mètres à peine de la berge. Cocci s'était avancé, l'homme restant derrière lui, la cigarette cachée dans la paume de sa main gauche, les doigts repliés, et quand le juge, parvenu au pied du monticule, s'était retourné, il avait été frappé par l'expression de l'homme : sa peau ridée, tannée, striée de ridules, était tendue par une grimace; avec son menton en avant, sa bouche à demi ouverte, on aurait dit un chien s'apprêtant à mordre ou à hurler. Son visage montrait tant de haine en même temps que de mépris que Cocci pensa un instant que l'autre allait bondir sur lui, le tuer, le précipiter dans le lac.

Puis, Cocci continuant à le regarder, l'homme avait baissé la tête et quand il l'avait relevée, il était à nouveau ce vieil homme indifférent que le juge avait rencontré dans le hangar de Dongo où il habitait entre des coques d'embarcations, dans une sorte de réduit qu'il s'était aménagé avec des rames, des mâts, des voiles à la toile rapiécée, brûlée par le soleil.

C'est à peine s'il avait répondu aux questions de Cocci. Oui, il s'appelait Angelo Trovato, ça oui, il pouvait le dire, parce qu'on l'avait trouvé, enfant, au bord d'un chemin, au-dessus de Dongo. Et il n'en savait pas plus sur sa famille. Rien d'autre.

Cocci s'était assis sur une caisse, face à ce lit de camp sur lequel l'homme se tenait, les bras croisés, le menton sur la poitrine.

Je suis seul, avait déclaré Cocci. Ce n'est pas vraiment, pas encore une enquête. Vous n'êtes qu'un témoin. Vous me parlez d'homme à homme. Cette jeune femme que vous avez sortie de l'eau, vous vous en souvenez?

L'homme avait regardé Cocci avec des yeux inexpressifs. Il n'avait pas paru étonné, mais n'avait rien dit. Et Cocci avait dû poursuivre.

Est-ce que le matin, avec sa drague, l'homme avait drainé au hasard ou bien - comprenait-il le sens de la question ? - avait-il su que c'était là qu'il fallait chercher? Parce que, qui sait, dans la nuit, peut-être avait-il vu... On racontait à Dongo que l'homme se promenait souvent la nuit, même les jours d'averse, le long des berges, marchant seul. Cette nuit-là, peut-être l'homme avait-il aperçu une voiture, peut-être n'avait-il pas voulu confier ce détail aux carabiniers? Mais lui, Cocci, était juge d'instruction à Parme...

Le visage de l'homme ayant tressailli, il avait répété son nom : Roberto Cocci, juge d'instruction.

- Vous vous occupez de Morandi, avait lâché Trovato.

Pour Cocci, ç'avait été comme un éclat de lumière dans la nuit. Il avait parlé plus vite en se penchant vers l'homme.

Il avait inculpé Carlo Morandi de corruption, avait-il expliqué. On allait peut-être l'arrêter. Vous entendez, le mettre en prison. Morandi, vous savez qui c'est? Vous voyez, les choses changent. A la fin, la vérité, c'est comme le soleil, ça apparaît, ça perce les nuages, ça éclaire tout. Qu'est-ce que vous en pensez?

Mais l'homme avait repris son expression indifférente. Il avait allumé une cigarette et, au bout d'un long silence, il avait dit d'un air de défi, comme pour montrer à Cocci qu'il ne s'intéressait pas à cette affaire, à cette jeune femme : « Moi, quand ils m'ont trouvé, j'avais un oiseau mort serré dans mon poing, comme ça. »

Il avait montré sa main gauche qui tenait la cigarette cachée à l'abri de ses doigts repliés, et Cocci avait eu le sentiment que cet homme était retors, déterminé, qu'il n'avait rien de ce pauvre bougre que le lieutenant des carabiniers lui avait décrit.

Homme de tous les métiers, il avait acquis peu à peu, avec sa drague, une sorte d'indépendance. On le louait, lui et l'engin. Parfois, il allait effectuer des drainages sur l'autre rive. On l'avait vu sur les chantiers de fouilles de Morandi, là où on avait exhumé, à quelques mètres de la berge, des vestiges romains, des statues. Mais, le plus souvent, il était employé par la municipalité de Dongo pour déblayer les pentes après la pluie, remettre les berges en état.

C'est comme cela qu'un matin, il avait sorti de l'eau cette pauvre Française. Le père était venu. On l'avait enterrée à Dongo; il avait décidé ça, le père. Morte ici, on ne savait pourquoi ni par quel chemin elle était arrivée là, et voici qu'elle allait rester dans notre terre. Ça faisait réfléchir, la vie, non ?

Quand l'homme, placidement, avait porté la cigarette à sa bouche tout en le fixant - et, pour la première fois, il y avait de la violence dans son regard -, Cocci s'était emporté.

Il fallait que l'homme lui montre tout de suite les lieux, avait-il exigé.

L'homme n'avait d'abord pas bougé, puis, tout en se levant, enfilant une veste de toile imperméable, il avait marmonné que lui-même avait toujours obéi aux lois, et que les juges, c'était la loi. Alors il allait le conduire, puisqu'ainsi le voulait le juge.

Ils avaient traversé le hangar et l'homme, tout à coup, s'était montré plus loquace.

C'est là qu'on l'avait mise en attendant de l'enterrer. Ce hangar, c'était un peu la morgue, à Dongo, pour les noyés. Si lui-même dormait là, c'est que sa propre vie, c'était déjà comme la mort, non?

Il y avait des vies, comme ça, qui pouvaient pas être pires. D'autres - on comprend pas pourquoi : qui choisit? - filent comme des bateaux, à pleines voiles. Mais ils coulent aussi. Et puis d'autres, on les tue.

Il avait dit au père de la jeune morte que, quand on meurt à cet âge-là, c'est qu'on vous a tué ou qu'on vous a laissé mourir.

Qu'est-ce que vous en pensez, monsieur le juge, vous qui en voyez, des choses, des gens, les pires, non?

Cocci n'avait guère aimé ce monologue, ces questions, cette attitude devenue complice, et il avait le sentiment désagréable d'être celui qu'on traque, qu'on pousse dans une nasse, qu'on leurre avec des mots.

- La voilà, avait dit l'homme en montrant sur l'un des quais la drague dont le bras d'acier, redressé presque à la verticale, brillait, le temps étant au beau. Au-dessus des montagnes de Bellagio, sur l'autre rive, passaient des chapelets de petits nuages d'un blanc lumineux. Le vent - une brise, plutôt - frisait la surface du lac et, quand Cocci et l'homme s'engagèrent sur le sentier longeant la berge, au-delà de Dongo, Cocci reconnut le parfum douceâtre des lauriers-roses.

Brusquement, Angelo Trovato s'était tu. Il avançait tête baissée, le dos voûté, ses bras tombant le long du corps. Quand il s'immobilisa, écartant les branches d'un massif de lauriers, tendant le bras vers le monticule de terre, Cocci sut que l'homme n'irait pas plus loin. Mais il ne s'attendait pas à cette haine, à cette violence, à ce mépris que, l'espace d'un instant, croyant ne pas être vu, Trovato avait exprimés.

Cocci l'avait rejoint et saisi par la manche. Leurs visages étaient si proches que le juge sentit l'haleine forte, chargée de tabac, de l'homme.

Pourquoi cet endroit? avait-il demandé. Pourquoi pas un autre? Pourquoi si loin de Dongo? Des éboulements, il y en avait eu de nombreux, cette nuit-là. Le lieutenant de carabiniers l'avait assuré.

Vous saviez que c'était ici, vous aviez vu. C'est pour cela que vous êtes venu ici, avait répété Cocci.

La vérité, c'était comme le soleil, Trovato devait s'en souvenir ; si ce n'était pas lui qui la révélait, d'autres le feraient, et alors Trovato serait coupable, jeté en prison pour faux témoignage.

Il était déjà en prison, avait bougonné Trovato.

Cocci n'avait pas lâché la manche de sa veste, au contraire, il l'agrippait avec le désir de secouer cet homme, avec la certitude désespérante qu'il s'irritait en vain.

Levant les yeux, il avait aperçu au sud, sur l'autre rive, dans une zone sombre — une cohorte de nuages masquait pour quelques instants le soleil —, la tache blanche de la Villa Bardi comme un bloc aux arêtes acérées crevant les mamelons verts des arbres et des massifs.

Il n'avait pas réfléchi à ce qu'il allait dire, mais il avait posé son autre main sur l'épaule de Trovato et avait chuchoté, visage contre visage :

- Imaginons que vous ayez vu Carlo Morandi cette nuit-là, que vous l'ayez reconnu. Il est accompagné d'Orlando, son régisseur. Vous l'avez déjà rencontré?

L'homme avait montré ses dents noires, ébréchées.

Donc, vous les connaissez tous deux. Vous êtes là par hasard. Leur voiture est arrêtée sur le bord de la route. Vous les voyez jeter le corps, ou jeter quelque chose. Vous revenez le lendemain matin. Vous draguez. Vous sortez la jeune Française. Vous ne dites rien, parce que vous avez peur. Morandi est puissant. Puis vous apprenez qu'un juge, à Parme, l'a inculpé. Vous aussi, vous voulez avoir les mains propres. Vous voulez faire briller le soleil de la vérité! Et vous témoignez sous la foi du serment, devant moi, aujourd'hui, dans le bureau du lieutenant de carabiniers. Vous dites ça, seulement ça. Ça me suffit. Ils ne s'en sortiront pas. On les tient, croyez-moi : un meurtre, c'est autre chose qu'une affaire de corruption, d'argent sale. Vous comprenez? Morandi, c'est votre ennemi, non?

Brutalement, Trovato s'était dégagé par un mouvement du bras et des épaules, reculant d'un pas. Son visage exprimait toujours de la colère et du mépris, mais aussi de l'anxiété et de l'hésitation. Cela se devinait à son regard, à la manière dont il semblait épier les alentours comme s'il avait craint d'être observé.

Il s'était remis à parler d'une voix sourde. Il n'avait rien vu. Il avait commencé à draguer là parce qu'il fallait bien commencer quelque part. Ç'aurait pu être ailleurs; ç'a été ici. Il avait déjà tout expliqué aux carabiniers. Il ne savait rien de plus. Rien.

Cocci l'avait à nouveau saisi aux épaules, secoué. Ils avaient l'occasion, à eux deux, d'en finir avec Morandi, avec la pourriture qu'il représentait. Le témoignage de Trovato permettait de tout expliquer, c'était la clé. Comprenait-il?

- Et moi? avait demandé Trovato d'une voix si basse que Cocci avait deviné la question plus qu'il ne l'avait entendue.

Il avait étreint les épaules de Trovato. Lui? Mais les carabiniers le protégeraient. Cocci s'engageait à lui obtenir un emploi, un logement. Il le pouvait sans difficulté, à Milan ou à Parme, au gré de Trovato.

L'autre avait levé la tête.

- Et moi? avait-il répété.

Cocci, d'une voix qu'il sentait déjà moins assurée, avait répondu que, comme témoin, Trovato serait placé sous la protection de la justice.

- C'est ça, avait murmuré Trovato, et, en se tournant, il s'était éloigné de Cocci, puis il avait écarté les branches de lauriers, et le monticule de terre était ainsi apparu à quelques mètres, par un effet de perspective, comme une verrue herbeuse flottant au-dessus de l'eau. Au loin, dans le même axe, Bellagio, la Villa Bardi en pleine lumière, le soleil à nouveau revenu.

Il avait eu du mal, avait repris Trovato, à la faire glisser de la drague sur la terre. C'était comme si elle s'accrochait. Par des marches en arrière puis en avant, il avait dû imprimer au bras de la drague de petites secousses, et, à la fin, le plus doucement qu'il avait pu, il l'avait déposée là. C'était comme une vraie statue avec ses cheveux longs, son visage gonflé, sa peau toute tachée, comme mordillée. Quelques jours de plus et on n'aurait plus rien retrouvé. C'est comme ça, le lac : ça dévore. Ils sont voraces, les poissons des berges, ces noirs qu'il ne faut jamais pêcher.

Après, il y avait eu le père. Le Français, ce fou, avait voulu savoir, et lui, Angelo Trovato, lui avait montré le lieu — tout en parlant, il tendait le bras en direction du monticule —, il lui avait décrit le corps. Le père voulait savoir? Comme s'il y avait quelque chose à dire, quand les gens sont morts. C'était sa fille, son enfant. A cet âge-là, il fallait bien le répéter, quand on meurt, c'est toujours quelqu'un qui vous a tué ou qui vous a laissé mourir. Mais est-ce que c'était sa faute, à ce pauvre père? Il marchait dans Dongo sous la pluie comme un homme qui ne comprend plus rien à rien. Il l'avait fait enterrer ici, alors qu'il aurait dû la ramener chez lui, car les morts aussi ont le droit de vivre dans leur pays, dans leur maison, là où on les aime, où on les connaît. Mais peut-être que personne ne tenait plus à elle? Peut-être qu'elle n'avait plus de raison, de pays? Elle était perdue. Alors, autant qu'elle soit couchée là où elle était morte.

Moi, je dors à la morgue, c'est pareil. On peut me jeter n'importe où, même dans le lac!

Est-ce que le juge savait que la propre mère de Carlo Morandi avait été tuée dans le lac, en 45? Qu'elle avait disparu, là, et qu'on n'avait retrouvé que son manteau de fourrure ? Ça, les poissons, même les plus gros, n'en avaient pas voulu.

Je l'ai dit au père et je vous le redis, monsieur le juge : la vie, elle trahit toujours, on ne peut protéger personne. Alors moi, moi, Angelo Trovato, vous me racontez qu'on va me protéger ? Vous me prenez pour quoi? Pour un oiseau mort, monsieur le juge?

Ils avaient déambulé côte à côte entre les massifs de lauriers. Tout était paisible autour d'eux. Puis ils s'étaient dirigés vers l'entrée du hangar.

Sans oser regarder Trovato, Cocci avait dit qu'il allait passer la nuit à Dongo, à l'Hôtel Stendhal.

Le père de la pauvre fille avait lui aussi résidé là plusieurs jours, avait murmuré Trovato. Mais le juge avait de la chance : il faisait doux, une sorte de printemps. Comme des petites vacances pour lui, non?

- Si vous témoignez..., avait repris Cocci.

Pour la seconde fois, Trovato avait dévisagé Cocci et l'avait longuement soupesé du regard.

C'était donc ça, un juge? avait demandé Trovato. Un juge devait pourtant bien savoir ou imaginer, lui qui en voyait des choses, des gens, qu'un homme comme Morandi n'allait pas, par une nuit d'averse, jeter lui-même, de ses propres mains - Trovato avait exhibé ses paumes, doigts écartés -, une fille, même s'il l'avait tuée, dans le lac. Ça a toujours les mains propres, les gens comme Morandi. Ils font pas les choses eux-mêmes, jamais!

- Vous voulez quoi, que j'invente? C'est ça, le soleil de la vérité? C'est comme ça qu'il éclaire? En sortant de la boue, du mensonge?

Il avait tourné le dos à Cocci et disparu dans le hangar où, il y avait déjà longtemps, sur des chevalets semblables à ceux qui supportent les barques, on avait posé le cercueil d'Ariane Duguet.



45.

C'ÉTAIT venu tout à coup alors que Cocci se trouvait au bout de la digue qui ferme au nord le port de Dongo. Ça l'avait courbé comme peut le faire une brusque rafale de vent. Il en souffle parfois d'inattendues sur le lac, d'autant plus violentes, creusant la surface de l'eau de vagues courtes, rageuses, ployant presque jusqu'à terre les massifs de lauriers-roses, couchant les mâts des voiliers; dans le port, les coques s'entrechoquent, les drisses crient. D'où vient la bourrasque, de quelles vallées? Quelles masses d'air, le long des pentes, au fond des gorges, se sont brutalement rencontrées puis mêlées, laissant fuser ce souffle froid qui soulève des tourbillons, balaie le lac du nord au sud, de Dongo à Bellagio, pour cesser brusquement, la surface parfois agitée encore pour plusieurs heures, les coques dans le port continuant de se heurter?

Et Cocci avait tout à coup ressenti l'envie de mourir, la tentation de se laisser tomber, là, dans cette eau opaque où il devinait des formes plus noires, souvent posées sur le sable, qui brusquement venaient à disparaître parmi les algues dans une succession de remous. Mourir : et il avait fait un pas en se penchant au-dessus de l'eau. Qu'est-ce qui le rattachait au monde? Aucune femme, aucun enfant.

Dans le salon de l'Hôtel Stendhal - la demi-obscurité de cette grande salle vide en faisait un immense confessionnal avec ses tentures tirées -, tandis que la propriétaire, Mme Antonini, dont on percevait les chuchotements, passait et repassait dans le couloir, jetant un coup d'oeil, il avait écouté le docteur Ferrucci lui parler du désespoir de Jean-Luc Duguet, le père de la Française morte.

Qui ne se révolte contre la mort de son enfant? avait-il dit. Même le croyant a d'abord un mouvement de rébellion, vous comprenez, monsieur le juge? Et cependant, avait poursuivi le docteur Ferrucci, il arrive que la mort - il pouvait le dire, lui qui accompagnait les malades jusqu'aux portes de la vie - soit une délivrance.

Le juge avait-il remarqué qu'on employait le mot délivrance pour dire aussi bien la mort et la naissance, l'enfant qu'on délivre du ventre maternel, la mère qu'on ouvre et allège de la vie qu'elle porte, et le mourant que la mort délivre et qui s'en retourne dans le ventre de la terre?

Cocci s'était un peu déplacé, tournant la tête pour mieux voir le visage du docteur, ce liseré qui cernait ses traits, sa fine barbe taillée en pointe, ces sourcils comme une barre noire fermant le front bosselé et paraissant rejoindre les tempes rasées, brillantes. Cocci avait envié cette exaltation, cette foi, cette confiance dans un monde qui se ferme comme un cercle : naissance, mort, renaissance. Lui, qu'avait-il comme certitudes? Au nom de quoi, de quel ordre supérieur aux hommes faisait-il la chasse à certains alors que tant d'autres égorgeaient sans risques?

Peut-être sa vocation de magistrat était-elle née lorsqu'il avait vu, au ciné-club de la faculté, ce film si poignant, Le Voleur de bicyclette, et qu'il lui avait semblé tout à coup qu'il fallait que des hommes se tiennent sur la frontière, impartiaux, incorruptibles, incarnations d'une mystique de la justice, voués à défendre l'idée du Bien.

Peut-être était-ce la première fois, tandis que le docteur Ferrucci continuait de parler, que Cocci en venait à s'interroger vraiment sur ce qu'il faisait. Sans doute parce que, dans l'allée bordée de lauriers, il avait secoué l'homme à la drague pour le convaincre de témoigner contre Morandi, et que rien n'avait plus compté pour Cocci, durant quelques minutes, que cela : obtenir, quels que soient les faits, une déclaration d'Angelo Trovato, sa signature au bas d'une déposition, et alors Cocci se serait précipité dans les bureaux du procureur, au troisième étage du Palazzo Ducale de Parme, et sans doute aurait-il alors inculpé Morandi de meurtre, l'aurait-il arrêté.

Ça, un juge? avait dit Trovato. Ça, un homme qui se tenait sur la frontière pour indiquer qu'ici commençait le règne du droit?

Cocci s'était conduit à l'instar de tous les autres : la fin justifie les moyens. Il n'avait été qu'un homme en guerre, ayant choisi son ennemi, Morandi, prêt à tout pour le vaincre. Mais en quoi était-il alors différent de lui? Quels principes absolus servait-il? Que valait sa bataille si elle n'était qu'un épisode parmi d'autres d'un conflit entre les hommes où les coupables d'hier deviennent juges, et vice versa? A quoi pouvait-il s'arrimer s'il n'y avait d'autres fins que de terrasser à n'importe quel prix son ennemi? Si c'était cela, tout se valait. Plus de principes. Plus de Bien et de Mal. Était seulement vainqueur, seulement justicier, celui qui posséderait la meilleure arme.

Il avait considéré qu'un témoignage arraché à Angelo Trovato était l'arme qui percerait toutes les défenses adverses. Qu'importait alors que Morandi eût bien été surpris par Trovato, la nuit, charriant le corps de la jeune Française de sa voiture à la berge? Qu'importait même la mort d'Ariane Duguet? Cocci avait-il jamais pensé à elle? Ce qui comptait, c'était de ferrer Morandi, de le laisser crever, et, s'il le fallait, de l'achever d'un coup de rame.

- Je dois vous dire maintenant..., avait repris le docteur Ferrucci.

Cocci avait sursauté.

Qui était-il, celui-là, mains jointes, tête baissée, qui murmurait qu'en effet, comme le père de la jeune femme l'avait pressenti, il l'avait vue vivante, quelques jours auparavant, avant qu'on ne la retrouve morte. Mais, ajouta-t-il d'une voix rapide, il l'avait déclaré aux carabiniers, et, tous ensemble, ils avaient décidé de se taire pour ne point accabler ce père, le juge comprenait-il? Cet homme délirait, il marchait nuit et jour dans les rues de Dongo, sous des pluies comme on n'en voit ici que trois fois par siècle, il allait le plus souvent tête nue, Ferrucci avait dû lui administrer des calmants. Tous avaient craint que l'homme ne mît fin à ses jours.

Si le juge l'avait vu, au cimetière, seul, il aurait compris que c'était l'image du malheur, entendez-vous? Fallait-il lui dire que sa fille était déjà une morte vivante? On en voit ainsi, de ces pauvres jeunes, oiseaux perdus, oui, pauvres oiseaux perdus, que le vent pousse, ils n'ont plus rien, il faudrait les accueillir, les soigner, les sevrer lentement, avec une attention de chaque seconde. Mais qui, aujourd'hui, dans notre monde, sait encore écouter? Les policiers arrêtent, les juges rendent la justice. Mais quelle justice, si personne ne tend la main? Si vous aviez vu ses bras, ses veines... J'ai voulu la retenir, la diriger vers l'hôpital, mais elle s'est enfuie aussitôt. D'où venait-elle? De Parme, peut-être de la Villa Bardi? On m'a dit qu'elle avait été employée par la Morandi Communication. Mais pourquoi enquêter, pourquoi savoir, pourquoi accuser? Je n'ai rien dit au père. Cette fille portait la mort en elle. Il aurait fallu l'aimer, avant. Peut-être qu'au point où elle en était, une présence d'amour eût pu la sauver encore, non pas un geste, monsieur le juge, mais une vie entière vouée à elle pour lui réinsuffler à chaque seconde un peu de vie - on parle de bouche à bouche, c'était cela qu'il fallait: du coeur à coeur.

Ferrucci - il hochait la tête, la balançait de droite et de gauche - ne pouvait pas. Il était le seul médecin à Dongo, et tous les ans, une volée de ces oiseaux perdus venait mourir ici, sur les bords du lac.

C'était l'homme à la drague qui avait confié à Cocci qu'enfant, quand on l'avait retrouvé, il serrait dans son poing un oiseau mort.

Ariane Duguet s'était donc enfuie, avait repris Ferrucci, et elle avait dû errer quelques jours, peut-être mourir au bord de l'eau. Car tel était bien le diagnostic qu'il avait porté: elle n'avait pas succombé à une noyade, mais à un arrêt cardiaque - overdose, dit-on, trop de mort en elle, dans ses veines, dans sa tête. Puis elle avait sans doute basculé dans l'eau, ou bien quelqu'un l'y avait jetée, ne souhaitant pas qu'on trouve son corps chez lui. Ce n'était plus l'affaire de Ferrucci. Est-ce que c'était même encore une affaire? Qu'est-ce que cela changeait? Elle en avait fini de souffrir, et si l'on avait voulu poursuivre tous ceux qui étaient responsables de sa mort - n'est-ce pas, monsieur le juge? -, quelle foule dans la cage du tribunal, oui, quelle foule : Morandi, peut-être, mais aussi bien le père, des journalistes, des banquiers, tous les hommes, et moi avec, moi qui l'ai laissée partir, finalement...

Maintenant je m'en vais, avait conclu le docteur Ferrucci, et, sans même que Cocci lève la tête, il avait quitté le salon de l'Hôtel Stendhal.

Il faisait si beau. L'air avait la légèreté d'un parfum et Roberto Cocci avait marché vers le port, puis s'était engagé sur la digue.

Il y avait si peu de brume que la rive opposée, Bellagio et la Villa Bardi semblaient à portée de main. Et, tout à coup, cette douleur, comme si, de l'intérieur de son ventre, on lui avait déchiré la peau, la lacérant du nombril à la hanche. Et Cocci avait eu envie de vomir.

Puis cette bourrasque dans tout son corps, et cette envie d'y mettre fin, de se laisser tomber, comme si sa tête était devenue trop lourde pour qu'il la portât droite.

Elle l'entraînait vers l'eau, vers le fond. Et c'était aussi le fond de ce qui était en lui, au plus intime de son corps, qui voulait s'échapper de lui, rejoindre ces algues, ces poissons noirs.

Il y avait eu le long hurlement d'une sirène courant à la surface du lac.

Cocci avait vu, comme dans un souvenir, le bateau s'avancer, l'étrave creusant son sillon blanc, passant devant lui, et il avait pu lire en poupe ce mot: L'Innomato.



46.

DEUX semaines s'étaient écoulées et lorsque, dans la longue galerie aux parois tapissées de marbre blanc qui descendait des caves de la Villa Bardi vers les berges du lac, Carlo Morandi s'était penché vers Roberto Cocci et lui avait soufflé: « Maintenant, nous avons fini, n'est-ce pas, monsieur le juge, vous avez tout retourné, jusqu'aux poches de mes vestes et de mes pantalons, non? », Cocci avait su qu'il avait perdu.

Il avait voulu regagner le parc, repartir aussitôt pour Parme, mais Morandi s'était placé devant lui et, le bras tendu, il avait montré la galerie, le side-car jaune sur lequel les plaques d'immatriculation étaient encore marquées de l'emblème de la Wehrmacht, mais la croix gammée avait été effacée : « Il vous restait ça, avait repris Morandi, et, vous le constatez, ce n'est qu'une vieille machine, une sorte de trophée, ma première prise. Le soldat qui la conduisait était un homme énorme, et nous, nous n'étions que des enfants. Savez-vous ce qu'il est devenu? Les poissons, mon cher, les poissons du lac, ce sont de grands nettoyeurs! Demandez à Franz Leiburg, il vous le dira: dans toutes les guerres, il y a des équipes chargées de nettoyer, d'effacer les traces. Parfois avec des couteaux de boucher, ou avec des lance-flammes, des fours crématoires. Horrible, n'est-ce pas? Eh bien, ici, monsieur le juge, ce sont les poissons noirs, les poissons de berge qui font ce travail. Ils sont très efficaces. On n'a jamais retrouvé le soldat. Avez-vous remarqué le blason des Bardi? On y voit l'un de ces poissons noirs, surmonté d'une tour. Nous sommes ici, à Bellagio, depuis aussi longtemps que ces poissons, les Bardi sont des animaux préhistoriques, non? Et vous vouliez être le cataclysme qui nous ferait disparaître? Soyez beau joueur, reconnaissez-le, monsieur le juge! Allons, marchons un peu... »

Morandi avait pris Cocci par le bras et celui-ci n'avait osé se dérober. Cet homme avait une détermination, une force auxquelles il était difficile de résister. Cocci s'était retourné, regardant son greffier, les carabiniers qui bavardaient entre eux, entourant avec curiosité le side-car.

Tout le monde, même les juges et les carabiniers, aime les gros jouets, avait souligné Morandi. Il fallait les laisser satisfaire leur curiosité. On ne voyait plus beaucoup d'engins de guerre de cette sorte, non?

Morandi ne serrait pas le bras de Cocci, mais la pression était suffisamment forte pour que le juge se sente prisonnier, contraint de suivre, de s'engager dans les allées du parc.

Quand ils eurent atteint l'escalier conduisant à la terrasse, il pensa que Morandi lui avait tendu un piège; il s'attendait à voir surgir des photographes d'Il Futuro: le lendemain, le quotidien de Morandi publierait des clichés montrant l'inculpé et son juge dans le parc de la Villa Bardi, amicaux, complices.

D'un geste vif, Cocci avait donc retiré son bras et Morandi l'avait regardé avec une moue d'étonnement, montrant par cette mimique que Cocci, s'il le voulait, était libre de mettre fin à cette promenade, qu'il n'était soumis à aucune contrainte, qu'on ne cherchait pas à le surprendre.

- Nous pourrions parler d'homme à homme, non? avait dit Morandi. Mais...

Il avait haussé les épaules, souriant, méprisant, et Cocci, se sentant humilié, avait fait un pas vers les massifs de lauriers.

De quoi Morandi voulait-il parler? Fallait-il appeler le gref fier, les carabiniers? Cocci était un juge en train de perquisitionner la demeure d'un inculpé en liberté provisoire. Il n'y avait pas place pour un bavardage d'homme à homme, mais pour des déclarations, des questions.

- Qui n'est pas en liberté provisoire? avait alors murmuré Morandi en rejoignant Cocci, en lui reprenant le bras, en l'entraînant dans une allée au bout de laquelle se dressaient des statues, bras amputés au-dessus du coude, main ou tête manquantes, jeune femme drapée dans des plis de pierre et qu'on avait décapitée.

- Un jour, avait poursuivi Morandi, nous serons enfermés, vous comme moi, nous serons devenus de la pierre... On dit de la poussière, mais je préfère imaginer un bloc de marbre, une sorte de gisant. Et vous?

Ils avaient encore fait quelques pas et s'étaient retrouvés sur un terre-plein dominant le lac.

C'était pour Cocci comme une image inversée. Il distinguait sur l'autre rive, au nord - ou bien il imaginait voir, car le lac, en cet endroit, avait plusieurs kilomètres de large -, la façade de l'Hôtel Stendhal, à Dongo, la digue au bout de laquelle il avait souvent regardé vers la Villa Bardi, et il se souvenait de cet éblouissement, de la tentation qui l'avait saisi, quelques jours auparavant, d'en finir avec la vie. Puis il était rentré à l'hôtel, avait regagné Parme, obtenu l'autorisation de perquisitionner la Villa Bardi, et maintenant il était là, le bras de Morandi pesant sur le sien, à suivre le sillage des navires - et peut-être l'un d'eux était-il L'Innomato.

- Avez-vous bien usé de cette liberté provisoire, monsieur le juge? On est si vite emprisonné, n'est-ce pas?

La voix de Morandi était gouailleuse, provocante. Il avait tendu le bras, montré les cimes, le lac.

Quelle chance ils avaient, l'un et l'autre, de vivre dans ce pays fait d'une juxtaposition de beautés miraculeuses: Parme, le Palazzo Ducale, Côme, Bellagio... Quel privilège, non?

Cocci n'avait pas réfléchi, il avait tout à coup lâché qu'en face, un peu au sud de Dongo, il y avait quelques mois, un homme, Angelo Trovato, avait retiré du fond du lac, avec sa drague, le corps d'une jeune femme, Ariane Duguet, un mannequin dont le portrait avait fait la couverture du supplément illustré d'Il Futuro. Cocci en était sûr: elle avait séjourné à la Villa Bardi, peut-être même dans les heures qui avaient précédé sa mort.

Il avait dégagé son bras et regardé Morandi.

Jamais, depuis qu'il avait rencontré cet homme pour la première fois dans son bureau du Palazzo Ducale, Cocci n'avait vu cette expression sur le visage du Condottiere. Les traits s'étaient comme effacés, ne laissant aucune aspérité, mais une sorte de douceur, de quiétude amusée.

- Croyez-vous que je l'ai tuée, monsieur le juge? C'était donc la raison de votre perquisition?

Il avait souri, avait tapoté l'épaule de Cocci.

En imaginant même que cette jeune femme - Duguet? Peut-être ce nom lui était-il connu. Morandi avait ri silencieusement : n'était-ce pas cette journaliste américaine ou française, Joan Finchett, qui l'avait cité pour la première fois? -, en admettant même que cette femme eût séjourné Villa Bardi - après tout, ce n'était pas impossible, tant de jeunes femmes passaient par ici: elles aiment les lieux, le parc, le paysage, je peux les comprendre, vous aussi, non? - est-ce que je suis responsable de son destin? Libre, chacun ici-bas est libre. Il n'y a que des prisonniers consentants, volontaires!

Il fallait que Cocci modifie sa stratégie. Corruption, meurtre? Morandi avait secoué la tête : Non, ce n'étaient pas de bonnes pistes. Mafia? Morandi avait lu le nouvel article de Joan Finchett. Des ragots! Même si Franz Leiburg, un très vieil homme, maintenait les propos que Finchett lui prêtait - menaces, homme d'honneur, etc. -, était-ce la base d'une accusation?

Allons, allons, il fallait que Cocci cherche ailleurs. Morandi le savait: le juge avait obtenu des aveux de Giorgio Balasso. Mais qui peut prêter attention à un journaliste aigri, trop bien payé? D'ailleurs, on assurait qu'il s'était déjà rétracté.

Le visage de Morandi s'était un instant durci, la lèvre inférieure exprimant du dégoût. Puis il s'était à nouveau apaisé.

Cocci avait vu Ferdinando Balli au siège de la banque, à Lugano, et puis le ministre, notre Alberto Nandini. Ça n'a pas donné non plus, à ce qu'on m'a dit?

Morandi avait empoigné brusquement Cocci aux épaules - et c'était pour le juge un souvenir: lui-même avait ainsi saisi Angelo Trovato, l'avait secoué, l'avait exhorté à témoigner contre Morandi, et c'était maintenant à lui qu'on s'adressait d'une voix forte. Il fallait que Cocci l'admette: la Justice n'avait relevé aucune charge sérieuse. Des mots, de simples hypothèses, des élucubrations de journalistes.

- Je ne vais pas me suicider pour ça, monsieur le juge. Je ne suis pas de cette pâte-là. Je vais vivre jusqu'au bout, user à fond de ma liberté provisoire. Savez-vous, monsieur le juge, je veux avoir des enfants afin que les Bardi continuent à vivre ici, à commander ici. Parce que je n'ai aucune inquiétude, monsieur le juge : la victoire va aux vainqueurs. Et nous sommes des vainqueurs. Nous serons toujours là, bien après vous. Vous le savez, d'ailleurs, avait-il ajouté en enveloppant les épaules de Cocci, vous en êtes persuadé, car vous êtes intelligent, monsieur le juge.

Cocci s'était dégagé et avait raclé le gravier du bout de son soulier. Devait-il répondre qu'en face, à Dongo, on avait fusillé un vainqueur, Mussolini, dont, disait-on, Carlo Morandi était l'un des bâtards?

Devait-il le dire? Ou rappeler que de la propre mère de Morandi, seuls un manteau de fourrure et quelques objets avaient été rendus par le lac?

Cocci avait préféré redresser lentement la tête, suivre des yeux le sillage des bateaux, et se taire.



47.

DEPUIS sa chambre de l'Hôtel Stendhal, Joan Finchett regardait L'Innomato sortir lentement du port de Dongo, longer la digue, et il lui suffisait de lever un peu les yeux, de prolonger la saignée blanche du sillage au-delà du navire, dont la proue dessinait la pointe d'une flèche, pour rencontrer l'autre rive, Bellagio, et, perdue dans la végétation de son parc, la Villa Bardi.

Plusieurs fois déjà, elle avait parcouru du regard cette trajectoire rectiligne - comme certains destins, et, adolescente, elle avait espéré que le sien serait ainsi -, ce sillage qui allait partager le lac en deux, diagonale ourlée de courtes vagues dont elle avait suivi les oscillations de moins en moins fortes sur la surface de l'eau, vers le nord et vers le sud. Mais, brusquement, L'Innomato avait changé de cap - la vie de Joan, déjà, si souvent, avait pareillement obliqué-, il s'était dirigé droit au sud, vers Côme, et, au moment où le navire avait modifié sa route, son sillage avait été interrompu par un remous bouillonnant, un geyser tumultueux, avant de reprendre, de redevenir ce sillon incurvé que franchissaient de petites embarcations, canots de pêcheurs, voiliers, chacune laissant ses propres traces dont les méandres se recoupaient, formant les éléments d'un labyrinthe qui n'avait ni début ni fin et que le vent effaçait, le lac redéployant son étendue noire et L'Innomato n'étant plus qu'un point blanc à l'horizon.

Joan était depuis plus d'une heure assise devant la fenêtre ouverte, à suivre dans le jour déclinant la marche des navires, à tenter de deviner à quel moment leurs sillages se croiseraient, à prévoir leur trajectoire; c'était sa manière de rêver au mouvement des vies, aux variations de sa propre vie.

Elle était arrivée à Bologne en compagnie de Mario Grassi, et se tenant par l'épaule ou la taille - oscillant dans leur démarche comme souvent les nouveaux couples d'amoureux qui semblent à chaque pas hésiter à poursuivre : leurs corps sont si proches, se tiennent si serrés l'un contre l'autre, bras noués, hanches soudées, qu'ils en deviennent maladroits -, ils avaient parcouru les rues de la ville, Mario ému, enthousiaste, faisant entrer plus avant sa compagne dans sa mémoire, donc dans sa propre vie.

Puis ils avaient loué une voiture et roulé vers Parme par des routes qui divisaient les champs de maïs, et ce fut encore pour Mario l'occasion de lui conter son enfance.

Tout au long de ces trois jours, comme si elle n'avait plus ni voix, ni volonté, éprouvant une joie paisible à se sentir envahie par le passé de Mario, à le laisser choisir les itinéraires, les haltes, comme devant cette ferme qui avait appartenu au père de Roberto Cocci, ou au milieu de ces paysans qui, sur la place de Vignola, petite ville non loin de Reggio nell'Emilia, traitaient leurs affaires, debout sous les arcades, ou envahissaient la chaussée, formant une masse grumeleuse et bruyante à laquelle Mario Grassi avait voulu se mêler, persuadé qu'il allait reconnaître certains témoins de sa jeunesse. Mais on les avait regardés comme des étrangers et l'humeur de Grassi avait changé, passant de l'exaltation à l'abattement, comme s'il venait seulement de comprendre que son enfance s'était perdue comme les lignes de relief barrant la plaine enfouie dans la brume.

Épuisé, il s'était laissé tomber sur le lit, dans la chambre de l'Hôtel Baglioni de Parme, à quelques centaines de mètres seulement du Palazzo Ducale, et il n'avait même pas protesté quand Joan lui avait dit, sans avoir rien prémédité, qu'elle allait partir seule pour Dongo; Mario l'attendrait ici, à Parme, et à son retour, dans quatre ou cinq jours, il lui ferait visiter la ville, ce Baptistère dont il parlait tant; il pourrait même organiser un dîner avec Mario Cocci.

Elle s'était hâtée de partir, profitant de son désarroi, de sa nostalgie, de l'impuissance ressentie quand on se retrouve ainsi à la jointure de sa vie, qu'on reconnaît certains lieux comme si le temps n'avait pas bougé, et pourtant il a coulé, et l'on est devenu cet errant qui croit à chaque pas rencontrer celui qu'il a été...

Elle avait roulé jusqu'à Côme, si vite qu'elle n'avait pu même réfléchir, et ce n'est qu'à la vue du lac, quand elle avait emprunté la route longeant les berges, à l'ouest, vers Dongo, qu'elle avait ralenti, se demandant où elle en était de sa propre vie, ce qu'elle cherchait en poursuivant cette enquête au-delà du raisonnable, ignorant les menaces de Franz Leiburg, lançant des défis, déposant plainte contre Leiburg - c'était le meilleur moyen de se protéger, avait-elle dit à Arnaud, alors qu'elle n'ignorait pas qu'il s'agissait pour elle de provoquer Morandi, Orlando, Leiburg, qu'elle avait envie de se tenir au bord du gouffre pour sentir l'attrait du vide, jouer avec le vertige, peut-être étouffer en elle ce désir de s'arrêter enfin, de se désintéresser du monde, de prendre la main de Mario Grassi, d'enrouler son bras autour du sien, de poser sa tête sur son épaule, de fermer les yeux.

Elle y aspirait tant, elle le redoutait tant, aussi, parfois même avec des mouvements de répulsion, comme si l'imaginer revenait déjà à patauger dans cette glu douceâtre qui suintait des mauvais romans ou des mauvais films, ce bonheur à pleurer.

Ce mot, celui de ses parents à Beware : happiness, happy, happy, comme un jappement qu'elle avait fui, avec les images qu'il évoquait, si ridicules et convenues - comment oser se dire qu'elle aspirait à poser sa tête sur l'épaule de Mario Grassi? et pourtant, c'était bien cela qu'elle voulait: happiness - elle l'avait chassé, ce mot, en s'enfonçant encore plus avant dans cette enquête.

- Tu es folle, lui avait répondu Arnaud. Tu as été en pointe, les lecteurs ont compris, laisse tomber pour quelque temps. Vois où ça va, et reprends plus tard.

Elle avait secoué la tête. Elle allait permettre au journal de gagner tous ses procès, elle allait leur faire plier les genoux. Et c'était comme si ces résolutions la grisaient.

Chaque information qu'elle recueillait sur les achats de parts de l'agence H and H par la Morandi Communication, sur les conditions de la prise de contrôle de l'Universel, sur la coordination des projets éditoriaux avec le quotidien de Parme, Il Futuro, était un moyen de colmater cette brèche, en elle, par où son énergie se liquéfiait, son mode de vie se relâchait, incapable qu'elle était de résister à l'attrait que Mario Grassi exerçait sur elle.

Était-ce cela, l'amour, cet éblouissement, cet aveuglement, cette chaleur diffuse dans tout le corps, cette exaltation et cet abattement, tout à coup, quand elle se voyait, dans un éclat de lucidité, soumise à ses sentiments, elle qui avait toujours, depuis ses années d'université, privilégié la maîtrise de soi, la raison, la sagesse? Facts are facts... Only facts...

Malgré les menaces de Franz Leiburg, elle s'était donc obstinée.

Elle était cependant tentée à tout instant de téléphoner à Grassi. Elle avait envie de lui proposer de quitter Paris, de s'installer dans un autre pays, de recommencer ensemble une vie banale, rectiligne, avec une maison, des enfants, un jardin, des rosiers - le rêve et l'horreur.

La part d'elle-même qui s'affolait de cette tentation se servait de l'enquête pour dompter, piétiner son désir. Joan était habile dans cet affrontement qui la divisait. Elle savait comment mettre en branle des engrenages qui l'obligeraient ensuite à persévérer, même si, une fois entraînée, elle devait regretter de ne pouvoir en effet rencontrer Grassi comme elle le souhaitait.

Dans ce restaurant chinois de l'avenue Raymond-Poincaré où ils avaient déjà souvent dîné, elle avait ainsi retrouvé Christophe Doumic qu'elle avait senti heureux et surpris de l'intérêt qu'elle semblait à nouveau manifester pour lui. Elle l'avait écouté, le menton posé dans ses paumes, ne quittant pas ses yeux, et il gloussait comme un paon, se rengorgeant: « Mon ministre, mon ministre, mon ministre... »

Joan avait souri avec bienveillance, dissimulant sans peine le mépris - et même la rage - que la vanité de Doumic lui inspirait. Comment avait-elle pu accepter de s'allonger auprès de cet homme si fat, si vide? Ou bien l'amour qu'elle éprouvait pour Grassi l'avait-elle changée à ce point qu'elle voyait le monde et les êtres de manière différente, comme si sa vision était brusquement devenue plus perçante, implacable? Mais elle faisait mine de se passionner pour les péripéties de la vie professionnelle de Christophe, les étapes de sa carrière si brillante, puisqu'elle souhaitait obtenir de lui des renseignements sur les transferts de fonds qui avaient permis l'achat de l'agence H and H d'Hassner et de l'Universel journal de Pierre-Yves Lavignat.

Que savait-on aux Finances? interrogeait-elle. Avait-on ouvert une enquête?

Christophe Doumic écartait ces questions d'un geste de la main et reprenait son récit: « Le ministre m'a dit... »

Il avait avancé son genou, peut-être par mégarde, touchant celui de Joan, faisant comprendre ainsi qu'il espérait, après le dîner, qu'elle le suivrait comme autrefois dans l'appartement de l'avenue Mozart dont les meubles étaient sans doute toujours recouverts de housses blanches, luisant dans la pénombre du grand salon.

Mais, tout en laissant son genou contre celui de Christophe, Joan avait insisté. Elle allait lancer des accusations dans Continental. Elle avait rencontré deux parlementaires, l'un de la majorité, l'autre de l'opposition, qui s'apprêtaient à publier un rapport sur le blanchiment de l'argent de la drogue et du crime organisé, les investissements dans les entreprises européennes ou russes, surtout dans le domaine de la communication, et le nom de la banque Balli, à Lugano, liée à toutes les sociétés de Morandi, était, avait-elle appris, cité à plusieurs reprises.

Si le ministère des Finances n'ouvrait pas d'enquête ou - elle avait baissé la voix - si Christophe ne lui communiquait pas d'informations, Joan serait peut-être contrainte de mettre en cause le ministre et ses services : passifs, naïfs, aveugles, complices? Christophe sentait bien, n'est-ce pas, qu'elle le regrettait, mais facts are facts.

Doumic avait d'abord paru indifférent, ennuyé seulement de ne pouvoir poursuivre son récit, puis, au fur et à mesure que Joan parlait, il avait changé d'attitude, éloignant son genou du sien, découpant à gestes nerveux le canard à la chair rouge sang qu'il avait laissé refroidir.

- Mais que voulez-vous enfin? avait-il lancé, interrompant Joan.

Le ministère des Finances, avait-il expliqué, n'avait aucune raison d'ouvrir une enquête sur des opérations qui « formellement » étaient on ne peut plus régulières.

Joan avait souri, caressé la main de Christophe.

- Je vous laisse l'addition? avait-elle dit en se levant. J'ai ma voiture, beaucoup de travail ce soir, mais je vais vous donner une raison d'agir. A vous de décider avant l'avalanche. Je vais lancer une toute petite pierre, un avertissement. Vous ouvrirez une enquête et on se reverra. D'accord, Christophe?

Il balbutiait, déçu, irrité, désemparé, répétant: « Mais enfin, Joan, vous n'allez pas partir comme ça!

- Mais si, mais si, vous savez bien, Christophe, je suis imprévisible! »

Il s'était levé, s'était attardé à régler l'addition, et elle était déjà sortie du restaurant, se dirigeant vers sa voiture, démarrant vite, puis roulant lentement le long des quais, rive droite, les avant-bras posés sur le volant, la tête penchée en avant, à la fois joyeuse et amère, satisfaite d'avoir tenu Christophe Doumic dans sa main, et désespérée de rentrer seule, s'accusant de ne pas être capable de choisir une bonne fois de vivre avec un homme, Mario Grassi, puisqu'elle l'aimait, qu'il était sans doute le premier depuis ses années d'université — les autres, et en particulier les deux derniers, Doumic, Jean-Luc Duguet, elle les avait simplement laissés jouer avec son corps ou son affectivité, mais aucun d'eux ne l'avait prise ainsi, tout entière -, et il fallait, pour desserrer cette étreinte, qu'elle se voue sans relâche à cette enquête, qu'elle mette en marche l'engrenage afin de se laisser entraîner.

Elle s'était rendue à Lugano, seule. Elle avait une nouvelle fois essayé de rencontrer Ferdinando Balli. Elle avait été éconduite avec brutalité, raccompagnée dans le hall de la banque par des huissiers qui, tout en l'encadrant, paraissaient ne pas prêter attention à elle, mais la dirigeaient inexorablement vers la sortie. Elle avait repris l'avion le jour même, ayant l'impression d'avoir été suivie, se demandant même si l'individu qui était assis derrière elle dans la cabine n'était pas celui qu'elle avait à plusieurs reprises repéré dans les rues de Lugano, marchant non loin d'elle, puis l'attendant à la sortie du restaurant. Mais rien ne s'était passé.

Elle avait publié un article qui avait été repris par l'ensemble de la presse et dans lequel, bénéficiant des informations des deux parlementaires, elle décrivait le parcours de l'argent qui avait servi aux rachats de la société d'Hassner et du journal de Lavignat. Mais, habilement, elle n'avait présenté ces faits que comme des hypothèses, ne citant explicitement ni l'agence H and H, ni l'Universel.

A Continental, Bedaiev s'était indigné. C'était, avait-il dit, du journalisme de dénonciation et de chantage! « Nous ne sommes pas des corbeaux!» avait-il lancé au cours d'une conférence de rédaction, cependant qu'Arnaud se taisait et que Jean-Luc Duguet répétait d'une voix monocorde que l'article était intéressant, et qu'à des situations exceptionnelles il fallait trouver des réponses exceptionnelles, non?

Joan s'était levée, avait claqué la porte et, enfermée dans son bureau, elle avait connu un moment d'abattement, de désespoir. Tout cela était vain, lui semblait-il soudain. Elle n'avait même pas répondu à sa secrétaire qui lui indiquait que M. Doumic avait cherché à la joindre à plusieurs reprises, qu'elle devait le rappeler d'urgence. Il y avait eu aussi un message de Franz Leiburg: il demandait une réponse.

Brusquement, elle n'en pouvait plus.

Elle était restée un long moment la tête dans les bras, exténuée. A quoi servait cette enquête? Une filière démasquée, Morandi arrêté, d'autres fonctionneraient, plus efficaces encore. Morandi sortirait de prison, ou bien certains de ces hommes dont Leiburg avait évoqué la puissance et la cruauté le remplaceraient. Elle, pour sa part, y aurait perdu Mario Grassi.

Jean-Luc Duguet, qu'elle avait évité depuis plusieurs semaines, avait entrouvert la porte de son bureau, s'était penché en avant, n'osant entrer, se bornant à l'appeler, et elle s'était redressée.

Il avait eu une mimique marquant qu'il s'excusait de la surprendre, mais il tenait à la féliciter. C'était courageux, ce qu'elle faisait, remarquable, murmurait-il, du très grand journalisme, un acte de civisme, il était fier pour le journal. Elle représentait... Il s'était mis à balbutier : Elle le savait bien, il avait toujours pour elle des sentiments qui n'étaient pas seulement... Enfin, elle comprenait. Si elle voulait, il...

La phrase s'était perdue dans une respiration bruyante.

Elle avait décroché le téléphone et répondu, sans regarder Jean-Luc, qu'elle allait prendre une dizaine de jours de vacances avec un ami.

- Bien, bien, avait murmuré Jean-Luc en hochant la tête.

Il avait refermé la porte.

Elle avait dit à Grassi : « Emmène-moi chez toi, à Bologne, à Parme. Emmène-moi, Mario! »

Ils étaient partis le soir même par le dernier vol d'Alitalia, et lorsque, assis près d'elle, Mario avait passé son bras autour de son épaule demandant s'il était une simple « couverture » pour son enquête ou bien si elle désirait vraiment connaître les paysages, les rues qui l'avaient marqué, qui l'avaient fait ce qu'il était -Amarcord, avait-il murmuré, amarcord : il voulait se souvenir avec elle, pour elle -, elle s'était abandonnée. Elle avait fermé les yeux, la tête sur son épaule, disant à voix basse - mais avait-il entendu? - « mon amour, mon amour », tout en réfléchissant qu'elle allait pouvoir rencontrer les témoins à Dongo, l'homme à la drague, le docteur Ferrucci, et, à Parme, le juge Roberto Cocci.

Peut-être était-ce ainsi qu'il fallait vivre, en mêlant les parts contradictoires de soi, en jouant de l'une contre l'autre, en se servant de l'une pour renforcer l'autre?

Ils avaient donc parcouru ensemble les rues de Bologne, de Modène, de Vignola, de Reggio nell'Emilia, puis les routes de campagne dans la « pianura ».

Ils avaient déjeuné sous les arcades entourant des places où la couleur des pavés se mariait, dans un dégradé de teintes, aux briques des façades, au marbre des statues. Puis ils étaient arrivés à Parme et Mario s'était allongé sur le lit, à l'Hôtel Baglioni, troublé par cette longue régression dans sa jeunesse qui le laissait dolent, inquiet, et Joan avait profité de ce désarroi pour se rendre seule à Dongo, et maintenant, assise devant la fenêtre de sa chambre de l'Hôtel Stendhal, elle suivait des yeux, sur le lac, le sillage des navires, se demandant comment, pourquoi des vies se croisent et changent brusquement de sens.



48.

QUAND Joan, s'était arrêtée, au milieu de la Piazza del Duomo, parlant longuement avec ce jeune Africain qui venait de lui demander l'aumône - « Mille lire, prego, mille lire per un caffè », avait-il dit; plusieurs fois déjà au cours de la journée elle avait été suivie, alors qu'elle visitait Parme, par l'un ou l'autre de ces Africains qui harcelaient les passants, proposant des colifichets mais réclamant en fait un billet ou une poignée de pièces -, ni Roberto Cocci ni Mario Grassi, qui s'étaient immobilisés quelques pas plus loin, ne s'en étaient étonnés.

Puis Joan les avait rejoints et ils s'étaient dirigés tous trois vers la Piazza della Pace, pour finir la soirée dans le café où, jusqu'au milieu de la nuit, se retrouvaient les jeunes de Parme et ceux qui comptaient dans la ville. Ni Cocci ni Grassi n'avaient alors remarqué à quel point le visage de Joan était empreint de gravité, de tristesse. Elle semblait bouder, sur le point de pleurer, et si elle marchait toujours très droite, le menton un peu levé, sa silhouette exprimant l'énergie et l'autorité, elle gardait la tête baissée, ses cheveux tombant sur son front, cachant même ses yeux.

S'ils l'avaient questionnée, leur aurait-elle confié qu'elle pensait si douloureusement à Ariane Duguet qu'elle en était désespérée? Que ce jeune Africain lui avait rappelé Makoub, celui qu'Ariane avait accueilli chez elle - et si elle ne l'avait pas croisé, rue de Sèvres, puis dans ce square donnant sur le boulevard Raspail, si les trajectoires de leurs vies, que rien ne semblait destiner à se rencontrer, s'étaient poursuivies sans se couper, peut-être Ariane ne serait-elle pas aujourd'hui cette morte couchée dans le cimetière de Dongo?

Après avoir vu Angelo Trovato et le docteur Ferrucci, Joan était montée jusqu'au Camposanto — elle avait aimé cette expression employée par le docteur: camposanto, le champ saint. Elle s'était recueillie devant la tombe, une simple dalle de granit dont l'inscription en lettres dorées était illisible, couverte de boue séchée. Puis elle était redescendue lentement vers Dongo, s'arrêtant presque à chaque pas, contemplant le lac, ce miroir aveuglant où le soleil, jouant de chaque vague, renvoyait des reflets brillants qui obligeaient à détourner les yeux, à regarder vers les berges, vers ces allées de lauriers que Joan avait parcourues avec l'homme à la drague, Angelo Trovato, puis avec le docteur Ferrucci.

L'un et l'autre l'avaient bien accueillie. Trovato, presque avec tendresse, la regardant en hochant la tête et répétant: « Elle était belle, jeune comme vous. Comment oublier une morte comme elle, une statue, mais vivante... enfin, morte mais vivante, vous me comprenez? »

Ferrucci lui avait pris le bras avec une familiarité paternelle et elle avait marché à son pas, s'arrêtant avec lui qui, de la main gauche — la droite serrant le poignet de Joan - ponctuait ses phrases. Oui, il l'avait déclaré au juge Cocci, mais pas au père de la jeune Française - pour quoi faire, hein, à quoi cela servait-il de faire souffrir, puisqu'elle était morte et que, de toute façon, c'était inévitable, on aurait dit autrefois que c'était le destin, qu'elle devait mourir - il avait dit au juge qu'il l'avait vue, deux ou trois jours avant la découverte du corps dans le lac, si faible, avec déjà la mort en elle, et il avait essayé de l'aider, de la faire entrer à l'hôpital, mais elle était de ces jeunes - il en voyait chaque année, l'été - qui refusaient de vivre. « Il faut la foi pour vivre, Mademoiselle, la foi en l'avenir, celui d'après la mort. Ou bien il faut du moins qu'il y ait un sens ici-bas si l'on veut ne croire qu'en cela, pourquoi pas: hier, c'était le communisme, le socialisme, je ne sais trop. Mais elle, mais eux, ils ne croient en rien; il ne reste que la drogue comme moyen d'échapper à la prison qu'est la vie, quand on ne croit pas, qu'on n'a plus d'avenir. »

Quand ils s'étaient retrouvés devant le monticule de terre où Angelo Trovato avait déposé le corps (c'était bien l'endroit que ce dernier avait déjà montré à Joan), Ferrucci expliqua qu'il ne l'avait vue que beaucoup plus tard, les carabiniers n'étant pas parvenus à le joindre; il était en tournée, seul médecin à Dongo; mais, quand il l'avait vue, il l'avait aussitôt reconnue et il s'était dit que si cette jeune femme, presque une jeune fille, avait eu la chance de croiser à temps un ami, un homme de foi qui lui aurait donné confiance, qui lui aurait communiqué sa propre espérance, alors peut-être qu'elle aurait marché à ses côtés pour toute la durée de la vie. Il suffisait parfois d'une rencontre pour changer le cours d'une existence, mademoiselle le savait, n'est-ce pas, elle qui paraissait, malgré sa jeunesse, avoir de la raison, de l'intelligence, et surtout - Ferrucci avait serré le poignet de Joan - de la sensibilité, de la compassion.

C'était cela qui le fascinait, qui faisait de lui un croyant, un homme de foi et de prière: le miracle, le mystère, chacun les vivait. Qui place quelqu'un sur le chemin de l'autre, pourquoi celui-là et pas celui-ci? « Pourquoi se comprennent-ils ou, au contraire, se haïssent-ils? Combien avons-nous ignoré ceux qui auraient pu jouer un rôle dans notre vie: ils étaient dans notre regard, nous les avons vus et nous n'avons pas voulu aller vers eux... C'est cela qui est fascinant, qui m'oblige à m'agenouiller, à prier. Je vis ainsi, je renouvelle ma rencontre avec le Christ. Pauvre fille, qui avait-elle rencontré, qui avait ainsi modifié sa vie? Qui n'avait-elle pas vu? Voilà le mystère, celui de l'amour. Vous aimez, mademoiselle, on vous aime? »

Joan n'avait répondu que par un hochement de tête. Le docteur Ferrucci avait répété qu'il fallait aimer, que là était la rencontre, source de l'énergie et de la foi, source de toutes joies.

Peut-être Ariane Duguet n'avait-elle jamais aimé. Surtout, peut-être ne l'avait-on jamais aimée? Même son père, à présent si malheureux, Ferrucci l'avait vu, mais qui n'avait peut-être été qu'un homme d'abord occupé de lui-même. Ariane Duguet avait pu être ainsi à la merci d'une rencontre, et le plus mystérieux, c'est qu'une heure avant, celle-ci aurait peut-être été dénuée de toute importance...

Tout au long du trajet de retour entre Dongo et Parme, alors que l'air était si léger, si parfumé - d'abord par les lauriers, puis par la senteur de jeunes pousses, maïs ou blé — qu'elle avait roulé vitre baissée, le vent soulevant ses cheveux, Joan avait eu le sentiment troublant de tout connaître d'Ariane, comme si, maintenant qu'elle avait vu les lieux de sa mort, elle pouvait faire sans se tromper le récit de sa vie, cette succession de rencontres, en effet, de Makoub à Roy, de Franz Leiburg à Morandi, peut-être à Orlando, chacun de ces hommes l'entraînant à sa suite, se servant d'elle - Makoub, le pauvre Makoub se révélant tout aussi responsable qu'un Leiburg ou un Morandi.

Elle ne croyait plus à la culpabilité de ce dernier. Le docteur Ferrucci avait sans doute raison de penser qu'Ariane était morte d'un arrêt cardiaque, mais peut-être n'était-elle pas tombée seule dans le lac, peut-être était-elle morte Villa Bardi et avait-on caché son corps en attendant la nuit, l'enfouissant dans le coffre d'une voiture qu'Orlando avait conduite jusqu'à quelques kilomètres de Dongo, là où la route surplombe la berge. Il pensait aller plus loin, mais les éboulements avaient dû le contraindre à s'arrêter. Il avait alors jeté le corps, imaginant que les poissons de berge, ces nettoyeurs, allaient le déchiqueter, l'entraîner vers les fonds sableux.

Angelo Trovato avait dit à Joan: « Le lac est une grande fosse. »

Qu'avait-il vu au juste?

Il lui avait répété en secouant la tête qu'il avait dragué là par hasard, qu'il aurait pu commencer ailleurs. Elle le croyait, non? Mais il avait semblé à Joan qu'avec ses yeux, il l'exhortait à ne point le croire. Qu'il lui faisait comprendre qu'il avait surpris ceux qui s'étaient débarrassés du corps d'Ariane Duguet par cette nuit d'averse et de grand vent.

- Vous ne savez rien?

- A quoi ça sert de savoir? avait-il répondu.

Puis il n'avait plus parlé, regagnant d'un pas lourd le hangar où il couchait et où Joan avait renoncé à le suivre.

Elle avait retrouvé Mario Grassi à Parme. Elle avait vu Roberto Cocci, d'abord en tête à tête dans son bureau du Palazzo Ducale, puis elle avait dîné avec lui et Mario dans un restaurant de la Piazza del Duomo, et tandis qu'ils se dirigeaient vers la Piazza della Pace pour finir la soirée dans un café à la mode, cet Africain l'avait abordée, lui rappelant Makoub, le hasard des rencontres, au milieu de cette place dont les pierres grises exprimaient une histoire si différente de celle du continent d'où lui-même venait. «Mille lire, prego, mille lire per un caffè!»

Comme Makoub qui avait interpellé Ariane Duguet, rue de Sèvres, parce qu'elle était, avait-il dit, belle et altière et portait un signe, une sorte de lumière au-dessus d'elle, comme une fille de roi.

En cette fin de siècle, les hommes et les femmes étaient ainsi jetés en vrac comme des billes roulant en tous sens sur le sol; certaines se frôlaient, d'autres se heurtaient, quelques-unes se perdaient dans l'eau du lac.

A un moment donné, tout en continuant de parler avec Roberto Cocci, Grassi avait tenté de prendre le bras de Joan. Elle avait refusé avec brusquerie, s'écartant même, marchant loin d'eux dont les voix résonnaient sur la place déserte que les ombres du Baptistère et du Duomo divisaient en surfaces obscures et plus claires. Elle était à Parme. Elle se le répétait pour s'en convaincre, se souvenant de l'héroïne de La Chartreuse dont Grassi, depuis qu'ils s'aimaient, lui avait si souvent parlé, Clélia Conti la passionnée, l'intègre, l'absolue, Clélia au « pauvre coeur malade », Clélia qui « se figura qu'elle était frappée par une juste punition »... Peut-être Ariane Duguet, comme Clélia, était-elle morte de ce sentiment de culpabilité, mais elle n'avait même pas eu « la douceur de mourir dans les bras d'un ami ». Stendhal s'était montré plus généreux que la vie.

Parfois, Joan était contrainte d'entendre Grassi et Cocci qui parlaient fort. Peut-être l'Italie, disaient-ils, était-elle pour la première fois de son histoire au seuil de l'âge démocratique; peut-être les Italiens allaient-ils parvenir à se débarrasser de cette culture noire, celle de la Contre-Réforme, faite d'intrigues, de corruption, d'hypocrisie; peut-être l'ombre des confessionnaux allait-elle se dissiper et retrouverait-on ici la vertu civique ou la foi franciscaine. Grassi et Cocci riaient de leur propre emphase, et, comme des étudiants, se donnaient des bourrades après leurs envolées. Puis ils redevenaient graves, leurs têtes penchées. L'Italie n'échapperait jamais, disaient-ils, à Morandi et à ses pareils. La peur, l'hypocrisie, la mesquinerie et l'égoïsme, la corruption, la bêtise, ajoutait Grassi, l'arrogance murmurait Cocci, l'empêcheraient toujours.

Joan s'était arrêtée, les avait regardés s'éloigner, puis elle avait marché derrière eux, restant à quelques pas, se refusant encore à les rejoindre.

Elle pensait à Clélia, à Ariane. Elle était si étrangère à la façon dont Grassi et Cocci évoquaient l'avenir, les événements. L'Italie, le monde entier devenaient une sorte de grand théâtre où des acteurs interprétaient des rôles, changeaient d'emplois. On les applaudissait en spectateurs avertis, capables de comparer le jeu des uns et des autres, la valeur du texte. Joan avait l'impression que les deux hommes jouissaient de ce spectacle comme d'un affrontement de thèses abstraites; comédie ou tragédie, peu importait, la représentation les fascinait.

Elle se sentait si différente. Une femme, comme Clélia et Ariane, découvrant que les femmes sont peut-être les seules à comprendre que l'histoire n'est pas faite de mots, d'idées, de références, mais de sang et de douleur.

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