Chapitre IX

Linda ôta ses lunettes. Ses yeux ressemblaient à deux boules de jade. Son menton tremblait légèrement, à cause des cahots du tri-shaw, qui se faufilait dans la rue encombrée de restaurants en plein air. Toujours bourrés. Les Chinois passent leur vie à manger. Au bout, on apercevait la mer grise, par-delà la zone d’aménagement de la Nicoll Highway.

À sa tension, Malko sentit que Linda ne faisait pas de surenchère. Même quand il sortit la grosse enveloppe brune contenant les dollars et la posa bien sur ses genoux, elle ne broncha pas.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis, Linda ? demanda-t-il d’une voix aussi calme que possible.

Les yeux noirs sans vie ne le quittaient pas.

— Vous m’avez menti ! dit la Chinoise avec une violence contenue.

— Je vous ai menti ?

L’épaisse lèvre supérieure se retroussa sur les dents de requin. Au même moment, le tri-shaw fit un écart qui projeta Linda vers Malko. Comme si elle allait le mordre.

— Vous travaillez avec Ah You ! aboya-t-elle.

Elle avait prononcé le mot avec dégoût. Cette fois, Malko ne savait plus où il en était. Le pousse était arrivé au bout de la rue. Linda lui jeta un ordre et il fit docilement demi-tour.

— Qui est Ah You ? demanda Malko. Je suis à Singapore depuis trois jours et je n’y avais pas mis les pieds depuis sept ans.

Sa sincérité ne parut pas entamer la conviction de la Chinoise qui insista, d’une voix furieuse :

— Pourquoi prétendez-vous ne pas connaître Ah You ?

— Parce que c’est vrai. Qui est-ce ?

— Vous le savez très bien. Un Sam-Seng.

Le pousse s’était arrêté pour laisser décharger une cargaison de poissons-chats dans des seaux.

— Et pourquoi le connaîtrais-je ?

— Pourquoi ? Sa voix, bien que contenue avait viré à l’aigu. Parce qu’Ah You cherche Tong Lim pour le tuer. Quelqu’un de sa bande m’a dit qu’il devait toucher 20 000 dollars pour cela.

— Vous travaillez pour lui. Tout ce que vous avez fait hier soir, c’était une comédie pour me mettre en confiance. Ils ont seulement fait semblant de vous attaquer. D’ailleurs, je ne comprenais pas comment vous aviez pu leur échapper…

— Mais vous êtes folle, Linda ! protesta Malko. Vous savez bien qu’il y a eu des blessés.

La Chinoise secoua la tête.

— Des étrangers. Les hommes de Ah You s’en moquent. Elle cracha de colère. Vous avez failli m’avoir ! Je devrais vous prendre cet argent rien que pour cela. Si je n’avais pas des informateurs chez Ah You, je n’aurais rien su.

Le tri-shaw était revenu au coin de Waterloo et de Rochor. Linda mit pied à terre et se tourna vers Malko.

— Ne cherchez jamais à me retrouver. Sinon, ce sont mes filles qui vous jetteront de l’acide.

Fou de rage, Malko sauta à terre et lui mit de force l’enveloppe dans les mains. Tentant un ultime coup.

— Jamais je n’ai rencontré Ah You, dit-il. Jamais. Prenez cet argent. Il vous appartient. Mais vous auriez pu en gagner cinq fois plus.

Le contact des billets à travers l’enveloppe sembla tout à coup amollir Linda. Elle resta immobile, sans s’éloigner du tri-shaw. Pensive. Puis une lueur passa brusquement dans son regard.

— Très bien, dit-elle, si vous pouvez me prouver que vous ne connaissez pas Ah You, je vous croirai.

— Mais comment ?

La Chinoise eut un sourire dangereux.

— C’est simple. Vous allez le voir. S’il vous reconnaît, c’est que vous vous serez moqué de moi… Dans ce cas, je me vengerai…

— Mais vous savez où le trouver ?

— Oui. Tous les jours, il déjeune dans un restaurant de Hokkein Street, dans Chinatown… Il y est maintenant.

Quelque chose tracassait Malko.

— Mais vous ne pouvez pas venir avec moi, objecta-t-il. Cet Ah You vous connaît.

Linda le fixait avec un air venimeux.

— C’est très juste, dit-elle d’une voix trop douce. Aussi, voici ce que nous allons faire. Je connais un membre de la bande d’Ah You. Il sera dans le restaurant. Il verra si Ah You vous connaît. Si vous m’avez menti, mes filles vous attendront dehors. Et elles ne vous rateront pas. Alors, vous acceptez ?

Malko hésita. Il fallait être Chinois pour inventer une combinaison aussi tortueuse… Quel piège cela cachait-il ? Mais s’il refusait, il perdait la seule piste pouvant le conduire à Tong Lim. Et il était sûr de ne pas connaître Ah You…

— J’accepte, dit-il.

Linda remonta dans le tri-shaw et lui jeta un ordre. Il pesa sur ses pédales et ils partirent dans Waterloo Street.

— J’espère pour vous que vous n’avez pas menti, dit Linda.

Elle avait gardé l’enveloppe aux billets qu’elle fit disparaître dans son sac.

Le vieux coolie appuyait sur ses pédales, indifférent à leur discussion.


* * *

Ils venaient de tourner dans Pétain Street. Là, des buildings de trente étages remplaçaient peu à peu les vieilles maisons. Le tri-shaw s’engagea dans une ruelle qui s’ouvrait sur la droite, avec une espèce de petit café, des tables en plein air. Des dizaines de cages à oiseaux étaient suspendues à des fils de fer au-dessus des tables. Le vacarme était assourdissant. Il y avait de tout : des merles, des mainates, des perroquets, des toucans et des perruches, des colibris et des oiseaux de toutes les couleurs, inconnus de Malko. La froide Linda jurait avec cet environnement bucolique.

— Que se passe-t-il, ici ? demanda Malko.

— Le « bird-singing », expliqua la Chinoise. Ceux qui ont des oiseaux chanteurs se réunissent ici pour faire des concours, acheter ou vendre. Attendez-moi.

Elle sauta du pousse et Malko la vit aborder un Chinois assis au-dessous d’un énorme toucan. Le spectacle était étonnant. Certains des oiseaux avaient les yeux crevés pour qu’ils chantent mieux. Toutes les cages étaient merveilleusement briquées. Déjà, Linda revenait vers le pousse, tandis que le propriétaire du toucan décrochait sa cage et s’éloignait. Linda demeura silencieuse jusqu’à ce qu’ils aient rejoint Waterloo Street. Avant que Malko descende reprendre sa voiture, elle se tourna vers lui.

— C’était un homme de Ah You, un ancien qui n’est plus actif. C’est lui qui me renseigne. Il va prévenir son ami qui sera dans le restaurant. Vous ne pouvez pas vous tromper. C’est le seul de Hokkien Street. Allez-y. Ensuite, revenez. Je vous attendrai ici…

Malko chercha à se remémorer le visage de l’homme au toucan.

— Vous êtes sûre de cet informateur ? demanda-t-il. Il ne va pas nous trahir ?

Linda secoua la tête :

— Je lui fournis des filles qu’il n’aurait jamais les moyens de se payer. Et j’ai empêché la sienne de devenir putain.

— Comment vais-je reconnaître Ah You ? demanda Malko.

Linda montra ses crocs de requin :

— C’est peut être lui qui vous reconnaîtra… Vous savez bien qu’il est aussi gros que Fatty…

— Quelle est sa principale activité ?

— Il s’occupe des mauvais créanciers, dit Linda à contrecœur. Il a beaucoup de relations. Des hommes d’affaires qui n’arrivent pas à récupérer leurs dettes. Alors les hommes d’Ah You cassent les bras, font boire de l’acide, violent les femmes pour les déshonorer. Ou tuent.

— Et la police…

— La police ! Linda ricana. Si vous connaissez Ah You, vous le savez. Ah You leur sert d’indicateur. Pour les gangs qui font le trafic de stupéfiants ou les communistes. Alors, on le laisse tranquille.

À chaque pas de son enquête, Malko retombait sur la police de Singapour. Linda s’éloigna et il remonta dans la Datsun. Automatiquement, il prit la direction de la « Singapore River ». Le plus facile était évidemment de s’arrêter à Hill Street, à l’ambassade U.S. Et de ne pas se risquer dans Hokkien Street où un nouveau piège mortel l’attendait peut-être.

Mais il enfila sans ralentir South Bridge Road et tourna à gauche dans l’étroite Hokkien Street.


* * *

L’estomac un peu serré, Malko gara la Datsun à l’entrée de Hokkien Street. Il n’y avait pas de trottoir. Seulement, des emplacements marqués à la peinture blanche pour le stationnement. Il avait à peine mis pied à terre qu’une contractuelle se rua sur lui pour lui faire payer ses 50 cents. Avec son chapeau de paille dont les bords étaient rabattus sur les côtés comme des œillères de cheval, ce qui lui ôtait toute vision latérale, et lui donnait une curieuse allure… Singapour en fourmillait. Actives comme des insectes et incorruptibles. Il se dirigea vers le restaurant décrit par Linda. Il ne pouvait pas se tromper. Il n’y en avait qu’un avec une porte et une vitrine. Les autres étaient des stands en plein air où on mangeait la cuisine des pauvres.

Il poussa la porte et reçut une bouffée d’odeur de cuisine. Le restaurant était plein. Uniquement des Chinois à des tables rondes. Les murs de faïence blanche ne payaient pas de mine.

Malko s’avança jusqu’au fond. Un de ceux qui déjeunaient là était un espion de Linda. L’ami de l’homme de Pétain Street. Il parcourut la salle des yeux et vit Ah You.

Ce ne pouvait être que lui, d’après la description de Linda. Un énorme Chinois en maillot de corps, débordant de sa chaise, les cheveux tombant dans les yeux presque invisibles à cause de la graisse, mais certainement très jeune. Il lapait sa soupe à grandes cuillerées, l’entrecoupant de poignées de nouilles chinoises. Cinq autres Chinois se trouvaient à sa table. Ils mangeaient tous en silence.

Le garçon s’approcha de Malko et lui proposa une table où il y avait déjà deux Chinois.

Il s’assit. Il n’y avait pas de menu. On lui apporta très vite une soupière de soupe aux abats, un plat de porc frit et des crevettes qui baignaient dans une sauce étrange, à base d’huîtres. Ah You – si c’était lui – ne s’était pas interrompu de manger. De temps en temps, il jetait un bref coup d’œil à Malko, mais ce dernier était le seul étranger dans le restaurant. Malgré tout, il dut se forcer pour avaler. Tandis qu’il mangeait, plusieurs clients se levèrent et sortirent. Parmi eux, il y avait peut-être l’informateur de Linda…

Malko souhaita qu’il n’ait pas mal interprété la curiosité légitime de Ah You.

Le Chinois devait peser 150 kg. Un monstre. Il s’empiffrait avec la régularité d’un aspirateur, avalant des litres de thé. Malko était tellement absorbé par ses pensées qu’il remarqua à peine qu’on lui avait apporté l’addition. 15 dollars. C’était hors de prix, mais il n’avait vraiment pas envie de discuter. Il se leva, dans un état second. La main sur la poignée de la porte, il hésita, regardant l’extérieur. Hokkien Street grouillait d’animation. Les « Papillons » pouvaient être partout. Se répétant qu’il n’avait rien à craindre, il sortit, tous ses muscles bandés.


* * *

Il y avait une contravention sur son pare-brise… Mais pas le moindre « Papillon ». Il en fut tellement soulagé qu’il démarra sans attendre la contractuelle qui resta médusée devant un tel manque de sens civique… Malko avait déjà rejoint South Bridge Road et fonçait vers Waterloo Road, à l’autre bout de Chinatown, retrouver Linda.

Avant d’arriver au croisement de Albert Street, il l’aperçut. À l’expression de son visage, il comprit qu’elle savait déjà.

Elle monta dans la Datsun, et dit aussitôt :

— C’est bien, vous n’aviez pas menti.

Cela n’avait pas l’air de la satisfaire entièrement. Tout à coup, elle demanda :

— Pour qui travaillez-vous ? Vous n’êtes pas journaliste.

Malko ne répondit pas. La règle d’or était de ne jamais prononcer le nom de la C.I.A. Mais une fille comme Linda ne se contenterait pas de faux-fuyants. Il trouva un biais.

— Linda, vous avez confiance en Phil Scott ? Moi, je ne peux rien vous dire, mais demandez-lui. Il rentre demain de Djakarta. Il sait pour qui je travaille.

Ils arrivaient dans Albert Street.

— Arrêtez-vous là, dit Linda. Dès que je saurai où est Tong Lim, je vous enverrai une fille qui portera mon signe. Le Papillon. Vous ferez ce qu’elle vous dira. Faites attention. Ne revenez pas dans Chinatown le soir. Vous êtes en danger. Et ne suivez personne d’autre.

Malko repartit aussitôt. L’affaire Lim prenait des proportions étranges. Qui pouvait chercher Lim pour le tuer ? Et pourquoi. Maintenant il était sûr qu’il était important pour la « Company » de retrouver le businessman chinois disparu.

Avant que d’autres ne mettent la main sur lui.


* * *

John Canon avait de lourdes poches sous les yeux et les traits tirés. Visiblement, il devait faire un effort gigantesque pour se concentrer sur ce que lui disait Malko. Ce dernier s’aperçut de sa nervosité.

— Quelque chose qui ne va pas ?

L’Américain se rejeta en arrière dans son fauteuil, le visage dans ses mains.

— Ann, dit-il. Elle a encore une de ses dépressions… Quand je suis parti ce matin, ça allait mieux. Puis, elle vient de me téléphoner qu’elle se faisait hospitaliser.

Malko demeura silencieux. Il ne pouvait pas aider John Canon. Ce dernier reprit le dossier devant lui et dit :

— Je ne comprends rien à cette affaire Tong Lim. Nous n’avons eu aucun feed-back par nos informateurs habituels.

— Pourtant, remarqua Malko, quelqu’un lui en veut assez pour avoir mis sa tête à prix.

John Canon semblait perplexe.

— C’est peut-être un obscur règlement de comptes à la Chinoise. Lim peut avoir escroqué un associé vindicatif. Ou déshonoré une famille en couchant avec la fille. Ici, il faut s’attendre à tout. Un jour, un type s’est suicidé parce que le merle qu’il avait payé une fortune a refusé de chanter le jour du concours…

Malko regardait à travers les jalousies dorées, le soleil se reflétait sur les dragons de céramique de la Chambre de Commerce chinoise.

— C’est une coïncidence troublante, remarqua-t-il. Que Lim disparaisse après avoir tenté d’entrer en contact avec vous…

— Il est peut-être mort, remarqua John Canon.

— Je ne pense pas, dit Malko, sinon on ne m’aurait pas attaqué pour me décourager de voir Lim.

— Très juste, fit l’Américain d’un air absent.

— Le Gouvernement de Singapore doit bien avoir une idée au sujet de l’histoire Lim, suggéra Malko.

John Canon eut une moue dubitative.

— Possible, pas certain. De toute façon, ils ne nous diront rien. Ont horreur qu’on mette le nez dans leurs affaires. Surtout quand un Chinois est en cause.

Malko continuait à réfléchir. Un point l’intriguait. Qui éclaircirait un certain nombre de choses.

— Pouvez-vous savoir l’étendue des affaires de Lim ?

— Je peux essayer. Que cherchez-vous ?

— Je veux savoir s’il possède des intérêts dans une ferme de crocodiles, dit Malko.

— OK, fit l’Américain. Je vous appelle dans la journée à votre hôtel. Faites attention, je n’aime pas l’histoire d’hier soir. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose. Surtout, ne vous amusez pas à vous balader avec un flingue. Même l’ambassadeur ne pourrait pas vous sortir de cabane. Ils sont paranoïaques là-dessus.

— Je ne prendrai qu’un lance-pierres, promit Malko, mais j’ai bien envie de m’acheter une armure…

John Canon s’efforça sans succès de rire. Dès que Malko fut sorti, il tira une flasque de whisky de son bureau et but au goulot. Il se foutait de Lim. Il se foutait de la C.I.A. Sa femme était à moitié folle à cause du Viêt-nam. Lui n’arrivait pas à tout oublier. Le DC3 qui s’était abîmé dans la mer de Chine, c’était lui qui avait conseillé au pilote de décoller de Saigon… Alors, un Chinois de plus ou de moins… Il lui restait un an à tirer à Singapour. Ensuite, il regagnait Langley et formerait des espions à la chaîne.

Il eut un hoquet et décrocha son téléphone pour appeler l’hôpital.


* * *

Le pantalon de soie blanche collait aux jambes de Sani comme une seconde peau. Accentuant la cambrure de ses reins. Le haut assorti semblait coulé sur sa poitrine de rêve. Détendu, Phil Scott avait posé une main sur sa hanche ; et pianotait sur son ventre bombé, installé à côté d’elle dans le bar du Shangri-la.

Elle avait transformé en bêtes un plein chargement de Japonais lorsqu’elle avait traversé le hall du Shangri-la, distante comme une princesse, mais irradiant l’érotisme de toutes ses courbes, suivie de son seigneur et maître. À peine rentré d’Indonésie, Scott avait appelé Malko, pour l’inviter à dîner. Apparemment, l’Australien n’était pas au courant de l’épisode de l’acide et Sani non plus. Il serait toujours temps de les prévenir.

— Comment ça s’est passé avec Linda ? Vous êtes tombés d’accord ? demanda l’Australien.

Le barman qui servait la table voisine, l’œil rivé sur la poitrine de Sani, faillit verser son plateau directement sur les genoux de ses clients.

— Linda est charmante, dit Malko, mais très méfiante !

Phil Scott se tordit de joie.

— Il faut la comprendre, dit-il. Elle a la police au cul en permanence. Mais elle a le génie du commerce. Il rit. Vous savez ce qu’elle a fait ? Il y a des centaines de bateaux qui font relâche tout le temps à Singapour. Dont les équipages ne vont jamais à terre. Du gibier tout cuit pour les putes. Seulement, elles n’aiment pas parce qu’il faut aller en mer. Alors, Linda a eu une idée géniale : elle a rameuté toutes les putes pour atteintes par la limite d’âge, les vérolées, les infirmes, les grosses, les lépreuses… Et tous les soirs, elle en charge plusieurs jonques qui vont faire le tour des cargos en rade.

Les gars n’ont pas le choix. C’est ça ou le tonneau de sciure. Tout le monde est content : les putes qui mouraient de faim autrement, les marins et Linda qui prend 50 %…

— C’est l’Armée du Salut, fit Malko.

Le rire de Phil Scott se calma d’un coup.

— Linda en a bavé. Quand je l’ai rencontrée, elle dansait dans une boîte, près de Bugis Street. À poil, bien entendu. Ensuite, elle se tapait les clients. Et elle payait à tout le monde. À son maquereau chinois, au patron de la boîte, aux flics. Puis elle a eu du pot, un riche marchand chinois est tombé amoureux d’elle. Il l’a enfermée dans sa villa et comme il était fou de papillons, il lui en a fait tatouer sur la cuisse.

— Belle histoire d’amour, fit Malko.

Phil Scott ricana.

— Ça c’est mal terminé. Le gars devenait dingue. Il attachait Linda sur un lit qui tournait pendant des heures et il s’amusait à lui enfoncer des plumes dans le zizi au passage. Puis il a voulu la faire baiser avec des lézards…

Alors un jour, quand il l’a détachée, Linda a pris des ciseaux et lui a crevé les deux yeux, avant de se tirer. C’est à ce moment que je l’ai rencontrée. Elle se planquait. Le Chinois avait mis des voyous à ses trousses avec ordre de la récupérer et de l’enfermer dans une cage avec des rats.

— Elle m’a demandé de se cacher chez moi. J’ai dit « oui ». Elle était bien foutue et jolie. Mais elle baisait si mal que je ne l’ai plus baisée. Il rit. C’est pour ça qu’elle m’aime bien. Mais elle gueulait toutes les nuits. Des cauchemars. C’est à ce moment-là qu’elle m’a raconté ce qui était arrivé avant. Même maintenant, elle rêve encore. Elle vit seule dans un truc rembourré comme pour les fous. Elle a honte…

— Comment croyez-vous que Linda retrouvera Lim ? demanda Malko.

Phil Scott eut un sourire en coin.

— Elle lui fournit des petites filles. Il ne peut pas s’en passer. Quand il va lui en demander une, ce sera facile…

Sani ne broncha pas. Elle avait écouté sans sourciller le récit de l’Australien. Ailleurs, perdue dans un rêve. Machinalement, Phil Scott avait abandonné sa hanche pour une de ses longues cuisses, qu’il triturait ouvertement, sous le regard effaré du garçon.

— Comment s’est passé votre voyage ?

L’Australien arbora aussitôt un sourire satisfait.

— Très bien. Il y a beaucoup de business à faire avec les Indonésiens. Faudra que j’y retourne bientôt.

Malko n’eut pas la cruauté d’insister. Quant à Sani, elle semblait en transes, acceptant n’importe quoi. La main de Phil Scott remonta le long de la cuisse gainée de soie blanche et s’immobilisa à la hauteur du mont de Venus. D’où il était, Malko pouvait voir les doigts de l’Australien pianoter doucement sur le renflement moulé par la soie. Et peu à peu, les yeux de Sani chaviraient. Elle allongea la jambe avec une impudeur totale, s’exposant totalement à la caresse.

Malko était si troublé qu’il entendit à peine le garçon se pencher sur lui.

— Téléphone, Sir.

L’appareil était posé sur le bar. Malko se leva et prit l’écouteur. Ce devait être John Canon.

D’abord, il n’entendit rien et faillit raccrocher. Puis une voix de femme étouffée et basse lui parvint. Si troublée qu’il ne la reconnut pas immédiatement.

— Je ne vous dérange pas, dit la voix…

C’était Margaret Lim.

Malko dut faire un effort considérable pour ne pas hurler de joie. Enfin quelque chose.

— Margaret, pas du tout, dit-il. Avez-vous du nouveau ?

Nouveau silence, comme si la Chinoise hésitait. Puis la fille de Tong Lim dit très vite :

— Je crois savoir où se trouve mon père. Nous pourrions nous voir pour que vous m’expliquiez ce que vous voulez lui demander pour votre article.

— Quand vous voulez, fit Malko. Où êtes-vous ?

— À l’hôtel, mais je ne veux pas vous voir là. Pourriez-vous passer à la maison dans une heure.

— J’y serai.

Elle raccrocha aussitôt. Il demanda le numéro de John Canon, eut une bonne qui lui dit que M. Canon était à l’hôpital… Lorsqu’il revint à la table, Sani semblait au bord de l’orgasme. À demi allongée sur la banquette, la main de Phil Scott entre ses jambes, elle haletait discrètement, la bouche entrouverte, sous le regard effaré des occupants de la table voisine, peu habitués à ce genre d’exhibition. Son ventre ondulait doucement sous les doigts de l’Australien. Les yeux de ce dernier avaient pris une expression à la fois bestiale et méchante.

— Il faut retarder notre dîner, annonça Malko. J’ai une course urgente à faire.

Phil Scott loucha sur la clef posée sur la table.

— Ça vous ennuie qu’on vous attende en haut, dans votre chambre…

— Je vous en prie, dit Malko.

Il ne pensait qu’à Margaret Lim. Phil Scott hala Sani hors de la banquette. À voir son allure, Malko se dit qu’elle n’était pas au bord de l’orgasme, mais qu’elle venait de l’avoir en plein bar du Shangri-la. Elle pouvait à peine tenir debout.

— À tout à l’heure, dit-il.

Avant d’aller chez Lim, il voulait parler à John Canon, ou au moins lui laisser un message. En quittant le hall il se retourna et aperçut dans l’ascenseur dont les portes se fermaient, Sani qui se laissait glisser lentement le long de Phil Scott.


* * *

La maison de Tong Lim était totalement obscure. Malko gara sa voiture à côté de la Mercedes de Margaret Lim et s’avança vers les colonnes blanches du perron. L’air embaumait le magnolia. On avait l’impression de se trouver très loin, dans un oasis de calme et de sérénité.

Il s’immobilisa devant la porte de teck massif et sonna. Un peu étonné de ne voir aucune lumière. Au bout de cinq minutes, n’ayant aucune réaction, il insista, fit le tour de la maison sans rien voir, puis revint vers la porte principale et tendit l’oreille. On n’entendait que les grillons et les crapauds-buffles.

Machinalement, il appuya sur le battant de la porte : elle n’était pas fermée. Il pénétra dans le hall et aussitôt, une odeur insolite frappa ses narines. Comme si un rôti brûlait à la cuisine. Oppressé par le silence et ce qu’il pressentait, il appela.

— Margaret !

Pas de réponse. Il tendit l’oreille puis s’avança sur les premières marches de l’escalier, sur ses gardes. Margaret avait rendez-vous avec lui. Qu’elle ait laissé la porte ouverte, passe encore. Mais pourquoi ne répondait-elle pas ?

Il devait bien y avoir une domestique… Il partit vers la cuisine et poussa la porte. Il eut l’impression de se vider de son sang en une seconde. Une masse sombre était étendue sur le carrelage. Son premier réflexe fut d’allumer. L’amah qu’il avait vue la première fois était recroquevillée sur elle-même, une large tache de sang dans le dos. Malko se pencha et toucha sa joue : encore tiède. La mort ne remontait pas à plus de trente minutes. Il se redressa les oreilles bourdonnantes. Son pistolet se trouvait au Shangri-la. Ceux qui avaient tué l’amah étaient venus pour Margaret Lim.

Son cerveau fonctionnait à toute vitesse. John Canon n’était pas chez lui, il y était passé. Quelque chose le retenait d’appeler la police. Le téléphone lui donna une idée. Doucement, il décrocha, après avoir fermé la porte de la cuisine, composa le numéro du Shangri-la, et demanda sa chambre.

La voix de l’Australien éclata dans son oreille. Agacée.

— C’est moi, fit Malko.

Rapidement, il lui dit ce qui se passait. Où il se trouvait. Lui expliqua où se trouvait son pistolet.

— Prenez-le, dit-il, et venez vite.

Phil Scott ne montra pas un enthousiasme fabuleux.

— J’arrive, dit-il avec mauvaise grâce, mais n’espérez pas que je vais me servir de ce truc.

Malko raccrocha et regagna le hall. Un gémissement qui venait du premier étage le cloua sur place, le cœur dans la gorge. Margaret ! Il regarda le trou noir de l’escalier. Impossible d’attendre Phil Scott. Il prit une chaise et la tenant devant lui, s’engagea dans l’escalier, tous ses muscles tendus.

Heureusement, il avait peu de chances de se trouver en face d’armes à feu. Mais il y avait l’acide et le reste. Parvenu au palier du premier, il écouta le silence. Un craquement de planches derrière lui le fit se retourner d’un bloc. Il aperçut une ombre accroupie contre la cloison. Puis, la tache plus sombre d’une porte ouverte. Il devina plus qu’il ne vit dans la pénombre, deux ombres la franchir, se déplaçant sans bruit. Sûrement nu-pieds.

Sans lâcher sa chaise, Malko chercha à tâtons un commutateur, le trouva et appuya dessus. La lumière jaillit. Pendant une fraction de seconde, il aperçut trois Chinois très jeunes, mal habillés, les pupilles noires dilatées, hâves. Tous les trois serraient dans leur poing des sortes de poinçons triangulaires. Évitant Malko, ils se ruèrent en même temps vers l’escalier. De toutes ses forces, il jeta sa chaise en avant. Elle heurta le dernier des jeunes Chinois sur la nuque. Il boula dans l’escalier, couina et finalement parvint à se redresser. En quelques secondes, ils eurent disparu.

À quoi bon les poursuivre ! Se retournant, il franchit la porte par où ils étaient sortis et s’arrêta aussitôt le cœur sur les lèvres, au bord de la nausée. L’odeur de brûlé était insupportable. Il trouva le commutateur et alluma. Regrettant immédiatement de l’avoir fait.

Margaret Lim était étendue au milieu de la pièce, presque entièrement déshabillée. On s’était acharné sur elle avec une férocité incroyable. De ses yeux crevés, le sang et l’humeur avaient coulé sur tout son visage. La bretelle d’un soutien-gorge rose sortait de sa bouche, employé comme bâillon improvisé. Des blessures profondes causées par les poinçons maculaient son corps.

Le morceau de bois enflammé qu’on avait enfoncé dans son vagin saillait encore entre ses jambes. Les poils avaient brûlé, révélant la peau livide, pleine de cloques. La plante de ses pieds n’avait pas été épargnée. On l’avait brûlée avec des morceaux de journaux roulés en torches, dont les restes étaient encore sur le plancher. Malko eut un brusque hoquet et vomit.

Il dut s’appuyer au mur pour reprendre le contrôle de lui-même. Le bruit qu’il avait entendu était le dernier râle de Margaret Lim. On la torturait encore tandis qu’il téléphonait.

Un bruit de voiture le fit se précipiter à la fenêtre. Il dévala l’escalier quatre à quatre. Phil Scott jaillit d’une vieille Datsun. Malko aperçut la silhouette de Sani à l’intérieur. En voyant la tête de Malko, l’Australien changea de couleur.

— Il y a du grabuge ? dit-il à voix basse.

— Pire que cela ! Venez.

Faisant signe à Sani de rester dans la voiture, Scott suivit Malko. Dans la chambre, l’Australien examina le corps un long moment sans dire un mot. Ses yeux avaient encore pâli.

— Ils devaient l’attendre quand elle est rentrée.

Malko préféra ne pas penser à l’agonie interminable et atroce de Margaret Lim. Mais comment avait-on eu vent de son rendez-vous avec lui ? Elle avait dû prendre des précautions pour l’appeler.

Machinalement, Phil Scott frottait son bracelet de cuivre. Il secoua la tête.

— Décidément, il n’y a pas que vous à la recherche du vieux Lim.

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