Première partie
Dongo, Hôtel Stendhal
1.
ILS m'ont dit : « Elle est morte. »
Après, j'ai oublié ce que j'ai fait.
Puis je suis entré dans un hangar qui tenait lieu de morgue. Je ne connaissais pas la ville, mais c'était dans le quartier du port. Des mâts, des rames, des voiles, des cordages étaient entassés contre les cloisons. Les barques alignées au fond, dans la pénombre où je distinguais quelques silhouettes, semblaient s'avancer vers moi. Elles étaient placées sur des chevalets semblables à ceux sur lesquels reposait le cercueil.
Un homme attendait là. Je l'avais déjà croisé dans le bureau du lieutenant de carabiniers. Il s'est penché sur le cercueil et, d'une voix monocorde, il a confirmé que c'était bien celle-là qu'il avait repêchée. Il m'a aperçu et, d'un ton sourd, il a ajouté qu'il se souviendrait d'elle toute sa vie.
En passant près de lui, j'ai voulu lui serrer la main, mais il s'est écarté d'un mouvement brusque. J'ai alors vu le hublot placé à l'extrémité du couvercle déjà vissé.
La tête d'Ariane était bandée.
On m'a soutenu.
J'ai pensé : « Il faut que je traverse le lac avec elle. »
Je suis allé vers l'homme, comme s'il avait été le passeur. Je l'ai supplié de me conduire là où il l'avait trouvée, de me raconter tout ce qu'il savait. Il n'a pas répondu.
Deux jours plus tard, il se tenait à l'entrée du cimetière de Dongo, les yeux tournés vers le lac que je découvrais à mon tour, immense et noir.
- Racontez-moi, lui ai-je demandé une nouvelle fois.
Il m'a observé, dissimulant une cigarette dans sa main repliée, comme font souvent les ouvriers sur les chantiers.
- Aidez-moi, ai-je ajouté en lui saisissant le bras.
Il s'est dégagé brutalement, sans reculer.
Sa peau plissée, brune, était striée de petites rides pareilles à des coups de griffes recouverts par la poussière grisâtre d'une barbe de plusieurs jours.
- Je manoeuvrais la drague, a-t-il répondu d'un ton bourru. C'est tout. C'est tombé sur moi. Je n'ai jamais eu de chance.
Je l'ai suivi par le sentier qui descendait vers le lac. Les massifs de lauriers étaient si luxuriants et si fleuris qu'ils cachaient la berge. Derrière la profusion des feuilles rugueuses et des larges pétales à la couleur délavée, on n'apercevait que les montagnes de l'autre rive, les façades des grandes villas de Bellagio et, au sud, émergeant de la brume, les toits de la ville de Côme.
L'homme a écarté les branches.
- Je l'ai déposée là, a-t-il murmuré en me montrant un talus.
J'ai alors aperçu le long membre d'acier de la drague qui se terminait par trois griffes maculées de boue séchée. Cette main mutilée et recroquevillée pendait, inerte, au-dessus de la terre.
— C'est avec ça que je l'ai sortie, a-t-il précisé.
Il a baissé le bras et les branches qu'il retenait sont venues frapper mes lèvres et mes joues, m'imprégnant du parfum des lauriers-roses, entêtant, sucré jusqu'à l'écoeurement.
- Ils disent que c'est un accident, un suicide.
Il retroussait les lèvres en parlant, laissant voir de petites dents jaunies, ébréchées, cernées d'une ligne noire. Il a murmuré :
- Quand on meurt à cet âge, c'est toujours quelqu'un qui vous a tué ou qui vous a laissé mourir.
Son regard exprimait plus de mépris que de miséricorde, une curiosité insistante.
- Vous avez voulu savoir, hein?
J'ai fait oui.
- Quel âge elle avait, votre fille, monsieur?
Je me suis détourné, et j'ai vomi dans les lauriers.
Je l'avais sollicité et maintenant j'aurais voulu le fuir, mais il m'accablait de détails, de questions. Il cherchait à connaître ce que les carabiniers m'avaient révélé de l'enquête.
Ceux-là, disait-il avec mépris, sont aveugles de naissance. S'ils imaginent qu'elle est morte là où je l'ai trouvée, c'est que ça les arrange. Mais les corps, ça va, ça vient. On les porte, on les jette. Le lac est une fosse qui aspire tout, qui efface tout.
- Vous n'avez même pas vu le corps, ajouta-t-il.
Lui, il avait remarqué des plaies, des traces de piqûres sur les bras, les cuisses.
- Vous vouliez savoir? Ça vous suffit?
Je répondis non, je pensais oui.
Chacun des mots qu'il prononçait était un coup qu'il me portait. J'imaginais, je voyais Ariane.
- Je l'ai sortie de l'eau au premier matin de beau temps, après des jours et des jours d'orage, et c'était comme une injustice plus grande encore.
Je l'écoutais avec avidité et désirais qu'il se taise.
Il m'expliqua qu'avec sa drague il avait remonté, une fois, il y avait déjà longtemps, une statue de jeune fille. Il montrait du doigt l'autre rive, la Villa Bardi que possédait Carlo Morandi, l'industriel, celui qu'on appelait le Condottiere. Au pied de la villa, sous quelques mètres d'eau, se trouvaient des constructions romaines, peut-être plus anciennes encore, que le lac avait avalées. Le lac dévorait tout : les morts, les arbres, les vivants, les pierres, les statues.
- Vous les apercevez? dit-il en s'approchant de la berge. Ce sont eux, les nettoyeurs.
D'énormes poissons, gros comme le bras, frôlaient la surface de l'eau avant de s'enfoncer dans un remous.
En 1945, on avait tué des femmes qui essayaient de s'enfuir avec les fascistes en traversant le lac. Les pêcheurs de Dongo avaient recherché leurs corps pendant des mois, car elles transportaient des bijoux et de l'or, des valises pleines comme celles qu'on avait trouvées dans les voitures de Mussolini et de sa maîtresse. Ces deux-là aussi, on les avait saignés. Mais on n'avait rien repêché : ni les corps, ni les trésors. Le lac avait rejeté sur la rive des manteaux de fourrure semblables à des bêtes mortes. Mais peut-être, dans mille ou deux mille ans, quelqu'un ramasserait-il un jour des bijoux par poignées, des lingots. Certains, dans les villages des bords du lac, espéraient encore. Les jours de tempête, on les voyait arpenter les berges. Lui aussi l'avait fait.
Il s'était penché au-dessus de l'eau.
- Ces poissons-là, personne n'en veut. Ils nettoient le lac, comme des ogres. Mais, un jour, eux aussi on les égorgera, et ils rendront tout ce qu'ils ont pris. La vie trahit tout le monde, même ceux qui se croient forts. On n'est que des pions dans la grande partie. Personne n'en connaît les règles.
Il a repris le sentier entre les haies de lauriers et j'ai été de nouveau écoeuré par le parfum douceâtre des fleurs couleur de chair.
Quand nous sommes parvenus sur les quais, non loin du hangar où Ariane avait reposé parmi les barques, l'homme m'a saisi tout à coup la main.
- Je l'ai fait glisser sur la terre aussi doucement que j'ai pu. Je vous le jure. Toute couverte de boue, liée par les herbes et les algues, on aurait pu la croire enfouie depuis deux mille ans. Comme la statue de Morandi. Vous le connaissez, le Condottiere? Il est comme eux, les nettoyeurs.
D'un mouvement de tête, il montra le lac :
- Une bouche comme ça.
Il avait écarté ses propres mâchoires avec ses mains, montrant le fond de sa gorge.
- Retournez chez vous, monsieur, murmura-t-il. On ne peut protéger personne. La vie trahit toujours. On ne garde jamais rien ni personne longtemps. Il faut s'y faire.
Il s'est enfin éloigné.
Après, ils m'ont remis ce qu'il restait d'elle : une poignée d'objets. Ils m'ont dit : « Pour nous, c'est terminé. On referme le dossier. »
J'ai reconnu le porte-clés que j'avais offert à Ariane lors de son entrée au lycée. Ce n'était qu'un éclat de pierre que j'avais acheté en Crète, quelques mois après sa naissance. Trois clés étaient accrochées à l'anneau de cuivre.
C'étaient celles de son autre vie, qui m'était inconnue.
Je ne me suis pas décidé à quitter la ville. J'ai rôdé autour du hangar. Il pleuvait. Les pavés étaient recouverts d'un flot boueux qui dévalait vers le lac.
Un soir, un homme m'a suivi, mais quand j'ai voulu aller au-devant de lui, il s'est éloigné et je l'ai perdu dans les ruelles du port.
J'ai alors marché le long du lac, vers la drague. Il me semblait que j'allais retrouver Ariane. Les massifs de lauriers alourdis par la pluie obstruaient le passage. Les feuilles poisseuses se collaient à mes joues, agrippaient mes cheveux. Mais je devais avancer. Ariane était au bout, encore coincée entre les pinces de la drague. Nous allions nous enfuir ensemble, traverser le lac.
Ils avaient refermé le dossier, mais ma mémoire était une plaie béante.
2.
COMBIEN ai-je passé de jours à Dongo dans cet Hôtel Stendhal dont j'étais le dernier client?
Je me souviens de la pluie, de la voix de Clémence qui hurlait au téléphone :
« C'est ma fille, tu entends, tu n'as pas le droit ! » Puis le ton montait encore, plus aigu : « C'est ma fille, salaud ! »
J'avais reposé l'appareil sur la table basse, devant la fenêtre. Je distinguais à peine les quais du port, noyés sous l'averse, et l'autre rive du lac était aussi lointaine, derrière le halo de brume et de pluie, que les cris, les sanglots, les menaces et les insultes de la mère d'Ariane qui emplissaient la chambre.
« Où es-tu, qu'en as-tu fait? Elle est à moi aussi! »
Elle voulait le corps d'Ariane.
Tout à coup, sa voix s'est rapprochée, est entrée en moi. Clémence m'accusait à présent d'avoir tué Ariane, de l'avoir enfouie, cachée!
Je me suis alors souvenu des propos de l'homme, de ses lèvres retroussées, de la manière dont il montrait, en parlant, ses dents sales, de son haleine alourdie par l'odeur de tabac, de ce qu'il avait dit : « Quand on meurt à cet âge, c'est toujours quelqu'un qui vous a tué ou qui vous a laissé mourir. »
Clémence, d'une voix calmée, murmurait : « Excuse-moi, Jean-Luc, excuse-moi... » Elle voulait simplement savoir où je me trouvais. Elle avait le droit, n'est-ce pas, de se recueillir sur la tombe de sa fille. Je ne pouvais pas lui refuser ça, ce serait trop inhumain.
Elle répétait ce dernier mot.
Qu'est-ce qui était humain? La mort d'Ariane? Ma vie qui continuait malgré tout? Cette pluie, ces quelques silhouettes courant d'une porte à l'autre en quête d'un abri, ce bref coup de sirène du navire qui accostait, dont je distinguais les lettres noires inscrites à sa poupe : L'INNOMATO, Bellagio. « Celui qui n'est pas nommé » : cette appellation étrange pour un bateau ne me surprenait même pas, pas plus que le message qu'au même moment on glissait sous ma porte après avoir frappé, et que je déchiffrai : le docteur Ferrucci, attaché à l'hôtel, souhaitait me rencontrer.
« Inhumain, Jean-Luc. Tu m'entends? Où es-tu? »
Le ton de Clémence s'était à nouveau durci. Si je refusais, elle me retrouverait, elle s'adresserait à la police, elle déposerait plainte pour séquestration et pour meurtre - « Tu m'entends, Jean-Luc, je t'accuserai pour meurtre!... Où est-elle, Jean-Luc, où es-tu? »
J'étais derrière un hublot.
De cette voix, de cette pluie, de ce lac, de ce navire, des gens que je croisais quand je sortais tête nue sous l'averse, de la propriétaire de l'hôtel qui me servait dans la salle à manger vide, de ce que j'avalais, de la saveur des mets, j'étais séparé par une paroi grise au travers de laquelle je n'entendais, je ne voyais, je ne sentais, je n'éprouvais rien que de manière indistincte et floue.
Cette paroi m'enveloppait. Parfois, j'étendais la main pour la toucher, mais elle se dérobait et cependant elle était entre moi et les choses, entre mes yeux et le lac, entre mes oreilles et les voix. Mais peut-être était-elle à l'intérieur de moi, comme une autre peau sous ma peau, insinuée dans chaque repli, séparant mes pensées et mes sensations, comme si je n'étais plus uni mais dissocié en autant de fragments qui ne pouvaient plus se rejoindre.
Je le tentais pourtant, j'espérais y parvenir. Je le voulais de toutes mes forces quand je m'allongeais sur le lit placé en face de la fenêtre et que j'apercevais ce ciel comme un lac renversé où j'aurais voulu me noyer, comme elle.
Je croisais les mains sur ma poitrine. Peut-être était-ce ainsi qu'on l'avait couchée, mais je n'avais entrevu que son visage bandé derrière le hublot, ses joues gonflées, ce menton prognathe qui lui donnait un air buté, comme si elle avait lancé un défi : « Je suis morte, retrouvez-moi si vous pouvez, si vous l'osez! Je vous ai échappé, je me venge! Qui traversera le lac avec moi? »
Étendu sur le lit, j'attendais, si immobile que j'en venais tout à coup à étouffer de ne pas avoir respiré.
Il me semblait que cette paroi en moi, autour de moi, devant son propre visage, allait se briser, que j'allais enfin la rejoindre dans le sommeil, connaître la paix, l'unité, mes pensées et mon corps enfin rassemblés, ma peau recollée. Oui, que je cesserais d'être cet homme auquel on avait lentement arraché l'épiderme.
Je fermai un instant les yeux. Je dors, je dors, me répétais-je. Mais, brusquement, je me heurtais en pleine course à cette paroi transparente. Ma tête éclatait. J'étais toujours derrière le hublot. Ariane et toutes choses de l'autre côté de la vitre.
« Réponds-moi, Jean-Luc ! », n'en finissait pas de crier Clémence.
J'ai raccroché.
La pluie continuait de tomber dru sur le lac de Côme.
3.
- Vous avez besoin de soins, monsieur.
Le docteur Ferrucci m'avait d'abord interpellé dans la salle à manger de l'hôtel. Il s'était appuyé des deux mains à la table, puis avait chuchoté quelques mots à la propriétaire avant de se tourner vers moi : « Vous êtes en sueur, vous tremblez, on ne peut pas vous laisser comme cela. Mme Antonini a eu raison de me demander de vous rencontrer. »
Son visage était proche du mien et, en même temps, il me semblait que le docteur Ferrucci se tenait à distance, dans la pénombre, silhouette que je ne parvenais pas à identifier, dont la présence m'inquiétait et dont je cherchais en vain à préciser les traits, sûr de l'avoir déjà entr'aperçue.
J'ai eu la nausée comme si le parfum des lauriers m'enveloppait de nouveau.
Je me suis levé en chancelant. Il m'a pris le bras. J'ai senti la pression de ses longs doigts et il m'a semblé qu'ils s'enfonçaient dans ma peau comme des griffes.
J'ai cherché à me dégager, mais il a resserré son étreinte.
- Je vous soutiens. Je dois vous examiner, vous n'êtes pas dans un état normal.
Dans le couloir éclairé d'une simple veilleuse, je voyais devant nous le dos large de Mme Antonini. Elle gesticulait, faisait tinter des clés. Elle ouvrit la porte de ma chambre. Je me laissai tomber sur le lit.
Il s'était assis à mon chevet, m'avait saisi le poignet.
Les yeux mi-clos, j'essayais de faire venir jusqu'à moi son visage, de l'extraire de cette pénombre où il se trouvait confiné, afin de le reconnaître.
Il portait des lunettes rondes cerclées d'un fil métallique noir. Le front était bosselé, la barre des sourcils continue, épaisse; les cheveux luisants, taillés en brosse, les tempes dégagées. Les os des maxillaires et des pommettes, proéminents, étaient soulignés par un collier de barbe coupé en pointe qui allongeait encore le visage.
Il me parlait les lèvres serrées, chuchotant comme pour une confession.
J'avais la fièvre, expliquait-il, une respiration difficile, une tension élevée.
Je n'avais même pas remarqué qu'il avait dénudé mon bras, l'avait serré dans ce brassard de toile, avait énoncé des chiffres que j'avais déjà oubliés.
Une angine, la fatigue, l'état de choc, conclut-il.
- Il faut vous remettre sur pied, reprendre le dessus.
Il serrait toujours mon poignet. Il allait me faire une piqûre.
J'ai libéré mon bras d'un brusque mouvement.
Je me souvenais de ce que m'avait rapporté l'homme qui avait vu le corps d'Ariane et remarqué les plaies, les traces de piqûres sur ses bras et ses cuisses.
- Je vous en prie, soyez raisonnable, reprit Ferrucci.
J'avais perdu tous repères. Il n'y avait plus que ce ciel de pluie, bas, qui se perdait dans l'eau du lac, ne faisait qu'un avec elle; les sommets, les rives qui le bornaient étaient enveloppés de nuages et de brouillard, si bien qu'il n'existait plus ni limite ni horizon, simplement cette grise confusion qui changeait de forme à tout instant sans s'effacer jamais.
Ferrucci s'était installé à la table et, le dos droit, écrivait.
Je devais réfléchir, disait-il. Il se tenait à ma disposition. Peut-être faudrait-il m'hospitaliser à Côme. Le plus sage était pour moi de rentrer en France, de m'y faire soigner. Mais il pouvait ordonner mon transport par le lac; L'Innomato passait en fin de journée et ne faisait qu'une escale avant Côme. Là, si je voulais, une ambulance m'attendrait.
Il me tournait toujours le dos.
C'est à ce moment pourtant qu'il est sorti pour moi de la pénombre, peut-être à cause de la forme de sa nuque, de ce profond sillon partant de la base du cou et qui divisait le crâne rasé jusqu'à son sommet.
Je me suis alors souvenu de cette silhouette qui se trouvait dans la pénombre du hangar, devant les barques, leur faisant face, si bien que je n'apercevais que son dos, comme s'il n'avait pas souhaité me reconnaître ou qu'il eût peur de regarder le cercueil, le hublot, Ariane au visage bandé.
- C'est vous qui l'avez examinée, ai-je dit.
Il m'a semblé qu'il rentrait la tête dans les épaules comme pour se protéger, éviter le coup que j'allais lui porter.
Il referma sa sacoche. Il resta un instant ainsi, voûté, à m'expliquer, comme s'il n'avait pas entendu ma question, qu'il venait de rédiger une ordonnance, que le plus sage aurait été de m'administrer une série de piqûres, mais, puisque je m'y refusais...
Il s'était tourné, avait ôté ses lunettes. Il se tenait ainsi à contre-jour, de nouveau dans la pénombre, mais j'imaginais ses yeux enfoncés au-dessous des arcades sourcilières saillantes.
- Je suis le seul médecin de Dongo, lâcha-t-il d'une voix calme, si faible que je devais deviner les mots. Il se leva et ajouta : Vous êtes malade, monsieur. Il ne faut plus sortir de l'hôtel. La pluie est glacée. Tout est imprégné d'humidité. Ce climat ne pardonne pas, monsieur.
J'ai fait un pas vers lui. Il a reculé, tenant sa sacoche à deux mains contre sa poitrine.
«Qui pardonne jamais? » ai je pensé.
J'étais couvert d'une sueur froide; je claquais des dents.
Il l'avait touchée. Il l'avait vue. Ces plaies, ces piqûres sur les bras et les cuisses, les avait-il examinées? Il avait accordé le permis d'inhumer. Mais elle n'était pas morte noyée, n'est-ce pas?
Il était resté au fond du hangar, le visage dissimulé, mais, à présent, je l'avais reconnu. Avait-il honte, peur de me faire face?
- Vous délirez, dit-il en reposant sa sacoche.
Il est venu vers moi, m'a dévisagé et, me prenant aux épaules, m'a guidé vers le lit.
Je n'ai pas résisté, épuisé comme après un effort démesuré.
Debout près du lit, ses longs doigts joints aux phalanges énormes, m'a-t-il semblé, il m'a dit que mourir, c'était échapper à l'enfer, à cette guerre aveugle où nous sommes tous plongés. Il pensait ainsi parce qu'il côtoyait les mourants, les malades. Il ne s'agissait pas pour lui de me consoler de la disparition de quelqu'un de proche, de si jeune, oui, il le savait. Ma fille. Il partageait. Il priait pour moi. Mais certaines vies sont un calvaire, une chute sans fin que seule la mort peut venir interrompre. Peut-être la mort est-elle un retour à la douceur, au calme d'avant la naissance, une résurrection puisqu'elle efface toute douleur, qu'elle est mise en sommeil, peut-être même en attente. On ne veut plus rien, plus rien ne vous manque. On est au bout. On a fait tout le chemin.
- Comprenez-vous, cher monsieur?
La mort est une grâce de Dieu. La part de Dieu. Il nous décharge du fardeau qui nous écrase. Il ferme nos plaies. Il nous protège, nous arrache au malheur, à celui que nous subissons ou, même si nous l'ignorons encore, à celui qui va inévitablement nous frapper.
_ Je voudrais vous persuader de cela, monsieur, pour votre fille. C'était votre fille, m'a-t-on dit?
Même pour celui qui ne croit pas, la mort garde ce sens-là : la fin des souffrances, de la peur, de l'errance. Le sommeil après le cauchemar, ou bien le repos qui devance la cruauté du réveil...
Je me suis dressé si brusquement qu'il a reculé.
- Vous l'avez vue vivante. Vous venez de me le dire, vous l'avez vue avant!
Il secouait la tête tout en regardant de part et d'autre de la chambre comme s'il avait cherché de l'aide ou une autre issue que la porte.
Son air traqué était un aveu.
Par saccades, comme si elles surgissaient d'une mémoire pareille à une source extérieure mais à laquelle j'avais accès, je visionnais de brèves scènes. Je voyais Ariane devant ce médecin qui la regardait, impassible, tendant vers elle ses mains longues et osseuses...
J'ai saisi ses poignets, je l'ai contraint à lever ses avant-bras, j'ai gardé ses mains déployées entre nous deux : ces mains-là l'avaient touchée, vivante, puis morte.
Il a essayé de se dégager. Je n'étais pas dans mon état normal. Je devais me calmer. Il allait appeler si je ne le lâchais pas.
- Elle vous a parlé, ai-je dit. Je le sais!
Je me suis appuyé à lui, tenant toujours fermement ses poignets.
On a ouvert la porte.
Ferrucci m'a repoussé, s'est libéré.
La propriétaire se signait, invoquait Dieu. Qu'est-ce qui se passait chez elle, maintenant? Elle allait me faire jeter dehors. Elle ne voulait pas de ça! D'ailleurs, elle allait fermer l'hôtel.
- Partez, m'a dit Ferrucci. Sinon, vous allez mourir, vous aussi.
J'ai ricané. La mort, n'était-ce pas la part de Dieu, le salut? Il est aussitôt sorti.
J'ai entendu la voix aiguë de Mme Antonini résonner dans le couloir : « Je ne veux pas qu'il meure chez moi ! Je ne veux pas de mort dans mon établissement! Pas de mort ici ! »
4.
JOËLLE est arrivée de Paris à leur demande.
— Je suis là, je suis venue, a-t-elle dit.
Elle passait et repassait devant la fenêtre. Les talons de ses chaussures, en frappant le parquet de la chambre, martelaient ma tête.
Qu'avais-je à faire avec cette jeune femme dont je reconnaissais à présent le tailleur de soie noire. « Comment le trouves-tu, Jean-Luc, ça me va, tu crois? Pas trop sévère, pas trop triste, ce noir? » m'avait-elle demandé, autrefois, dans l'une de ces boutiques où je l'accompagnais, cherchant un fauteuil pour m'y installer, lire le journal cependant qu'elle vaquait d'un rayon à l'autre, entrait dans la cabine d'essayage, m'interpellait, et, l'apercevant derrière le rideau entrouvert, en soutien-gorge et culotte, j'avais souvent éprouvé du désir et de l'orgueil, une satisfaction de propriétaire qui me faisait replier mon journal, me lever, passer la tête dans la cabine pour montrer que cette femme était avec moi, à moi.
Dans quelle autre vie avais-je ressenti cela?
C'était la même jeune femme aux cheveux mi-longs, au pantalon serrant son ventre plat. Le chemisier blanc à col ouvert laissait voir son cou sans une ride, la naissance de ses seins. Mais où était mon émotion? Noyée, perdue.
Le visage de Joëlle avait cette rude netteté de lignes sécantes que rien n'empâtait.
On avait bandé le visage d'Ariane et ses joues en paraissaient toutes gonflées.
Joëlle ne cessait de parler.
Je me souvenais de cette voix haut perchée, au ton cassant, autoritaire, qui ressemblait à son profil, à son corps mince aux épaules larges mais qu'on imaginait osseux parce qu'elle avait une façon brusque de se mouvoir, de marcher comme si elle avait voulu enfoncer ses talons dans le sol.
Et ils continuaient de trouer ma tête à chaque pas qu'elle faisait. A Paris, Clémence avait téléphoné plusieurs fois par jour, disait-elle. Puis son avocat, puis elle à nouveau. Naturellement, Joëlle n'avait rien dit : « Tu penses bien ! D'ailleurs, jusqu'à hier matin, j'ignorais où tu étais. »
Mais il fallait comprendre Clémence, même si elle s'était montré dure, impitoyable. « Oui, je sais, avec tous : avec Ariane, avec toi. J'imagine ce que tu ressens. Après tout, elle a abandonné sa fille... » Joëlle n'oubliait rien de tout cela, répétait-elle, mais Clémence n'en demeurait pas moins la mère d'Ariane. « Tu ne peux pas la punir de cette façon. Tu devrais le lui dire. Tu la connais, elle ne te lâchera pas. C'est une obsessionnelle. Et elle doit souffrir, mais oui : qui ne souffre pas d'une chose pareille?»
Cette « chose », c'était le corps d'Ariane.
Joëlle ouvrit la fenêtre.
Quel temps!
Elle évitait de me regarder.
- Nous avons été très secoués. Au moment de l'atterrissage, un orage a éclaté sur Milan. Tout était noir. J'ai pensé : que Dieu décide! On est indifférent, dans ces moments-là, tu ne trouves pas?
Brusquement, elle vint près de moi, s'assit sur le bord du lit, se pencha, chuchota qu'elle m'aimait, que c'était pour cela qu'elle n'avait pas eu peur : parce qu'elle avait la certitude qu'elle devait me retrouver ici; même s'il y avait eu un accident, elle était sûre d'en réchapper, elle aurait été la seule survivante, car elle savait que j'avais besoin d'elle, si grande est la force que donne la passion ou la foi. « Mais c'est la même chose, Jean-Luc. J'ai foi en toi, en nous!»
Elle dut embrasser cette vitre derrière laquelle je me trouvais. Elle dut y écraser ses lèvres, tout comme j'y appuyais les miennes en ne sentant qu'un froid minéral.
Elle pesait sur moi. Son parfum entêtant m'étouffait.
- Tu es malade, dit-elle en me touchant le front. Le docteur Ferrucci le pense aussi. C'est un homme charmant, dévoué.
Elle passa dans le couloir. Je l'entendis chuchoter. J'aperçus Mme Antonini et le docteur Ferrucci qui jetaient un coup d'oeil à l'intérieur de la chambre. Cette voix plus grave, ce devait être celle du lieutenant de carabiniers.
J'ai pensé que je pouvais en quelques pas rejoindre ce ciel gris.
- Ne reste pas là, reprit Joëlle en rentrant. Nous avons juste le temps.
Elle m'éloigna de la fenêtre. J'allais prendre froid, murmura-t-elle en m'aidant à passer mon imperméable.
- Nous sommes prêts, dit-elle en ouvrant en grand la porte de la chambre comme pour clamer sa victoire : moi, debout, une valise à la main, ma casquette enfoncée jusqu'aux sourcils, la ceinture de mon imperméable serrée; moi, redevenu semblable à eux tous.
- Tu aurais pu te raser, me chuchota-t-elle.
- Peut-être aurai-je le temps de le faire à Milan, avant d'embarquer?
Elle avait demandé à Arnaud de venir nous attendre à Roissy. Pendant le trajet jusqu'au siège de Continental, notre journal, il m'exposerait l'objet de la réunion qu'elle avait maintenue pour le soir même. Car elle était sûre - elle serrait mon poignet - que je serais rentré. Je n'étais pas homme à baisser les bras. Elle me connaissait!
Tout en avançant dans le couloir de l'hôtel, sans lâcher mon bras, elle citait le nom des participants à cette réunion mensuelle d'orientation : Vincent, Joan, Cariniac, Georges Louvain, Bedaiev, Nouridine. Nous recevions Torane. Arnaud avait assuré qu'on ne pouvait décommander le ministre.
- La réunion se serait tenue sans toi, Jean-Luc. Mais, en l'absence du directeur, quel en aurait été le sens? Torane n'aurait pas compris... Tu dormiras dans l'avion. Je suis sûre que ça ira. Il faut se remettre debout le plus vite possible. C'est toi qui dis toujours ça...
Moi?
J'essayais de retenir ce moi qui voulait fuir, glisser comme un corps jeté dans le lac. Et, une fois la vase retombée, quand les herbes et les algues oscillent à nouveau, enlaçant ce corps, viennent alors les longs poissons noirs.
- Ça ne va pas, Jean-Luc? s'enquit Joëlle.
Ils sont tous au courant, reprit-elle. Bien sûr, Arnaud a averti Torane, qui a proposé d'annuler, mais c'était trop important pour le journal. Au demeurant, Torane y tenait aussi; autrement, la rencontre eût été remise de plusieurs semaines. Il aurait donné son entretien ailleurs... De toute façon, la vie continue, Jean-Luc !
Des petites plaies sur tout le corps, avait dit l'homme. Des morsures, des piqûres. Et ces femmes qui avaient disparu dans le lac en 1945, dont on n'avait jamais retrouvé la trace, hormis ces manteaux de fourrure que le courant avait rejetés sur les berges.
Le lac était ce grand lieu d'échange, de transmutation de la vie en mort, de la mort en vie.
Dans le hall de l'hôtel se tenaient le lieutenant de carabiniers, Mme Antonini et le docteur Ferrucci. Ils nous entourèrent.
- Courage, dit Mme Antonini. Le beau temps reviendra, ici et dans votre vie. Elle allait prier.
- Bonne route. Les chaussées sont encore glissantes, mais tout est dégagé, précisa l'officier en s'inclinant.
Ferrucci me tendit la main. Je devais voir un médecin dès mon arrivée. Un coup comme celui que j'avais reçu pouvait tout dérégler. « Vous comprenez : nous sommes si fragiles, nous n'aimons pas les chocs. » Il me prit l'épaule et chuchota : « Je n'ai rien à vous dire, je vous assure. C'était le bout du chemin. Personne ne pouvait plus rien. Ni moi ni vous : personne. Pour elle, il n'y avait que cette issue. La part de Dieu, je vous l'ai dit. »
5.
QUELQUES heures durant, j'ai cru que j'avais laissé dans le cimetière de Dongo, avec le corps d'Ariane, son souvenir.
Je me suis rasé à l'aéroport de Milan. Je retrouvais mon visage comme si la vitre qui m'empêchait de voir et de me voir s'était brisée. L'alcool de l'eau de toilette brûlait ma peau. Je regardai mes doigts, massai mes joues. Ce qui me séparait de moi s'était dissous.
Joëlle me faisait un signe et je la rejoignis devant le rayon de cigares du Free Tax. J'avais de nouveau envie de fumer.
Je me suis assoupi dans l'avion et, au moment où nous amorcions notre descente sur Roissy, Joëlle m'a indiqué que j'avais dormi comme un enfant.
J'ai entendu cette phrase et songé au docteur Ferrucci. Le sommeil après le cauchemar, avait-il dit.
Déjà Arnaud me serrait aux épaules, m'entraînait dans le parking. Joëlle marchait derrière. Je m'installai sur la banquette arrière.
« J'ai pris la place du mort », a-t-elle lancé, en s'asseyant près d'Arnaud. Celui-ci a démarré si vite qu'elle n'a pas eu le temps de regretter ce qu'elle avait dit. Les pneus ont crissé et j'ai été projeté contre la portière.
Le bras par-dessus son siège, Joëlle a cherché ma main, et j'ai saisi ses doigts. Elle s'excusait, bien sûr. Mort, morte, étaient-ce des mots qu'on ne pourrait plus employer?
Allons, allons, tout allait bien. Chaque chose à sa place. La machine s'était remise en route. Combien d'exemplaires vendus du dernier numéro du journal? ai-je demandé. Où en était le projet de nouvelle maquette?
Lorsque nous étions contraints de nous arrêter, bloqués sur le périphérique par les embouteillages, Arnaud se tournait vers moi. Je devinais son anxiété. « Ça va? » me demanda-t-il à deux ou trois reprises. Je lui tapais du bout des doigts sur l'épaule afin qu'il redémarre. J'étais pris dans le flot avec les autres.
J'allais comme autrefois m'asseoir dans la salle de conférences du journal, poser la première question à notre invité, puis Arnaud, Carignac, Bedaiev, Joan, Louvain l'interrogeraient chacun à son tour. Torane, m'expliquait Arnaud, nous réserve le détail de ses projets de réforme. Pourrais-je écrire mon éditorial du lendemain? La décision avait été prise de faire un numéro spécial. Étais-je d'accord?
Arnaud rentrait la tête dans les épaules comme s'il avait redouté ma réponse. Je me suis souvenu de l'attitude du docteur Ferrucci, j'ai revu ce sillon qui partageait sa nuque rasée. J'ai senti la nausée me submerger. J'ai abaissé la vitre, laissé mon bras pendre au-dehors, l'air me fouetter le visage.
Mais oui, mais oui, je me sentais très bien.
J'allais retrouver ma vie d'avant cette voix qui m'avait appelé de Dongo : « Vous êtes monsieur Duguet?»
J'avais aussitôt pensé à Ariane et je me souviens qu'à cet instant j'avais prié, quelques mots à peine, car la voix avait repris : « C'est délicat, monsieur Duguet... »
Ce que j'avais appréhendé depuis trois ou quatre ans, ce malheur subit qui frapperait Ariane, s'était donc produit. Je l'ai su avant que la voix ne me l'explique.
- Je pars, avais-je lancé à ma secrétaire. Qu'Arnaud prenne toutes les décisions.
- Un problème, monsieur? Grave?
Elle avait couru à mes côtés dans le couloir. « Votre fille? » avait-elle demandé en soufflant.
Ils savaient tous, au journal. Comme moi.
- Ma fille, oui. Il fallait bien, un jour ou l'autre...
Derrière le hublot, son visage poupin. Le drame avait eu lieu. Je ne craindrais plus le pire, désormais.
Peut-être qu'à certains moments de la journée, quand j'hésiterais sur un mot, surgirait une image fugitive. Je chercherais en vain à la situer : voyons, c'était...
Sur une route de campagne, au bord d'un fleuve. Ariane apprenait à faire du vélo. Nous étions seuls, déjà, Clémence partie. Je criais : « Plus vite, plus vite, tu ne garderas l'équilibre que si tu prends de la vitesse ! Fonce, fonce ! »
La vie avait été si vite, elle.
Je n'aurais plus, comme durant ces quelques années où je l'avais perdue, incapable de savoir où et comment elle vivait, à hésiter à déclencher des recherches qui l'eussent conduite — je la connaissais ! — à s'enfoncer encore plus avant dans cette forêt inconnue où elle avait choisi de vivre loin de moi.
J'avais alors préféré attendre, rester à la lisière, espérant la revoir, recevoir une carte postale.
Ces années-là, c'est moi qui téléphonais à Clémence.
- Mais pourquoi veux-tu qu'Ariane m'appelle? Enfin, Jean-Luc, elle va avoir dix-sept ans ! Les filles aujourd'hui, à dix-sept ans... Je crois que tu ne te rends pas compte...
J'avais rencontré Roy, un photographe italien avec qui, je l'imaginais, elle avait vécu quelques mois. C'était il y a trois ans déjà. Il m'avait préparé un café dans son atelier, rue de la Gaîté, au milieu des photos qui séchaient.
- Ariane? Il avait levé le pouce. Solide, disait-il, du chien! Elle en veut. Elle en aura. Elle a ce qu'il faut : le cul et la tête!
Je n'aurais plus à écouter ça, je n'aurais plus à serrer mes poings dans mes poches pour ne pas me ruer sur ce type pareil à une silhouette sur une affiche : chemise à carreaux, col ouvert, peau bronzée, pantalon de toile, allant à grands pas, gesticulant des bras tandis qu'il parlait.
Tout serait dorénavant plus simple, puisque les choses étaient allées à leur terme.
Au journal, j'ai gagné ma place habituelle dans le cercle, assis à droite du ministre Torane. Il s'est penché vers moi. Il avait appris. Il comprenait tout ce que cela devait signifier pour moi. Cette fin de siècle était si difficile pour les jeunes : notre société si vide de sens, n'est-ce pas? C'est notre devoir de tenter quelque chose, d'ouvrir une issue.
Il n'y avait que cette issue, avait dit le docteur Ferrucci : la part de Dieu.
Torane toussotait. J'ai posé la première question.
A quel moment les voix se sont-elles éloignées, devenant ce murmure, ce bruit de vagues frappant la berge?
J'ai eu envie de m'allonger là, afin que cette vague me roule, m'engloutisse, me fasse disparaître. Et j'ai senti que j'allais tomber, que ma tête allait m'entraîner en avant.
Quelqu'un - Arnaud? - me secouait par l'épaule. « Tu conclus ? » demandait-il à voix basse.
J'étais assis en face de Joan Finchett. Elle avait moins de trente ans. Peut-être ne l'avais-je pas embauchée, comme je l'avais cru et prétendu, parce qu'elle était diplômée de Harvard, qu'elle avait déjà, quatre ans durant, enquêté pour un magazine de New York sur les personnalités du monde des affaires, mais parce que je souffrais, chaque fois que je la regardais, comme si elle avait incarné un rêve impossible : Ariane dont j'avais imaginé qu'elle travaillerait un jour avec moi au journal. N'avait-elle pas dit, mais il y avait si longtemps qu'il s'agissait d'une autre vie : « Je ne te quitterai jamais, papa, tu le sais. »
Je m'étais moqué d'elle tout en pensant : « Pourquoi pas? »
J'ai regardé Joan. Je me suis levé en m'appuyant aux accoudoirs du fauteuil.
— Ariane est morte, ai-je dit. Je veux savoir qui a tué ma fille.
6.
J'AVAIS parlé comme un fou.
Qui d'autre qu'un dément peut proférer tout à coup ce qu'il ressent en oubliant l'endroit où il se trouve, incapable de dissimuler ses émotions?
Cachant mon visage dans mes paumes, j'ai sangloté, peut-être déjà de honte d'avoir exhibé malgré moi mon désespoir, violé les règles et coutumes de la tribu. Je devinai qu'ils quittaient rapidement la salle de réunion, silencieux et gênés.
J'avais été impudique, j'avais clamé ce qu'il faut taire. J'avais mis la mort devant eux, au beau milieu de la pièce. J'avais parlé de crime, puisqu'on l'avait tuée. Et de l'avoir dit à voix haute avait achevé de me persuader qu'en effet on avait assassiné Ariane et qu'il me fallait démasquer ses meurtriers.
- Vous avez besoin de soins, cher ami, avait dit Torane. Une assistance médicale est indispensable après un tel choc.
Il avait touché mon épaule et y avait laissé longuement sa main en signe d'amitié et de compréhension.
J'avais beau deviner ses intentions, je ne ressentais qu'un poids de plus en plus insupportable.
Je crois que je me suis mis à hurler, à gesticuler, répétant qu'Ariane était morte; puis je me suis à nouveau tassé.
Ils m'ont traité comme un malade, presque comme un fou. Ils disaient entre eux que je ne pouvais plus raisonner, que le chagrin m'avait aveuglé, que j'avais un comportement chaotique, passant de l'abattement à l'exaltation.
- Il est devenu imprévisible, confiait Joëlle. Il fait peur. Je ne le reconnais plus.
Je ne voulais pas reconnaître cet homme qui avait laissé tuer sa fille, qui, durant des années, avait pu accepter de ne pas la voir, de ne pas savoir où elle était, ce qu'elle faisait, les gens qu'elle côtoyait, cet homme qui avait été incapable de trouver les mots et les gestes pour la retenir, se faire comprendre d'elle, cet homme qui avait dilapidé son temps à écrire des articles, à commenter des événements, à analyser des rencontres, G7 ou conférence des ministres à Bruxelles, à présenter des projets, à créer, à défendre des journaux, à être heureux parce que leur tirage augmentait, cet homme qui avait été impuissant à la protéger.
Je haïssais cet homme-là, moi.
J'aurais voulu lui arracher la peau, changer de corps et de visage.
Plus tard, quand j'ai émergé du sommeil, Joëlle me confia qu'aux moments les plus difficiles — « Tu en as eu de terribles, chéri, vraiment! Tu nous as tous effrayés » —, il avait fallu m'attacher les bras. « Tu te griffais le visage, tu voulais te mutiler. Qui sait de quoi tu aurais été capable. »
A présent j'allais mieux, n'est-ce pas?
Ils me demandaient de les rassurer. Je devais à nouveau rentrer dans le bal, prendre leurs mains afin de sauter en cadence.
Les désespérés sont des empêcheurs de danser en rond.
Un désespoir qui se prolonge est une maladie. Les bien portants oublient. Ceux qui s'obstinent à se souvenir, on les enferme.
J'ai donc donné le change comme un prisonnier qui se maquille et se travestit pour faire la belle.
Je souriais, les écoutais en approuvant de la tête.
Je répondais avec précision aux rares questions du psychiatre. Était-il dupe? Il m'observait, les doigts appuyés à ses lèvres, le plus souvent silencieux. Je résistais autant que je pouvais au désir de combler ce vide entre nous. De parler, se livrer, avouer que je voulais retourner là-bas et draguer toute la vase afin de comprendre pourquoi Ariane s'était retrouvée morte, le corps ligoté d'herbes et d'algues rouies.
Je me taisais pourtant ou bien parlais de mon enfance, de mon père qui - j'avais à peine une dizaine d'années - nous avait abandonnés, ma mère et moi, pour une jeune femme qui, peu après, s'était suicidée. Ma mère avait refusé de lui rouvrir sa porte, préférant vivre seule, et je n'avais pas été autorisé à le revoir.
Je savais que cet homme qui se tenait près du portail, le dos appuyé à la façade, bras croisés, qui ne bougeait pas quand nous traversions la rue, c'était lui.
Quand j'ai pris la décision d'aller à sa rencontre, il n'était plus là.
Je l'avais manqué.
- C'est lui qui vous a manqué, murmura le psychiatre.
Puis, tout en se levant, il ajouta : « Vous voulez tuer le Minotaure? Soyez prudent. »
7.
COMMENT ce médecin avait-il su ce que je n'osais m'avouer? Ce désir de tuer comme on avait tué Ariane. Que lui avais-je confié, durant ce long sommeil de plusieurs jours où l'on m'avait plongé à mon entrée en clinique, pour qu'il devine que je jouais avec ces mots interdits : tuer, se tuer, être tué, que j'égrenais comme on fait d'un chapelet? Lui avais-je dit que ces petits mots s'agrippaient à chacune de mes pensées, qu'ils avaient envahi mes rêves et mes cauchemars comme ces plantes sauvages que le vent répand dans les champs ou à la surface de l'eau, et qui bientôt recouvrent tout? Que, dans l'immobilité et l'isolement auxquels on m'avait contraint, il me semblait que tuer était le principe secret de toute vie, celui qu'on dissimule, qu'il ne faut à aucun prix dévoiler sous peine de mettre fin à la comédie qui permet justement de vivre, sous peine de désespérer les enfants, les naïfs, tous ceux qui ne peuvent imaginer que le meurtre soit le ressort du monde?
Avais-je livré cette pensée au médecin?
Lui avais-je parlé de ce livre à couverture jaune que je lisais, enfant, dans le jardin de la maison où nous habitions alors, sur la route de Fontainebleau à Avon?
Depuis que mon père nous avait quittés, les herbes folles avaient envahi les pelouses et les allées. Elles étaient aussi hautes que moi et, en les écartant comme on fait d'une eau trouble au cours de la baignade, je me blessais : de fines, d'imperceptibles entailles au bord des paumes et le long des doigts, car ces hautes herbes étaient râpeuses et tranchantes. J'allais jusqu'à un massif de lauriers. Je m'accroupissais, caché par la végétation. Je laissais la voix de ma mère se perdre : « Jean-Luc, Jean-Luc ! » criait-elle. J'entendais son pas fouler les herbes. Je devinais sa silhouette. Je me couchais sur la terre meuble, le corps presque recouvert par ces feuilles et ces tiges exubérantes, humides, car le temps était souvent à la pluie.
Ma mère me prenait enfin contre elle, secouait du plat de la main mes vêtements, arrachait les plaques de boue collées à mes cuisses, les herbes mêlées à mes cheveux. Elle se désolait, s'inquiétait, remarquant ces coupures, ces piqûres, ces petites plaies qui, comme des coups de griffes, striaient la peau de mes cuisses, mes bras et mes mains, parfois mon front et mes joues.
Elle m'entraînait jusqu'à la maison : elle devait sortir, elle ne voulait pas que je reste au jardin en son absence. Mais, dès que le portail grinçait, je me précipitais, le livre à couverture jaune serré contre ma poitrine, haletant à l'idée de retrouver dans le parfum des lauriers, au bout de ce cheminement dans l'herbe haute, l'histoire de ces sept jeunes filles et de ces sept jeunes hommes qu'on allait conduire sur une île pour les livrer au Minotaure, afin qu'il les tue. C'est là, dans ce jardin, sous les lauriers, que j'ai été initié au meurtre, que j'ai pour la première fois entrevu ce principe secret qui, maintenant, m'aveugle.
Dans les journaux que Joëlle laisse dans ma chambre à mon intention, je trébuche à chaque page sur des corps. Le monde a le visage d'Ariane, figé et gonflé derrière la vitre de son hublot. J'enfouis les journaux dans la table de nuit et, du bout des doigts, j'effleure la Bible à la couverture marquée du corps d'un crucifié.
Tuer.
Dans le jardin de notre maison, j'ai été Thésée qui, à un détour du labyrinthe, va transpercer de sa lame le monstre à corps de taureau et à visage d'homme.
J'ai été Thésée qu'Ariane sauve en le guidant dans le dédale obscur.
J'ai été le maudit, l'orgueilleux Thésée qui, sur le chemin du retour, oublie de hisser la voile blanche qui doit annoncer à son père la victoire. Le vieil homme n'apercevra que la toile noire gonflée par le vent, la voile du Deuil.
J'ai été Thésée dont le père se précipite du haut d'une falaise, persuadé de la mort de son fils.
Je restais agenouillé dans les herbes, la tête plongée dans le livre. Puis je rampais jusqu'à la clôture de notre jardin, espérant entr'apercevoir la silhouette adossée à la façade, mon père, qui nous attendait et nous guettait, auquel je n'avais pas le droit de parler.
Puis je m'étais décidé un jour à violer l'interdit, à défier ma mère. Seulement, mon père avait disparu.
Du haut de quelle falaise s'était-il jeté? Quelle voile blanche avais-je oublié de hisser? Quel signal avait-il attendu en vain?
Avais-je livré ces souvenirs au médecin?
Lui avais-je dit que je n'avais retrouvé trace de ce livre dans ma mémoire qu'au moment où Clémence m'avait annoncé qu'elle était enceinte, qu'elle refusait tout à la fois cet enfant et l'avortement?
- Je suis trop jeune, Jean-Luc, m'avait-elle posément expliqué. Je ne veux pas me mutiler et je ne veux pas être étouffée. Sache que je suis et veux rester libre. Tu t'occuperas de cet enfant. Je le fais, ce sera tout.
Comment aurais-je pu prendre au sérieux de tels propos?
Clémence avait alors vingt ans, moi vingt-six. C'était en 1974. Clémence était si frêle, avec des attaches si fines qu'on aurait pu croire qu'elle allait chanceler à chaque pas.
Durant toute sa grossesse, elle avait porté des tenues noires, amples comme des sacs d'où sortaient ses bras graciles, son long cou et ce visage où se concentraient toute son énergie, sa dureté, sa volonté. A cela, j'aurais dû prêter attention : ce visage était comme un bloc taillé à coups de burin, aux angles vifs. Je n'avais jamais pu soutenir longtemps son regard.
Elle avait porté son ventre plein comme s'il ne lui appartenait pas et je n'avais jamais été autorisé à le toucher. Lorsque je tendais la main vers elle, elle reculait avec une expression de dégoût, comme si nous n'avions pas connu cette furie joyeuse qui nous avait précipités l'un vers l'autre, nous faisant oublier que nous étions si différents.
J'avais été blessé par ce rejet et, tout au long de sa grossesse, j'avais multiplié les reportages, me contentant de lui téléphoner. Mais même ces questions venues de loin paraissaient l'importuner. Mais oui, elle allait bien! La prochaine fois, que je tienne compte du décalage horaire! Il était six heures à Paris, six heures, Jean-Luc... Elle détestait être réveillée, ne le savais-je pas?
A mon retour, elle ne me parlait que du rôle qu'elle avait obtenu, de la pièce qu'elle interpréterait quand elle serait « délivrée ». Ce mot, elle aimait à le répéter. Comme il était juste! disait-elle. Jamais elle n'en avait mieux compris le sens qu'à ce moment. Les hommes ne mesuraient pas à quel point ce corps d'enfant qui vous envahissait était pesant, encombrant. Parfois, elle avait le sentiment qu'il lui obstruait la gorge. Elle n'arrivait pas à poser sa voix. Qu'on la délivre, vite! Après, Jean-Luc, ce sera ton tour...
Quand il m'a fallu donner un nom à ce corps qu'une infirmière plaçait sous un robinet afin de le laver, le tenant d'une main par les chevilles comme un petit animal qu'on vient de prendre au piège, j'ai dit : Ariane.
Je n'ai pas raconté à Clémence ce que Thésée avait représenté pour moi dans le jardin de hautes herbes de mon enfance.
Clémence ne m'avait d'ailleurs pas questionné. Ariane? Pourquoi pas, avait-elle dit. Elle riait. Elle aurait peut-être préféré Phèdre, mais il s'agissait bien de deux soeurs, n'est-ce pas? On restait dans le théâtre, la tragédie. Je n'ai pas relevé ce dernier mot. Pouvais-je alors imaginer?...
- Bon, avait ajouté Clémence. Maintenant, laisse-moi travailler, Jean-Luc, j'ai tellement perdu de temps avec tout ça!
Tout ça : Ariane, moi.
Au bout de dix ans, elle m'avait dit que, décidément, elle ne pouvait pas, elle ne pouvait plus. J'avais assumé l'essentiel de cette enfant, elle le reconnaissait, mais elle avait besoin de davantage de liberté encore. Elle aimait Ariane, elle allait souffrir de ne plus la voir chaque jour, mais elle avait trente ans déjà. Pour elle, c'était maintenant ou jamais.
Je me suis retrouvé seul avec Ariane.
Qu'ai-je su d'elle au cours de ces sept ou huit années que nous avons vécues ensemble?
Ma mère avait-elle jamais appris qu'à l'instant où elle refermait le portail, je retournais dans les herbes, sous les lauriers, même si la pluie tombait à verse? Ma mère avait-elle imaginé combien j'avais sangloté lorsque j'avais lu pour la première fois que le père de Thésée s'était tué en découvrant la voile noire, en imaginant la mort de son fils?
Elle s'était contentée de signer mes cahiers chaque samedi, de veiller à ce que, chaque soir, je me lave les dents et à déposer chaque matin, au pied de mon lit, des vêtements propres et repassés.
Ma mère dévouée.
J'avais agi avec Ariane comme ma mère l'avait fait avec moi.
Je n'avais pas cherché à savoir dans quel labyrinthe Ariane allait entrer, quel Minotaure elle allait devoir affronter.
Veut-on, peut-on savoir ce que l'autre risque?
Qui ose se pencher sur le gouffre des désirs d'autrui?
Mais Ariane était morte et j'avais vu son visage.
Le psychiatre m'avait raccompagné jusqu'à la porte de son cabinet. Joëlle m'attendait au salon et, à sa vue, j'eus un sourire, mais c'était comme si ma peau glissait sur mes os pour dessiner cette expression, creuser ces rides, montrer mes dents sans que je ressentisse la moindre joie.
- La tempête est passée, je crois, conclut le médecin. Je vous le rends.
Je remerciai. Je murmurai que je me sentais apaisé. Je montrai mon calme.
Il me fallait leur faire croire que j'étais une eau tranquille, que la vase s'était à nouveau déposée au fond, que j'avais réappris la pudeur, que je saurais taire ma douleur, faire silence sur le principe criminel de la vie, que j'allais marcher d'un pas régulier sur la berge sans me souvenir du corps d'Ariane que l'homme avait laissé glisser de sa drague aussi lentement qu'il avait pu.
A l'instant où je m'éloignais, marchant près de Joëlle, le psychiatre me retint. Je devais m'interdire de jouer avec ma mémoire, avec les idées folles, les projets déraisonnables. Je devais, il me l'avait déjà dit, n'est-ce pas, ne pas tenter l'impossible. J'étais encore fragile. Une nouvelle tempête pouvait se lever. « Soyez concret. Regardez devant vous. Reprenez vos activités. Bornez-vous à commenter les événements comme vous savez le faire. »
Joëlle avait placé sur la banquette arrière de la voiture les numéros du journal parus durant mon hospitalisation. Je la laissai seule à l'avant et me mis à les feuilleter tandis qu'elle parlait. Au journal, ils espéraient tous mon retour. L'entretien avec Torane avait eu beaucoup de retentissement. Le ministre avait tenu à me rendre hommage. « Lis, lis », répétait-elle.
Arnaud et Bedaiev, qui me remplaçaient, affirmaient tous deux que j'étais l'âme du journal. Ils m'attendaient. Ils se sentaient orphelins.
Je n'ai pas lu les lignes que me consacrait Torane, mais j'ai découvert dans la rubrique « Vie culturelle » un long article sur le récital de Léonard Cohen, et ces deux vers d'une de ses dernières chansons :
l've seen the future, brother
It is a murder.
Est-il fou, Cohen, comme ils disent que je l'ai été, comme je le suis toujours, peut-être? Quel visage avait-il entrevu pour faire du meurtre notre futur?
Joëlle se tournait, m'interrogeait.
Pouvait-on passer tout de suite au journal? J'acquiesçai.
Il ne fallait pas qu'elle me soupçonne de détenir ce secret, j'étais pareil à un espion qui vit derrière les lignes ennemies et ne doit de survivre qu'à la comédie qu'il joue. J'ai dû parler de mon retour au journal avec entrain, tout en feuilletant le dernier numéro.
Sur la couverture, j'ai remarqué la photo d'un homme aux cheveux blancs ondulés, au visage mince et bronzé, aux yeux allongés, d'une couleur - si les teintes avaient été respectées par le tirage - oscillant entre le vert et le bleu. J'ai lu en capitales, au-dessous de la photo: CARLO MORANDI, LE CONDOTTIERE. Un article de Joan Finchett.
8.
A Dongo, l'homme de la drague m'avait parlé de ce Carlo Morandi dont je pouvais contempler le visage paisible en couverture du journal.
La voix de Joëlle s'était éloignée. Je ne voyais plus les façades ni les rues. Où étais-je? Je frissonnai.
Il me semblait que l'on m'engloutissait de nouveau, que je n'avais pas quitté cette chambre où je venais de passer plusieurs semaines, prisonnier de la vase herbeuse du sommeil. J'étais rejoint par ces formes râpeuses et gluantes qui n'avaient cessé de me frôler, s'insinuant entre mes cuisses, le long de mes bras, de ma nuque, de mes joues, glissant entre mes doigts.
J'avais en vain tenté de m'en échapper en cernant leur origine et leur nature. Parfois, le matin, quand les infirmières me soulevaient, tendaient les draps, changeaient les coussins, j'en étais délivré pour quelques minutes, comme si l'on m'avait extrait de l'eau. Mais on m'y replongeait et je retrouvais à présent ces frôlements jusque dans cette voiture où je ne parvenais plus à quitter des yeux ce portrait, cette bouche, me souvenant à nouveau des gestes de l'homme de la drague.
Il m'avait parlé du Condottiere. Il avait montré le fond de sa gorge, tirant à deux mains sur ses mâchoires, comme on fait de la gueule des poissons quand on veut extirper l'hameçon qu'ils ont avalé.
Il avait tendu le bras vers ces formes énormes et noires qui disparaissaient dans les remous du lac.
J'étais en sueur.
Joëlle me questionna. Elle me proposa d'arrêter la voiture. Nous pouvions marcher quelques instants, rien ne nous pressait.
De la main, je la priai de continuer à rouler afin d'échapper au contact de ces écailles, de ces poissons du lac, de ces ogres que je sentais tout contre moi, dans cette voiture, dans cette vie dont plus personne n'était sans doute capable de me sortir, comme si j'avais à mon tour été enfermé derrière un hublot.
Ils tournaient autour de moi comme ils avaient dû frôler cette morte dont je n'avais pu voir le corps.
« Vous vouliez savoir, m'avait demandé l'homme. Ça vous suffit? »
Je réentendais ses propos.
Je touchai l'épaule de Joëlle : je souhaitais qu'elle accélère.
Je m'accrochais à elle afin qu'elle me dégage de ces herbes, de ces algues, de cette vase, qu'elle me retire de cette eau douceâtre peuplée de longs corps froids.
Je feuilletai le journal sans parvenir à lire l'article de Joan Finchett, découvrant seulement la photo de la Villa Bardi qui l'illustrait.
On apercevait des massifs de lauriers, des pins, un long et étroit bassin qui surplombait le village de Bellagio; des colonnes romaines tronquées, des chapiteaux et des statues - dont celle d'une jeune femme drapée, laissant voir un ventre un peu renflé, le nombril dissimulé par les plis de la peau, les hanches lourdes - bordaient les allées.
Joan Finchett s'appuyait à la statue, souriant à Carlo Morandi qui se tenait un peu en retrait, regardant au loin, de l'autre côté du lac de Côme, vers Dongo.
Je descendis de voiture, entrai au siège du journal et répondis aux gestes d'amitié des rédacteurs sans même me rendre compte de ce que je faisais, tressaillant quand, dans notre salle de réunions, je me retrouvai en face de Joan qu'il me semblait avoir quittée à l'instant dans le parc de la Villa Bardi.
Comme à l'habitude, elle était à la fois distante, réservée et souriante, stricte avec ses cheveux blonds bouclés, son visage rond, ses yeux bleus qu'elle ne baissait pas aisément.
« Elle est clean, Joan », disait d'elle Bedaiev. Le mot ne traduisait pas tout ce que l'on ressentait en la voyant : propre comme si elle sortait du bain, certes, et pleine de santé, d'énergie, et fidèle à une morale rigoureuse; mais on éprouvait en même temps une certaine déception, on devinait qu'elle pouvait également incarner l'ennui, l'apprêté, le factice. « Surgelé, avait une fois commenté Arnaud en me tendant l'un de ses reportages. Mais tu aimes ça : ça te change, ça te rassure, non? »
C'était l'époque où je lui faisais part de mes premières dif ficultés avec Ariane. Je sentais qu'elle m'échappait, qu'elle était prête à basculer dans un monde chaotique, régi par d'autres lois que celles que je connaissais. Elle venait encore parfois me chercher au journal, déjà vêtue de pantalons de toile effrangés, d'une veste de daim élimée, d'un pull-over si court qu'il laissait voir sa peau, son nombril, ce que, sans oser le lui dire, je trouvais provocant, immoral.
Peut-être est-ce pour cela que j'avais été séduit par Joan - et, avant elle, par Joëlle qui s'habillait de la même manière qu'elle -, par ses tailleurs beige clair aux épaules carrées, à la jupe droite, par ses jambes musclées, ses souliers aux talons bottiers, cette netteté dans l'apparence qui semblait le reflet d'une personnalité traçant sereinement son chemin, efficace et saine.
Je n'avais pas même osé parler d'elle à Ariane lorsqu'elles s'étaient croisées une fois ou deux dans les couloirs du journal. J'avais simplement dit : « C'est Joan. »
Joan avait souri, lancé deux ou trois mots dans un joyeux élan, tandis qu'Ariane l'avait ignorée comme si, en face d'elle, il n'y avait eu qu'une chose transparente ou indigne d'être regardée.
J'avais été effrayé et révolté par cette indifférence, ce mépris mêlé d'insensibilité. J'avais craint comme jamais de ne plus avoir prise sur Ariane, de ne plus pouvoir la retenir, car je ne la comprenais plus.
Je m'étais excusé auprès de Joan.
- On a toutes été comme ça à un moment ou à un autre, avait-elle déclaré en se détournant, mais je savais qu'elle me mentait.
Puis j'avais voulu oublier cette scène et ce qu'elle m'avait appris d'Ariane.
J'entraînai Joan vers l'un des canapés, m'appuyant à elle. D'une voix dont je mesurais qu'elle était à peine audible, je lui demandai de me parler de Morandi, du lac, de la Villa Bardi.
Je reconnus les mots qu'elle prononçait : Dongo, Bellagio, Côme, et jusqu'à celui de ce navire, L'Innomato, à bord duquel elle avait traversé le lac. Mais le paysage qu'elle décrivait, ensoleillé, luxuriant, m'était inconnu. Morandi s'était montré munificent, m'expliqua-t-elle encore.
Je l'interrompis. Il me semblait qu'elle ne me racontait qu'une partie de ce qu'elle avait ressenti, et que la désinvolture et même la gaieté avec lesquelles elle évoquait son séjour là-bas étaient feintes.
- Derrière ça : qui? quoi?
Elle pencha la tête, fit la moue et son visage prit une expression dédaigneuse, presque méprisante. Sait-on jamais ce qu'il y a à l'origine des agissements d'un homme? Doit-on même se poser la question?