Chapitre XVII

Sakra Ubin demeura clouée sur le pas de sa porte, comme si elle voyait le diable. Son corps dodu était enveloppé dans un peignoir rose et elle était pieds nus.

— Vous ! dit-elle à voix basse.

Malko regarda le couloir désert derrière lui. Il était volontairement monté à pied pour éviter les rencontres dans l’ascenseur, et il tenait à ce que personne ne le voie entrer chez la veuve du journaliste. Il sourit et s’avança dans l’embrasure de la porte.

— J’ai besoin de vous voir.

Aussitôt, la jeune femme tenta de pousser la porte, le visage fermé, les lèvres épaisses serrées en une expression hautaine, presque méchante.

— Allez-vous-en !

Malko avait déjà glissé son pied dans l’entrebâillement. Doucement, mais fermement, il repoussa la Malaise à l’intérieur, referma la porte. L’heure n’était plus aux ronds de jambe. Comme Sakra ouvrait la bouche pour crier, il s’approcha, la prit par la taille et l’attira contre lui. Elle sentait le jasmin. Son ventre réagit aussitôt, à la façon d’une bête autonome, s’appuyant contre lui, Sakra ne cria pas, comme un lapin fasciné par un cobra. Malko lui passa doucement la main dans les cheveux, puis descendit, épousant la courbe d’un sein, à travers l’échancrure du peignoir, découvrant la pointe presque violette à force d’être sombre.

— Salaud ! murmura la Malaise.

Mais elle ne chercha pas à lui échapper. Ses doigts jouant sur sa peau, Malko lui dit gentiment :

— J’ai besoin de coucher ici, ce soir, Sakra. Je partirai demain matin et je ne vous toucherai pas… Je suis fatigué. On me cherche. Je peux avoir confiance en vous. N’est-ce pas ?

Il la lâcha. Elle s’écarta, drapant son peignoir autour d’elle, cachant sa poitrine.

— Il n’y a qu’un lit, dit-elle. Vous allez encore me violer…

Comme il ne répondait pas, elle lui tourna le dos et se dirigea vers la pièce voisine. Il la suivit. Il y avait un lit très bas, presque au niveau du sol. Sans ôter son peignoir Sakra s’y laissa tomber, le dos tourné à Malko. Celui-ci se déshabilla rapidement. Il faisait plus frais que chez le Dr Hassad et il se sentait plus en sécurité. Il s’allongea sur le dos, respirant profondément.

Il sentit la fatigue, s’endormit d’un coup sans s’en rendre compte. Quelque chose de soyeux, de lisse et de tiède le réveilla beaucoup plus tard. D’abord, tendu, inquiet, il resta rigoureusement immobile dans le noir, essayant de renouer avec la réalité. Il était toujours sur le dos. Sakra Ubin était allongée contre lui, de tout son long, sans son peignoir. Elle se frottait comme une chatte, la bouche dans son cou, là où elle l’avait mordu la première fois où ils avaient fait l’amour. Une de ses mains emprisonnaient son sexe avec douceur. Un flot de sang descendit dans son ventre. Après les horreurs, les tensions, les dangers des derniers jours, Malko se retrouvait brusquement dans un autre univers. En quelques secondes, son désir fut à son maximum, sans que les doigts de Sakra Ubin aient bougé. Elle était immobile, semblait ne pas respirer.

Sans un mot, Malko bascula sur le côté, glissant une jambe entre les siennes, l’écrasa, entra en elle d’une seule poussée, demeura immobile quelques secondes. Puis Sakra gémit et noua ses mains dans son dos, balbutiant des mots malais sans suite, les reins creusés, les cuisses repliées, onctueuse et accueillante. Malko se retint de hurler : les ongles meurtrissaient ses blessures encore fraîches, mais il se concentra sur son plaisir. Il se dit qu’un jour il ferait l’amour pour la dernière fois et qu’il ne le saurait pas. Cela lui donna encore plus de force et, appuyé sur les coudes, il s’enfonça dans Sakra avec violence. Déclenchant un orgasme irrésistible, entrecoupé d’injures, de cris, de gémissements.

Puis, les cuisses repliées pour mieux l’accueillir, retombèrent doucement à côté des siennes.

— Laissez-moi, murmura la jeune femme.

Elle glissa sous Malko, s’éloigna, s’écarta, se retourna, recroquevillée à l’autre bout du lit. Cinq minutes plus tard, il entendit son souffle changer de rythme : elle dormait. À croire qu’elle ne s’était jamais réveillée.

Apaisé, il se rendormit à son tour.


* * *

Le bruit de la pluie sur les vitres réveilla Malko. Il se dressa sur le lit. Sakra avait disparu. Le peignoir rose gisait en tas, par terre. Il regarda sa montre : 9 heures. Il se leva, se jeta sous la douche minuscule, moins forte que l’averse tropicale qui tombait dehors.

Dans la cuisine, il trouva du thé encore chaud. Il en but trois tasses avant de s’habiller, et de glisser son pistolet dans sa ceinture. Il y avait de fortes chances pour qu’il ne revoit jamais Sakra, ni cet endroit. Il avait rarement rencontré une femme aussi sensuelle sous des dehors aussi vertueux… Le couloir gris le ramena à la réalité. Tout allait se jouer dans l’heure qui suivait.

Dans Havelock Road, il trouva un taxi facilement, mais fut trempé en quelques secondes. Pourtant, il faisait toujours aussi chaud.


* * *

Les pupilles de Sani se dilatèrent en une fraction de seconde, comme un oiseau de nuit surpris par la lumière. Un sarong trempé moulait ses formes somptueuses.

— Vous êtes fou de venir ici ! dit-elle à voix basse. Il est là…

Malko avait traversé le petit jardin en friche sans bruit. Par prudence, il s’était fait déposer en face du Hilton et avait monté Anguilla Road à pied. La pluie avait cessé de tomber et un soleil radieux brillait sur Singapour. Sa nuit chez Sakra Ubin l’avait reposé.

— Je sais, dit-il. C’est lui que je viens voir, Sani, pas vous. Où est-il ?

La Tamil fixa Malko, terrorisée.

— Vous n’allez pas…

— N’ayez pas peur. Où est-il ?

— Il prend sa douche, mais…

Il l’écarta et pénétra dans la petite maison. Le bruit de l’eau le guida jusqu’à la salle de bains. À travers la paroi vitrée, il aperçut la silhouette de Phil Scott. Calmement, Malko fit coulisser la porte de la douche et recula d’un mètre pour ne pas être éclaboussé.

— Eh, tu as…

Le cri de l’Australien s’arrêta brusquement en voyant Malko et le pistolet braqué sur lui.

— Sortez de là, dit Malko d’une voix neutre.

Les yeux de l’Australien étaient devenus presque transparents. Sans même arrêter la douche, il demeura immobile, dégoulinant et nu comme un ver. Malko leva le canon de l’arme et appuya sur la détente. La détonation se confondit avec le cri de terreur de Phil Scott. La balle avait pulvérisé un carreau de faïence derrière lui.

Sani surgit comme une folle et s’arrêta en voyant la scène.

— Scott, dit Malko, vous êtes une ordure. Combien avez-vous touché pour me donner ?

L’Australien passa sa main dans ses cheveux trempés.

— Qu’est-ce que vous voulez dire…

— Vous savez très bien ce que je veux dire, fit Malko. Vous avez battu Sani pour lui faire avouer où j’étais. Deux heures après la police est venue.

Il vit la peur dans les yeux bleus de l’Australien. Une peur viscérale, absolue. La décomposition. La drogue et l’alcool en avaient fait une loque. Le vernis se dissolvait devant lui. Il n’était plus qu’un homme traqué dont le menton tremblait.

— Bon sang, fit Scott, ne faites pas ça, je vais vous expliquer…

Il ne quittait pas des yeux le canon du pistolet braqué sur lui. Mais Malko savait qu’il ne tenterait aucune action violente.

Sani se jeta contre Malko.

— Ne le tuez pas ! supplia-t-elle, ne le tuez pas, il n’est pas méchant.

Derrière eux, la douche continuait à couler. Malko sentit que l’Australien avait atteint le comble de terreur.

— Scott, dit-il, vous pouvez sauver votre peau. À une condition.

— Ce que vous voulez ! cria l’Australien. Ce que vous voulez.

Il frissonnait malgré la chaleur, les traits défaits, le menton en gélatine, les yeux hagards.

— Vous êtes un plongeur sous-marin expérimenté, n’est-ce pas ?

— Oui ?

— Vous allez faire un travail pour moi. J’ai besoin d’un plongeur, d’une dépanneuse, d’un filet très solide, d’un matériel de plongée sous-marine. Des bouteilles et tout ce qu’il faut. Sani sait plonger aussi ?

— Oui, répondit Sani.

— Bien, dit Malko. Prenez trois équipements. Le cas échéant, je vous aiderai, mais je ne pense pas que cela soit nécessaire. Ensuite, nous serons quittes…

Phil Scott se recomposait imperceptiblement. Il dit d’une voix tremblante :

— Si je fais cela, vous savez bien ce qui va m’arriver…

— Il ne vous arrivera rien, dit Malko. Dès que nous aurons fini cette opération vous toucherez 200 000 dollars Singapour. En cash. Et vous pourrez aller vivre à Tahiti avec Sani. Puisque c’est votre rêve. Là-bas, le « Spécial Branch » vous laissera en paix…

Il y eut un long silence. Sani fixait l’Australien avec toute l’intensité dont elle était capable. Malko avait bien pesé le pour et le contre. La peur de mourir et l’appât du gain étaient des attraits suffisants pour Phil Scott. La perspective de réaliser son rêve faisait de Sani sa meilleure alliée.

— À combien, il faut plonger, demanda l’Australien.

— Pas plus de dix mètres.

— Quand ?

— Ce soir, dit Malko. Vous m’attendrez dans le parking du Mandarin. Avec tout. Pour la dépanneuse, le mieux est de la voler.

Il chercha le regard de Sani.

— Sani, dit-il, empêchez-le de faire des bêtises.

La jeune Tamil empêcherait Phil Scott de se livrer à ses mauvais instincts. D’ailleurs ce qu’il offrait à l’Australien avait assez d’attraits pour qu’il ne songe pas à trahir.

Avant de quitter la pièce, il se retourna :

— Scott, dit-il de toutes façons, ils vous tueraient si vous me trahissiez. Vous le savez, n’est-ce pas ?

L’Australien ne répondit pas. Il savait que Malko avait raison.


* * *

Malko attendait dans la cabine téléphonique, dans le hall du Hilton. On avait été prévenir John Canon dans son meeting. C’était une imprudence de téléphoner à l’ambassade, mais il n’avait pas le choix. Enfin, il entendit la voix de l’Américain faire « allô ».

— C’est moi, dit Malko.

— Ah, je commençais à être inquiet, dit John Canon. Tout va bien.

— Notre ami est arrivé de Washington ?

— Il arrive ce matin.

— Très bien, j’ai besoin de ce que nous avons convenu. Je vous attendrai dans une heure. Dans le hall de la Bank of China.

C’était juste en face de la banque où le chef de station de la C.I.A. allait retirer ses fonds. Et d’après ce que savait Malko de l’histoire Lim, un des endroits les plus sûrs de Singapour pour lui. Ce ne devait pas être l’avis de l’Américain qui demanda avec réticence.

— Vous êtes sûr de l’endroit ?

— Certain, confirma Malko. À tout à l’heure.

Il raccrocha et sortit de la cabine. Si tout se passait bien, il lui restait quelques heures avant de connaître le secret de Tong Lim.

Dans le taxi, Malko déplia le « Straits Times ». Sur huit colonnes, la manchette annonçait : « 800 millions de larmes pour CHOU EN LAI ». Le Président de la Chine communiste était mort la veille. À lire le journal, on ne se serait pas douté que Singapour faisait profession d’anticommunisme. Six pages entières étaient consacrées à l’éloge posthume du Premier ministre chinois.

L’Asie était décidément bien difficile à comprendre.

Il se fit déposer au coin de Shenton Way pour éviter les sens interdits. Le grand building gris de la Bank of China avait le style soviétique des années trente. Égayé provisoirement par des dizaines de couronnes de fleurs montées sur des perches, appuyées contre le mur de la banque. Hommages à CHOU EN LAI. Des centaines de Chinois faisaient patiemment la queue le long des couronnes, venus signer le livre de condoléances.

Malko grimpa les quelques marches du porche et se retrouva dans un gigantesque hall. Un énorme livre d’or gardé par quatre fonctionnaires chinois trônait en face de la porte tournante, signé au fur et à mesure par les visiteurs. Il regarda autour de lui. John Canon n’était pas encore là.

Soudain, il aperçut la haute silhouette de John Canon franchir la porte tournante. L’Américain portait des lunettes noires et avait à la main un gros attaché-case noir.

Il se dirigea vers Malko.

Les deux hommes se serrèrent la main. John Canon regarda autour de lui. Mal à l’aise. Ils étaient les deux seuls non-chinois.

— Je vais opérer ce soir, dit Malko. Restez chez vous. Si vous ne me voyez pas, c’est que cela a mal tourné et que vous n’y êtes pour rien. Je vais attendre un peu ici. Je préfère que vous partiez le premier… Heureusement que vous m’aviez dit que Singapour était un pays amical… ajouta-t-il.

John Canon secoua la tête.

— Je ne comprends pas. Lee Kuan Yew est en excellents termes avec nous. L’ambassadeur me l’a encore répété hier.

— Qu’est-ce que cela serait s’il ne nous aimait pas, soupira Malko.

John Canon lui serra longuement la main. Malko prit l’attaché-case et s’installa près d’une table, comme s’il attendait quelqu’un. Il vit l’Américain disparaître dans la porte tournante avec un petit pincement au cœur.

Il était seul pour la fin de l’opération. Avec pour aides, une Tamil un peu demeurée et un aventurier prêt à toutes les trahisons.

Il s’astreignit pendant cinq minutes à observer les Chinois qui venaient sagement signer leur livre de condoléances. On se serait cru dans une cathédrale, pas dans une banque. Enfin, il se dirigea vers la sortie, l’attaché-case à la main.

Au moment où il allait franchir la porte tournante, un Chinois s’avança vers lui. Souriant. Vraisemblablement un employé de la banque.

— Mr Hong-Wu voudrait vous parler, dit-il en anglais.

Comme s’il avait connu Malko toute sa vie. Celui-ci lui fit face, surpris et inquiet. Tout à coup sa mémoire se déclencha. Ce nom, c’était celui de l’informateur de Tan Ubin !

Le Chinois se retourna vers un des guichets, et précisa.

— Mr Hong-Wu vous attend là-bas.

Malko aperçut un visage rond et souriant. Il s’avança jusqu’au guichet. Le Chinois lui tendit la main à travers le guichet.

— Je suis Mr Hong-Wu, annonça-t-il à voix haute.

— Je crois savoir qui vous êtes, dit Malko. Mais…

Le Chinois eut un sourire poli.

— Effectivement, nous avons déjà été en rapport. Dans Sago Street.

Ainsi c’était son mystérieux sauveteur.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

Le Chinois accentua son sourire.

— Je ne suis pas du tout important, dit-il onctueusement.

— Pourquoi m’avez-vous aidé ?

Le visage du Chinois prit une expression sévère.

— Pour faire éclater au grand jour un complot des révisionnistes soviétiques.

Malko le scruta, de plus en plus intrigué.

— Vous semblez en savoir beaucoup sur cette affaire. Pourquoi ne pas être intervenu directement ?

Celui qui se faisait appeler Wong-Hu eut un sourire fin.

— Nous avons une position délicate à Singapour. Il ne nous est pas possible de nous mêler directement de certaines choses…

— D’abord, comment saviez-vous que j’allais venir ici ? demanda Malko.

— Nous n’avons jamais complètement perdu votre trace, dit modestement le Chinois. Il toussota. Heureusement d’ailleurs.

Malko écoutait, sur ses gardes. Le Chinois se pencha à travers le guichet et murmura.

— On vous attend dehors. On veut vous kidnapper.

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