L’odeur de chair brûlée et de viscères soulevait le cœur de Malko. Il réprima une nouvelle nausée. C’était dangereux et inutile de s’attarder.
— Ne restons pas ici, dit-il.
La vue du cadavre de Margaret Lim lui était insupportable. Parce qu’il aurait peut-être pu la sauver. La sauvagerie de ce crime le révoltait. Le parabellum n’avait pas servi à la Chinoise… Phil Scott et lui redescendirent l’escalier en silence, regagnèrent la voiture.
— Ça va faire du bruit, soupira l’Australien en se remettant au volant.
Il était si nerveux qu’il cala et jura. Fouillant dans sa ceinture, il en tira le pistolet extra-plat qu’il jeta sur les genoux de Malko.
— Gardez cette saleté.
À l’arrière, Sani ne disait pas un mot. Son ensemble blanc ressortait dans la pénombre.
— Merde, j’ai faim, dit tout à coup Phil Scott en émergeant de l’allée sombre dans Tanglin Road.
Malko n’avait plus envie de dîner. Mais il était temps de prévenir l’Australien de l’attaque de Bugis Street.
Une question l’obsédait. Margaret Lim avait-elle appris à ses bourreaux où se trouvait son père ?
Phil Scott dévalait maintenant Orchard Road à toute allure. En face du Hilton, il tourna à gauche et gara la voiture devant un grand building où une enseigne au néon annonçait Peking Restaurant.
Au premier étage, ils atterrirent dans un gigantesque restaurant. Une chanteuse chinoise juchée sur une estrade roucoulait une chanson aux sonorités aiguës pour un parterre de connaisseurs.
Ils s’installèrent à la table la plus éloignée de la chanteuse. À peine arrivé, en sus du canard laqué, Phil Scott commanda une bouteille de cognac qui surgit une minute plus tard.
L’Australien se versa un plein verre de Gaston de Lagrange et le but pratiquement d’un trait. Malko remarqua que ses mains tremblaient :
— Phil, dit Sani d’un ton de reproche, tu…
— Ta gueule, fit Scott.
Il se tourna vers Malko et dit d’un ton ferme.
— Vous m’avez foutu dans un drôle de merdier. Tout ça pour 10 000 dollars. J’aurais dû rester à Djakarta.
Malko se dit que c’était le moment d’éclairer l’Australien. Tandis qu’ils dégustaient des crevettes aux piments noirs frits, il lui relata ce qui s’était passé la veille. L’Australien s’en arrêta de manger, blême.
— Non de Dieu de bordel de Dieu, fit-il entre ses dents. Vous ne pouviez pas me le dire plus tôt !
Phil Scott se pencha au-dessus de la table. Le trou de son nez parut soudain énorme à Malko.
— Si c’est Ah You, dit-il, je me tire. Il est comme cul et chemise avec la « Spécial Branch ». Alors, si vous avez envie de faire la guerre à Singapore, allez-y tout seul… Je ne suis plus dans le coup.
— Mais pourquoi la « Spécial Branch » s’opposerait-elle à ce qu’on retrouve Lim ?
— Je n’en sais foutre rien, fit l’Australien avec énormément de conviction. Et je ne veux pas le savoir.
Il s’interrompit. On apportait le canard laqué. Un superbe animal gros comme une oie, luisant de graisse. Le cuisinier commença à découper la peau par plaques, au moyen d’un couteau à la lame large et effilée. Laissant la chair autour de la carcasse comme il se doit.
Soudain, Malko eut mal au cœur. Il eut l’impression d’assister au supplice de Margaret Lim. Cela avait dû se passer avec la même précision. On déposa une assiette devant lui et il eut du mal à ne pas détourner le regard. Le visage crispé, Phil Scott était muet comme une carpe.
Les yeux bleus de l’Australien étaient devenus presque incolores. Dès que la carcasse du canard se fut éloignée, il jeta avec véhémence.
— Les flics de la « Spécial Branch » sont dans le coup. On vous attendait à Bugis Street. On voulait vous décourager, pas vous tuer. Le truc qui ne fasse pas trop de scandale. On a écouté vos conversations à l’hôtel. Ce n’est pas Ah You…
— Mais pourquoi la police ? répéta Malko. Le gouvernement de Singapore est en excellents termes avec les États-Unis.
L’Australien haussa les épaules.
— Lorsque vous le saurez, vous aurez résolu le problème. Si j’étais vous, en sortant d’ici, je prendrai le premier avion pour n’importe où. Et s’il n’y a pas d’avion, je prendrai le clauseway jusqu’à Johore Bahru et je ne refoutrai pas les pieds à Singapore. Vous êtes venu vous mettre dans un règlement de comptes chinois. S’ils n’ont pas hésité à s’attaquer à la fille de Tong Lim, ils vous liquideront comme un moustique.
— Qui « ils » ?
— Des types qui ont assez de puissance et de fric pour manipuler la « Spécial Branch », les voyous et pour s’attaquer à un milliardaire chinois.
Ils se replongèrent dans le canard. Sani ne mangeait pas, les yeux dans le vague. Soudain, elle dit à Phil Scott :
— Mais alors, Phil, tu ne vas pas gagner tout cet argent. Nous ne pourrons pas aller à Tahiti.
L’Australien faillit s’étrangler avec son dernier morceau de peau laquée.
— Pauvre conne ! fit-il, je n’ai pas envie de partir dans un cercueil.
Sani baissa la tête sans répondre. On apporta la soupe qu’ils burent en silence.
La salle était presque vide. Malko paya l’addition et ils sortirent du restaurant ; l’air était tiède et doux.
— Ça vous embête de prendre un taxi jusqu’au Shangri-la ? demanda Phil Scott. J’ai plus tellement envie qu’on nous voit ensemble.
Malko n’insista pas. Sani lui serra la main, cherchant son regard, comme si elle voulait lui dire quelque chose.
Il héla un taxi qui remontait Orchard Road. Il aurait bien voulu pouvoir prévenir Linda du meurtre de Margaret Lim. Mais où la récupérer ? Le hall du Shangri-la était désert. Dans l’ascenseur qu’il prit seul, il fit monter une balle dans le canon de son pistolet. Avant d’entrer dans sa chambre, il le prit à la main. Mais personne ne l’attendait. Il regarda le téléphone avec méfiance. Il aurait bien voulu parler à John Canon, cependant après ce qu’avait dit Scott c’était jouer avec le feu.
Il essaya de récapituler la situation. Pourquoi les autorités de Singapore semblaient-elles impliquées dans l’histoire Lim ? Malko contempla la photo panoramique de son château pour se donner du courage et décida qu’il resterait à Singapore.
Le restaurant situé au sommet du Mandarin tournait sur lui-même en une heure, permettant d’admirer tout Singapore. Mais, à cette heure matinale, Malko et John Canon étaient pratiquement les seuls clients. Malko avait préféré intercepter le chef de station de la C.I.A. avant qu’il soit plongé dans ses problèmes personnels. Avant de se rendre au bureau, il passait une heure à l’hôpital auprès de sa femme. Ensuite, il n’était plus bon à rien. Pour l’instant, il sirotait tristement un pepsi-cola.
— Je ne comprends rien à cette histoire, avoua-t-il. Nous avons les meilleurs rapports avec la « Spécial Branch ». Ils nous ont juré qu’ils ne sont au courant de rien pour l’affaire Lim.
Le meurtre de Margaret Lim faisait la Une du Straits Time. On parlait de crime de rôdeurs venus voler, de la sauvagerie avec laquelle on avait torturé Margaret pour lui faire avouer où se trouvaient les valeurs cachées dans la villa… John Canon caressa machinalement ses épais cheveux gris.
Lim voulait entrer en contact avec nous. C’est pour cela qu’on l’a tuée. Quelqu’un a surpris votre conversation avec Margaret. Mais Lim va être obligé de se découvrir. Il perdrait la face en ne venant pas enterrer sa fille.
— Mais, remarqua Malko, je croyais qu’au contraire, les Chinois avaient horreur des mourants. À cause des mauvais génies qui entourent l’âme de celui qui va passer dans l’au-delà. Il y a même une rue spéciale où on les amène pour qu’ils ne trépassent pas chez eux.
— Oui, c’est vrai, approuva John Canon. Mais une fois que l’âme est partie, c’est différent. Le mari d’une de mes bonnes à eu un infarctus. Il était couché dans la cuisine. Elle n’a même pas voulu s’en approcher pour ne pas risquer qu’il meure dans ses bras. Et depuis, elle refuse d’habiter avec lui… Mais s’il meure, elle l’enterrera en grande pompe.
— Si Lim vient à l’enterrement, dit Malko, je pourrai enfin entrer en contact avec lui.
John Canon soupira.
— Que Dieu vous entende. Cette affaire devient de plus en plus délicate. Surtout si la « Spécial Branch » y est mêlée.
— Est-ce qu’il n’y aurait pas un coup des communistes chinois derrière tout cela ? suggéra Malko.
John Canon fit la moue.
— Peu probable. La police de Lee Kuan Yew est super-efficace. Il y a des petits groupes de maoïstes, mais pas vraiment structurés. Officiellement, Singapore fait de l’anticommunisme à tous crins. La réalité est plus nuancée. Beaucoup de Chinois d’ici envoient de l’argent en Chine à leur famille. Il n’y a pas de relations diplomatiques, mais les Singapouriens peuvent aller en Chine en voyage organisé. La Bank of China arrange tout. Si Lee Kuan Yew est tellement nerveux à propos de la Chine, c’est qu’il essaie de faire oublier à ses Chinois qu’ils sont Chinois. Il veut qu’ils se sentent Singapouriens… Mais les relations entre les deux pays ne sont pas vraiment mauvaises.
— En tout cas, dit Malko, Tong Lim a quelque chose à nous dire qu’il serait important de savoir… Surtout si le gouvernement est impliqué.
— Je sais, fit John Canon en se levant. J’espère que vous pourrez le voir à l’enterrement. Ou que cette Linda vous aidera vraiment. Je ne suis pas mécontent que Phil Scott ait décroché. Tant pis pour les 10 000 dollars. J’envoie un télex à Langley tout à l’heure. Passez à l’ambassade en fin de journée. J’aurai la réponse.
— Ann va mieux ? demanda Malko.
— Ça va, dit John Canon sans se compromettre. Vous descendez avec moi ?
— Je vais m’arrêter un moment à la piscine, dit Malko.
Il descendit de l’ascenseur au cinquième étage.
Le regard que lui avait jeté Sani, la veille au soir, l’intriguait.
En le voyant, Sani se laissa glisser du plongeoir et vint droit sur lui, de sa démarche involontairement sensuelle, en opposition avec la tension de ses traits. Son visage enfantin arborait une expression préoccupée.
— Oh, je suis contente que vous soyez venu ! dit-elle.
Elle entraîna Malko à l’écart et ils s’assirent sur des chaises longues. La piscine était encore déserte.
— Que se passe-t-il ? dit Malko.
— Je voudrais vous aider, dit la jeune Tamil, sans le dire à Phil. Il a peur.
— Vous pouvez ?
Malko l’observait avec attention. Que cachait encore ce revirement ? Sani n’avait jamais paru s’intéresser aux affaires de son amant.
— Je crois, dit-elle d’une voix timide. Je connais beaucoup de gens. Mais vous me donnerez l’argent ? Ce que vous aviez promis à Phil, si je vous aide à retrouver Lim ?
— Vous voulez le quitter ?
Elle secoua la tête.
— Oh, non, je veux lui faire la surprise. Il a besoin de cet argent pour que nous puissions partir à Tahiti. Là-bas, il m’épousera…
Malko préféra ne pas répondre. Sani se pencha vers lui, sa poitrine touchant son bras.
— Vous voulez ?
— D’accord, dit Malko.
Une onde de joie illumina le visage de la jeune Tamil.
— Oh, je suis si contente ! Vous savez, je me suis déjà occupée, ce matin. J’ai une amie qui travaille au desk du Shangri-la. Elle m’a dit que quelqu’un du « Department of Intelligence Service » était venu, et avait posé des questions sur vous. Elle croit que le standard téléphonique est prévenu aussi.
Malko eut l’impression, de nouveau, qu’il se vidait de son sang.
— Vous êtes sûre, Sani ?
— Oui.
Il fit un effort surhumain pour ne pas montrer son trouble. Pourquoi les services spéciaux singapouriens le surveillaient-ils ? Sans en parler à John Canon, Ce que cela impliquait lui fit peur.
— Très bien, Sani, essayez de savoir où se trouve Lim. Vous savez où me joindre. Mais faites attention.
Elle eut un sourire pâle.
— Je ferai attention. Ne dites rien à Phil.
— Promis.
Il la regarda regagner son plongeoir. Elle se retourna pour lui sourire. Merveilleusement désirable dans son maillot jaune. Il avait hâte de se retrouver avec John Canon. Quelque chose était pourri dans cette histoire.
Tandis qu’il attendait l’ascenseur, une Chinoise surgit de nulle part, et attendit avec lui. Une assez belle fille longiligne vêtue d’une robe fendue bleue avec les cheveux sur les épaules. Il remarqua qu’elle avait une tache dans le blanc de l’œil droit qui donnait une expression étrange à son regard.
Malko s’effaça pour la laisser entrer la première dans la cabine. À peine la porte s’étaient-elle refermée que l’inconnue lui fit face en souriant. « Une pute », pensa Malko. De la main gauche, la Chinoise écarta un pan de sa longue robe fendue, dévoilant ses cuisses presque jusqu’à l’aine.
À l’intérieur de la cuisse gauche, il y avait un tatouage multicolore.
Un papillon.