Huitième partie


L'indifférence



49.

SOUVENT, lorsque je m'engageais rue de Sèvres, venant du boulevard Raspail, je m'arrêtais à l'entrée du square où, selon ce que m'avait raconté Joan Finchett, ma fille avait passé sa première nuit après que je l'eus chassée de l'appartement où je l'avais trouvée en compagnie de ce jeune Noir, cela remonte maintenant à des années.

Aucun détail ne m'échappait.

J'avais si souvent interrogé Joan, je l'avais traquée pour qu'elle me livrât tout ce qu'elle avait appris.

J'avais insisté auprès d'Arnaud (j'avais imposé, en fait) que Continental publie ce long récit - trois articles de plusieurs pages - qu'avait écrit Joan, qu'elle avait dédié à Clélia Conti, l'héroïne de La Chartreuse de Parme, et qu'elle avait intitulé: Le lac de Côme, ou comment meurent les jeunes filles d'aujourd'hui.

On m'avait sévèrement jugé, au journal. Bedaiev déclarait qu'il me méprisait. Arnaud pensait que mon comportement était pathologique, narcissique, masochiste. D'autres murmuraient que j'avais monnayé la vie et la mort de ma fille.

Peut-être avais-je simplement pensé faire figure de personnage héroïque, acceptant d'être amputé, fouaillé sans anesthésie?

J'avais hurlé, en conférence, expliquant que si je n'avais pas été le directeur de la rédaction, la décision de publier eût été unanime. « Alors, on publie, c'est tout! » avais-je conclu.

En suivant le destin d'Ariane, le récit de Joan Finchett permettait, avais-je encore argumenté, d'illustrer les moeurs de ce temps.

Joan avait repris son portrait de Morandi, avait fait surgir autour de lui ceux de Franz Leiburg et de Balasso. Avec les ramifications des sociétés Morandi en France, le rachat de l'agence H and H et de l'Universel, c'était toute une toile d'araignée qu'elle dévoilait. Ariane n'était qu'une pauvre vie innocente qui s'y était trouvée engluée, dévorée.

Joan avait changé le nom d'Ariane en celui de Marielle. Et j'avais lu ce récit sans en être troublé - c'était un premier signe -, le crayon à la main, comme un texte parmi d'autres, coupant çà et là, changeant un mot, recomposant un paragraphe, choisissant des intertitres, rédigeant le « chapeau » de présentation:

Lorsque Stendhal, à la fin de La Chartreuse de Parme, dédie son livre « to the happy few », il souligne qu'il s'adresse aux "âmes sensibles". Le document que nous commençons à publier dans Continental a cette même ambition. Et c'est le rôle d'un journal comme le nôtre d'avoir à tout instant cette exigence de qualité et de vérité.

Mais Joan Finchett, dans son récit, a voulu aussi s'adresser au plus grand nombre, et c'est là le rôle de la presse, parce que les informations qu'elle rapporte ne concernent pas seulement le destin singulier d'une jeune femme de notre temps, Marielle, mais bien le fonctionnement de nos sociétés.

Carlo Morandi, dont notre journal a brossé, il y a quelques mois, un premier portrait, incarne bien ces Condottieri, entrepreneurs au comportement d'oiseaux de proie auxquels la justice commence à demander des comptes. Mais, pour la plupart, ils réussissent à échapper à ceux qui les pourchassent.

On dit que Carlo Morandi apporte désormais son soutien aux forces qui prétendent rénover l'Italie! Ce n'est pas notre rôle de juger ou d'accuser, mais, en montrant, Joan Finchett permet à chaque lecteur de se former une opinion.

En publiant ce document, Continental participe au grand débat qui doit s'engager sur le sens et les valeurs de notre société européenne. Qui les donnera: Franz Leiburg et Carlo Morandi, ou Roberto Cocci? Qui protégera et sauvera Marielle? » Etc.

J'avais écrit ce long texte sans émotion, mais j'étais trop persuadé de mon courage - de mon héroïsme ! — trop occupé à me justifier devant la rédaction pour y attacher quelque importance. Je me disais: maintenant, tu fais face; maintenant, tu ne dérives plus. Je serrais les mâchoires, tendant mon texte à Joan, lui disant: « Est-ce que cela vous va? Je crois qu'il faut expliquer à nos lecteurs les intentions de votre papier, leur montrer ainsi toute son importance. »

Joan avait parcouru les deux feuillets en quelques secondes, sans vraiment les lire, puis me les avait rendus, murmurant que j'étais seul juge, mais qu'elle acceptait qu'on ne publie pas son récit. Elle aurait trouvé cela naturel, normal. Son texte, au demeurant, n'était-il pas dépassé, daté? Morandi avait été mis hors de cause dans les affaires les plus graves. Giorgio Balasso, le rédacteur en chef d'Il Futuro, avait été le seul à passer quelques jours à la prison de Parme. Depuis, il s'était rétracté, on l'avait libéré et il avait repris ses fonctions. Joan avait même eu la tentation de conclure son récit par les dernières lignes de Stendhal, dans La Chartreuse: « Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche... » Morandi n'était-il pas l'héritier des comtes Bardi? Je m'étais enthousiasmé, mais Joan avait ajouté que la référence était peut-être trop appuyée, répétitive. « A vous de décider », avais-je conclu.

Au moment où elle s'apprêtait à quitter mon bureau, je m'étais rendu compte qu'à aucun moment je n'avais éprouvé pour elle de l'attirance, comme si tous les sentiments qu'elle m'avait naguère inspirés et les nuits - quelques-unes, peu nombreuses, il est vrai - que nous avions passées ensemble n'avaient jamais existé. Et pourtant je l'avais aimée, j'avais eu la certitude, durant plusieurs mois, que ma vie dépendait d'elle, qu'elle seule pouvait me sauver. J'avais été prêt, si elle l'avait voulu, à l'accueillir chez moi, à l'épouser, pourquoi pas?

Elle n'était plus que Joan Finchett, une excellente enquêtrice, une remarquable journaliste qui vivait, disait-on, avec Mario Grassi, cet essayiste qui dirigeait l'Institut culturel italien, rue de Varenne.

Mais je ne prêtai pas davantage attention à ce deuxième signe.

Je me félicitais : quelle maîtrise de soi, quelle sortie exemplaire du gouffre où je m'étais enfoncé durant des mois: clinique, cure de sommeil, psychiatrie, absence d'énergie, dérive, malaise, dépendance morale à l'égard de Joan. Maintenant j'agissais; les mains sur ma blessure ouverte, je contenais le sang.

J'étais fier de moi!

A raison de deux ou trois séances par semaine, je voyais alors le docteur Boullier, qui est aussi psychanalyste. Il me recevait dans son cabinet, dans l'un des immeubles récents qui bordent la rue de Sèvres et qui font face au square. La pièce était petite, basse de plafond, mais claire; parfois, quand le docteur me raccompagnait, je m'avançais jusqu'à la baie vitrée donnant sur une étroite terrasse et j'apercevais les massifs du square, et même les bancs sous l'un desquels, d'après Joan Finchett, Ariane avait dormi, la première nuit, avec cet Africain, Makoub. Elle avait obtenu son témoignage et, grâce à lui, retrouvé ce photographe, Livio Roy, dont je connaissais l'atelier, rue de la Gaîté, pour y avoir cherché à mon tour, après qu'elle m'eut définitivement quitté, la trace d'Ariane. Roy, ignorant qui j'étais, m'avait dit, parlant de ma fille, qu'elle possédait « la tête et le cul », donc tout ce qu'il fallait pour faire une brillante carrière.

Je me souvenais de tout cela et j'en avais fait le récit au docteur Boullier, mais, quand j'avais voulu revenir sur chaque épisode, recommencer à lui raconter la vie d'Ariane telle que je l'imaginais après coup, telle que Joan Finchett l'avait reconstituée, il m'avait interrompu.

Avec moi, disait-il, il refusait de n'être qu'un accoucheur silencieux, le témoin de mes errances et de mes bavardages. J'étais un professionnel des mots, n'est-ce pas, je les retournais, les modelais à ma guise, je jonglais avec eux, je tenais sûrement à sa disposition et à la mienne de multiples interprétations de tout ce qui était arrivé à ma fille.

Mais il allait délibérément intervenir afin de me débusquer, « de briser les mots, mon cher, pour que vous atteigniez le coeur».

Une vie n'a qu'un propriétaire, et même celui qui veut y pénétrer par effraction est pris au piège, ajouta-t-il avant de citer les vers du poète Heinrich Mann:

Qu'avons-nous à espérer, venant au monde?

Rien qui ne soit dans notre sang,

Rien du dehors, tout en nous.

Ainsi Boullier, chaque fois que je commençais à parler de ceux qu'il appelait « les autres » - Ariane, Joan, Clémence ou Joëlle - employait à dessein un ton méprisant comme s'il voulait me faire comprendre que je ne devais plus me complaire à évoquer ni ma fille ni ces femmes, que c'était moi et moi seul, mon histoire, mon enfance qui expliquaient tout, non celles des autres, tout aussi repliées sur elles-mêmes que je l'étais, car telle était la loi de la vie qu'on ne sort pas de son corps - « Rien qui ne soit dans notre sang, répétait-il, rien du dehors, tout en nous. »

Boullier me forçait donc à rentrer en moi.

Était-ce cela, le prix de la guérison?

- Revenez à vous, disait-il encore.

Je n'étais, à l'entendre, qu'au milieu de ma vie. Ayant acquis une expérience, une densité, la partie la plus riche de mon destin s'ouvrait devant moi.

- Quarante-six ans, Duguet, mais c'est le commencement! Dégagez-vous de la vieille peau. Il va falloir vivre, mon cher, en homme libre, vivre vraiment! C'est un défi. Relevez-le. Ne cherchez pas à recommencer. Vous commencez. Vous êtes neuf, Duguet, un nouveau-né!

Il riait en me raccompagnant.

Était-ce l'effet de ses propos ou, comme je le croyais, le résultat de ma propre détermination? J'allais mieux. J'intervenais à nouveau avec autorité dans les conférences de rédaction de Continental, j'imposais mes sujets, mes titres pour la page une. On m'appelait à chaque instant pour me consulter. Le journal, me disait-on, avait retrouvé un patron. « Vous nous manquiez », m'assurait-on. Bedaiev, Arnaud ne faisaient pas le poids. « Tout le monde vous attendait, nous savions que vous alliez sortir de cette mauvaise passe. Abandonner, capituler, ça ne vous ressemblait pas. »

J'écoutais. J'acceptais les éloges. Le portrait qu'on traçait de moi - un homme énergique, volontaire, courageux - me convenait. Je m'imaginais sous les traits d'un homme capable d'assumer son destin, d'accepter le malheur, vivant avec lui, le dominant. Je faisais front en soldat. Belle image de moi qui me flattait.

J'ai même choisi de faire repeindre entièrement l'appartement de la rue de Sèvres: murs blancs partout. J'ai fait vider la chambre d'Ariane - une décision courageuse, n'est-ce pas, qui ne changeait rien à mon attitude, proclamai-je!

Le souvenir, ainsi que je le prétendais, n'était pas affaire d'objets, mais de douleur, de présence en moi, par la souffrance, précisément, de celle qui avait disparu. Et je me persuadais qu'il en allait bien ainsi.

N'étais-je pas capable, en toute occasion, de parler d'Ariane? Si le docteur Boullier m'y avait autorisé, j'aurais pu, à chaque séance, évoquer un épisode de son enfance : la route au bord de la rivière où je lui avais appris à faire de la bicyclette, les quelques mots que nous échangions, chaque matin, dans la cuisine, et son visage entouré de bandelettes, dans le cercueil posé sur des chevalets, au fond du hangar aux embarcations de Dongo.

Soyons impitoyable: il m'est même arrivé de me rendre compte que le récit de sa mort émouvait les jeunes femmes. Un père qui a connu le malheur de perdre sa fille et qui s'accuse, avec les mots qu'il faut, d'être responsable de son suicide - mais partiellement coupable, car il faut bien que la mère, les autres femmes, Clémence, Joëlle, soient un peu sorcières -, séduit.

Quand Joan m'ayant laissé, je me suis retrouvé seul, j'ai quelquefois interprété ce registre-là avec succès.

Puis, un soir, rentrant chez moi, j'ai trouvé la porte de l'appartement ouverte.

L'entrée était envahie par une odeur entêtante de peinture fraîche. L'éclairage des spots que j'avais fait installer donnait au couloir, blanc comme le reste de l'appartement, une apparence de coursive. J'ai ouvert les portes des chambres et j'ai eu l'impression de découvrir des pièces où je n'avais jamais vécu. Les parquets et les meubles étaient cirés. On avait emporté les piles de livres. L'appartement me paraissait plus vaste et j'éprouvai, à le parcourir, une sorte d'euphorie, comme si c'était ma vie nouvelle que je visitais.

Tout à coup, le chef de chantier, un homme d'une cinquantaine d'années, maigre, le visage barré d'une moustache grise, est sorti de la cuisine.

Les travaux étaient terminés, me disait-il. Il m'attendait. En examinant la cheminée de l'une des pièces, les ouvriers avaient découvert, sous les briques descellées du foyer, ce livre.

Il m'avait tendu un petit volume et j'avais aussitôt reconnu l'écriture d'Ariane sur la couverture, dans les marges.

« C'est peut-être là depuis des années », me précisa l'homme tandis que je lisais: Joachim de Flore. Amour et passion, mystique et espérance.

Je n'ai plus entendu l'homme qui continuait de me parler.

Je serrai ce livre qui aurait dû me brûler, alors qu'il n'était qu'un objet inerte et poussiéreux. Je pris conscience que je n'éprouvais rien. La médication radicale du temps qui passe avait fait son effet. Je ne me souvenais de la mort d'Ariane que comme d'un fait divers que j'aurais un peu mieux suivi que d'autres, mais il ne m'appartenait pas plus que ceux que nous racontions dans le journal. Peut-être était-ce pour cette raison que j'avais tenu à ce que le récit de Joan Finchett y fût publié. La mort d'Ariane n'était plus pour moi qu'une histoire à laquelle j'avais été mêlé, il y avait bien longtemps, et moins que Joan, puisque celle-ci avait été la dernière à suivre la piste. C'est pour cela que j'avais pu rédiger la présentation de ses articles sans rien ressentir.

J'avais fait vider la chambre d'Ariane parce que mon passé était révolu. Je ne souffrais plus, mon souvenir n'était plus qu'une suite de mots que je pouvais dérouler sans émotion. Et remplacer par d'autres.

Il en allait de même de l'amour que j'avais éprouvé pour Joan.

Le temps m'avait guéri, j'étais mort à mon passé.

J'ai eu froid. J'ai tremblé. J'ai eu peur. Mais je ne souffrais plus, et c'est cette absence de douleur, cette incapacité où j'étais d'éprouver à nouveau du remords, un vrai désespoir, le moindre sentiment de culpabilité, alors que je tenais ce livre acheté, caché par Ariane, qui me bouleversaient.

Une part de moi, qui avait si longtemps été la plus importante, avait disparu. Mes émotions passées, Ariane, donc sa mère, Clémence, donc Joëlle, et Joan, et ma souffrance dans la chambre de la clinique, quand on avait été contraint de m'attacher aux montants du lit, tout était englouti. L'eau était à nouveau calme.

Je ne parvenais même plus à recomposer le visage d'Ariane.

Qu'est-ce donc qui avait existé pour moi, puisque je n'éprouvais plus aucun tourment, que je pouvais feuilleter ce livre avec une curiosité étonnée, une indifférence qui m'effrayait?

C'était comme si, au fur et à mesure que j'avais avancé dans ma vie, tout ce qui se dressait auparavant, ces lieux où j'avais vécu, ces êtres que j'avais aimés, s'était effondré et réduit en cendres.

Je retournais dans mes mains un livre-vestige dont je ne comprenais plus le sens.

J'habitais un appartement remis à neuf, aux murs blancs, immaculés.



50.

ARIANE avait lu ce livre et j'essayais de me souvenir. Mais la pièce où je me trouvais, sa chambre, était vide.

Je m'étais assis à même le parquet, dans un coin opposé à la cheminée. Je tentais d'imaginer Ariane agenouillée, soulevant les briques du foyer, prenant ce livre qu'elle y avait dissimulé, lisant la nuit, ces phrases dont je m'étonnais qu'elle les eût soulignées: Quand viendra l'Esprit, Il vous conduira vers la vérité toute entière, Il vous annoncera les choses à venir.

J'avais vécu à quelques mètres d'elle. Je l'avais vue naître, le visage rouge, couvert de glaires - de cela, je gardais des images précises -, le cou serré par le cordon ombilical que le médecin s'était hâté de sectionner. Puis il l'avait soulevée en la tenant par les chevilles. Il avait ri au moment où elle avait crié et il me l'avait présentée: « Grande, avait-il dit, belle fille, quatre kilos au moins, félicitations. »

Il l'avait posée sur le ventre de Clémence qui avait longuement soupiré et dit: « Jean-Luc, maintenant, c'est à toi. »

Chaque matin, durant des années, j'avais pressé un jus d'orange pour Ariane.

Je l'avais habillée, accompagnée en bavardant joyeusement avec elle jusqu'à l'entrée de l'école. Et j'attendais avant de m'éloigner qu'elle eût franchi le seuil. J'avais été un bon père, « très maternel », comme disait Clémence. J'avais fait tous les gestes. Et quand elle était morte, j'avais perdu la raison.

J'avais donc été apparemment un père exemplaire.

Et je découvrais que je n'avais rien su, rien deviné, que je ne pouvais même pas concevoir qu'Ariane - quel âge avait-elle alors? quinze ou seize ans? peut-être était-ce au moment où je l'avais chassée d'ici? - recopiait sur la page de garde de ce livre consacré à Joachim de Flore - il m'avait fallu recourir au dictionnaire pour me ressouvenir qui il était au juste, cet hérétique calabrais du XIIe siècle - cette phrase: Aujourd'hui, nous voyons à travers un miroir de manière confuse, mais, bientôt, ce sera face à face... Quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli. »

Je m'effrayais, je me scandalisais de ne pas réussir à être ému. J'étais devenu un enquêteur lointain ne disposant que de quelques indices, et parfois, après avoir lu, je regardais autour de moi cette pièce vide, me demandant où j'allais installer ma table de travail, le téléphone, la télécopie, l'ordinateur, puisque j'avais décidé de faire de la chambre d'Ariane le bureau personnel qui m'avait toujours manqué.

Je rêvais ainsi quelques instants, distrait, presque joyeux, disposant des meubles, des rayonnages, peut-être un canapé-lit. Il m'est même arrivé de penser qu'un jour, peut-être, j'installerais là un enfant, un fils.

Je m'affolais comme si je venais, à cette pensée, de commettre un sacrilège.

Dans le même temps, j'avais le sentiment de percer un des plus profonds mystères de l'existence, d'entrer vraiment, enfin, dans la confrérie des humains, de subir l'initiation majeure, celle dont personne n'ose parler, celle pourtant qui permet de continuer à vivre, d'aller au terme, jusqu'à la mort.

Je découvrais l'indifférence. Je mesurais que les souvenirs ne me blessaient plus. Que j'étais prêt, en effet, comme me le conseillait le docteur Boullier, à commencer. Que la vie n'était pas une suite continue, comme je l'avais cru et comme on l'écrivait, comme tous les humains s'évertuaient à le prétendre, mais qu'à chaque instant on commençait comme si rien n'avait auparavant existé.

On répétait les noms des disparus. Et moi, jusqu'à la fin des temps, je raconterais l'histoire d'Ariane, je dirais « ma fille ». Mais je ne serais qu'un ventriloque. Nous l'étions tous dès l'instant où nous nous agenouillions devant le corps de celui ou celle qui venait de mourir: par ces mouvements, celui des muscles de nos cuisses, celui de nos mains qui se rapprochaient, de nos doigts qui se nouaient dans un geste de prière, nous commencions, seuls, une autre partie de notre vie, laissant le corps mort glisser, seul, dans l'eau ou la terre.

Seul.

Il me semblait que je venais enfin d'éprouver cette solitude, de vérifier que telle était notre condition dès le jour de notre naissance.

Petit corps d'Ariane sanguinolent, à demi étouffé, délivrance et souffrance, et sa vie avait commencé, et Clémence avait elle aussi commencé une autre étape de sa vie, et j'avais commencé à mon tour, croyant vivre le destin d'un père, cette fusion avec mon enfant, alors que je poursuivais ma route seul, traçant un chemin parallèle au sien, plein de l'illusion que nous partagions nos vies. N'étions-nous pas côte à côte?

Puis, tout à coup, son départ, sa mort, ma chute, ce livre enfin, Joachim de Flore, qui n'était qu'un poids de papier gris entre mes doigts, m'avaient initié à cette vérité inacceptable: l'indifférence était le dernier stade auquel on accédait quand on avait vraiment saisi la nature de la vie, qu'on n'était plus dupe; et c'était une angoisse nouvelle, non plus douleur mais vertige, le dos au vide, avec devant soi l'inconnu qu'il fallait remplir de ses désirs, de sa volonté, de ses simulacres.

Cette indifférence, sagesse et malheur, il me semblait, assis dans ce qui avait été la chambre d'Ariane, que chacun s'efforçait de la cacher, qu'au bout de quelques années de vie, chaque homme tentait de la fuir en répétant des mots, des gestes, en essayant de s'illusionner, en préférant la griserie du mirage à la dure loi de la vérité.

On ne sentait plus rien. On ne souffrait plus, sinon dans son corps. On était initié. Tout n'était que leurre. Mais il fallait faire comme si la douleur était encore vivante. Ariane, Ariane, allais-je répétant. Mais ce livre, je le feuilletais sans émotion. Et il en allait sans doute de même pour tous les sentiments, toutes les passions, individuelles ou collectives.

Au fond, que m'importaient Morandi, Balasso, les articles de Joan, l'achat de l'Universel et de l'agence H and H par la Morandi Communication? Que m'importait le regard perçant de Franz Leiburg que Joan décrivait comme un personnage à la fois maléfique et fascinant? Qu'est-ce qui existait pour moi dans tout cela? Qu'est-ce qui liait ensemble toutes ces vies? Peut-être une vague illusion. Peut-être n'étions-nous tous que des pierres lancées dans l'eau d'un lac? Des rides se forment, la pierre tombe par le fond, les cercles à la surface s'élargissent puis s'effacent, l'eau redevient lisse.

Et passent sur le sable les ombres des poissons noirs.

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