Sixième partie


Joachim de Flore



33.

Joan ne saurait jamais de Joachim de Flore que ce nom, qu'elle avait aimé dès l'instant où Mario Grassi l'avait prononcé dans le restaurant de la rue Saint-Simon.

Depuis, chaque fois qu'elle songeait à Grassi, ce nom-là s'épanouissait, elle voyait des lauriers-roses dont les fleurs s'ouvraient, elle croyait sentir leur parfum doux et âcre, elle se souvenait des allées du parc de la Villa Bardi, et, l'espace de quelques secondes, elle échappait à ceux qui l'entouraient, elle éprouvait une sensation d'engourdissement, de fatigue et de paix, d'abandon. Elle rêvait. Elle ignorait ce que Jean-Luc Duguet, Arnaud, Bedaiev lui disaient : les avocats de Morandi avaient déposé plainte contre Joan et le journal, Hassner et Brigitte Georges aussi, Lavignat avait exigé la publication d'un droit de réponse de sept feuillets. « Que faisons-nous? » Joan détenait-elle de nouvelles informations ou bien fallait-il capituler, se déconsidérer, payer pour éviter les procès? C'était à Joan de répondre, de quelles armes disposait-elle? Silencieuse, Joan se souvenait du plaisir, elle se laissait envahir par le désir d'appeler Grassi, de le retrouver chez lui, puis ce désir s'évanouissait à son tour, laissant place à la mélancolie, à ce nom qu'elle se répétait : Joachim de Flore, dont elle ne saurait jamais qu'Ariane Duguet l'avait elle aussi murmuré, attirée puis troublée sitôt qu'elle l'avait lu, le 7 mars 1989.

Mais la mort avait effacé le geste et les émotions de cette jeune fille de quinze ans qui s'était arrêtée devant la boîte d'un bouquiniste, sur le trottoir de la rue Pierre-Nicole, à quelques dizaines de mètres seulement de la sortie du Cours Élisabeth où Ariane était alors élève en classe de seconde. De la main droite, elle avait trié les livres qui s'entassaient dans la boîte de métal bleu sur laquelle était placé un petit rectangle de carton où l'on avait inscrit en grosses lettres noires : NEUFS SOLDÉS.

Les doigts d'Ariane s'étaient immobilisés sur un livre mince, sans nom d'auteur. Il avait fallu, pour découvrir le titre, qu'elle le sortît de la boîte. Elle avait alors lu ce nom, Joachim de Flore, en italiques, et elle avait été aussi surprise, aussi intriguée, émue, même, que Joan Finchett, plus tard, quand Grassi lui aurait cité ce nom : Joachim de Flore, qu'elle avait peut-être entendu prononcer autrefois, au cours de ses études, mais totalement oublié.

Ariane avait pris le livre, ne se servant toujours que de sa main droite, la gauche tenant ses classeurs. Sous le papier cellophane un peu brillant, elle avait lu le titre complet : Joachim de Flore. Amour et passion, mystique et espérance, et ces mots groupés deux à deux l'avaient retenue, fascinée. Elle avait gardé longuement le livre dans sa main, l'avait enfin laissé retomber, s'enfouir parmi les autres, mais elle avait éprouvé un tel sentiment de regret et de privation qu'elle l'avait aussitôt repris, le retournant, découvrant, écrit au crayon-feutre noir: 10 F.

Elle avait glissé ses classeurs sous son aisselle, fouillé dans la poche gauche de son blouson de toile, remué une poignée de pièces, puis elle était entrée dans la boutique, plutôt un couloir encombré de livres.

Un homme d'une soixantaine d'années se tenait derrière une petite table à laquelle il s'appuyait. Son visage était sans expression, les traits gommés par l'enflure des joues et le double menton. Il avait dû observer Ariane qui lui montra le livre. Il articula : dix francs, tout en dévisageant la jeune fille aux cheveux blond cendré qui lui tombaient sur les épaules. Son regard s'était attardé sur l'ovale régulier du visage, remarquant la peau trop blanche, presque pâle, les yeux d'un bleu vert, les sourcils déjà épilés, et ce signe de coquetterie avait suscité en lui colère et mépris.

Il avait penché la tête de côté pour apprécier cette silhouette, ces longues jambes minces serrées dans un pantalon de toile un peu court qui laissait apparaître les chaussures à tige en cuir noir. Puis, levant les yeux, remontant lentement le long du corps, il avait remarqué le chandail en cachemire que gonflaient les seins, ces lèvres charnues qui donnaient à la bouche et à tout le visage une expression boudeuse.

Il avait reniflé, comme pour rejeter une odeur désagréable, avait tendu la main pour empoigner le livre et, ce faisant, il avait effleuré les doigts d'Ariane, longs et fuselés. La mauvaise humeur l'avait envahi; il s'en voulait de ces sentiments confus qui l'habitaient.

Dix francs, vraiment, il ne comprenait pas pourquoi ce livre était à ce prix, il ne savait d'ailleurs plus s'il voulait le vendre, c'était un texte rare. Il avait bougonné, tournant et retournant le livre entre ses doigts.

Pourquoi, à son âge, s'intéressait-elle à Joachim de Flore? Savait-elle seulement de qui il s'agissait? Ce n'était sûrement pas - d'un mouvement de tête, il avait montré la direction du Cours Élisabeth — là-bas qu'on parlait de Joachim de Flore ! Puis il avait lancé le livre sur la table. Mais, avait-il poursuivi, elle croyait peut-être qu'on y parlait d'amour et de passion, elle prenait ça pour un roman pornographique?

Ariane n'avait pas bougé, les cuisses collées à la table, son poing gauche fermé, serrant la pièce de monnaie.

« Prenez-le si vous le voulez, prenez-le », avait dit le bouquiniste. Seulement, ce n'était pas dix francs, mais vingt. Et, d'un geste rageur, il avait repris le livre, surchargé le premier prix, marmonné qu'il ne forçait personne à acheter.

Ariane avait de nouveau enfoncé sa main gauche dans sa poche. Elle était en sueur. Chaque mouvement - ses doigts cherchant les pièces, son bras serrant les classeurs, ses cuisses s'appuyant au rebord de la table - lui paraissait difficile, comme si elle était déjà entravée, le corps lourd, mais elle n'en éprouvait pas moins une sensation inédite, angoisse et anxiété emportées par une fébrilité et une curiosité avide, un désir d'inconnu.

Elle sentait peser sur elle le regard de cet homme et c'était la première fois qu'elle se trouvait dans un lieu clos face à un adulte dont elle devinait le tumulte des sentiments. Dans ce réduit où l'on pouvait à peine se mouvoir, où les livres montaient en piles le long des cloisons, elle était prise au piège et s'affolait tout en souhaitant que cette panique qui l'étreignait fût plus forte encore. Quand elle rentrait chez elle, rue de Sèvres, soit en métro, soit à pied, descendant le boulevard Saint-Michel, elle avait souvent remarqué qu'on la regardait avec insistance; elle savait qu'on se retournait sur elle, qu'on marchait parfois à ses côtés. Cela l'avait surprise et flattée : c'était toujours des hommes qu'elle jugeait vieux, dont elle pensait qu'ils avaient l'âge de son père, comme si les garçons de son âge, ceux qu'elle côtoyait en classe, l'avaient ignorée ou, pis encore, n'avaient pour elle aucune existence réelle, personnages inachevés qui rougissaient ou se haussaient sur la pointe des pieds pour tenter de se montrer aussi grands qu'elle, et que leur condition d'élèves obligés de réciter, de se rendre au tableau, de se planquer dans la cour pour fumer une cigarette, maintenait dans un état d'enfance dont elle-même avait le sentiment d'être depuis longtemps sortie.

Ces hommes qui la regardaient, qui l'abordaient - mais elle n'écoutait pas ce qu'ils disaient, elle ne voulait pas les entendre, tournant la tête, pressant le pas - lui donnaient la certitude qu'en effet, elle ne pouvait pas même parler à ses camarades de classe. Elle se débarrassait de ceux qui tentaient de l'accompagner par un mouvement de tête, un regard, un haussement d'épaules, et c'était comme si tout son corps les rejetait. Ils n'insistaient pas. Ils l'insultaient de loin. Mais leurs regards ne portaient rien, n'étaient pas chargés de cette agressivité qui l'angoissait et l'attirait tout à la fois, qu'elle décelait dans les yeux des vieux, ceux de ce bouquiniste qui répétait : « Vingt francs, c'est à prendre ou à laisser. Vous prenez? »

Elle avait jeté deux pièces sur la table et avait aussitôt enfoui le livre dans la poche droite de son blouson, mais, en voulant se hâter de quitter la boutique, elle s'était retournée si brutalement, comme pour se dégager d'une étreinte, qu'elle avait glissé, heurtant de l'épaule les livres, laissant tomber ses classeurs, se penchant pour les ramasser, et elle avait senti le bouquiniste s'avancer vers elle. Il avait frôlé ses jambes tout en disant : « Vous en faites un bordel ! Mais qu'est-ce que vous croyez, vous avez vu le bordel que vous avez fait? »

En se redressant, elle s'était retrouvée contre lui et avait reculé cependant qu'il restait les bras ballants, le visage empourpré, avançant la lèvre inférieure comme s'il allait cracher.

Rue Saint-Jacques, marchant vite, gardant la main dans sa poche, paume ouverte sur la couverture du livre, elle avait froissé du bout des ongles le papier cellophane et avait ressenti à ce petit geste une nouvelle bouffée d'anxiété, comme si les mots du titre étaient entrés en elle : Amour et passion, Joachim de Flore, espérance et mystique...

Il lui semblait qu'en achetant ce livre, en le voulant plus que tout - car elle savait, et cette certitude l'affolait, l'homme de la boutique aurait pu exiger bien plus que vingt francs, le double du prix affiché, et pourtant elle n'aurait pas refusé - elle s'était comportée comme une joueuse qui accepte sans fin d'augmenter la mise. Rien ne justifiait son attitude. Elle ignorait qui était Joachim de Flore, mais ce nom, les autres mots : amour et passion, mystique et espérance, l'avaient attirée, poussée à accomplir cet acte de liberté, bien petit en vérité mais qu'elle avait vécu comme un défi, presque le viol d'un interdit, un premier ébranlement dans sa vie, une décision qui allait en entraîner d'autres dont elle craignait déjà les conséquences sans même savoir quels choix elle ferait, mais sûre qu'elle attendait ces changements, les désirait.

Lorsqu'elle était entrée dans l'appartement de la rue de Sèvres, Ariane avait serré les doigts sur le livre. Comme à chaque fois qu'elle refermait derrière elle la porte palière, elle avait éprouvé un instant d'appréhension. L'appartement était le plus souvent vide, humide, envahi par cet éclat glauque des après-midi de grisaille.

Autrefois, Clémence, la mère d'Ariane, apprenait ses rôles dans l'appartement, allant et venant dans le couloir, traversant les pièces, ignorant sa fille, mais sa voix chaude, mélodieuse, enveloppait Ariane, prononçant des mots qui lui paraissaient immenses et qu'elle répétait à voix basse, recroquevillée dans son lit, la porte de sa chambre entrouverte pour que la voix parvînt jusqu'à elle : « Mon amour, ma passion, crois-tu que je puisse accepter cette déchirure entre nous... Mon amour, ma passion, j'ai besoin de toi, de ton corps, viens, viens! »

Puis, brusquement, le silence avait envahi toutes les pièces, Clémence avait quitté la rue de Sèvres, embrassant sa fille distraitement : « Tu es mignonne, passe me voir quand tu voudras, je t'adore, tu sais, je reste dans le même quartier, voici mon téléphone, tu m'appelles, mais pas avant quinze heures, jamais, tu entends, jamais! »

Ariane avait eu envie de dire en s'accrochant au cou de sa mère : « Mon amour, ma passion, crois-tu que je puisse accepter cette déchirure entre nous, mon amour, ma passion, j'ai besoin de toi, de ton corps, viens, viens... »

Elle avait murmuré des bribes de cette phrase mais sa mère répétait : « Jamais avant quinze heures, n'est-ce pas? Tu me comprends, j'en suis sûre. Ton père a de grandes qualités, tu dois l'aimer, mais tu as senti qu'entre lui et moi ça n'allait pas, il a l'esprit tout en angles, c'est la raison, les faits, la lucidité personnifiés, un journaliste, un réaliste, si tu veux. Moi je suis ronde, tout en méandres : une actrice, une rêveuse... Il fallait que cela se termine, mais toi, tu n'en souffriras pas... »

« Mon amour, ma passion ! »

Peut-être avait-elle acheté ce livre pour ces deux seuls mots : amour et passion, venus d'autrefois, et qui plus jamais n'avaient retenti dans l'appartement.

- Voici Joëlle, avait dit un jour le père d'Ariane.

- Douze ans, c'est cela? avait demandé Joëlle. Elle a douze ans, une grande fille.

C'était une voix cassante et Ariane avait désormais fermé la porte de sa chambre. Elle était d'ailleurs le plus souvent seule dans l'appartement et y rentrer l'accablait. En se dirigeant vers sa chambre, elle avait le sentiment d'être engloutie par le silence. Il n'y avait que la rumeur de la rue de Sèvres, comme un lointain bruit de vagues en surface qu'elle aurait entendu depuis le fond.

Alors elle s'enfermait dans sa chambre, ramenait la couette sur elle, et, pour refouler ce silence, elle faisait hurler les sons de son walkman et elle avait vraiment l'impression que la musique expulsait les idées, les souvenirs, les projets, les inquiétudes de sa tête qui n'était plus qu'une caisse de résonance. Peu à peu elle s'engourdissait, la nuque raide, une douleur lui coupant le front.

Son père la surprenait ainsi, s'indignait puis la cajolait. Elle devait lire, travailler. Il la serrait contre lui : « Ariane, Ariane, qu'est-ce que tu veux? Qu'est-ce que je peux faire? »

Il était retenu au journal, expliquait-il. Il devait dîner avec les uns ou les autres, cela faisait partie de ses obligations professionnelles, comprenait-elle ça? Il l'avait inscrite au Cours Élisabeth, puisque le lycée Victor-Duruy refusait son entrée en seconde. Et Joëlle ajoutait que c'était une scolarité hors de prix : « C'est fou ce que ça coûte ! Est-ce que tu te rends compte, Ariane? Tu es une privilégiée, tant mieux, tant mieux, mais il faut en avoir conscience... »

Ariane ne répondait rien. Elle avait parfois la sensation d'être enfermée dans un sarcophage qui était sa propre apparence, son corps. Elle se trouvait à l'intérieur, petit être ratatiné qu'on ne voyait pas, qui n'occupait qu'une minuscule partie d'elle-même. Et elle pensait parfois que c'était injuste, anormal, qu'il devait y avoir une manière de vivre qui permettait de s'épanouir, d'envahir tout le sarcophage, d'être présent jusqu'au bout de ses doigts et jusqu'à l'extrémité de ses cheveux, de ressentir l'unité de son corps et de soi-même. Ce n'avait d'abord été qu'un espoir, comme un refus du froid, de l'engourdissement, les mots glissant sur elle sans qu'elle éprouvât rien d'autre qu'une tristesse qui la laissait transie. Il ne lui restait plus que la musique dans la tête, sans rien entre les sons et son corps, les écouteurs sur les oreilles : violence et cruauté du bruit qui arrachait toutes les questions; douleur, mais apaisement.

Puis il y avait eu cette transformation de son corps, cette surprise et cette émotion, ce sang qui s'échappait d'elle, le gonflement de ses seins, cette chaleur dans les veines, ce battement du coeur qui résonnait dans la gorge, lui imprimait une respiration saccadée, haletante, et cette sensation que ses membres, chaque partie de son corps lui appartenaient, qu'elle était enfin en eux.

Elle avait commencé à sentir des regards se poser sur elle dans la rue, qui la terrorisaient et lui donnaient la joie inquiète d'exister.

Elle avait grandi, elle marchait très droite. A l'agacement de Joëlle quand elles se croisaient de loin en loin dans l'appartement, elle devinait de la jalousie, une rivalité qu'elle ne désirait pas mais qui naissait spontanément, rendant sa voix encore plus aiguë, coupante : « Jean-Luc, voyons, mais c'est une femme ! disait-elle. Regarde-la : Ariane est devenue une femme, maintenant. Le corps, ça existe, et le sien est un corps de femme ! »

Ariane ne répondait pas, s'enfermait dans sa chambre. Avant d'entrer, désormais, son père frappait.

Il se sentait désarçonné, inquiet, attentif à la façon dont elle s'habillait, soucieux de connaître les heures auxquelles elle rentrait. Il lui téléphonait du journal, la mettant en garde sans préciser ce qui pouvait la menacer, et elle en jouait : « Mais qu'est-ce que tu veux dire, papa? » Il grimaçait, haussait les épaules : enfin, elle savait bien, elle était une femme, elle lisait les journaux, regardait la télévision. « Tu es au courant, quand même, non? »

Une ou deux fois, elle l'avait provoqué. Craignait-il qu'on lui passe le sida? « Les préservatifs, papa, voyons, on nous explique ça en classe. »

Il s'était tu, avait quitté la chambre et elle avait été aussitôt envahie par une bouffée d'anxiété, d'impatience et de désespoir.

Que savait-elle? Rien. Elle avait peur. Il fallait cependant que cela ait lieu, pour elle comme pour toutes ces autres filles qui, dans la cour, à deux ou trois, parlaient à mi-voix, jetant des regards autour d'elles, de leurs nuits dans un châlet, pendant les vacances de février, ou de ces étudiants qui les attendaient au coin de la rue Pierre-Nicole et de la rue Saint-Jacques et qu'elles accompagnaient jusque dans leur chambre.

Certains d'entre eux s'étaient approchés d'Ariane, mais quand elle ne les ignorait pas, elle les regardait avec un tel mépris qu'ils s'éloignaient en se dandinant, ridicules, et Ariane se sentait à la fois fière et désemparée.

Peut-être était-ce à cause d'eux qu'elle s'était arrêtée devant la boîte de bois bleu du bouquiniste de la rue Pierre-Nicole, peut-être avait-elle souhaité que l'un de ces garçons qu'elle avait aperçus à l'angle de la rue s'approchât d'elle. Puis elle avait lu ce nom : Joachim de Flore, ces mots : amour et passion, mystique et espérance, et elle était entrée.

A présent, dans sa chambre, elle déchirait le papier cellophane, tournait les pages, lisait une phrase : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les accepter maintenant »; puis une autre : « Quand viendra l'Esprit, il vous conduira vers la vérité tout entière... Il vous annoncera les choses à venir. »

Elle était exaltée et déçue, cherchant les mots amour, passion, s'arrêtant cependant sur des lignes qui exprimaient ce qu'elle ressentait : «Aujourd'hui, nous voyons à travers un miroir de manière confuse, mais bientôt ce sera face à face... Quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli. »

Et, tout à coup, elle avait entendu la voix de son père et celle de Joëlle. Les mots que lançait celle-ci au bout du couloir claquaient comme des portes.

Ariane s'était agenouillée devant la cheminée condamnée, glissant le livre sous les briques du foyer, sa cachette.

Peut-être ce livre, « Joachim de Flore, amour et passion, mystique et espérance », se trouvait-il encore à la même place, puisque Ariane, quand elle avait quitté l'appartement, l'avait laissé là, oublié pour l'éternité.



34.

Lorsqu'il avait fouillé la chambre d'Ariane, espérant y découvrir une adresse, un nom qui lui auraient permis de retrouver sa fille, Jean-Luc Duguet n'avait pas remarqué ces trois briques disjointes dans le foyer de la cheminée.

Il avait essayé de ne pas écouter Joëlle qui, de temps à autre, se tenant à l'entrée de la chambre, lui répétait qu'il perdait son temps, qu'il était inconscient : n'était-ce pas lui qui avait laissé partir sa fille avec ce jeune Africain? Et il avait bien fait. Il fallait infliger à Ariane une leçon afin qu'elle mesure ce qu'est la réalité. Car ce Noir, on voyait bien qu'il n'était rien d'autre qu'un de ces pauvres types qui traînent - ce n'est pas leur faute, mais ils ne s'adapteront jamais -, et que Jean-Luc se rassure, Ariane tient à son petit confort, c'est une réaliste, comme sa mère; entre femmes, on sent ça. Elle reviendra, parce qu'elle préfère habiter rue de Sèvres plutôt qu'au bout du RER, et il ne lui arrivera rien : trop égoïste. Alors, que Jean-Luc ne s'inquiète pas. Qu'une fois de plus, Ariane ne leur gâche pas la vie à eux, car Joëlle commençait à trouver la note un peu trop lourde, n'est-ce pas? Elle avait fait preuve de patience, mais n'était pas décidée à sacrifier sa vie pour une fille qui ne pensait qu'à elle. Soit, Joëlle l'acceptait, mais pourquoi fallait-il que tout, toujours, tourne autour d'elle?

— Jean-Luc, je t'avertis...

Il n'avait pas répondu. Il avait continué à feuilleter ces cahiers d'écolière. Oui, cette petite écriture appliquée était bien celle d'une enfant : la même façon de former les lettres que lorsqu'elle était au cours moyen, tenant ses cahiers avec tant de soin qu'il lui disait chaque fois qu'il n'avait jamais été, lui, capable d'écrire ainsi. Elle s'installait sur ses genoux. Elle disait : « Je vais te montrer, papa, c'est simple. » Elle avait neuf ans.

En ce temps-là, Clémence vivait encore avec eux. Parfois, lorsqu'ils étaient ainsi en train de calligraphier, elle leur criait : « Je m'en vais, le taxi m'attend, je n'ai pas le temps! »

Ariane s'élançait, mais la porte avait déjà claqué. Et Jean-Luc expliquait en tendant les bras à Ariane qu'une actrice, bien sûr, ne peut en aucun cas manquer le lever du rideau.

Il n'avait repéré aucun indice parmi les papiers étalés sur le bureau : des dissertations inachevées, des pages remplies d'équations et de courbes auxquelles il ne comprenait déjà plus rien. Et il avait pensé que s'il était rentré tout seul dans cette chambre, sans Joëlle sur ses talons, il aurait peut-être tout simplement tendu la main à ce jeune Noir, lui demandant ce qu'il faisait : lycéen, étudiant? Ils auraient parlé tous trois calmement, et peut-être Ariane aurait-elle dit - c'était, il s'en souvenait, ce qu'elle avait tenté de lui expliquer, mais il l'avait interrompue, hurlant : « Je m'en fous, je m'en fous! Dehors, tout de suite! », et il l'avait laissée partir - qu'elle souhaitait que ce garçon restât un jour ou deux chez eux. Jean-Luc aurait accepté, les aidant même à préparer le lit dans la petite chambre, au fond du couloir à droite.

Mais il les avait mis à la porte en répétant : « Je m'en fous, je m'en fous! » et Joëlle, quand ils s'étaient retrouvés en tête à tête, l'avait félicité. Il s'était conduit comme il le devait, avait-elle ajouté en l'enlaçant. Les adolescentes - elle le savait, elle avait été jeune fille - avaient besoin de rencontrer une certaine résistance. Quand elles trouvent un mur, elles s'y appuient, même si elles s'imaginent vouloir le renverser. Jean-Luc allait le découvrir, Ariane rentrerait changée - soumise n'était pas le mot, mais disciplinée, parce qu'il avait fait acte d'autorité, montré qu'il ne cédait pas au chantage de l'amour. C'est trop facile: elles l'espèrent toutes! Il fallait qu'elles comprennent que la vie, c'était bien différent.

En cette fin d'après-midi, Joëlle l'avait empêché de penser à Ariane, l'entraînant dans leur chambre, le poussant sur le lit, murmurant : « Pour une fois que nous sommes seuls ici... On n'est jamais vraiment libres, on ne peut pas être fous quand on sait qu'il y a quelqu'un qui vous épie... On ne peut pas... »

Elle voulait être folle, avait-elle dit.

Il ne l'avait jamais connue ainsi, l'obligeant à demeurer passif, à se laisser aimer, et il avait peu à peu perdu tous ses repères. Il ne savait plus où il était, avec qui il était; si ce plaisir, il le vivait ou le rêvait. Il retrouvait une juvénilité enfouie, qu'il croyait morte, et, tandis qu'il redécouvrait en lui cette énergie qu'il avait imaginée perdue, il aima Joëlle avec violence, presque de la sauvagerie, comme pour se venger d'avoir pendant des années - celles qu'il avait partagées avec Clémence, puis tout le temps qu'il avait déjà vécu entre Ariane et Joëlle - oublié combien le plaisir du corps est nécessaire à la vie.

Il avait sombré dans le sommeil et, quand la lumière du jour l'avait réveillé, qu'il avait vu Joëlle près de lui, dormant nue, couchée sur le ventre, il avait dû faire effort pour reconstituer les heures de la veille, ne retrouvant qu'au bout de plusieurs secondes le souvenir de la scène qui l'avait opposé à Ariane, puis le départ de sa fille avec le jeune Africain ; et, tout à coup, il avait eu le sentiment du malheur et de la faute, s'habillant rapidement, courant jusqu'à la chambre d'Ariane, ayant un moment de doute et d'espoir quand il vit la couette couvrant le lit, imaginant qu'Ariane, comme elle faisait souvent quand elle était petite fille, s'y était blottie, cachant son visage, mais il savait bien qu'il s'illusionnait.

Ariane n'était pas rentrée et il avait entrepris de fouiller sa chambre.

Il n'avait même pas remarqué le foyer de la cheminée. Se fût-il penché, eût-il aperçu la couverture du livre, eût-il ôté les briques et saisi le livre avec anxiété, peut-être avec effroi, qu'il eût été stupéfait de lire ce titre : Joachim de Flore, amour et passion, mystique et espérance, désemparé, éprouvant le sentiment d'avoir tout ignoré de sa fille, se souvenant avec angoisse de leurs rencontres si fugaces dans la cuisine, le matin, quand il essayait de lui parler et qu'elle se dérobait - « Mais je te parle, on se parle, papa, c'est ce que nous faisons », lançait-elle.

Feuilletant le livre, il eût découvert ces lignes soulignées, ces paragraphes encadrés qui témoignaient d'une lecture méthodique, et peut-être eût-il ressenti une angoisse et une impuissance encore plus grandes qu'au moment où la concierge leur avait annoncé que, durant leur absence, Ariane avait reçu deux garçons et que l'un, un Africain, était encore dans l'appartement : elle avait préféré les prévenir, ils pouvaient ainsi se préparer, car ça faisait un choc, quand on se souvenait de la petite fille si douce, si polie qu'avait été autrefois Ariane - « Même vous, madame, avait ajouté la concierge, tournée vers Joëlle, vous l'avez connue comme ça, mais je parle surtout du temps de sa mère, Clémence Rigal... » Et voir maintenant ce qu'elle était devenue, cette jeune femme - il n'y avait pas d'autres mots - qui recevait des hommes chez elle, « car ce Noir, c'est un homme, vous le verrez vous-mêmes... »

Il se serait assis sur le bord du lit et aurait commencé à lire ces passages qu'Ariane avait voulu retenir. Ils racontaient comment Joachim de Flore avait annoncé la venue de l'Âge de l'esprit et de la perfection, comment il avait prêché le règne de l'amour, et que seule cette passion mystique, ce refus d'un monde corrompu permettaient d'accéder à l'espérance. Ce temps nouveau allait régner sur terre et il exigeait de chacun don de soi, dépouillement, générosité et partage.

Jean-Luc n'avait pas déplacé les briques, ni découvert le livre ni lu ces phrases, mais il y avait un tel écart entre la violence des propos qu'il avait tenus - « Je m'en fous, je m'en fous! Dehors, tout de suite! », ceux que Joëlle, dans l'ascenseur, lui avait murmurés - viol, vol, sida, drogue — et qu'ils avaient répétés dans le couloir tout en se dirigeant vers la chambre d'Ariane d'où provenait cette musique rythmée aux sons graves, et l'innocence, la naïveté, la pureté qui émanaient de cette chambre, une chambre d'enfant encore, qu'il avait eu honte, qu'il avait été accablé par ces mots prononcés, par la violence de son comportement, l'implacable dureté dont il avait fait preuve en chassant ce garçon et sa propre fille, et il avait eu le sentiment d'une indignité coupable dont il lui faudrait payer le prix.

Il n'avait pas reproché à Joëlle de l'avoir influencé. Elle avait dit ce qu'elle pensait et obtenu ce qu'elle souhaitait, le départ d'Ariane, mais lui seul était responsable.

Cependant, quand Joëlle s'était approchée, le visage encore fripé par le sommeil, qu'elle avait dit en bâillant : « Ariane n'est pas rentrée? Ne t'inquiète pas. Cela devait arriver, il faut bien que tout le monde découche une première fois », Jean-Luc avait crié en gesticulant : « Mais c'est ma fille, ma fille! » Joëlle avait serré ses lèvres, le menton en avant, exprimant avec ses yeux plissés un mépris si violent qu'il avait su dès cet instant qu'elle romprait un jour avec lui, qu'il demeurerait seul, que tel serait son châtiment.

Il était retourné dans la chambre d'Ariane, s'était allongé sur le lit, la tête enfouie dans la couette, et il avait sangloté, le corps secoué tout entier, des mots venant dans sa bouche, qu'il entendait comme si quelqu'un avait crié tout près de lui.

Il était cet enfant qui appelait son père, cet enfant que le père avait quitté; cette trahison qu'il avait subie, il l'avait perpétrée à son tour en chassant Ariane.

Il était à la fois le père défaillant et l'enfant abandonné.



35.

Un matin, Ariane avait refait irruption dans la cuisine comme si elle n'avait jamais quitté l'appartement.

Elle n'avait pas baissé les yeux. Jean-Luc avait bredouillé, les mains si tremblantes que le café avait débordé de sa tasse et rempli la soucoupe. Il s'était détourné pour poser la tasse dans l'évier et était resté ainsi, n'osant pas regarder Ariane. Lorsqu'il lui avait à nouveau fait face, elle n'avait pas bougé. Elle tenait à bout de bras un sac de toile qu'il ne lui avait jamais vu. Elle lui semblait d'ailleurs si différente, les cheveux noués en chignon, amaigrie, mais était-il possible, en quatre jours et quatre nuits, de changer à ce point? Il ne lui connaissait pas ce blouson de cuir ni ce pantalon noir. Était-elle déjà si grande, si femme?

Il s'était à nouveau tourné, reversant du café dans une tasse. Elle était devenue une femme, sûrement. Évitant toujours de la regarder, ouvrant un placard, cherchant un plateau, le sucrier, il n'avait pas pu s'empêcher d'imaginer ces quatre nuits, ce qu'elle avait fait peut-être avec cet Africain, peut-être avec d'autres.

Il s'était senti honteux d'y penser.

Il avait murmuré : « Tu as besoin de quelque chose? », puis, pour reprendre le cours de leurs habitudes, il avait ajouté qu'il allait lui préparer une orange pressée, mais, lorsqu'il avait voulu la regarder, Ariane avait quitté la cuisine et Joëlle y pénétrait, narquoise.

- Tu vois, tout rentre dans l'ordre, dit-elle. Tout le monde aime l'eau chaude, même ta fille. Ce n'était pas la peine d'en faire un drame.

Joëlle allait et venait d'un placard à l'autre; à gestes précis, elle disposait la théière, le grille-pain, le pot de confiture, le beurre sur la table. L'ordre régnait aussi autour de sa tasse.

Elle buvait à petites gorgées, grignotait le pain grillé, lâchant d'une voix indifférente : « Tu ne t'assois pas? Tu ne restes pas, Jean-Luc ? », puis plus bas, le visage changé, comme si la curiosité le modelait, le rendant plus pointu, le menton, les lèvres et le nez paraissant s'avancer comme un museau de rongeur, elle demandait si « on » avait raconté quelque chose. Jean-Luc lui avait-il demandé de se laver, de jeter ses vêtements? D'abord, d'où sortait-il, ce blouson? Le sien était en toile. Celui-là, Joëlle ne l'avait jamais vu. Il ne faudrait pas qu'elle nous ramène...

- J'espère qu'elle a pris ses précautions! J'espère...

En tout cas, plus que jamais Joëlle voulait garder sa salle de bains pour elle toute seule. Ariane pourrait se contenter de la petite douche, au fond du couloir.

Ariane était à nouveau là.

Avait-elle entendu? Elle était plus pâle encore que d'habitude, les yeux cernés; ses lèvres semblaient plus gonflées, ses joues s'étaient creusées.

- J'ai cours, avait-elle dit simplement.

Jean-Luc s'était précipité derrière elle. Il aurait voulu l'accompagner rue Pierre-Nicole, lui parler dans la voiture, s'excuser peut-être, lui dire qu'il ne lui reprochait rien, qu'il fallait comprendre Joëlle. Mais il avait vu l'ascenseur disparaître et il n'avait osé l'appeler, rentrant lentement dans l'appartement, croisant Joëlle qui murmurait : « Encore plus insolente! Elle attend des excuses... C'est extraordinaire, tu ne trouves pas? Est-ce qu'elle t'a raconté? Qu'est devenu ce Noir? Elle va le revoir? Il ne faut pas l'accepter ici, n'est-ce pas, Jean-Luc? »

Il n'avait pas répondu, s'élançant le long du couloir jusqu'à la fenêtre donnant sur la rue de Sèvres.

Comme autrefois, il l'avait vue marcher, déjà si grande, si grande, mais il lui avait semblé qu'elle avançait plus lentement, avec une sorte d'indifférence, de tristesse dans tout le corps, et il avait eu la certitude qu'elle avait été blessée durant ces quatre jours et ces quatre nuits, il avait pressenti que ce qui s'était passé allait influencer toute la vie d'Ariane et donc aussi la sienne.

Tout à coup, alors qu'elle ne l'avait plus fait depuis des années, Ariane s'était retournée, avait cherché Jean-Luc des yeux. Elle avait eu un instant d'hésitation, comme si elle allait lever le bras, et il avait cru que, d'un geste, elle lui faisait comprendre qu'elle l'attendait afin qu'il la rejoignît. Mais elle avait baissé la tête et s'était remise à marcher du même pas lent.

Jean-Luc était resté sur le petit balcon, penché en avant, cherchant à l'apercevoir encore au-delà de la rue du Bac. Mais il savait que c'était impossible, qu'il l'avait perdue.

C'était dans cette portion de la rue de Sèvres comprise entre la rue du Bac et le boulevard Raspail qu'Ariane avait rencontré pour la première fois Makoub, ce jeune Africain dont la présence dans l'appartement de la rue de Sèvres avait scandalisé tour à tour la concierge de l'immeuble, Joëlle et Jean-Luc.

Quand elle avait répondu par quelques mots à ce jeune homme qui s'était mis à marcher à ses côtés en se dandinant, exagérant le balancement de son corps, comme s'il tenait vraiment à ressembler à ces silhouettes de jeunes Noirs dégingandés qui apparaissent dans les feuilletons de télévision américains, Ariane avait-elle imaginé la violence de la scène qui allait éclater dans sa chambre? En invitant Makoub et Sami - mais ce dernier était bientôt reparti — à pénétrer dans l'appartement, à ne point se soucier du retour de son père et de Joëlle, peut-être avait-elle voulu mettre à l'épreuve ces deux adultes avec qui elle vivait. Auraient-ils pu suivre la prédication de Joachim de Flore, étaient-ils de ceux qui partagent, qui veulent le règne de l'esprit et de l'amour, ou bien (mais ne connaissait-elle pas déjà la réponse?) étaient-ils accrochés à leurs possessions, si effrayés à l'idée que quelqu'un ou quelque chose vînt déranger l'ordre de leur vie, qu'ils en perdaient la raison? Et leurs masques tombaient...

Quand son père avait crié : « Je m'en fous, je m'en fous ! Dehors, tout de suite », quand il l'avait empêchée de s'expliquer en hurlant : « Tais-toi. Je vois ! Crois-tu qu'il y ait quelque chose à dire! Il est là, celui-là? Non ? », qu'elle s'était levée en même temps que Makoub et que Jean-Luc n'avait pas eu un geste pour la retenir, elle avait eu la révélation de sa face hargneuse, hideuse, sordide, celle d'un homme que la panique transforme en loup et dont les pensées mesquines salissent ceux qui l'écoutent, le monde qui l'entoure.

C'était son père et elle avait éprouvé du dégoût. Elle avait fui. Il lui avait semblé qu'en sortant de l'appartement de la rue de Sèvres, elle quittait un univers impur pour se diriger vers cette perfection - amour et passion, mystique et espérance - dont Joachim de Flore annonçait la venue.

Ç'avait été comme si tout ce qu'elle s'était refusé à penser de son père depuis des années, le mépris qu'elle avait accumulé contre lui pour la façon dont il regardait Joëlle, lui prenait la taille, l'écoutait, tout ce qu'elle avait gardé au fond de sa tête sans jamais vouloir le préciser, devenait soudain comme une masse hérissée d'aspérités à laquelle elle se déchirait.

Il ne l'avait donc pas laissée raconter cette première rencontre avec Makoub, Makoub qui lui avait dit l'avoir souvent vue traverser le square, au bout de la rue de Sèvres, après le Bon Marché, parce qu'il dormait souvent là, caché dans les fourrés ou sous un banc. On avait chassé sa famille de la chambre qu'elle occupait dans un hôtel meublé du XXe arrondissement. Savait-elle où il se trouvait? Impasse de la Confiance! Est-ce qu'un nom pareil, ça s'inventait? Elle avait souri malgré elle. Il avait répété d'une voix plus forte : « Impasse de la Confiance ! » Lui, il ne faisait confiance à personne et avait décidé de s'en sortir seul, laissant sa famille s'installer dans une cité de banlieue.

Quand elle passait le matin dans le square, Ariane ressemblait, disait-il, à une fille de roi. Il avait dessiné des arabesques avec ses mains tout en abaissant sa casquette de toile sur son front, si bien qu'elle n'avait plus vu ses yeux. Elle lui avait répondu quelques mots alors que des phrases entières se bousculaient en elle, l'assourdissaient, celles qu'avait prononcées Joachim de Flore : partage, amour, égalité, esprit, espérance, passion...

Prudente, elle avait réussi à ne poser que quelques questions. Il vivait donc là? Il lui avait présenté un autre adolescent qui s'avançait, Sami. Ils étaient les oiseaux du square, des sortes de corbeaux qui picoraient ce qu'ils pouvaient et qu'on aurait aimé abattre, mais qui avaient tôt fait de s'envoler.

Sami avait interrompu Makoub. « Est-ce qu'il vous a dit qu'il pense que vous allez l'aider, parce qu'il voit quelque chose au-dessus de vous? Il dit que vous êtes marquée, que vous n'êtes pas comme le autres, que vous avez un signe. C'est un sorcier, Makoub : il voit, il sait. »

Sami était petit, souriant, avec un visage mobile. Il avait répété : « Marquée, il dit. Qu'est-ce que vous pouvez nous donner? Vous fumez même pas!»

Elle avait tendu sa paume pleine de pièces et, ce matin-là, Makoub ne l'avait pas suivie.



36.

Ariane avait le corps d'une femme et avait peur des désirs qu'il faisait naître en elle ou chez ces hommes qu'elle croisait et qui ralentissaient le pas en la voyant avancer.

Parfois, elle ne détournait pas les yeux; elle les dévisageait avec mépris. Ils étaient vieux, estimait-elle. Elle voyait leur bouche; elle imaginait. Elle regardait leurs mains; elle se sentait honteuse.

Elle récitait des passages de Joachim de Flore : il faut aimer en l'homme l'image de Dieu; la chair du démon enveloppe l'esprit; que l'esprit soit; que vienne le temps de la passion mystique; l'espérance et l'amour régneront alors sur le monde... Elle oubliait la rue. Elle voyait loin devant elle, exaltée par les jeux de lumière dans les vitres d'un immeuble encore plongé dans la pénombre matinale. Elle tremblait d'émotion.

Mais, tout à coup, elle entendait un mot, une phrase murmurés. Certains hommes, ceux qu'elle appelait des vieux, passant près d'elle, lui lançaient un compliment. Elle devinait plus qu'elle ne comprenait. Ils avaient tout vu d'elle : ses cheveux, ses yeux, ses seins, sa démarche, ses jambes. Ils n'oublieraient plus, disaient-ils. Parfois, elle était brûlée par un mot ordurier, une proposition qui l'affolait. Elle avait envie de se mettre à courir. Elle fut d'autant plus heureuse quand, plusieurs jours d'affilée, Makoub l'accompagna - parfois Sami leur emboîtait le pas jusqu'à l'entrée du jardin du Luxembourg, puis les laissait.

Elle avait ainsi traversé plusieurs fois le jardin, de la rue de Vaugirard à l'avenue de l'Observatoire, Makoub sautillant près d'elle, la protégeant de ces hommes qui les observaient et dont elle sentait le dédain, la jalousie, la colère. Un jour, Makoub confia qu'il avait froid, qu'il pleuvait, que des rondes, la nuit, les forçaient à fuir le square et qu'ils allaient alors de porte en porte, mais il y avait maintenant des codes qui transformaient chaque immeuble en bunker. Il avait dit bunker; qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle. C'était le truc de Hitler, là où il se planquait, où il s'enfermait pour donner l'ordre de tuer les Juifs, les Noirs, les autres. Elle aussi, avait-il ajouté, avait son bunker. Il avait déclaré cela sans hargne, avec une lassitude attristée, comme une fatalité qui tout à coup l'accablait. Il ne sautillait plus. Il ne cachait plus ses yeux derrière la visière de sa casquette. Il avançait, traînant les pieds, les mains dans les poches, voûté, si différent de ce qu'il avait été jusque-là que, pour la première fois, Ariane lui avait pris le bras comme pour le soutenir, l'aider à avancer. Elle devait partager, elle devait aller vers les plus humbles, ceux qui ont besoin d'amour et de compassion.

Makoub s'était redressé. Il grimaçait, peut-être pour cacher son trouble. Il ajouta, cette fois en riant, en recommençant à gesticuler, désignant les immeubles de la rue Guynemer : « Des bunkers, partout des bunkers, et, dedans, des petits Hitler... et nous dehors!»

Elle n'avait pas réfléchi avant de répondre qu'il pouvait venir chez elle pour le week-end, qu'elle était seule, qu'il pourrait prendre un bain s'il le voulait, se réchauffer, se protéger de la pluie.

A présent, ces mots étaient prononcés. Elle les avait entendus comme si une autre voix que la sienne les avait émis, et elle les répétait pour bien s'assurer qu'ils étaient à elle, qu'elle avait eu le courage de dire : « Oui, chez moi, si tu veux. Mon père est absent. »

Lui aussi aurait pour quelques heures son bunker, non?

Il avait secoué la tête, joué avec sa casquette, soufflé sur ses doigts glacés. Il s'était dandiné.

Pourquoi tu fais ça? avait-il murmuré.

Il l'avait avertie : peut-être que chez elle, quand on saurait, sûrement même, ça péterait fort; les parents, ils n'aiment pas qu'on entre chez eux comme ça, avec un type comme lui, il le savait. Qu'est-ce qu'il était? Il avait brusquement cessé de sautiller, avait plissé les lèvres, fait la moue, l'amertume crispant son visage. Qu'est-ce qu'il était, hein? Une merde, seulement une merde, et pis encore : une merde d'ailleurs, toute noire.

Ariane lui avait posé la main sur la bouche. Elle voulait lui faire comprendre qu'il appartenait lui aussi au monde de l'esprit et que, lorsque le moment viendrait, il serait appelé avant les autres, parce qu'il avait été humble; c'est pour cela qu'elle devait l'aider.

Elle avait senti sur sa paume les lèvres chaudes et quand il l'avait enlacée dans cette allée toute droite où, malgré le vent, des vieux, épaule contre épaule, assis en cercle sous un auvent, paraissaient comploter, hochant ensemble la tête, penchés vers le centre du cercle qu'ils formaient, Ariane s'était laissée aller contre lui, et c'était la première fois de sa vie qu'elle sentait ainsi un corps d'homme qui, collé au sien, en épousait les formes, cuisse contre cuisse, lèvres contre lèvres - son double et son contraire.

Mais elle s'était reprise, s'était écartée, appuyant ses deux mains à ses épaules, disant d'une voix altérée mais résolue qu'il pouvait, comme elle l'avait dit, venir chez elle, mais qu'elle souhaitait seulement l'aider, partager avec lui ce qu'elle avait, qu'elle ne possédait même pas.

Elle avait commencé à se confier comme elle ne l'avait jamais fait et, tandis qu'elle parlait, il l'avait entraînée - il pleuvait maintenant - sous l'auvent où se tenaient les vieux.

Ils s'étaient assis non loin d'eux qui, parfois, lançaient en choeur une exclamation comme dans un rituel primitif.

Elle lui avait dit : « Ma mère m'a laissée. Mon père vit avec une autre femme. On ne se parle pas, chez moi. C'est à peine si l'on se voit. On s'évite. Tu comprends? »

Il lui avait caressé la joue. Il distinguait un signe au-dessus d'elle..., avait-il murmuré. Il l'avait remarqué dès qu'il avait vu Ariane s'avancer rue de Sèvres, puis traverser le parc comme une fille de roi.

Il avait pris la main d'Ariane, effleurait du bout des ongles sa paume qu'il avait ouverte.

Il ne savait pas si ce signe était maléfique ou bénéfique. Il brillait comme une comète ou comme la foudre, qui pouvait dire?



37.

Oui, il se souvenait d'elle...

Tout en parlant, Makoub avançait la tête et le menton dans un mouvement d'oscillation qui laissait ses épaules et sa poitrine immobiles. Il ressemblait à ces oiseaux au long cou décharné qui régurgitent par courtes saccades. Il avait du mal à arracher les mots de sa gorge et paraissait vouloir les pousser hors de lui, vers ses lèvres, en se secouant ainsi dans un geste instinctif qui, chaque fois, surprenait Joan Finchett.

Elle était assise en face de lui dans ce café de la rue de Sèvres proche du commissariat de police, peu après la rue Vaneau, à quelques centaines de mètres de l'immeuble où habitait Jean-Luc Duguet. On avait interpellé Makoub à la demande de la concierge de l'immeuble alors qu'il gesticulait, demandant à voir son amie Ariane Duguet, celle qui habitait là-haut, qui l'avait accueilli, quelques années auparavant, dont il se souvenait comme d'une fille de roi, marquée par un signe que lui-même avait discerné dès qu'il l'avait croisée, et qui lui avait lu un livre comme on le fait à l'église. Et il avait pris un bain, il avait couché dans un lit; au matin, elle lui avait préparé du lait chaud et un jus d'orange. Puis le père était venu et les avait chassés, elle et lui; les pères peuvent ainsi être pris de folie. Ils avaient dormi sous un banc et il lui avait donné son blouson de cuir; elle ne portait alors qu'un blouson de toile et lui, Makoub, protégeait ceux qui se montraient généreux avec lui. Ce blouson de cuir, un blouson Air Force, il l'aimait bien, pourtant. Peut-être l'avait-elle encore? Un blouson de cuir, ça dure toute une vie.

Joan l'écoutait et essayait de se le représenter, à l'époque, quand Ariane s'était effacée pour le laisser pénétrer dans l'appartement avec Sami, puis, après le départ de ce dernier, quand il avait voulu l'enlacer et qu'elle l'avait repoussé, les mains plaquées sur sa poitrine, secouant la tête, disant qu'il n'était pas là pour ça, mais parce qu'elle voulait l'aider, partager avec lui ce qu'elle avait. Il était son ami dans la mesure où il ne possédait rien. Il avait ri et avait dû répondre, comme il venait de se le remémorer devant Joan : « Impasse de la Confiance... J'habitais impasse de la Confiance... J'habitais impasse de la Confiance, dans le XXe! Mais la confiance, c'est rue de Sèvres, ici, chez toi ! »

Oui. Il se souvenait d'elle.

S'il avait voulu la revoir, au bout de tant d'années, c'est parce qu'il n'avait plus rien, pas même le blouson de toile qu'elle lui avait remis en échange du sien, ce blouson de cuir fauve mais sans col de fourrure, un vrai blouson Air Force. Et il était sûr que si elle s'était trouvée aujourd'hui dans l'appartement, si cette concierge n'avait pas aboyé comme la chienne qu'elle était, elle lui aurait ouvert. Il avait même pensé un moment que le père était peut-être mort ou parti, qu'elle habitait seule : il aurait pu alors s'installer là pour quelque temps.

Quand Ariane l'avait accueilli, il ne devait pas encore avoir ces yeux striés de fines lignes rouges qui, par moments, quand il regardait Joan, incitaient celle-ci à baisser la tête pour ne pas affronter les pupilles injectées de sang. Peut-être aussi était-il alors moins maigre, ses joues pleines, ou moins creusées, faisant ressortir les pommettes sous la peau tendue. Il toussait; à chaque quinte, il rentrait la poitrine, enfonçant son cou, rapprochant ses épaules comme pour contenir une douleur ou rassembler son souffle.

- Pourquoi êtes-vous venue? avait-il tout à coup demandé. Qui vous êtes pour me sortir comme ça des pattes des flics?

Elle avait murmuré : « Une amie d'Ariane. »

C'était Arnaud qui l'avait appelée. Elle était la seule à pouvoir s'occuper de ça. Qu'elle n'en dise rien à Jean-Luc, il ne supporterait pas. Pas en ce moment. Au journal, ils avaient reçu une demande de renseignements du commissariat de la rue de Sèvres. Un Africain prétendait connaître Ariane Duguet, il avait fait du scandale dans l'immeuble. La concierge les avait prévenus, l'appartement de M. Duguet figurait sur la liste des lieux du quartier à surveiller. Qu'est-ce qu'ils faisaient de l'Africain? Il était en règle. M. Duguet voulait-il le voir? Il fallait que Joan se rendît sur place, avait dit Arnaud.

Joan avait eu l'impression de se remémorer une scène à laquelle elle aurait assisté : Jean-Luc faisant irruption dans la chambre d'Ariane en hurlant « Je m'en fous, je m'en fous! Dehors, tout de suite! » Il l'avait tant de fois racontée pour se reprocher sa propre violence... Et maintenant, le Noir était là devant elle.

- Une amie d'Ariane, avait-elle répété. Journaliste, aussi.

Il avait aussitôt levé la main comme pour prêter serment. Bien qu'il eût appuyé le coude sur la table, tout son avant-bras tremblait.

Oui, il se souvenait d'Ariane, oui.

Mais il ne savait rien, il n'avait rien fait avec elle : seulement dormi l'un contre l'autre, sur la terre, dans ce square au bout de la rue de Sèvres. C'est quand il s'était retrouvé là, ce matin même, sans savoir ce qu'il allait manger, qu'il s'était souvenu d'elle comme d'une lumière, car, dès qu'il l'avait aperçue, la toute première fois, il y avait une lumière au-dessus de sa tête, un signe comme en sont marqués les enfants de rois.

Mais il ne savait rien de plus.

Il s'était tu. Joan s'était demandé comment elle allait le questionner pour apprendre ce qui s'était passé au cours des trois autres nuits et des trois autres jours durant lesquels Ariane avait disparu.

Jamais, après, elle ne devait en dire quoi que ce soit à Jean-Luc, jamais celui-ci n'oserait l'interroger, se bornant à répéter à Joan qu'Ariane était revenue comme morte, plus belle peut-être, plus calme, mais pareille à l'eau d'un lac quand on la compare à la mer.

Tout à coup, Makoub avait levé les deux mains devant son visage, paumes ouvertes, doigts légèrement écartés. Il paraissait ainsi se cacher derrière des barreaux entre lesquels Joan apercevait ses yeux rouges.

Il s'était mis à se secouer la tête de bas en haut, déclarant qu'il avait besoin d'argent, là, tout de suite. Joan plongea la main dans son sac, prit quelques billets qu'elle froissa sans même vérifier la somme qu'ils représentaient, les enfermant dans son poing.

Il savait, elle en était sûre, avait-elle dit en frappant du poing sur la table.

- Est-ce qu'elle est morte? avait demandé Makoub.

Je dois le lui dire, avait pensé Joan. Il ne suffisait pas de répondre d'un hochement de tête. Il fallait des mots pour que la mort prît toute sa place entre eux deux.

- Elle est morte, avait-elle enfin répliqué, mais si bas, la première fois, qu'il parut ne pas avoir entendu.

Elle est morte, répéta-t-elle en détachant chaque syllabe.

Il tremblait si fort qu'il avait été contraint d'appuyer ses doigts sur son front, les pouces enfoncés dans les joues, les mains formant une sorte de heaume.

Longtemps, ainsi caché, il était demeuré silencieux, puis, en se remettant à bouger le cou d'arrière en avant - et, tout à coup, cela avait paru à Joan si obscène qu'elle s'était écartée, les paumes calées contre le rebord de la table -, il avait murmuré qu'au moment où il avait quitté Ariane, au début de la deuxième nuit, il s'en souvenait à présent, il avait remarqué que le signe au-dessus de sa tête était un masque de mort. Il les connaissait, ces masques-là, tout entourés de bandelettes; il savait qu'il ne fallait pas les regarder, mais s'éloigner aussi vite qu'on pouvait, mais il était resté trop longtemps, puis, à la fin, comme il ne pouvait rien, qu'il sentait bien que le masque le fixait, il avait décidé de partir et avait couru jusqu'à la porte d'Orléans. Un camion s'était alors arrêté : ça, c'était la preuve qu'il était encore protégé, lui. Ils avaient roulé jusqu'à la frontière espagnole, qu'il avait franchie, et il avait passé l'été sur la côte, à Castellon della Plana, après quoi, il s'en souvenait, il avait traversé le détroit, et, de camion en camion, était rentré chez lui, à Dakar. Parce qu'il voulait s'en aller loin de cette fille marquée, arborant ce masque, ce signe de mort, ces bandelettes maléfiques qui lui entouraient le visage. Du moins est-ce comme ça qu'il l'avait vue.

Puis il était revenu. Il n'avait plus songé à elle. Son souvenir était comme un scorpion sous une pierre, engourdi. Mais, ce matin, dans le square, parce qu'il n'avait plus rien, il avait soulevé la pierre, il avait cru que le scorpion s'était transformé en petit lézard, il ne s'était souvenu que de la nuit qu'il avait passée chez elle, du livre qu'elle lui avait lu - partage, amour, voilà les mots qu'elle disait.

Mais le scorpion l'avait mordu. La police était venue. Est-ce qu'elle avait de l'argent, maintenant qu'il lui avait dit tout ce qu'il savait?

Il n'avait encore rien raconté, avait répondu Joan.

Il secouait la tête, grimaçait. C'était comme s'il avait sangloté sans qu'aucune larme ne coule.

Il avait besoin d'argent, répétait-il en tendant la main. Elle avait retiré son poing, le posant sur ses genoux.

Qu'il explique pourquoi il l'avait quittée, la deuxième nuit.

Il avait noué ses doigts, laissé son visage à découvert, sans masque. Ses lèvres tremblaient. Il reniflait, une narine après l'autre.

— Elle est morte quand? demanda-t-il.

Il y avait peu de temps, avait-elle répondu. Des années après qu'elle eut accueilli Makoub chez elle.

Il n'avait pas paru rassuré.

- Elle est morte, cette nuit-là, répondit-il, même si elle a continué de vivre. Cette nuit-là, j'ai vu son signe et c'est pourquoi je suis parti, j'ai creusé un grand trou entre elle et moi. Parce que j'avais peur. La mort, ça vous suce. Le scorpion, à la fin, il m'a mordu.

Il avait respiré, réclamé une cigarette que Joan lui alluma.

- Ils étaient quatre, commença-t-il en aspirant lentement la fumée. Quand ils m'ont vu avec elle, ils m'ont entouré : Fous le camp, merdeux! Voilà ce qu'ils m'ont dit: Fous le camp ou on t'arrache la peau, on te fait griller, fous le camp ou on te découpe en lanières ! Ils ont sorti des couteaux. C'est elle qui m'a dit : Laisse-moi, Makoub, va-t'en, va-t'en... Elle semblait tranquille. Et les quatre types riaient : Tu vois, elle te dit de partir, qu'est-ce que t'attends? Je savais qu'ils allaient lui faire mal, eux quatre. J'ai vu son signe, celui de la mort, j'ai essayé de lui faire comprendre qu'il fallait se mettre à courir, qu'on pouvait leur échapper, ensemble. Mais peut-être qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne voulait plus. Elle était comme une statue, toute immobile. Alors je suis parti à reculons, je les ai vus qui l'entraînaient, qui la faisaient entrer dans une maison, au bout de la rue... Elle ne s'est même pas retournée... La rue où j'habitais avant, c'était l'impasse de la Confiance. Cette rue-là, où je l'ai quittée, c'était rue de la Gaîté. Ils sont fous, les noms des rues! Puis il ajouta : Donnez-moi de l'argent, maintenant.

Joan desserra le poing, puis, quand il eut pris les billets, elle le referma, enfonçant ses ongles dans sa paume.



38.

JOAN avait marché rue de la Gaîté après avoir longé le cimetière du Montparnasse. Elle avait eu la tentation d'y pénétrer. Comme un sillage, la grande allée s'ouvrait devant elle entre les moutonnements gris, chaotiques, les blocs de granit dressés, les tombeaux en formes d'étraves ou de poupes ventrues, les croix pareilles à des mâts, avec leurs haubans figés. Elle avait contemplé ce lac silencieux au milieu des bruits qui venaient battre contre les murs, et elle s'était tenue sur la berge, n'osant avancer, se souvenant des stèles devant lesquelles elle s'était arrêtée, à Bellagio, en descendant de la Villa Bardi vers le lac, ces pierres blanches érigées entre les arbres, des noms et des mots arborés : martyrs de la liberté... ici sont tombés... En s'éloignant du cimetière et en se dirigeant vers la rue de la Gaîté, elle avait pensé que les morts étaient présents à chaque pas, dans toutes ces villes d'Europe, et que Leiburg, la nuit où il lui avait montré les lueurs jaunes sur la place de la Concorde, avait oublié de préciser qu'on avait tué là un roi, et, avant lui, des centaines d'autres hommes. Au moment où elle s'engageait dans la rue de la Gaîté, elle avait encore découvert, à hauteur de visage, une plaque de marbre où étaient gravés ces mots en lettres dorées : Ici sont tombés le 23 août 1944... Elle n'avait pas voulu lire les noms, elle avait contemplé cette courte rue bordée de maisons encore basses où nul n'apposerait jamais une plaque rappelant qu'une jeune femme, Ariane Duguet, y avait trouvé la mort, une nuit, même si elle avait encore survécu des années, même si on n'avait retrouvé son corps que plus tard, dans les eaux d'un lac sur les berges duquel des stèles indiquaient aussi - Joan les avait lues - qu'ici la Résistance au fascisme avait, en versant son sang, rendu justice.

Mais les morts d'aujourd'hui ne laissaient plus derrière eux de phrases héroïques gravées en lettres dorées dans le marbre ou le granit. On ne les couchait plus au coeur des villes. Ils mouraient de rien.

Joan avait contemplé la rue de la Gaîté au-delà de la plaque célébrant la mémoire de héros tombés un 23 août 1944. C'était une succession d'enseignes lumineuses aux éclats jaunes, rouges et verts, traçant sur les façades de grandes balafres de couleur qui disparaissaient quelques secondes, laissant alors les maisons retrouver leur apparence vieillotte, leurs mines grisâtres, leurs volets fermés, puis la lumière rejaillissait et ce passé, un instant émergé, s'effaçait sous l'agression d'une teinte criarde.

Joan avait marché lentement. Bousculée, interpellée, elle était passée devant des vitrines où s'entassaient les uns sur les autres des postes de télévision à l'écran allumé, et c'étaient des hommes et des femmes qui gesticulaient d'un rectangle à l'autre comme dans autant de scènes vécues à l'intérieur d'une de ces tours qui avaient remplacé les maisons basses. Et il suffisait de lever la tête pour apercevoir, s'enfonçant dans le brouillard, une immense stèle, bloc percé de milliers d'alvéoles où enfoncer des urnes funéraires : la tour Montparnasse écrasait le quartier qui grouillait autour d'elle.

Joan savait ce qu'elle voulait retrouver : cette maison de la rue de la Gaîté où Makoub avait dit que quatre hommes avaient entraîné Ariane. Mais elle ne cherchait pas, son regard effleurant la vitrine d'un magasin de vidéo, la façade rouge d'un restaurant chinois où dansaient des dragons, cette étroite devanture opaque bordée de hautes lettres jaunes : SEX SHOP, LIVE SHOW.

Elle s'était immobilisée, observant des hommes qui entrebâillaient la porte, disparaissant dans une lumière rougeâtre, d'autres qui se glissaient dans la rue, le visage souvent baissé, furtifs, ne se redressant que quelques dizaines de mètres plus loin, quand, devant une vitrine illuminée, ils s'arrêtaient, se regardaient comme pour se reconnaître.

Elle avait déjà parcouru plusieurs fois dans les deux sens la rue de la Gaîté, à l'instar de ces femmes qu'elle avait remarquées et qui l'avaient dévisagée avec hostilité - parmi elles, une Africaine, malgré le froid, portait une minijupe ne cachant que le haut de ses cuisses et une sorte de justaucorps de fourrure échancré laissant voir ses seins; d'autres, plus vieilles, grimaçantes, blondes, se tenaient immobiles, appuyées à une façade, à la limite de la lumière.

Joan avait vu des Noirs et des Maghrébins s'arrêter un instant devant elles, puis s'éloigner et revenir. Non loin de là, ils passaient devant une boucherie violemment éclairée exposant des blocs de viande rouge sur des étals blancs. Deux hommes au tablier maculé de sang faisaient glisser leurs couteaux le long des os, dans le plein des chairs.

Rue de la Gaîté! « Ils sont fous, les noms des rues... », avait dit Makoub.

Joan regardait. C'était le monde dans lequel elle vivait. Races et produits, les continents s'étaient déversés dans cette rue, ensevelissant le passé, les maisons basses, la plaque apposée à l'entrée de la rue, devant laquelle Joan s'était à nouveau arrêtée.

De quoi était morte Ariane?

On mourait de rien, pour rien.

Est-ce à la cinquième ou sixième reprise, quand le regard des femmes et des hommes qui arpentaient comme elle la rue s'était fait plus insistant, que Joan avait remarqué cette plaque de cuivre, à droite d'une porte cochère : Agence Livio ROY, mode, reportages, top-models, et qu'elle s'était souvenue - c'était la seconde fois que le passé d'Ariane et de Jean-Luc lui revenait comme s'il s'agissait du sien, comme si elle avait vécu à leurs côtés - de ce que Jean-Luc avait raconté : la scène dans la chambre de sa fille avec Makoub, et, à présent, la visite qu'il avait faite à ce photographe italien après que des magazines eurent publié des photos d'Ariane - sa mère, Clémence, n'avait pas voulu qu'on poursuive le photographe, même si Ariane n'avait pas encore dix-huit ans; elle était même fière, heureuse que sa fille apprît ainsi à imposer sa personnalité aux autres, à faire de son corps une oeuvre d'art. Que savait Jean-Luc, pataugeant dans cette réalité mort-née qu'on appelle l'actualité, de la beauté, de la place qu'un corps et un regard de femme peuvent occuper dans le monde, du rôle qu'ils jouent dans l'imaginaire de millions d'hommes? De quoi rêvait-on, de qui? De la guerre ou de Marilyn Monroe? « Laisse-la faire, laisse-la naître, je m'en remets à sa beauté, à son intelligence... »

Jean-Luc avait vu Roy. Ariane Duguet? Oui, elle avait du chien, avait répondu le photographe, elle possédait ce qu'il fallait, de la tête et du cul, excusez-moi, cher, mais j'ai l'habitude de dire les choses, je vois tant de filles, tant de visages, de fesses, de cuisses, de culs. Mais c'est si rare, la chair qui vit - vous allez rire : la chair qui pense. Excusez-moi encore.

Jean-Luc n'avait jamais avoué à Roy qu'il était le père d'Ariane. Il avait écouté sans bouger, humilié, sentant se creuser ce vide en lui, puis il avait raconté cela à Joan, les yeux clos, avec une expression si désespérée qu'elle était allée vers lui.

C'est ainsi - elle y songeait en poussant la lourde porte de bois, une porte d'autrefois donnant sur une cour pavée de grosses pierres rebondies entre lesquelles on devinait des rainures de terre humide, peut-être de l'herbe -, à cause de ce Livio Roy, des propos qu'il avait tenus, du désarroi qu'il avait provoqué, que Joan avait eu vis-à-vis de Jean-Luc ce mouvement de pitié qu'elle n'avait jamais pris pour de l'amour; mais chacun modèle les sentiments de l'autre au gré des besoins qu'il ressent, de ses propres désirs. Pauvre et faible Jean-Luc qui avait voulu croire qu'elle l'aimait, qui s'agrippait à elle, qui était venu là, dans cette cour entourée de constructions basses, jusqu'au second et dernier étage de l'une d'elles, du côté droit, vitré sur toute sa longueur, où l'on devinait une verrière en guise de toiture. La lumière brutale de cet atelier fusait vers le ciel et inondait une partie de la cour, faisant apparaître entre les pavés usés cette terre noire, ces herbes courtes que Joan avait imaginées en passant sous le porche.

C'était peut-être là, dans cette cour, que les quatre hommes qui avaient encerclé Ariane dans la rue de la Gaîté, menaçant Makoub, l'avaient entraînée; peut-être ce Livio Roy dont elle apercevait la silhouette - ce ne pouvait être que lui - passant derrière les vitres, grand, le profil régulier, les cheveux noirs et bouclés, était-il l'un d'eux.

Joan était longtemps restée dans la partie sombre de la cour à observer les allées et venues dans l'atelier, ces éclats de lumière qui en jaillissaient tout à coup comme des jets crevant le mur de nuit qui se reconstituait aussitôt après. Il y avait aussi des voix de femmes, des rires, puis des périodes de silence et des formes qui passaient, bras levés, fugitives et souples, des mannequins sans doute; certains soirs, Ariane avait dû glisser ainsi entre la nuit et la lumière.

Joan avait vu sortir des femmes en longs manteaux se tenant par la taille, leurs visages dissimulés par des capuchons bordés de fourrure. Elle avait attendu qu'il n'y eût plus dans l'atelier que deux ou trois silhouettes, et elle s'était alors avancée, passant de l'ombre à la clarté. Elle avait traversé l'étendue illuminée de la cour pour atteindre l'autre rive, la porte de la maison basse à laquelle elle sonna, déclinant son nom : « Joan Finchett, journaliste à Continental. »

Continental? s'étonna-t-on.

La voix était grave et joyeuse en même temps, l'accent italien lui conférait une douceur un peu mélancolique, pensive, et Joan, tout en montant l'escalier et se dirigeant vers l'agressive blancheur qui inondait le palier du second étage, sous la verrière, se dit que, dans l'enquête qu'elle menait, il s'agissait là du tournant décisif.

Elle pouvait encore redescendre ou ne prononcer que quelques mots anodins, prendre avec ce Livio Roy un rendez-vous qu'elle annulerait plus tard. Il y avait encore une issue derrière elle. Malgré son séjour à la Villa Bardi, la fascination et la peur que Morandi, Leiburg, Orlando avaient fait naître en elle, malgré la peine qu'elle ressentait chaque fois qu'elle repensait à Ariane, comme si c'était d'elle-même qu'elle suivait la trace, elle pouvait encore renoncer. Malgré les articles qu'elle avait écrits, malgré ce que ses recherches avaient déjà changé dans sa vie - elle avait rompu avec Doumic, elle s'était laissé aimer par Jean-Luc Duguet, peut-être aimait-elle Mario Grassi, peut-être se souviendrait-elle toujours de Joachim de Flore dont elle ne savait rien, hormis que Mario avait prononcé ce nom et qu'elle l'avait aimé - oui, elle pouvait encore renoncer, dire à Arnaud et à Jean-Luc qu'elle n'avait recueilli aucune information nouvelle, qu'il fallait céder devant Morandi, publier le droit de réponse de Pierre-Yves Lavignat, qu'elle était allée trop loin, oubliant la vieille devise : facts, facts, only facts — les faits, les faits, seulement les faits. Elle pouvait encore redescendre l'escalier, et cependant elle le montait, atteignait le palier. Par la porte ouverte, elle aperçut les murs blancs, les spots, les parasols, les estrades, les appareils sur leur trépied, cette jeune femme qui portait un long pull-over cachant à peine son pubis, les jambes nues tendues sur des chaussures à hauts talons, et, devant elle, passant d'un appareil à l'autre, cet homme svelte en chemise à carreaux, manches retroussées, col ouvert, ses boucles noires tombant sur son front, couvrant ses oreilles et sa nuque, Livio Roy qui, sans regarder Joan, lui dit d'entrer, de s'asseoir, il n'en avait plus que pour quelques minutes, comme ça elle le verrait travailler puisqu'enfin Continental s'intéressait à lui!

Il était d'une vivacité juvénile, donnant d'une voix calme des ordres brefs - « Lève le bras droit; comme ça, les cheveux ; plus à gauche; la jambe, oui » — et Joan considérait la jeune femme automate qui obéissait, se pliait, se cambrait, soulevait ses cheveux; il semblait qu'elle n'était plus qu'une apparence, aussi lisse que la photographie qu'elle était en train de devenir, une idée de femme et non plus une femme, aussi insaisissable, et pourtant Joan se trouvait à quelques pas de cette image comme apparue sur un écran et qu'on ne peut immobiliser.

- Fais le vide, fais le vide! s'exclamait Livio Roy. Souple, plus souple, le buste. Plus légère! Le vide, le vide...

Quand il s'était enfin redressé, éteignant les spots l'un après l'autre, la jeune femme était restée sur l'estrade, immobile, et il avait fallu qu'il la saisisse par la taille, l'embrasse tendrement dans le cou, cependant qu'elle se ployait, faisant gonfler ses seins - le pull-over se soulevant, laissant voir une culotte échancrée sur laquelle Roy posa la main -, pour qu'elle quittât la scène.

Joan avait éprouvé un sentiment de colère et de mépris, d'indignation et de dégoût. Mais elle se reprocha ce mouvement d'humeur : Roy n'était que le regard qu'ont les hommes pour les femmes, et les femmes entre elles. Il fournissait ce que voulait l'époque. Il était un rabatteur, un marchand de femmes alimentant cette traite quotidienne à laquelle chacun se livrait. On le payait. Ce qu'on attendait de lui, c'étaient bien ces corps qu'il vidait, transformait en petites machines. On voulait des femmes modelées à l'identique; il était le fabricant de ces séries.

Elle avait eu un sourire de défi au moment où il se tournait vers elle. Bien qu'il eût les yeux mi-clos, elle sentait qu'il jaugeait ses jambes, sa taille, ses seins. Et elle s'était un peu penchée en arrière, les paumes appuyées au canapé, bras tendus, jambes écartées, dans une pose qu'elle savait équivoque; elle souhaitait le provoquer, l'attirer, le prendre au piège. Elle n'aimait pas les prédateurs et il était l'un d'eux.

Il s'était avancé avec assurance, la tête inclinée sur l'épaule, souriant.

Que voulait-elle?

En même temps, de la main gauche, il saluait le mannequin qui passait, s'approchait, chuchotait quelques mots. Joan entendit : « Je t'attends, si tu veux. » Avant de répondre, il avait à nouveau parcouru du regard le corps de Joan, puis il avait secoué la tête : « Plus tard, chez toi, peut-être... Je t'appelle... »

Il avait tiré un tabouret et s'était assis en face de Joan, ses genoux contre les siens.

Que voulait-elle? Elle pouvait tout lui demander. Il était prêt.

Elle s'était redressée, cuisses serrées, genoux écartés des siens.

Elle avait déposé entre eux le corps mort d'Ariane.

Il avait froncé les sourcils et s'était levé, marchant tête baissée. Quand il se tournait vers Joan, elle voyait son visage crispé au front plissé, une ride profonde le partageant en deux.

Qu'est-ce qu'elle imaginait? Il n'avait plus revu cette fille depuis des années. Un homme était venu; Roy avait dit ce qu'il pensait d'elle : du chien... le cul et la tête... Il bougonnait : pourquoi cette histoire ressortait-elle?

Elle est morte, répéta Joan. Elle est passée par ici. Elle a bien vécu ici, non? C'est une trace qu'on suit. Une vie, une histoire...

Il avait serré et brandit le poing.

Ce qu'il avait fait, lui? Sauvé une conne, d'abord, là. Il avait tendu le bras, indiqué la cour. Il y avait quatre types qui voulaient la violer. Elle ne criait même pas. Elle se débattait à peine. Ils tenaient ses jambes et ses bras, avaient arraché son pantalon. Est-ce qu'elle imaginait ça?

Il les avait éclairés, avait hurlé, puis il avait sorti...

Il ouvrit un placard, empoigna le fusil qui y était accroché, l'épaula, visant Joan. Puis il ricana, refermant le placard d'un coup de pied.

Les petits salauds avaient déguerpi. La fille était restée couchée par terre. « Je suis descendu. Je lui ai donné un pantalon noir, je me souviens : celui d'une fille qui venait parfois ici. Après — il eut un mouvement instinctif des épaules et se passa la main dans les cheveux -, elle était retournée au lycée, mais elle était revenue le voir de temps à autre, et c'est ainsi qu'il l'avait mieux connue, avait découvert qu'elle avait du suc...

Il s'était rassis en face de Joan, se rapprochant d'elle à nouveau. Mais elle ne le craignait pas. Elle le haïssait trop, avec une sorte d'élan qu'elle ne pouvait maîtriser. Lui-même l'avait senti, s'exprimant avec colère, le poing brandi.

Bien sûr, il l'avait baisée, la deuxième nuit qu'elle avait passée chez lui. C'est elle qui avait voulu. « Elle est montée là. » Il montra la loggia où Joan avait aperçu un lit. Est-ce qu'il courait après les filles, lui? Mais elle avait du suc. Joan savait-elle même ce que cela signifiait? On pouvait tout changer d'une femme, y compris le regard. Les formes, les traits, la taille, tout cela n'était qu'une question d'éclairage, d'objectif, d'angle de vision. On pouvait même faire croire qu'une conne avait de la personnalité. Mais le suc d'une femme, c'était autre chose : un petit miracle ! Au début, les premiers mois, Ariane en avait vraiment, même si c'était une désespérée, ou peut-être à cause de cela... Le suc, ça vient quand on est imprudent, excessif, absolu. Elle l'était, parce qu'elle ne croyait plus à rien. Quand je suis allé la chercher dans la cour - il tendit à nouveau le bras -, elle était comme raide morte, et pourtant ils n'avaient eu le temps de rien lui faire, seulement déchirer son jean.

Joan avait eu envie de le gifler à cause de cette scène qu'elle imaginait : Ariane, les jambes nues, peut-être le sexe nu, ces quatre types autour d'elle, puis cet homme qui se penchait, l'aidait à se soulever, la soutenait dans l'escalier et qui, tout en l'aidant à s'allonger sur le canapé - celui-là même où Joan était assise -, n'avait pu s'empêcher de l'examiner, de l'évaluer, de sentir le désir monter en lui. Elle était vierge, la peau lisse, si blanche. Elle était si apeurée. Il l'avait aidée à enfiler ce pantalon noir. Il avait dit en la faisant pivoter sur elle-même : « Il te va... Admirable ! » Devait-il la raccompagner ? Savait-elle où aller? Elle avait fait comprendre qu'elle souhaitait rester là, si possible, pour la nuit. Il avait montré la cuisine, la salle de bains. Peut-être était-il sorti pour s'interdire de la baiser tout de suite, pour la laisser se remettre, pour mieux la jauger, apprendre d'où elle venait. Il fallait être prudent : une mineure. Il ne voulait pas se laisser piéger.

La deuxième nuit, elle était montée dans la loggia. Et il en avait éprouvé un sentiment de fierté, de plénitude. Il s'était montré tendre avec elle qui, toute la journée, était restée assise sur le canapé à regarder les filles poser. Les quelques fois où elle avait traversé l'atelier, il avait eu envie de la photographier. Elle avait du suc. Elle n'était pas pleine de paille, comme les autres. Il n'aurait pas à lui dire : « Vide-toi, vide-toi... »

Joan comprenait-elle? demanda-t-il tout à coup.

Quand une fille a du suc, alors on peut la prendre telle qu'elle est, on n'a nul besoin de la vider. Mais la plupart des gens sont bourrés de paille, de merde, et ceux-là, il faut bien les transformer en automate...

Joan avait répété : « Automate... » Elle s'était quelque peu détendue, peut-être parce qu'il venait d'employer le mot auquel elle avait songé. Roy était intelligent, retors, peut-être plus pervers et moins prédateur qu'elle ne l'avait cru, mais cynique, amer, sans doute...

Après? demanda Joan.

- Je l'ai faite, répondit Roy.

Mais le ton était celui de la dérision et il ajouta aussitôt : Est-ce qu'on peut modifier le destin de quelqu'un? Elle était venue s'installer ici pendant quelques mois; chez elle, elle crevait. Le père était... Il n'a jamais su au juste.

- Directeur de la rédaction de Continental, précisa Joan.

Roy jura en italien. Et il regarda Joan, les dents serrées, le visage transformé par la colère. Il ressemblait à Mario Grassi ou à Orlando avec ce front étroit à demi caché par des cheveux noirs plantés bas.

Il hésita à poursuivre. Il connaissait les journaux : ils truquaient tout, textes et photos. Elle et lui étaient payés pour le savoir, non!

- Elle est morte, répéta Joan.

Il le savait, maintenant! se mit-il à hurler.

Ariane était encore mineure, mais sa mère, une actrice, Clémence Rigal, avait donné l'autorisation de publier les photos ; ça suffisait. « Quand elle était là - il montra l'estrade -, je n'avais besoin de rien lui dire, elle était pleine, dense. Il faut toujours choisir entre dense ou vide... Celles qui ne sont pas denses, elles doivent être vides, je ne veux ni paille ni merde à l'intérieur. Vous comprenez? Du suc, oui. Je prends ! »

Après? demanda Joan.

Il montra les appareils sur leur trépied, les spots, les parasols, cette frêle forêt qui encombrait l'atelier au fond duquel, sur des fils, les photos étaient accrochées, silhouettes suspendues, blanches et noires, dépouillées. Son tableau de chasse.

— Qu'est-ce que vous croyez qu'on devient, même quand on est plein et dense?

Il savait ce qu'il faisait, mais Ariane aussi. Toutes, elles savent. Elles vendent leur peau, leur cul, mais ça, ce n'est encore rien; elles vendent ce qu'elles sont, c'est du troc — il frappa du poing dans sa paume. C'étaient comme des mères porteuses. Les hommes se branlaient devant elles, les femmes rêvaient de leur ressembler, elles étaient bourrées de la paille du désir des autres, et puis, un jour, plus rien! Ça ne fonctionne plus. Vide ou pleine, c'est fini.

Peut-être était-ce cela qui était arrivé à Ariane? Il n'en savait rien. Il avait vendu ses photos en Italie. Elle avait obtenu les couvertures de plusieurs magazines à Milan, à Rome, etc. Elle avait été prise sous contrat...

Joan n'eut nul besoin de l'entendre préciser que Morandi Communication engageait des filles pour deux ou trois saisons un peu partout en Europe : Paris, Budapest, Moscou... Elle imaginait.

Ariane, reprit Roy, commençait à basculer. Elle avait voulu partir à cause de ça, parce qu'elle savait qu'il n'acceptait pas chez lui qu'on boive, qu'on fume, qu'on se pique. Qu'est-ce qu'il restait, après? De la peau trouée, de la merde. Elles tiennent plus sur leurs jambes, elles deviennent folles...

Ailleurs, on laissait faire, il ne l'ignorait pas.

Là, ajouta-t-il, montrant la place où Joan était assise...

Plus tard, rentrant à pied par la rue de la Gaîté, passant de nouveau devant cette vitrine opaque et ces lettres inscrites à hauteur d'homme, SEX SHOP, LIVE SHOW, Joan avait imaginé Franz Leiburg assis sur le canapé qu'elle venait de quitter, les yeux mi-clos, contemplant les jeunes femmes sur l'estrade, avançant un peu la tête quand elles se cambraient ou bien quand, virevoltant, elles laissaient apparaître, le temps d'un flash, leurs dessous tendus sur le pubis.

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