Neuvième partie


L'amour ou la part de Dieu



51.

MARIO, mon amour,

Tu ne me verras pas demain.

Je n'assisterai pas à la rencontre-débat à l'Institut, comme tu le souhaitais, et je ne passerai pas chez toi, après.

Quand nous reverrons-nous?

Tu me manques déjà, pourtant, et si je cédais à mon désir, je te rejoindrais, je me laisserais convaincre par tes arguments, ou plutôt je ne les écouterais pas, je dirais après toi, avec toi, qu'il y a une frontière entre mon amour et ce que tu fais à l'Institut.

Mais, pour être sûre de ne pas t'écouter, de ne pas céder, j'ai accepté la proposition d'Arnaud et de Jean-Luc Duguet. Ils m'envoient à Rome pour Continental faire un reportage sur l'Italie après les élections. J'ai déjà pris rendez-vous avec Alessandra Mussolini et quelques autres. Peut-être même reverrai-je Morandi. On assure qu'il a mis son réseau de télévision à la disposition de la Ligue du Nord.

Je me dis qu'ainsi, d'une certaine façon, je ne te quitterai pas. Je serai dans ton pays, je parlerai ta langue. Peut-être retournerai-je à l'Hôtel Baglioni de Parme et, qui sait, peut-être ferai-je une nouvelle interview de Roberto Cocci. J'imagine sa déception et son pessimisme.

Je ne sais quand je reviendrai. Dans dix jours, trois semaines? Je veux prendre de longues vacances là-bas.

Après, que seront mes sentiments pour toi?

Je ne suis plus sûre de rien.

Jusqu'à il y a quelques jours, je te voyais clairement. Tu étais net. Tu te détachais sur tout ce qui t'entourait : le monde, les autres.

J'aimais la façon dont tu parlais. Tu n'avais pas d'illusions. Tu n'étais pas dupe, et j'imaginais que tu ne cherchais pas à te tromper sur toi-même.

Maintenant, tu es flou, toi aussi, comme les autres. Tu es recouvert par la même couche d'eau trouble.

Qu'avais-tu besoin d'organiser cette rencontre à l'Institut pour Franz Leiburg? Pourquoi ne pas m'en avoir parlé, avoir voulu me placer devant le fait accompli? Quand j'ai reçu ce carton d'invitation: « Autour de Franz Leiburg. Itinéraire d'un écrivain majeur et d'un grand témoin européen », etc., c'est comme si tu m'avais giflée. Peut-être ai-je trop engagé de moi, mis trop de passion dans cette enquête sur Morandi. Peut-être suis-je encore trop affectée par ce que j'ai découvert, par ce que je sais de la vie et de la mort d'Ariane Duguet. Comme si elle avait été ma soeur. C'est idiot, mais c'est ainsi. On ne sort jamais indemne d'un long reportage.

Peut-être, si tu m'avais donné d'emblée tes raisons, aurais-je accepté. Mais tu savais que ton initiative me révolterait, alors tu me l'as cachée, pensant que je serais assez amoureuse, assez faible, assez réaliste pour hausser les épaules, comprendre que tu avais besoin de l'appui des journaux, que tu aurais pour « ça » le soutien de l'Universel et d'Il Futuro, que ton ambassadeur te féliciterait, que le nouveau ministre dont tu dépends apprécierait ton initiative.

Tu m'as assurée que, dans ta présentation, tu ne cacherais rien du passé de Leiburg. Que lui importe? Il en est fier!

Tu ne m'as donc pas convaincue.

Que Roberto Cocci n'ait pu inculper Morandi, faute de preuves, je l'ai admis. Il a fait son métier. Et Morandi, je l'ai écrit, n'est pas directement responsable de la mort d'Ariane. Mais que toi, mon amour, tu organises la venue à Paris de Leiburg, que tu lui donnes une tribune, que tu le traites avec déférence, que tu sois assis entre lui et Pierre-Yves Lavignat, quelle déception!

Leiburg, c'est la pire des corruptions. La gangrène de l'esprit, la justification de toutes les violences, et même leur exaltation. Leiburg, c'est le Mal et c'est la séduction du Mal.

Que devient notre amour, l'Amour, si, pour tes petites raisons, tu acceptes le Mal, tu l'honores, tu le présentes comme un modèle?

Parce que, quoi que tu dises, c'est cela qui se produira.

Je ne peux plus t'aimer de la même façon, puisque tu es capable de cela.

Peut-être ricaneras-tu en me lisant, ou t'indigneras-tu.

Mais je ne pouvais t'imaginer ainsi, me dissimulant quelque chose qui, pour moi, est essentiel, et qui, pour toi - c'est ce que tu m'as répété - n'est rien d'autre que l'acte d'un directeur d'Institut assez malin pour mettre la presse et le pouvoir de son côté et utiliser la polémique, peut-être même le scandale, pour faire parler de ses activités.

Tu aurais dû t'adresser à Hassner et à l'agence H and H. Excellente agence de publicité rachetée par Morandi, comme tu le sais.

Je te voyais différent, au-dessus, à part. Quand je pensais à ce que je ressentais pour toi, un nom venait: Joachim de Flore, que tu avais prononcé.

Même ce nom, je ne peux plus le répéter de la même manière.

Tu sais que la vie est faite de rencontres, de coincidences. Hier, Jean-Luc Duguet, le père d'Ariane, m'a dit qu'il songeait à se remarier, parce qu'il voulait des enfants. Ce n'est pas cette intention qui m'a choquée. Il faut dépasser la mort. Mais il a entouré ses propos d'une mise en scène insupportable. « Joan, je vous demande votre avis, m'a-t-il dit. Vous avez tant compté pour moi. Vous vous êtes tant investie dans cette affaire. Vous avez pris des risques. Vous avez fait revivre Ariane d'une façon si sensible qu'elle est devenue inoubliable. Au fond, vous l'avez sauvée de l'oubli. Vous êtes son héritière morale. Alors, dites-moi, est-ce que j'ai le droit d'aller plus loin dans ma vie? » Etc.

J'ai éprouvé du dégoût.

Qui donc restera vrai, Mario? Qui ne se compromettra pas?

Jean-Luc m'a remis un petit livre que sa fille possédait et qu'il venait de retrouver. Il pensait qu'il me revenait en témoignage de gratitude. En fait, il voulait se débarrasser de cela aussi. Peut-être est-ce à cause de ce livre que tu ne me verras pas demain.

Sais-tu quel est son titre? Joachim de Flore. Amour et passion, mystique et espérance. Mon Joachim de Flore!

Ce nom que j'utilisais pour nous, pour désigner ce que j'éprouvais pour toi...

J'ai été très émue. C'était comme si Ariane m'avait rejointe. J'ai lu les phrases qu'elle avait soulignées. Puis tout le livre. J'ai pleuré comme une imbécile. J'ai souffert par avance de la séparation d'avec toi que je m'impose.

Pour rien, dirais-tu. Et tu te justifierais une fois de plus habilement. Il faut, telle est la leçon de l'Histoire, et d'autant plus en Italie, éviter de se sacrifier: c'est toujours en vain, puisque tout demeure ambigu.

Tu m'avais expliqué cela la première fois où nous avons déjeuné ensemble, rue Saint-Simon. Tu m'avais parlé de Savonarole, de Giordano Bruno, de Joachim de Flore - j'avais tout oublié de lui, et peut-être même, avant ce jour-là, n'avais-je jamais entendu prononcer son nom? -, tu avais dit, je m'en souviens, que les hérétiques finissent toujours sur le bûcher, et tu ne voulais pas que Cocci et moi soyons condamnés à périr pour si peu de chose. Tu as employé cette expression: « si peu de chose ».

Tu pourrais donc m'objecter que tu restes fidèle à ce que tu m'avais alors exposé. Ce que tu organises autour de Franz Leiburg, avec ces petits messieurs, Lavignat, Valdi et même Giorgio Balasso, c'est si peu de chose, n'est-ce pas? Une opération tactique, administrative, médiatique, politique. Habile.

Je n'aime pas cette habileté-là.

La première fois, j'avais pris tes propos pour de la lucidité teintée d'amertume. Tu avais chantonné, t'en souviens-tu, cette chanson de Léonard Cohen :

Give me back the Berlin Wall

Give me Stalin and saint Paul

I've seen the future, brother

It is a murder...

Je n'imaginais pas que tu serais complice.

Je puis aimer quelqu'un de désespéré, quelqu'un qui doute, quelqu'un qui regarde le spectacle en voyeur lucide, qui veut tout voir, tout éclairer, y compris même la défaite de ceux qu'il estime.

Je te croyais ainsi.

C'est ma morale. J'essaie de dire tout ce que je vois. Je le fais maladroitement, sans doute. J'écris quand je suis convaincue d'approcher de la vérité. Peut-être suis-je aveugle ou myope? Mais je ne veux pas être habile. Je veux qu'on continue de souffrir de la mort de Giordano Bruno, qu'on connaisse le sort des hérétiques, qu'on se souvienne de Savonarole.

Je veux qu'on espère avec Joachim de Flore. Et qu'on sache comment a vécu et est morte Ariane Duguet.

Franz Leiburg n'a nul besoin que je le serve. Il y a suffisamment d'hommes et de femmes qui se vendent.

Je dois seulement dire qui il est, comment il peut séduire et vaincre.

Je pensais que tu étais comme moi. Et voilà que je te retrouve avec les autres.

Et donc je doute de toi.

Et donc je doute de nous.

Jean-Luc Duguet me racontait une nouvelle fois, hier, qu'à Dongo, lorsqu'il s'était rendu là-bas pour identifier le corps de sa fille, quelqu'un, le médecin sans doute, avait tenté de le consoler en lui expliquant que la mort, chez certains, libère de cette torture qu'est pour eux la vie.

La mort, lui avait dit ce médecin que j'ai rencontré depuis, est la part de Dieu. Jean-Luc avait voulu que j'approuve ça, que je reconnaisse qu'Ariane avait été sauvée par la mort, survenue comme une sorte de grâce.

« N'est-ce pas, Joan? N'est-ce pas, Joan? » questionnait-il.

Je me suis tue.

J'aime la vie, Mario. Je t'aime en vie. Mais il faut que la vie soit claire.

Et, pour moi, tu es devenu presque aussi opaque que les autres.

Pour moi, c'est cela, la mort: l'obscurité qui s'étend, qui voile la vie.

Je hais cette vie-là, je la dénonce comme le règne de la mort.

Je ne veux pas d'elle.

C'est pour cela que je préfère partir, ne plus te voir durant quelques semaines. Je déciderai à mon retour.

Dans le livre sur Joachim de Flore que j'emporte avec moi, Ariane avait souligné cette phrase que je recopie. Elle exprime ce que je ressens, ce que j'espère:

Aujourd'hui, nous voyons à travers un miroir de manière confuse, mais alors ce sera face à face... Quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli.

Je t'aime encore, Mario, mais je ne veux pas être habile. Je suis seulement exigeante.

Pour moi, l'amour doit être perfection : c'est lui, la part de Dieu.

Pense ce que tu veux. C'est ainsi.

Joan.

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