Chapitre XI

L’ascenseur stoppa avec une petite secousse au rez-de-chaussée. Automatiquement, l’inconnue laissa retomber le pan de sa robe, cachant le tatouage. Elle sortit la première de la cabine et Malko lui emboîta le pas. Dès qu’ils furent mêlés à la foule du lobby, il lui demanda à voix basse :

— Vous venez de la part de Linda ?

Sans répondre, la Chinoise se dirigea vers la sortie, le menant droit vers sa propre voiture garée dans le parking derrière l’hôtel. Elle ouvrit la portière et monta à l’avant. Malko se glissa derrière le volant. La Chinoise tourna la tête vers lui.

— Me no speak good english. You come. See Mr Lim.

— Where ? demanda Malko.

Elle secoua la tête, répéta doucement.

— You come. No speak. Linda said.

Il hésita. L’hypothèse de l’enterrement n’était qu’une hypothèse. Après ce qui s’était passé la veille, il était plus que jamais urgent de retrouver Tong Lim. Aussi, il n’insista pas.

Trente secondes plus tard, ils descendaient Orchard Road. Guidé par la Chinoise, Malko franchit le pont sur la rivière passant devant le Merlion, l’étrange statue à tête de lion et queue de sirène, symbole de Singapore, et se retrouva dans New Bridge Road. À gauche, c’était encore Chinatown. Mais à droite de la grande avenue à deux voies, ce n’étaient plus que d’immenses clapiers de ciment. Des passerelles reliaient les deux rives de l’avenue.

— Right, ordonna la fille, alors qu’ils sortaient de Chinatown. Elle fit stopper Malko dans une petite montée, en face d’un grand clapier gris. Un coiffeur en plein air officiait sur le trottoir.

La voiture garée, ils partirent à pied. La Chinoise marchait d’un pas rapide, sans regarder autour d’elle. Malko essayait de se reconnaître. Ils débouchèrent soudain sur un terrain vague empli d’un vacarme effroyable. D’un coup, Malko se retrouva.

En face de lui, c’était Sago Street, la rue des Morts. Mais quel changement ! Il se souvenait d’une petite voie tranquille bordée de mouroirs et de marchands de cercueils. Où des orchestres attendaient entre deux enterrements en mangeant des soupes chinoises, assis à même la chaussée.

Tout le côté gauche n’était plus qu’un terrain vague plein de gravats. Il restait quelques ruines attaquées par un étrange engin. Une sorte de grue montée sur chenilles. De sa flèche pendait une énorme boule de fonte suspendue à une chaîne. Le chauffeur de l’engin remontait le poids et le lançait sur les vieux murs à abattre. Chaque coup résonnait dans tout le quartier, dominant le bruit des voitures sur North Bridge Road. De l’autre côté du terrain vague s’élevait un gigantesque et triste clapier à Chinois d’où émergeaient à chaque fenêtre des perches couvertes de linge. En dépit des travaux, Sago Street était extrêmement animée. Le côté droit de la rue tenait tête aux bulldozers, avec ses maisons bleues et vertes croulantes dont chaque rez-de-chaussée abritait un commerce.

La Chinoise qui escortait Malko s’y engagea, se faufilant entre les éventaires. À chaque pas, il fallait contourner des badauds en train de lorgner de longs poissons-chats aux immenses moustaches nageant en rond dans un seau d’eau posé au milieu de la rue en attendant d’être frits.

Un Chinois dormait affalé sur sa machine à coudre en plein air. Un peu plus loin, les musiciens d’un orchestre pour funérailles s’étaient égaillés sur les tabourets de bois d’un restaurant en plein air, leurs instruments de cuivre entre leurs jambes. La Chinoise avançait toujours. Baissant la tête pour passer sous les toiles des éventaires qui se rejoignaient au milieu de la rue. Arrivée presque au bout de la rue, la fille stoppa devant un rideau de fer descendu puis tourna dans une ruelle si étroite qu’on ne pouvait y entrer que de profil. À vrai dire, c’était plutôt une fissure entre deux maisons. Elle frappa à une porte de bois, qui s’ouvrit aussitôt. Malko dut se courber pour la franchir, la Chinoise sur ses talons.

Une forte odeur d’encens frappa aussitôt ses narines, mélangée aux effluves moins suaves de soupe chinoise aigre. Deux ampoules jaunâtres éclairaient faiblement le local. Il s’arrêta en face d’un objet qui semblait tenir toute la place. Un superbe cercueil en teck noir, taillé en forme de jonque, orné de bandes rouges et or, long de près de trois mètres. D’une infinie majesté. Malgré tout, il éprouva un petit pincement au cœur. Ses yeux s’accoutumant à la pénombre, il s’aperçut que le local était beaucoup plus grand qu’il ne l’avait imaginé. Tout en longueur. L’entrée principale devait être le rideau de fer baissé. En dehors du superbe cercueil mis en avant, il y en avait des dizaines d’autres empilés partout, parfois jusqu’au plafond.

À côté du cercueil d’apparat se dressait une pile de dragons multicolores, faits de toile et de bois, destinés à protéger le dernier voyage du défunt des mauvais génies toujours à l’affût. De derrière ces monstres fragiles surgit un étrange personnage. Un Chinois de petite taille en maillot de corps, les traits figés à la Buster Keaton, avec une grande bouche mince aux coins tirés vers le bas. Un chapeau de toile bleue était posé en équilibre sur son crâne lisse comme une boule de billard. La peau de ses bras était plissée comme celle d’un vieux lézard.

Sans changer d’expression, il fit le tour du cercueil, et se hissant sur la pointe des pieds, fit glisser le couvercle latéralement avec un « han » fatigué. La Chinoise ne disait pas un mot non plus. Malko s’approcha, intrigué. L’intérieur du cercueil était capitonné de soie blanche – couleur de la mort chez les Chinois – surbrodé de dragons dorés pour protéger le défunt. La fille s’approcha à son tour et dit :

— Miss Lim.

Ainsi, c’était le cercueil destiné à Margaret. Malko ne voyait pas très bien le pourquoi de ce macabre rendez-vous. C’était, certes, une délicate attention de lui montrer l’intérieur de ce cercueil, mais il n’était pas venu pour cela.

— Où est Mr Lim ? demanda-t-il.

La Chinoise étendit le bras vers le cercueil.

— You go in.

Malko la regarda, se demandant s’il avait bien compris. Elle insista en mauvais anglais :

— Miss Margaret coffin. You go see father[13]

Évidemment, c’était un moyen astucieux pour approcher discrètement Tong Lim. Malko pourtant répugnait à entrer dans ce cercueil.

Depuis qu’il était dans cet atelier funéraire, il luttait contre une impression désagréable. Comme un pressentiment.

Après tout, il ignorait si Tong Lim lui voulait du bien. Enfermer Malko vivant dans le cercueil de Margaret serait une façon bien chinoise de se débarrasser de lui… Il s’écarta du cercueil et dit :

— I dont want to.

La fille qui l’avait amené fronça les sourcils.

— You want to see Mr Lim, right ?

— Yes, dit Malko. But not like that.

Le Chinois et la fille l’observaient pensivement sans répondre. Et tout à coup, Malko découvrit ce qui le tracassait. La fille ne lui avait pas demandé d’argent !

Cela ne ressemblait pas à la rapacité de Linda. Une fois qu’il aurait vu Lim, elle n’aurait plus de prise sur Malko. Celui-ci fit un pas en arrière vers la porte. Souriant. Sans un mot, le vieux Chinois trottina jusqu’au rideau de fer et y donna un grand coup de coude.

La fille s’interposa entre la porte et Malko.

— You not see Mr Lim ?

Malko ne put pas répondre. Le tintamarre assourdissant d’une fanfare mortuaire venait d’éclater de l’autre côté du rideau de fer.

Il n’eut pas le temps d’atteindre la porte. La Chinoise avait fait un bond en arrière, plongeant la main dans un cercueil. Elle ressortit, brandissant un parang. Le Chinois au chapeau bleu se rapprocha à son tour. Dans la main droite, il tenait un crochet de fer.

Dehors la fanfare jouait toujours.

Appuyé au cercueil, Malko regarda autour de lui. Il n’y avait que deux issues : la petite porte et le rideau de fer baissé.

Il fonça, réussissant à éviter le crochet, commença à tambouriner sur le rideau de fer. Mais la cacophonie de l’orchestre couvrait le bruit. Personne ne devait se douter de quoi que ce soit dans Sago Street. Les fanfares jouaient sans arrêt.

Il se baissa pour tenter de soulever le rideau. Le cœur cognant dans la poitrine, furieux de s’être laissé piéger. À cause du bruit, il n’entendit pas deux autres Chinois surgir derrière lui. Ils avaient dû attendre, cachés dans le fond de l’atelier.

La fille cria d’une voix aiguë. Il se retourna. Ses deux adversaires brandissaient des armes étranges. Deux morceaux de bois réunis par une grosse chaîne. Ils se jetèrent sur lui sans un mot, et abattirent leurs armes.

L’un d’eux feinta, Malko parvint à l’éviter, mais le bâton de l’autre le frappa à la tempe ; il éprouva une douleur brève et violente, puis il lui sembla que le rideau de fer montait à sa rencontre. Il sentit un second coup frapper sa nuque, achevant de l’assommer. Il tomba. Le bruit de la fanfare résonnait douloureusement dans ses tympans, ses membres semblaient en coton. Il réalisa vaguement que les deux Chinois le tiraient par les pieds. Il entendit la voix aiguë de la fille, et maudit Linda. On le souleva. Sa tête heurta le bord du cercueil. Puis il bascula dans le cercueil capitonné de blanc, trop faible pour se débattre. D’abord la soie lui causa une sensation agréable contre sa joue. Puis l’horreur le submergea, viscérale, absolue. Il tenta de se soulever. Trop tard. Le couvercle glissa et claqua au-dessus de sa tête. Il était dans le noir total.

Sa tête l’élançait horriblement. Sans même s’en rendre compte, il perdit connaissance.


* * *

Un dragon de tulle rose de trois mètres de long se balançait doucement au rythme de son porteur, ouvrant le défilé qui se frayait lentement un passage le long de Sago Street vers New Bridge Road. La fanfare composée d’une dizaine de musiciens entourait une charrette tirée par quatre Chinois où se trouvait le massif cercueil de teck noir, recouvert de couronnes en plastique. Jouant à se faire péter les poumons. Derrière suivait un autre char croulant sous les couronnes et les dragons de papiers. Un camion attendait au croisement de Sago Street et de New Bridge Road.

Fasciné, le conducteur de l’engin de démolition stoppa la balle de fonte qu’il s’apprêtait à lâcher sur un pan de mur.

Dans Sago Street, les badauds s’écartaient respectueusement devant le convoi. Un mort riche, à en juger par l’amoncellement de fleurs et le cercueil de luxe… Or, en Chine, on respecte autant la mort que la richesse. Absorbé par le spectacle, le conducteur de l’engin ne prêta pas attention à trois jeunes Chinois qui se dirigeaient vers lui à travers le terrain vague. Il se trouvait à une dizaine de mètres en retrait de Sago Street. Tout se passa très vite. Les trois Chinois entourèrent l’engin. L’un d’eux bondit dessus, arracha le conducteur de son siège, s’installa à sa place.

En quelques secondes, il joua avec les leviers, le moteur rugit et l’engin, dans un grincement de chenille, s’ébranla. Médusé, le conducteur se releva pour se trouver nez à nez avec le couteau d’un des deux autres Chinois.

— Get away, fit simplement ce dernier.

Stupéfait et terrorisé, le conducteur regarda son engin cahoter à travers le terrain vague, en direction de la rue, balançant au bout de sa longue chaîne la masse de fonte qui lui servait à détruire les maisons. Comme un monstre préhistorique pris de folie… Avançant droit vers le convoi funèbre !

Alertés par le bruit, les badauds s’écartèrent précipitamment. Croyant d’abord à une fausse manœuvre. Puis des cris horrifiés fusèrent de la foule. L’engin se dirigeait droit sur le convoi funéraire ! La masse de fonte se balançant d’une façon menaçante au bout de sa chaîne. Deux Chinois couraient à côté, comme pour le protéger.

Dans un ultime grincement de chenille, l’engin arriva contre le chariot, ceux qui le halaient s’écartèrent précipitamment. La Chinoise à la tache dans l’œil surgit de la foule, rameutant les deux Chinois qui avaient assommé Malko. Elle poussa un cri perçant, le doigt tendu vers la masse qui se balançait maintenant au-dessus du cercueil.

Médusés, les musiciens s’étaient arrêtés de jouer. La fille n’eut pas le temps d’intervenir. La masse de fonte venait de s’abattre sur le cercueil, écrasant les dragons de tulle, dispersant les couronnes et brisant le couvercle comme une noix, projetant des morceaux de planches dans toutes les directions. Un « Ho ! » d’horreur jaillit de tout Sago Street. Jamais on avait vu un tel sacrilège ! La plupart des badauds détournèrent les yeux pour ne pas voir ce pauvre cadavre profané. Les rares qui ne le firent pas aperçurent un spectacle inouï ! Des planches disjointes du cercueil, émergea un homme bien vivant. Habillé même, le visage maculé de sang, qui glissa à terre au milieu des couronnes, dans un cercle horrifié.

Aussitôt, l’attention de tous se concentra sur lui. D’une secousse brusque, l’engin avait reculé. Celui qui s’en était emparé avait sauté à terre. Rejoignant les deux autres. La fille à l’œil taché s’était ruée sur eux, accompagnée de ses deux hommes de main. Il y eut une brève bagarre, au bord du terrain vague, derrière les badauds. Confuse, féroce. Entre les cinq Chinois et la fille. À coups de chaînes, de poinçons, de pieds. Celui qui s’était emparé de l’engin, l’arcade sourcilière fendue, laissa deux de ses adversaires ensanglantés sur le sol. La Chinoise se rua sur lui, un poinçon à la main.

Lui aussi brandissait la même arme. La bagarre fut très brève. Puis le poinçon du Chinois s’enfonça profondément dans la cuisse de la fille, manquant le ventre de peu. Celui qui avait frappé le retira aussitôt et un jet de sang jaillit à un mètre. Aussitôt les trois Chinois partirent à toutes jambes à travers le terrain vague sans que personne songe à les poursuivre. La fille tituba quelques mètres avant de s’effondrer, les mains compressant sa cuisse, sans parvenir à arrêter le sang.

Dans Sago Street, le rescapé du cercueil avait été relevé par des mains secourables. Il s’appuyait au chariot, encore étourdi, au milieu d’un cercle de badauds.

L’opérateur de l’engin avait agi avec une précision fantastique, arrêtant la masse au niveau du couvercle. Sinon, son occupant aurait été transformé en bouillie.

Plusieurs femmes s’étaient accroupies autour de la blessée dans le terrain vague, essayant de stopper l’hémorragie. Quand elles virent qu’elles n’y parvenaient pas, elles s’éloignèrent en hâte, de peur que les mauvais génies de la mourante ne s’emparent d’elle…

Une voiture de police, appelée par téléphone, se frayait un chemin à grands coups de klaxon dans South Bridge Road. Les deux blessés s’étaient perdus dans la foule. La fille étendue dans le terrain vague eut un ultime spasme et mourut, vidée de son sang. Lentement, les musiciens se dispersèrent sur les tabourets du restaurant le plus proche et commandèrent à manger.

Ce qui arrivait ne les concernait que médiocrement.

Ils avaient été payés d’avance.


* * *

Le grand ventilateur tournait lentement au plafond, juste au-dessus de la tête de Malko. Ce dernier ferma les yeux pour ne plus le voir. Ce simple mouvement lui donnait la nausée. Son bras lui faisait mal, là où on lui avait fait une piqûre, mais il avait l’impression que le côté gauche de son crâne n’était plus qu’une bouillie. Le brouhaha, autour de sa civière, lui donnait envie de hurler. D’un effort surhumain, il essaya de se redresser. Aussitôt, il sentit des mains qui l’aidaient. Lorsqu’il fut sur son séant, il ouvrit les yeux, vit un bureau aux murs jaunes, des visages sérieux, des uniformes bleus.

— Sir, you feel better ?

Un policier se penchait sur lui. En uniforme. Il se souvenait vaguement qu’une voiture de police l’avait emmené. Brusquement, il se remémora ses soupçons envers la police de Singapour. Pourquoi ne l’avait-on pas emmené à l’hôpital ?

On le fit asseoir sur une chaise. Un civil souriant – un Chinois – s’approcha et demanda :

— Voulez-vous aller à l’hôpital ? Nous vous avions amené ici parce que c’est plus près.

Cette simple phrase rassura Malko. Il secoua la tête.

— Non, merci. Je voudrais boire.

On lui apporta de l’eau. Il réalisa qu’il n’avait pas pris son pistolet. Qu’il n’était qu’une victime. Dans sa tête, il commençait à reconstruire ce qui s’était passé. Linda l’avait trahi. Il fallait fournir à la police une histoire qui tienne debout. Où étaient ceux qui l’avaient enlevé ?

Le civil souriant au visage gras se pencha sur lui :

— Je suis l’inspecteur Yan-Ku, Sir, pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé ?

Malko avait l’impression d’avoir une ronde de métro dans le crâne. Il sentait tous les regards posés sur lui. Il ne s’agissait pas de raconter un conte de fées.

— Je crois qu’on a essayé de m’enlever, dit-il. Je ne comprends pas…

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