Dieu merci, les femmes ont la paupière lourde. Telle croit encore aux candeurs de sa fille, depuis longtemps rodée ; et toutes, fort trompées (les sociologues assurent que c’est à 60 %), l’ignorent le plus souvent.
Le témoin gênant, c’est moi. Je supporte mal la confiance que je ne mérite pas. Je ne supporte pas mieux l’idée d’être seul en faute. Je me cherche des raisons. J’en trouve. Si je me suis donné de l’air, c’est parce que j’étouffais. Il y a de ça, du reste : tromper la femme dont on se sent prisonnier, c’est une ressource pour se prouver qu’on est libre ; libre au moins de la braguette ! Des remords par bouffées, j’en ai. Mais comme ils sont récents, les griefs, plus anciens, les excusent, les noient.
La situation n’a pas changé. Au contraire, elle s’aggrave. Elle ne peut que s’aggraver. En ce moment, il faudrait… Ah ! c’est facile à dire ! Il faudrait qu’elle m’assaille, ma femme, de gentillesse : je ne pourrais pas tenir et trouver, comme je le fais, dans le quotidien, un prétexte morose. Mais pourquoi Mariette ferait-elle un effort ? Elle s’aperçoit de peu de chose. Je m’absente de plus en plus ; je plane ou je suis cassant ; je dois être aigri par l’insuccès, les charges, la jeunesse qui s’en va. Je suis un homme, quoi ! Gloussant ferme, chaque jour davantage, elle s’enfonce dans le nid de poule.
Moi, je bous, en silence. J’en ai assez. J’en ai assez. Je suis en pleine révolte, mais aussi en pleine confusion. Jusqu’ici ma vie, elle était ce qu’elle était ; elle avait quand même une certaine unité. La voici divisée. Je m’en veux, et comme dans cet état j’en veux à tout le monde, je dois être assez odieux.
Je dois même l’être tout à fait. Mariette dit je ne sais quoi. Je songe, je ne réponds pas. Elle s’énerve :
— Mais enfin tu m’écoutes ?
C’est vrai, je n’écoutais pas. Nous n’avons pas, nous n’aurons pas d’explication. À force de ne pas m’entendre avec elle, la dispute elle-même est dépassée.
Mariette, je ne l’entends plus.
Je ne la vois plus. Elle passe. J’oublie de tenir la porte.
Je ne la sens plus. Les baisers mécaniques repoussent comme la barbe. Sur le tout je passe le blaireau. On se rase tous les jours.
Je me tais, mais je griffonne : sur mon carnet de notes que cette fois j’ai mis sous clef :
Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. Mais le mariage, vous êtes censé l’avoir entrepris dans l’espérance ; c’est anormal, s’il ne réussit pas, d’être requis de persévérer.
Ou encore, en juriste :
Seuls les vices antérieurs au consentement sont pris en considération pour un jugement de nullité. Et pourtant le plus grand vice du consentement, c’est le temps, qui en détruit les motifs. Ce oui passé, dépassé, où le mort tient le vif, où celui que je fus s’est engagé pour celui que je suis, voilà qu’il devient ouais !
Et même :
Elles crient : mon tout ! Elles pensent : mon toutou.
Il advient que je me trahisse. Quand la hargne s’amuse, elle donne ainsi le change. Bête à tuer, méchante, laide, boiteuse de surcroît, la vieille guenon du procureur lui inspire des pitiés.
— Une femme dans cet état, dit Tio, ne se recase pas. Il faut bien qu’il la garde.
Je m’exclame :
— Merde ! Le mariage n’est pas un hospice.
On reparle d’Arlette. On lui aurait déniché quelqu’un. Je murmure :
— Sainte Agamie ! Priez pour lui.
Je pousse un peu, mais pas tellement. Chacun de nous pour soi-même est, sans le vouloir, bien plus cruel que l’autre. Comme les maths à Centrale, la niaiserie à la maison triomphe, cuculise tout. La négligence augmente. L’indulgence faiblit. C’est Mariette qui maintenant dit de Simone :
— Tout de même elle exagère !
Gab approuve, qui jadis fut gonflée avant l’heure. Les femmes ne sont indulgentes que très jeunes, quand elles espèrent tout, ou très vieilles, quand elles ont tout eu.
Mais à part mince morale étroite.
L’attention ne l’est pas moins, du reste. Mariette pointe le doigt vers ma pomme d’Adam :
— Tu as vu ?
J’ai vu. Fripure du cou, patte d’oie, quand approchent les quarante, nous datent sans rémission. Mais moi, au moins, j’ai une cravate.
Je n’en dirai rien : un homme supporte ces sortes de remarques ; une femme jamais, même si elle les provoque. Et quand changeant de direction son doigt pointera vers mes chaussettes (c’est sa façon de me chanter l’air du roi de Danemark) je ne lui dirai pas non plus qu’en fait d’effluves, trop souvent, les siens sont justiciables d’un autre lied :
Quand vous toussez, ma mie,
Quand vous ouvrez la bouche
Faut avoir vu les mouches
Tomber sur le tapis !
Soyons bon : ce n’est pas de sa faute si elle a mal à l’estomac.
Étroite, étroite en tout, je vous dis. L’univers vient à elle, pour sa distraction : ça s’appelle la télé, c’est en forme de boîte. Mariette est devant, le chat sur les genoux (ce chat récemment offert par Gilles et qui partage avec elle un relécheuse propreté, une bonhomie de velours servant d’étui à griffe, un empire de cent mètres carrés).
Mais nous n’allons point éclater sur le monde. Au contraire. Rien de tel que la boîte pour nous resserrer, pour nous bloquer autour. Le cinéma, le théâtre, le concert, le stade obligent à se déplacer, font rupture. La boîte, non ; elle s’apparente à toutes les autres dont Mariette tire légumes secs ou produits ménagers. L’image est aussi un produit familier. Quand de Caunes apparaît avec son chien, il paraît que le chat s’inquiète. C’est une jolie coïncidence que Pimprenelle ait pour frère un petit garçon qui s’appelle aussi Nicolas. Seuls ceux qui manquent d’imagination s’étonneraient de voir le nôtre, extasié devant son double, sous l’apparence de Thierry la Fronde, que son frère, harnaché en Zorro, ne songe pas pour l’instant à provoquer. Le général d’ailleurs va passer, le général passe, qui s’adresse personnellement à Mariette — là, dans la pièce — et la remercie d’avoir voté pour lui, comme toute la ville (au premier tour un peu accrochée par les dents de M. Lecanuet). Et maintenant, circenses ! Le cirque est tout petit : c’est le rond de famille. Mariette est au milieu et, selon le jour, regarde des Ricains étriper du Vietcong, des provos casser des vitrines, des serpents déglutir des gerboises, des gangsters rafler des lingots et le pape, urbi et orbi, bénir la planète où se succèdent raz de marée, incendies, éruptions, viols, assassinats, chutes d’avion, déraillements, que “nos envoyés spéciaux” ont filmés pour meubler, tricoti-tricota, la petite séance du soir. La seule terreur, c’est le carré blanc. Oh la la, au lit, les enfants ! Voir tant de gens couchés morts, passe ! Mais une dame bien vivante couchée près d’un monsieur qui ne serait pas son mari…
Puisqu’il est question d’eux, parlons-en, des enfants ! Et soyons francs : j’en ai le menton qui tremble. La force de Mariette est là ; et ma faiblesse. Je le sais : plus je manque, plus elle les tire à elle. Ce ne sont plus des bébés, mais il lui faut conserver des mignons. Ma mère me disait lorsque j’avais sept ans :
— La véritable enfance tombe avec la première dent de lait.
D’après Mariette j’ai mal entendu : c’est avec la dernière. De sept à douze ans, ça fait une différence ! Je proteste. Sur le sujet je peux être très agressif. L’éducation Guimarch, si je n’y mettais bon ordre, ferait de mes fils des Éric et de mes filles des Reine. Voilà des enfants qui n’ont jamais faim à dîner : parce que Mariette les laisse pignocher dans les placards. Qui ont tendance à faire les intéressants : parce qu’on admire leurs numéros. Qui ont du retard à l’école : parce qu’on a tellement bêtifié en leur parlant la langue dada qu’ils ont du mal à parler français. Qui n’ont pas d’amis : parce que Mariette les trouve tous impossibles (Henry, voyons, le dernier de la classe ! Marco, un petit mulâtre ! Solange, la fille d’un garçon boucher !). Qui sautent sur le blanc de poulet, le quignon du pain : parce qu’ils choisissent d’abord. Qui ne font rien à la maison, même pas leur lit, parce que Mariette met un point d’honneur à les traiter en princes. Qui acceptent seulement de faire des commissions : parce qu’elle les laisse prélever sur la monnaie de quoi s’acheter bonbons et surprises. Qui la tyrannisent à tout propos, ne savent pas la laisser un instant tranquille : parce qu’elle les habitue à abuser d’elle. Qui sont peureux, timides, pleurards : parce qu’enjupés, privés des bonnes bosses et des bons bleus, de la petite expérience du risque indispensable à la croissance mentale… Seigneur ! Il paraît que les hommes n’y entendent rien et particulièrement les Bretaudeau, race jusqu’alors peu prolifique, donc sans expérience. Les très nombreux Guimarch, forcément, ont cette expérience : un peu moins que la poule, sans doute, qui doit la posséder pleinement, puisqu’elle pond deux cents œufs par an. Je veux bien. Mais je constate que tout le temps, chez moi comme chez Éric, les femmes se font avoir.
Au déjeuner dominical, juste après le dessert, Yvonne prend le hoquet.
— Compte cinquante sans respirer, dit Gab.
Mamoune allonge le bras, glisse une pièce de cent francs dans le dos de la patiente, qui s’écrie :
— Hkk ! c’est froid.
Mais ne perd pas le nord et bloque la pièce à la sortie.
— Merci, Mamoune… Hkk !
On essaie de l’eau glacée bue d’une traite, de la goutte de vinaigre sur un morceau de sucre. Peine perdue. Hkk, Hkk ! La famille se désole. On ne peut pas dans cet état emmener la petite chez la tante Meauzet. On la laisse à Ariette. Qu’elle ne se tracasse pas ! Dès que nous aurons tourné les talons pour filer chez la tante — terreur d’Yvonne — le hoquet aura disparu.
De la même façon les jours de composition, fleurit le mal de tête : méthode préventive qui réussit bien, quand je ne m’en mêle pas. L’autre, la méthode corrective, par retouche du carnet a été pratiquée ! Mais la fessée reçue par Loulou — de mon chef, bien sûr — a si fort déchiré les entrailles de sa mère que maintenant elle épluche les notes avant moi. Au besoin elle gratte et rétablit le bon chiffre. Emportée par l’élan, elle a même transformé en 2 un 12 très sincère, mais étonnant, obtenu par Nico en orthographe.
Pour elle, décidément, comme disait Gombrowicz, tout est cornu d’enfants. Du ton possessif, j’ai l’oreille qui glougloute. On mignote à l’heure du cartable :
— Ma Vonne à moi qui allait oublier d’embrasser sa maman ! À l’aller, au retour, ça se passe quatre fois par jour. Avec le lever et le coucher, voilà six séances sur huit joues. C’est un autre aspect — voir plus haut — du coefficient.
On aura remarqué, par ailleurs le tour particulier : parlant d’elle-même, Mariette s’appelle maman.
— Non, laisse, Maman va le faire.
C’est la troisième personne : de service. Quant au prénom, même entre nous, il succombe. Elle me lance :
— Tu descends déjeuner, papa ?
Moi aussi, je n’ai plus que l’anonymat de la fonction : la seconde pourtant, conséquence de la fonction première qui n’a jamais incité Mariette à me crier :
— Tu descends déjeuner, mari ?
Ainsi dévorée, dévorante, vivant d’impérative sollicitude, et dans chaque fond de casserole, s’astiquant l’auréole, irréprochable… irréprochable, hélas ! en face de moi qui ne suis pas innocent, indispensable aussi et le sachant et faisant tout pour l’être, Mariette sans le savoir se défend. Comment pourrais-je le méconnaître, ce sacrifice impitoyable ?
Je me prépare à sortir. Une boule monte, descend, me remonte dans l’œsophage. Mais retiens-moi donc, Mariette ! Je ne te déteste pas. Fais quelque chose. Maigris un peu. Va chez le coiffeur. Remets du rouge, du noir. Redemande à l’arc-en-ciel, sept jours, sept robes, de te rendre un peu diverse. Laisse tomber le tablier qui te désendimanche à perpétuité. Ah ! si au moins te retrouvant…
Mais non. Je l’aperçois dans la cuisine. Elle est en petite tenue. Échevelée. Ensachée. Grattant de la carotte. J’enfile lentement mon imperméable. Tu ne sais pas où je vais, bouffie ? Il pleut. Angers est une ville où il pleut l’hiver, où il n’y a pas souvent de blanche neige pour suivre pas à pas les époux infidèles.
Cest de la folie, je le sais : Angers, comme toutes les villes de province, est fait d’une place — la place du Ralliement, ce qui dit tout —, de deux boulevards, de quatre ou cinq rues essentielles où tout le monde se croise, avant d’aller dormir dans le reste, à jamais suburbain. Si vous n’êtes pas dentiste ou médecin — corporations favorisées qui ont de bons prétextes pour recevoir quiconque — il faut bien sortir ; et rencontrer régulièrement une fille sans que personne ne le sache représente un tour de force. La raison pour laquelle l’Angevin reste fidèle à sa femme dans un rayon de dix kilomètres vous apparaît très vite. Impossibles les hôtels, groupés aux points sensibles : autant publier des bans. Impossibles les meublés, les studios clandestins : ils se déclarent, même pour le percepteur et couper à ces fiches ne vous épargne pas la plus vigilante de toutes, qui est l’œil innombrable. Reste l’hôtel à Segré, à Saumur et la campagne aux accueillantes haies où, quand il fait beau, quand le paysan ne herse ni ne bine dans le coin, vous pourrez faire ce que l’oiseau, le lapin, le chien errant font librement dans le même cadre. Transport avant transports. La voiture, on ne dira jamais assez combien elle simplifie les mœurs. Mais attention ! Ne chargez pas la fille dans le centre et surtout pas chaque fois au même endroit : ça se remarquerait vite. Allez loin : la banlieue s’étale, les gens sont fous de leurs bicoques du dimanche. Ayez donc du temps ; et priez Dieu que vos heures creuses coïncident avec celles de votre amie, à qui, pour le savoir vous téléphonerez prudemment.
Il pleut. Je me suis garé devant le 5 rue des Saintes, dans la Doutre. J’attends Annick. Ça lui fait tout de même une trotte pour venir jusque-là. Sous la pluie. Viendra-t-elle ? Cet endroit, nous en avons convenu la dernière fois, il y a dix jours. Je n’ai pas pu confirmer. Ma voix est trop connue chez son père ; sa voix est trop connue chez moi. Le fait d’être voisins, d’être cousins, quand distance et absence de liens seraient cent fois préférables, nous enlève plutôt des moyens de nous joindre. C’est elle qui de préférence m’appelle au vestiaire du Palais. Elle n’a pas appelé.
Cinq minutes de retard. Par ce temps, c’est normal. Elle n’est jamais à l’heure. Elle vient une fois sur deux et ce n’est pas sa faute. Depuis qu’elle est à Angers — et ça ne fait que quatre mois — depuis que je l’ai reprise — et ça n’en fait que deux —, elle fait son droit (j’aime bien, c’est une autre parenté), elle va aux cours (j’aime moins, c’est plein de jeunes de son âge), elle sort énormément (je n’aime plus du tout). Il pleut. Viendra-t-elle ? Chaque fois je me pose la même question ; après tout, pourquoi ? Ce vendredi où, lassé de l’apercevoir entre deux portes familiales, devant témoins, exaspéré de ne rien pouvoir lui dire, de ne pas crocheter son regard, je l’ai harponnée à l’entrée de la Fac, ce vendredi où elle s’est écriée pour que nul parmi ses camarades ne puisse s’y tromper : “Tiens, mon cousin !”… je me suis cru bien peu de chances de la redéshabiller. Elle paraissait gênée ; et surtout étonnée. Une surprise de vacances… non, elle ne l’a pas dit. Elle a murmuré seulement :
— Je n’ai qu’une seconde, Abel. Mon cours…
Elle a tout de même accepté de faire trois pas avec moi dans la rue. En marchant, elle regardait ses pieds, nichés dans de tout petits souliers qui piquaient sur l’asphalte des talons hésitants. Je le jurerais : pour elle c’était classé. Mais je le jurerais aussi : toute libre qu’elle soit, elle avait un peu honte, elle ne se sentait pas le courage de me dire : “C’était bien bon, Abel, mais ça ne se fait qu’une fois.” Autant dire : “Tu sais, je suis facile.” Et puis Me Bretaudeau, ma foi, se surpassait, disait, disait, disait des choses ; et notamment qu’il n’en pouvait plus, qu’il n’en dormait plus, qu’il ne savait absolument pas où ça le mènerait, à rien, tant pis ! à tout, tant mieux ! et qu’en tout cas, plutôt que de la perdre, sa gosse, il était fort capable, ménage, famille, Palais, de tout faire sauter gaiement.
— Tout de même ! disait Annick, avec cette pointe d’ail, acquise à Béziers et attendrissante chez une Bretonne.
Elle souriait, inquiète, flattée, émue peut-être. Annick n’a pas beaucoup de conversation. Elle est belle ; elle est bonne ; elle a horreur de faire des dégâts. Quand on a mis le feu, on éteint l’incendie. Mais à ce détour de l’âme l’attendait mon démon. Quand on est faible d’où elle l’est, éteindre le feu chez l’autre, c’est le rallumer chez soi. Je connais mes pouvoirs : les petits jeunes sont brefs, ils ne s’occupent guère de ce qui se passe dessous ; ils n’ont pas d’attentions, de phrases ; ils ont trop de partenaires. Ma voiture était là, justement : la nouvelle, une DS à dossiers renversables (qui a fait dire “Enfin !” à ma pauvre Mariette). Annick, séchant son cours, s’est laissé pousser dedans. Du petit hôtel du moulin de Mirvault, près de l’eau lente, j’ai décommandé mes rendez-vous.
Il pleut. Un agent à pèlerine ruisselante s’approche. Je suis du mauvais côté. Il faut changer de trottoir, me ranger devant le 24, où je risque de manquer la petite. Elle a une demi-heure de retard. Vais-je être obliger de filer ? Vais-je être obligé de la relancer ? La dernière fois, elle a paru offusquée parce que je voulais lui offrir une broche, un rien, une bricole sans valeur, quelque chose qu’elle puisse porter sans alerter l’œil de quiconque, quelque chose pourtant qui la signe. Elle a très bien compris. Elle ne veut rien de tel. Elle ne veut rien du tout. Elle ne prend pas, elle ne donne pas, elle fait l’amour, elle le fera tant qu’elle en aura envie, avec une gratuité farouche et la ferme intention de ne pas m’appartenir. Je me garderais bien maintenant de ce réflexe d’épouseur. Je me garderais bien de lui redire que pour elle au besoin je casserais tout. Elle fronce les sourcils. Annick est sérieuse : à sa façon. Elle n’a rien contre le mariage qui se situe pour elle à cent lieues du plaisir. Elle dit tranquillement :
— Plus tard, il faudra bien. Mais alors tant qu’à faire autant que ce soit quelqu’un.
Je ne suis pas quelqu’un et, même si je l’étais, je ne ferais pas l’affaire. Ma famille, c’est la sienne : elle n’y touchera jamais ; elle est bien assez tracassée par l’idée d’y avoir un amant, de risquer l’histoire sévère, côté Mariette si elle me garde, côté Abel si elle ne le garde pas. Quant à mon nom, quant à ma situation, qu’un divorce réduirait à néant (un tiers de mes clients vient des Guimarch, un autre est chatouilleusement catholique), elle n’y a pas songé une seconde. Ça lui paraîtrait délirant. Ses gentillesses, ses émotions de peau douce sont celles d’une autre race, d’une autre époque : sur qui je n’ai de prise que celle du bilboquet. Je prolonge du provisoire ; et c’est ce qui m’enrage et c’est ce qui m’excite…
— Excuse-moi, Abel. Je n’ai que deux heures.
Elle est là, enfin, trempée, ravissante, repliant son parapluie. Elle a, tout de suite, ce merveilleux coup de langue qui frétille dans le baiser. Adorable petite pute ! Pourquoi faut-il qu’avec toi le monde me paraisse ouvert, quand près de Mariette il me paraît clos ? Ah ! si je pouvais de l’une et de l’autre n’en faire qu’une, garder de Mariette ce que tu me refuses et de toi ce qui la ressusciterait !
Point tôt, jeune femme il faut prendre pour l’avoir toujours en son beau, disaient les sages. Allons ! Contentons-nous de ce qui nous est donné. Cessons de confondre les genres.
— L’hôtel d’Avrillé ? propose-t-elle.
L’impatience me prend. Je fonce. Userai-je ceci qui, chaque fois, se pointe au calendrier comme jour de fête ? Annick le croit. Dans cinq minutes elle le souhaitera moins. Je suis petit prince, mais bon pistolero.
Dans l’agressif état d’esprit où je me trouve, le matrimoine, je le vois partout.
Ce matin, j’entre chez les garçons et je trouve Nicolas, perplexe, un doigt dans son nez. Il regarde cette mappemonde lumineuse, usée, cabossée, qui fut mienne. Jusqu’ici ce qui l’intéressait, c’était de “gagariner” autour, tchu, tchu, à cheval sur une fusée, faite d’un tube nickelé emprunté à l’aspirateur. Mais depuis qu’il sait lire, la géographie ruine le mythe. Il considère, d’un œil vague, cette petite France et ses ex-possessions que, pour les mieux distinguer du rouge russe, du vert anglais, du jaune espagnol, les cartographes de papa représentaient en violet. Je m’approche, imaginant que la réduction au quatre millionième l’embarrasse. Mais il dit, tout à trac :
— Bretaudeau, papa, c’est masculin ?
Il n’en semble pas sûr ; et sans s’expliquer, il enchaîne :
— T’as vu, l’Europe, c’est tout des dames.
Et me voilà, l’index sur le globe dont grince l’axe faussé. L’Europe, il a raison, ne comprend que des femmes : la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, la Pologne, l’Italie, la Bulgarie, l’Autriche, l’Espagne, la Roumanie, la Suède, la Norvège, la Finlande… Et l’exception confirme la règle : le Portugal, le Danemark, le Luxembourg, Monaco, sont tous de faible taille.
Le globe tourne… Les cinq parties du monde sont aussi féminines. Et pour le tout, on dit la terre. Et ce qui n’est pas la terre est la mer… Pardi ! la mer, la mère, toujours recommencées.
La chose me trottera dans la tête, toute la journée : si bien qu’au Palais, entre deux plaidoiries, je griffonnerai un articulet vengeur pour les huit cents lecteurs de la Revue de la Loire, où je me produis maintenant à la rubrique “Pointes”, signée de mes seules initiales. Bien sûr, je sais de qui nous tenons ce vocabulaire où le féminin tire à soi des mots qui devraient appartenir au neutre, genre perdu et, même en latin, déjà très infidèle. Mais dire que nous parlons une langue courtoise, féminisée par ses e muets, c’est trop peu.
Cette langue, dit A.B., est absolument complice du sexe opposé. Nous sommes floués, nom, les hommes, par le lexique. Que la terre, la mer, comme la plaine, soient du féminin, on veut bien : ce sont, à l’horizontale, de grandes fécondes, au-dessus de quoi l’air, le feu, l’arbre, l’oiseau, qui se dégagent à la verticale, sont correctement masculins.
Mais le reste, hélas ! Devrait-on parler de mère-patrie quand ce sont les hommes qui se font tuer ? Pourquoi l’amour est-il masculin au singulier (où il est ambigu), féminin au pluriel (où il est noble) ? Pourquoi la passion, l’émotion, la sensibilité sont-elles féminines, tandis que nous sont laissés le rut, le sexe, ces grands sales ? Pourquoi la vertu en face du vice ? L’humilité, la charité en face de l’orgueil et de l’égoïsme ? Creusez la question et bientôt vous verrez se dégager une règle : le masculin dégrade. À la nation s’oppose l’état, réalité plus rude (quelque chose comme son mari). C’est baisser dans l’ordre des valeurs que passer de la fortune à l’argent ; de la contribution à l’impôt, de la puissance au pouvoir, de la vocation au métier, de la volonté à l’entêtement, de la justice au droit, de la destinée au sort. Vive la République ! À bas le Gouvernement ! Sublime est la parole, mince le propos, vulgaire le bagout…
Tio, qui lira le factum avant l’envoi, commencera par hocher la tête :
— Ce que tu as l’esprit tordu en ce moment ! Enfin ça te défoule.
Puis dans un petit rire :
— Je te signale tout de même un oubli, singulier de leur part : elles nous ont laissé le bonheur.
Pardi ! Ce n’est qu’un mythe. Je penserai à la joie que donnent si bien les Annick.
Tout se gâte.
Trouver sur mon bureau, dans mon courrier, une lettre décachetée, c’était impardonnable. L’avocat est tenu au secret professionnel. Si sa femme le viole, où allons-nous ? Circonstance aggravante : la lettre, parfumée, était d’une belle écriture de cliente. Je me suis vu devant le soupçon. Je me suis vu devant le danger : en cas d’urgence, Annick pouvait m’écrire. De toute façon il fallait marquer le coup. Je suis redescendu comme une furie, hurlant :
— Tu ouvres mon courrier, maintenant ! Et du courrier professionnel encore ! Ma parole, mais il va falloir que je change de crèche.
Mariette balbutiait déjà des excuses, mais la dernière phrase, mal interprétée, l’a rendue blême. Je la menaçais seulement de prendre un bureau dehors (j’y pense vraiment : pour plusieurs raisons). Elle est aussitôt montée sur ses grands chevaux :
— Eh bien, divorce, mon ami, divorce !
— C’est toi qui me dis ça ?
Outré, j’ai saisi un vase qui est allé se fracasser dans la glace. J’ai vu Mariette reculer, sans un mot, vers la porte qui s’est refermée sans bruit.
— Tu as tort, a dit une voix.
Gilles était là ; et Loulou retenu à la maison par un rhume. Gilles, déjà, c’était ennuyeux. Dès le départ, dès l’histoire du bateau, il a compris. Il n’a ni preuve, ni confidence ; il ne cherche pas à en avoir ; il est discret, mais il sait ; et la chaude amitié qu’il a depuis quinze ans pour Mariette, cette affection d’infirme, tenace, fraternelle, payée de retour, appuyée de part et d’autre de gros baisers sur les joues, ne fait pas de lui le témoin idéal d’une scène de ménage.
— Tu as tort, répétait-il. J’étais là quand elle l’a ouverte. Elle a dit : “Zut, c’est pour Abel. Il va crier” et elle l’a remise dans l’enveloppe. Elle croyait avoir ouvert la lettre de Reine, arrivée en même temps et où justement elle annonce qu’elle divorce.
— Reine divorce ?
— Tu restes, dit soudain Loulou, tu restes ?
Je le pris dans mes bras : il flageolait. Des quatre, Loulou est le plus fragile. Il croit tout ce qu’il entend. Si pour crever les silences certains éclats sont bons, devant lui c’est toujours un désastre. Il y a deux ans, horripilé par les remarques de Mariette qui m’interdisait le pain (maintenant, soucieux de ma ligne, je me l’interdis moi-même), je m’étais écrié à table :
— Qu’est-ce que tu veux ? Me faire mourir de faim ?
Pendant huit jours sur mon bureau, j’ai trouvé des quignons et des bouts de chocolat (la moitié du bâton, moins les coups de dents de la tentation). Une autre fois plaidant vivement pour lui — qui venait de faire sans le vouloir une bêtise —, je me suis fait contrer (Mariette déteste que je lui chipe son rôle). Le ton montant, je l’ai vu se recroqueviller, mon gosse, coupable d’exister, incapable de supporter l’idée d’être entre nous un objet de discorde.
Cette fois, c’était plus grave. Il semblait épouvanté. Comme un tremblement de terre la fend en deux, l’ouvre sous vos pieds, imposant l’incroyable : la division de ce qui par essence est un, voilà que menaçait de se séparer le bloc papa-maman, fondement de l’univers. Puissance de la faiblesse ! Je le gardais dans mes bras, je n’osais plus le lâcher. Quand Annick le rencontre chez Éric, chez Mamoune (elle ne vient jamais chez moi), il marque un faible pour elle, elle marque un faible pour lui. Elle a cette pétulance, cette grâce, cette gentillesse — directe et pas frotteuse — que les enfants adorent. Pourtant d’Annick, maîtresse, mon tout petit garçon se montrait, sans le savoir, l’ennemi numéro un. Rien ne le détournera de croire, puisqu’il existe, que ce dont il est né doive exister encore. Rien n’a plus de force sur moi, quand cette foi lui manque, que de le sentir soudain coupé de sa racine.
Tout se gâte.
Je réfléchis. À l’hôtel d’Avrillé, qu’elle a trouvé tout de suite, l’autre jour, Annick avait l’air de connaître. Pourquoi. Comment ? Je ne peux même pas poser la question. Sur le sujet, farouche, elle pourrait trouver là prétexte à rupture. Elle le répète assez :
— Je suis libre. Tu es libre.
Pour celui-là même qui s’en réclame la liberté rêve d’étranges voies, où l’autre ne puisse bifurquer. Mais j’ai plus vif sujet d’inquiétude. Annick répète aussi :
— Nous deux, forcément, ça cassera.
Et ce n’est pas ce qu’elle dit qui me fait peur, mais la façon dont elle le dit : respiration coupée. Telle que je la connais, mouiller de l’œil, pour elle voilà l’inadmissible : c’est une délicatesse que d’arrêter aux délices ce qui deviendrait coupable dans un mouvement du cœur.
Tout se gâte.
Mariette n’a pas de soupçons, mais cherche des raisons. Je rencontre plus souvent ce regard, cet étonnement lourd de fermière qui voit le bélier donner de la tête aux murs de la bergerie. Les Guimarch ont aussi l’œil rond. La série noire, d’ailleurs, semble frapper la tribu. Le beau-père a dû se faire faire un cardiogramme. Clam, son chien s’est fait écraser. L’acné ravage Ariette. On m’a transmis pour consultation une copie du dossier de Reine : il n’est pas bon ; ses trente-quatre ans dont l’éclat baisse n’ont pas résisté à la preuve par le neuf, que lui apportait la conquête d’un play-boy ; elle s’est fait prendre en flagrant délit ; et Georges, son vieux mari, aux affaires compromises par un krach immobilier, ne semble pas lui laisser de chances de toucher un fifrelin dans sa liquidation.
Enfin, la tante Meauzet est morte subitement. L’enterrement n’a pas été triste. Le retour, après le passage chez le notaire, n’a pas été joyeux : l’ingrate laisse tout aux Meauzet ; pas un sou aux Guimarch.
Tio, torturant sa boutonnière où saigne le ruban rouge, m’attendait au vestiaire et j’ai compris tout de suite qu’il y avait du grabuge : il ne vient au Palais que pour me dire ce que Mariette ne saurait entendre. Pour achever de m’alerter il pointe un menton colonel, il a toute la raideur de qui, redressant le dos, cherche à redresser la situation :
— Fils, dit-il, ce sont les pompes funèbres.
Exorde bien à lui. L’humour est son vieil uniforme sous quoi lui bat le cœur, disant fils pour neveu, surtout quand ça ne va pas.
— L’office est déplaisant, reprend-il. Annick, sous le sceau du secret, vient de me téléphoner. Elle repart pour Béziers, chez sa mère qui, comme tu sais, vit séparée de son père.
Et aussitôt :
— Joli morceau, mon petit, je te fais mes compliments, bien qu’en famille ça ressemble à du cannibalisme. Allons, viens ! Le coup est dur : j’aime mieux te l’expliquer dans les allées du Mail.
Nous marchons en silence. Nous traversons la place vers les portillons qui rebattent leur ferraille sous la main des nourrices et des petits enfants. Beau symbole ! Ça n’aura pas duré, ça ne pouvait pas durer, je m’y attendais. Je viens de passer le dimanche, tout un dimanche, chasseur censé chasser près de Gien, où je ne plumais que ma caille : une caille trop chose, trop douce, inexplicablement en veine de confidences et qui disait, je ne sais plus à propos de quoi, dans l’auto :
— Tu sais, je n’ai pas tellement couru. Un étudiant, pendant deux ans. Puis six autres à la file, pour oublier le premier. Puis toi. Et qui disait dans le salon de thé où nous avons goûté :
— Quand j’étais petite, les babas, je m’en suis mis une bonne fois jusque-là.
Et qui disait dans le lit après s’en être mis jusqu’ici :
— Dis, Abel, tu ne trouves pas idiot que l’amour, ce soit la situation qui le rende moche ? Ça t’arrangerait, hein ! que Mariette reste en place, tout en glissant dans ma peau.
Proposition inversable : elle ne se l’est pas pardonnée.
Le derrière tombé sur le banc, sur le même banc où, quand je l’ai revue, était assise Odile, qui maintenant vend du tuyau, du tuyau de plomb, je reste stupéfait :
— Elle vous a téléphoné !
— Oui, dit Tio, continuant sur le seul ton qui puisse le mettre à l’aise, cette enfant a bon cœur. Estimant que les Guimarch, mis au fait, pourraient ne pas te porter le secours nécessaire ni observer la discrétion souhaitable, elle a pensé à moi pour soutenir tes pas. Je t’avoue : j’ai été soufflé. Par la chose d’abord : personne n’y a vu que du feu… et l’expression dans le cas, est idiote, car personne n’a vu ce feu qui, Dieu merci, aura été de paille. Mais le ton surtout m’a épaté. Il faut avoir un sacré toupet…
Tio s’arrête, reprend :
— Non, ce n’est pas le mot, il faut avoir, chapeau ! une espèce de courage pour annoncer froidement la couleur, en avouant que c’était trop bon pour résister, mais trop con pour persister. Pas folle d’en haut, seulement d’en bas, cette petite ! Que ça dure, que ça se sache et par sa faute, famille, enfants, situation, ça risquait, patatras, de faire beaucoup de décombres. Pour rien. Vingt et un sous trente-huit ce n’est pas rédhibitoire… La preuve ! Mais on a l’âge et le poids de ses charges. Elle t’aurait vite trouvé quadragénaire et comme elle a le matou câlin, tu vois d’ici.
Il se lève, tire sa montre — un oignon d’or, à l’ancienne —, la consulte et conclut :
— Bon ! Fils, je ne suis pas capucin, rentrons le prêche, puisque tout rentre dans l’ordre.
Je me lève à mon tour. Je demande :
— Elle n’a rien ajouté pour moi ?
— Si, dit Tio, qu’elle regrettait de ne pouvoir te dire adieu. On la comprend. Tu serais venu, les yeux, la bouche, les mains et le reste en avant ! Dans votre situation la meilleure scène est la plus courte et la plus courte est celle qu’on ne fait pas… C’est bien à cinq heures que tu plaides ? Je te laisse.
Il fait trois pas, mais ce n’est qu’un faux départ. Il se retourne :
— Un mot, encore. Pour ne rien te cacher, il était temps. Rue des Lices, on commence à penser. Ton beau-père me disait hier : “Je me demande ce qu’a mon gendre.” J’ai plaidé le surmenage ; mais il n’a pas semblé convaincu. J’ai ajouté que sa fille aurait peut-être intérêt à faire un effort de conjugalité mais, là, il n’a pas semblé comprendre. Pourtant ça crève les yeux, tu n’as pas tous les torts. Je tâcherai de coincer Mariette, un de ces jours, de lui parler sérieusement. Sois tranquille, je ne lui raconterai rien ; elle aurait pour toujours ce squelette dans le placard ! Mais je lui sonnerai les cloches : elle ne se tient plus, elle ne s’habille plus, elle tourne à la dondon qui ne vit que pour le lardon. Ces bonnes femmes ! Ça croit toujours que leur lit de noces sera le même que leur lit de mort. Elles sont montées une fois pour toutes dans le train et ne se doutent plus qu’en face il y a du paysage. Tu n’as pas sauté. Mais tu te penchais. E pericoloso sporgersi !
Le voilà qui démarre, ajoutant sans se retourner :
— À propos de ta femme, évidemment, le plus difficile, ce sera que tu lui pardonnes de l’avoir trompée ! Et que tu veuilles bien l’aider : à quoi bon faire un effort pour rester séduisante, si personne ne vous regarde ?
Il s’en va. Son pas sec disperse du gravier.
Vous l’auriez vu, les premiers jours ! Il passait au greffe ; il montait chez le juge d’instruction ; il déposait une requête ; il débitait ses arguments au tribunal civil, il travaillait du bras pour secouer cette salade ; il disait bonjour, il disait bonsoir avec la gravité qui convient aux salles des pas perdus ; il grattait Abel ; il lui allumait une cigarette ; il le menait aux lieux ; il le déshabillait à onze heures ; bref, à l’humeur près, aussi morose que l’appétit, il se conduisait bien, Me Bretaudeau.
Mais dessous il était moins joli. Il avait la cervelle pleine d’images scabreuses. Ce slip arachnéen qui tenait au creux de la main ! Cet écusson noir, blason dont tout le nu semblait n’être qu’un portant ! Le regret donne du dépit, le dépit de la colère, la colère du mépris : c’est une ressource. Il insultait l’objet, il cognait dans sa tête des mots contre des mots. Une fille trop bien tournée pour ne pas tourner mal, rencontrant un adulte ne craignant pas l’adultère, qu’est-ce que cela peut donner ? Ce que, apparemment, cela avait donné, ce que dit le rébus qu’on n’explique pas aux dames :
Eh, bien ! non, mes amis, ce n’était qu’un prologue ! La pucelle, la mamma ne sont pas seules à mériter la bienveillance des deux. Il y a de saintes salopes qui au sein du péché vous montrent d’un doigt pur le chemin du devoir.
La semaine passée, je m’étonnai un peu de mes réactions. Cette façon de raisonner comme un tambour, pour une rage de baguette, montrait assez où le mal se situait. Quand le cœur y va, il bat d’autres chamades. L’oncle militaire, prudent célibataire, donc plutôt déserteur des choses du foyer, ne cessait de s’en faire l’ange.
Il téléphonait :
— Ça va ? Pas de jaunisse ? Bon, tu sais, plus j’y repense, plus je trouve que la chère disparue te rend un fichu service. Son départ fait jaser. Un quidam, l’ayant vue dans ta blanche DS, l’a rapporté rue des Lices. Ne crains rien. Ils ont haussé l’épaule. La seule chose que les bourgeois aient retenu de l’Écriture, c’est qu’il faut éviter que le scandale arrive. Surtout après coup ! Dors tranquille.
Je cessai de dormir, évidemment. Quand une disgrâce nous hante, rien pour nous en distraire ne vaut la menace d’une plus grande. Cette homéopathie, vieille comme le monde, me redonnait du goût pour ce que j’avais négligé. Mariette savait-elle ? Que lui avait-on dit ? Elle me semblait différente, plus chiche de regards, plus riche de silences et comme cherchant à disparaître dans l’affairement ménager. Je réfléchissais. Dans un sens, oui, le vrai désastre m’avait été épargné. Et quelque chose de plus : si les commencements de l’aventure sont ce qu’elle a de plus délicieux, sa fin et surtout les commencements de cette fin sont ce qu’elle offre de pire. Ce corps à corps parfait, ce retour en jeunesse (si rare, expliquant tout de mon acharnement), il aurait aussi fini dans l’habitude. Rien ne sauve la féerie de la série. Ne savais-je pas, depuis douze ans de mariage, ce que devient l’instinct : dans cette institution ? Malgré tout ce qu’elle rassemble pour retenir le bonhomme, malgré ce que l’amour — quand il joue dans la pièce — peut lui donner de sacré. Cher Abel ! ne crois pas qu’avec A, ce serait toujours resté du dessert ; ce serait, comme avec M devenu de la soupe. Plus de dessert, voilà le châtiment. Il aurait pu être pire. Au lieu de te larguer, elle pouvait t’entraîner, tirant sur ton propre harpon, si gaiement enfoncé en elle ? Tu suivais. Se refaire comme un serpent change de peau, changer de vie, de ville, d’amis, d’habitudes, ça se fait ; il y en a qui osent ; il y faut de la vitalité, celle-là même qu’on a, toute fraîche, à vingt-cinq ans. L’avais-tu ? Au lit, oui. Mais debout ? C’est debout, qu’il faut avoir les reins solides, pour nourrir deux ménages : l’ancien, dont les cinq bouches sur cinq pensions seraient restées grandes ouvertes et le nouveau, par qui ta race peut-être en une autre Guimarch (remarque-le bien ! Guimarch, aussi) se serait, toujours à tes frais, encore multipliée. Non, vraiment. Annick était pleine de bon sens.
Au bout de quinze jours, Mariette se taisait toujours. Je promenais sur des souliers cirés (bien cirés : notons ce renouveau) un homme à l’air si calme, si proche des siens, que nul soupçon (sauf preuve ! mais la preuve était loin) n’en pouvait plus entamer l’apparence. Tio suivait de près les choses. Il vint me retrouver au Palais :
— Je ne sais pas ce que complotent les Guimarch. Ils ont tenu ce matin, chez eux, une sorte de conférence. C’est Mariette qui me l’a dit. Mais pour autant que je sache, leurs conseils se recroisent avec les miens. Oui, moi, je l’ai enquiquinée tout l’après-midi. L’exemple de Reine, celui d’Éric ont du poids. Je ne serais pas étonné, mon salaud, de te voir bénéficier d’une frousse bienveillante !
J’allais surtout bénéficier de la mienne. Ce même jour, comme je rentrais à pied, faute de voiture — ma DS était au garage, pour vidange — je tombai rue d’Alsace sur Darlieu, un camarade de licence, tout à fait oublié. Il me reconnut le premier, ce qui me flatta : je n’avais donc pas changé. Puis j’éprouvai, accrue, la même gêne que devant Odile : lui, il était méconnaissable, devenu quelque chose comme son propre père. J’acceptai mollement son apéritif, en refusant durant une heure de tenir pour mon contemporain ce roquentin aux yeux en cloque, au menton piqué noir comme un croupion de poulet et qui bavait des confidences. Il était marié avec la fille des Biscuiteries de Chantenay. Tu sais les petits sablés. Moi, je lui en ai fait six. C’est trop. Comme je dis toujours, même pour un fabricant ce n’est pas du gâteau ! Agent général chez son beau-père, il s’occupait des ventes secteur ouest. Ma licence je l’ai mise dans ma poche avec mon mouchoir par-dessus. Il venait de s’acheter une Lancia. Un peu pour les clients, surtout pour les clientes, tu me comprends. J’ai en ce moment une petite Malouine… L’ennui, c’est que de Saint-Malo à Nantes, ça fait une trotte. Il tenait à passer la fin de la semaine chez lui. J’aime bien ma femme, remarque. Les gosses aussi. Ce n’est jamais folichon, mais deux jours sur sept ça va, je me résigne aux pantoufles. Un minable ! Sa femme je m’en fichais, je ne la connaissais pas ; je n’éprouvais pas l’embarras que nous inspire, à défaut de morale, le dérangement du puzzle où nous nous insérons. Mais il était vraiment trop satisfait de lui, en restant insatisfait de tout. Il me dégoûtait. Je lui laissai l’addition sans remords.
Mais au bout de la rue soudain, dans une vitrine, je le revis. Il avait changé de costume. Il marchait sur mes semelles. Je pressai le pas. N’étais-je pas encore plus minable que lui ? Je me sentais le derrière fragile et comme offert aux coups de pieds indignés des passants. J’avais beau me répéter : Abel, tu es absurde, je fonçais vers la maison comme un lapin au trou.
Je trouvai Mariette assise dans la salle. Il n’y avait rien de changé. Les jouets traînaient partout, parmi des restes de découpages, des papiers de bonbons, sur un parquet longuement rayé par les glissades. Un rideau était à demi décroché. La meute chassait à courre dans l’escalier.
— Ils sont impossibles, ce soir ! dit Mariette.
Et j’eus soudain envie de la prendre dans mes bras : une envie lâche, sentant le rabibochage. Je n’y cédai pas. Je m’assis en face d’elle, bête et gourd, les mains pendantes, le dos rond. Sans passer au Palais pour un orateur, j’ai tellement l’habitude d’y parler d’abondance que chez moi je n’ai plus de mots. Expliquer devant un tribunal quelles sont les excuses, voire même les raisons qu’avait Mme Untel pour se conduire comme elle l’a fait, c’est facile. M’expliquer, non. Mais qui me demandait une explication ? On s’engueule, on s’embrasse, on s’explique rarement dans les ménages. Là encore, la bonne scène est celle qu’on ne fait pas.
Ce qui se dit en moi suffit. Elle coud, penchant le cou, à petits points serrés : un ourlet de torchon. Le torchon ne brûle pas. Moi non plus : pour tout dire, je me sens même très éteint. Tu sais, Mariette, l’inverse, je l’aurais très mal pris, sûrement. Écart de femme rend toujours un peu moins légitimes ses enfants. Mais ce sont justement chez les femmes très mères, ces enfants qui nous protègent, qui leur ôtent l’envie, comme le temps : ta maternite qui me rend parfois jaloux, m’épargne au moins de l’être de toi. Fidélité de ventouse, excuse-moi, mais c’est vrai ! Pour nous, c’est différent. Notre fidélité n’est souvent qu’une paresse des sens. La Bible — livre sacré — est pleine de galipettes de patriarches ; l’histoire de celles des rois. À mon échelon, c’est moins décoratif. Mais on dira tout ce qu’on voudra, là-dessus — et notamment que le prétexte nous sert bien — nous sommes faits comme ça : assez chiens, tirant sur le collier. Tout ceci est d’une banalité navrante (et d’autant plus que sur le coup, je te jure, ça ne me navrait pas !). Maintenant que me voici froid ou plutôt refroidi, douché, je cherche, tu vois, d’assez plates excuses. Soyons francs. L’œil louchon, certes, je l’aurai encore. Et peut-être… Mais dans l’instant je me sens végétarien. Je me dis que le petit sein d’Annick, un jour, sur ses soupirs se vautrera. Je me dis que tant de complications, d’attente pour ce que ça met en cause, vraiment, devraient pouvoir s’éviter ; qu’il est heureux, qu’il est affreux de constater à quel point la paillardise, chez nous — tenue pour virilité — et l’illusion chez vous — tenue pour romance — vous empêchent de savoir combien les hommes sont peu doués pour le mariage tout en restant cernés par l’honnêteté honteuse des engagements, le qu’en dira-t-on, le souci de conserver celle que leur mère appelle ma fille et leurs enfants maman.
Que dire encore ? Qu’elle te ressemblait. Que ceci a compté. Excuse encore, je le crains. Bien que. N’insistons pas. Toi seule peux retrouver la fille, la femme d’il y a quinze ans. Encore une fois, si tu voulais bien t’occuper de toi, c’est-à-dire de moi…
Mais quoi ? je n’avais pas remarqué : tu sors de chez le coiffeur ! Voilà longtemps que je n’avais vu sortir des cheveux cette petite oreille gauche, étonnamment nette, jeunette, provocante. L’oreille ne change jamais. Je me lève, j’approche. Brusquement je me penche, je plaque un baiser qui claque en plein cornet. On proteste :
— Abel, voyons ! Avec l’autre qui ne marche pas, me voilà complètement sourde.
Et puis il y eut cet accident.
J’étais chez Samoyon, le nouveau bâtonnier — mon cadet de deux ans, entre parenthèses — quand le téléphone sonna. Il décrocha, fronça le sourcil et soudain, conservant l’écouteur :
— C’est pour toi, dit-il. On te cherche partout. Ta femme a eu un accrochage, rue de la Gare.
Une seconde, je l’avoue, je pensai à ma DS neuve, prêtée à Mariette pour la journée. Mais Samoyon ne me quittait pas des yeux :
— Je crois que Mariette est un peu touchée, ajouta-t-il.
Et cette fois il me tendit l’appareil, que je lui arrachai des mains, en rougissant. Joli réflexe de penser d’abord à mes tôles ! Au bout du fil la belle-mère, affolée, m’affolait :
— Mariette s’est fait emboutir par un camion, à vingt mètres de la succursale. On l’a transportée à Saint-Louis pour la radiographier. Ce doit être sérieux. J’y cours. Gab ramassera les enfants à la sortie de l’école.
Les Guimarch, en cas de coup dur, dramatisent, mais s’organisent. Je sautai dans un taxi, appelé en hâte, en songeant que sur ce point ils étaient bien précieux. J’étais, moi, comme je suis toujours dans ces cas-là : sonné, coupable, envisageant le pire, déjà seul et voyant se serrer quatre mioches autour de moi. Je pressai le chauffeur. Devant la clinique je lui jetai un billet de mille sans attendre la monnaie. La tourière m’expliqua où je trouverai la blessée. Je me trompai de pavillon… Tout ça pour découvrir finalement Mariette rose, calme, bien vivante, affichant cette étonnante aisance qu’ont dans les lits de clinique les femmes habituées à y perdre leurs entrailles. La belle-mère était là, tirant la couverture, avec soin.
— Dieu merci, il n’y a pas de casse, dit-elle. Seulement une foulure.
Je crus qu’on me rassurait, je voulus voir, je rabattis les draps, cherchant le pied tordu, déjà emmailloté. Mamoune, Mariette me regardaient faire, avec étonnement. J’allais dire : avec satisfaction :
— Allons, tu n’es pas veuf ! dit ma femme, me crochant du bras, me tirant à elle pour un petit bouche à bouche.
Quand je me relevai, j’aperçus le coup d’œil — alarmé — qu’elle lançait à sa mère. Elle se mordit la lèvre avant d’avouer :
— Tu sais, je suis désolée, la voiture est en piteux état et le pire, c’est que j’étais dans mon tort.
Je lui tapotai la main, magnanime. Dans son tort, Mariette ? Je n’aurais pas su dire pourquoi j’étais soulagé qu’elle le fut.