1967

1

La dernière conférence, au club, nous a été donnée par un doux nationaliste local, qui parlait des gloires de l’Anjou. Nous avons eu le roi René ; nous avons eu Proust, pas le bon, pas Marcel, mais Louis : un des fondateurs de l’analyse par voie humide, le premier à isoler le glucose. Nous avons eu David et Ménage et Chevreul et Falloux et Bodin. Nous avons eu trois maisons capétiennes, allant ceindre couronne en Angleterre, en Provence, en Sicile, en Hongrie… Sur nos places publiques tout cela fait du bronze que les passants, molles Andegavi, ne remarquent même pas.

J’en suis un : vivant comme eux un petit présent, soumis à la pendule. Les jours font des semaines, les semaines font des mois, les mois des années : cette absurde évidence a besoin de rabâchage, car c’est nous qui nous y rabâchons. Quand il n’y a plus de dates dans la vie d’un homme, y a-t-il un homme dans la suite des dates ? Je suis entré en quarantaine ; et le mot a deux sens. Je suis dans ce qu’on appelle la force de l’âge. Quelle force ? La seule que je me reconnaisse, parce qu’elle me crève les yeux, c’est de savoir supporter mes faiblesses. Ce genre de qualité me paraît répandue.

Cherchons pourtant. Cherchons sur ces deux ans de routine quelques satisfactions. Il y en a.

Justement, j’ai été élu vice-président du club.

J’ai aussi été élu au conseil de l’Ordre. En province on finit toujours par avoir le bâton : ça viendra. Tout arrive : Ariette a bien fini par décrocher un fiancé. Certes ma gloire a été sonnée par très peu de buccin :

— Enfin ! a dit Mariette.

Et sans transition :

— Tu as vu ton pantalon. Les petits suffisent ! Si tu t’amuses aussi à piétiner les flaques…

C’est l’habitude de Mariette de louer modérément les grandes choses, de déplorer beaucoup les petites et de ne pas trop s’écorcher la langue à dire bravo, à dire merci, de peur de me voir gonfler. Mais au fond elle était très contente. Vieux réflexe : elle a téléphoné sur-le-champ la nouvelle à sa mère.

Signalons d’ailleurs une nette remontée de notre courbe matrimoniale. D’après l’oncle, l’inventeur du graphique, l’appétit conjugal part toujours d’un maximum, fléchit peu à peu vers un minimum, pour remonter à une valeur variable qui ensuite fait palier. Quelque chose comme ceci :

— L’important, dit Tio, est de ne pas rester dans la cuvette. Toi, tu en es sorti.

Et je crois que c’est vrai.

2

Rentrons un peu les ongles, mettons la paume à plat : c’est la seule façon d’avoir quelque chance de rejouer à la main chaude.

Regardons, écoutons. J’ai manqué d’attention.


La voici, en culotte et soutien-gorge, qui se hisse sur la pointe des pieds, lève les bras, les étire et à bout de doigt touche la suspension. Elle redescend sur les talons, souffle, recommence. Nul, même sa mère, ne saurait interrompre ce matinal exercice. Si j’ai besoin d’elle, j’entends chaque fois :

— Attends, je finis de cueillir les pommes.

D’ordinaire, suivent les abdominaux : collée au parquet elle fait tourner le ventre, avec une conscience de houri. Suivent aussi les sauts, le trot sur place, l’adossement à la cloison pour envoyer le pied, à bout de jambe, toucher dans l’espace un point théoriquement placé à hauteur de nez. Enfin, renfilant sa robe de chambre elle descend croquer une biscotte et boire un jus de citron, non sans loucher du côté des brioches que les enfants trempent dans leur chocolat :

— Un petit bout ? dit Vonne, tentatrice.

— Non, dit Nicolas, très ferme.

Mariette, voilà dix-huit mois, a commencé par les méthodes qu’une escroquerie publicitaire propose aux dodues anxieuses de maigrir, sans peine, sans privations, sans dépense excessive… comme sans résultat. Elle ne s’est pas découragée. Elle a tout essayé : l’auto-oxydation, les algues, le savon de minceur, les comprimés de fucus crispus, le masseur à boules, le vibreur, les sudisettes — en boléro pour le haut, en pantalon pour le bas — et, finalement, le sauna où elle va se faire cuire, pétrir et, sous le nom de cupping, réduire la face arrière par de bonnes fessées.

Si les grignotements de gâteau chez Mamoune — qu’il s’agit pourtant de ne pas réincarner — en réduisent l’efficace, Mariette a tout de même perdu sept livres ; elle se bat pour la huitième.

Mais plus importante encore est l’intention. De cet effort me sentir la cause, comme de l’effet me sentir le prix, voici qui me déleste, moi, d’un de mes plus lourds griefs.


D’autres restent : il faudra vivre avec. Je sais tout ce qui traîne en moi de préjugés, d’interdits, d’idées toutes faites ; je sais à quel point mon métier me spécialise, me renferme. Comment reprocher à ma femme les contraintes, les séquelles d’un emploi qui la bloque au niveau de la vaisselle, l’infantilise à longueur de jour ? Je ne peux que me demander ce que j’ai fait pour enrayer ce glissement, cette régression d’une bachelière, dont les études sont comme gommées et qui se trouve aujourd’hui presque de plain-pied avec sa femme de ménage. Une tête s’entretient ; Mariette n’a entretenu que ma maison. Si j’en juge à ce qu’elle dit, par moments, il n’y a plus dans cette tête qu’un magma de notions scolaires (rafraîchies par la serinette des leçons), de rêves publicitaires, d’informations tronquées, de clichés, d’émotions entretenues par cette presse, cette radio qui travaillent dans le cœur, comme d’autres dans la tomate. Mais à d’autres moments, ce n’est pas vrai, la jugeote lui revient qui, d’un trait vif, se plante au point sensible, précise comme une épingle. Qui est-elle donc ? Si je lui suis aliéné, elle l’est bien plus que moi : à tout. Est-ce sa faute si sa liberté est une molle religion, une espèce de sainte qu’elle invoque, sans vœux précis, dans l’esclavage tiède dont il lui faut s’accommoder ?

Oui, maintenant, avec plus d’attention, je la regarde, je l’écoute, j’ai l’impression de la découvrir vraiment, je me dis : comme elle est, ma femme, typique de ce monde féminin, pour qui le droit des mâles a cessé d’avoir cours, qui revendique, obtient, mais ne sait quoi faire de ses conquêtes, parce qu’il s’empêtre dans l’héritage de niaiseries, de méfiances, d’ignorances qui vient de si loin, qui offre à tout moment l’occasion de se redorer une chaîne ! Qu’Éric, au déjeuner dominical, parle de la journée continue, qu’il souhaite, voilà Mariette qui devient virulente :

— Et la journée continuelle ! Impayée. Sans congés. Sans retraite. Tu sais ce que c’est ? Demande à Gab.

Bien. Mais qu’il soit question de Simone — envolée vers Paris, point seule, point mariée — et déjà le jugement semble d’une autre :

— Si parce qu’elles s’appartiennent, aujourd’hui, les filles se donnent à n’importe qui, je vois bien ce qu’elles y perdent, je ne vois pas ce qu’elles y gagnent. C’est seulement tout bénéfice pour les garçons.

Datent encore plus ses vues sociales. Le spectacle des inégalités l’irrite : ce qui est trop au-dessus, comme ce qui est trop au-dessous. Il y a une moyenne qui est la nôtre : moyenne qu’elle me prie vivement de dépasser, que je remonte sans cesse depuis dix ans, mais qui est resté moyenne, Mariette emmenant avec elle, comme toutes les petites-bourgeoises, la notion d’équité.

Et je ne parle pas de ses vues politiques. Très chatouilleuse du bulletin, Mariette en ce domaine n’est que contradictions. Elle serait plutôt pour l’Europe, pour l’O.N.U., cette sorte de S.P.A. à l’usage des Hommes. Elle pense que les fusées, quand manquent écoles, hôpitaux et logements, ça pourrait attendre (Vive Valentina, tout de même !). Elle est contre la bombache. Elle ne manque jamais d’accabler Tource, chef de bureau jusque dans ses pantoufles :

— Ah, celui-là, c’est le pouvoir personnel !

Mais voilà le Général, qui passe, qui parle, maître du verbe, père de la nation et, tout de suite fifille, Mariette dit oui.


De plus en plus c’est dans sa spécialité — et là seulement — qu’il faut lui demander de la compétence. Mais il faut reconnaître que sur ce plan elle est devenue imbattable. Sa vie est un recueil d’astuces et de tours de main.

Nettoyant la cheminée, elle mouille les cendres avant de les ramasser.

Elle enfile le fil noir sur linge blanc et vice versa.

Pour changer l’élastique de culotte, avant de tirer le vieux, elle y attache le neuf, du même coup mis en place.

Le crayon bille bloqué, elle le rénove : en le frottant sous sa semelle.

Tous ses torchons ont deux accrochettes : quand le bas est sale, on retourne pour se servir du haut.

À l’amidon, pour qu’un col brille, elle ajoute un soupçon de borax.

Pour réchauffer de la volaille cuite, elle l’enveloppe de papier d’alu, qui empêche de sécher.

Pour délustrer une jupe, elle trempe la pattemouille dans une infusion de marc de café.

Le thermostat peut être en panne, qu’importe ! Le plus banal papier d’écolier — qui reste blanc à four doux, devient jaune à four moyen, brun à four chaud — lui donnera la température.

Elle jette son eau de vaisselle à travers son tamis, pour ne pas boucher le conduit.

Et les restes de veau froid la montrent psychologue ! Nul ne les aime. Ils risquent d’être perdus. Alors elle les coupe en dés, dépose une rondelle de cornichons sur chacun, y plante ces piquoirs de plastique multicolore qui servent à manger les olives, compose un excitant buisson : les enfants vident l’assiette en un rien de temps.


Cette psychologie, bien sûr, elle a ses pannes, auprès des mêmes enfants. Méragosse, Mariette le sera toujours. Intensément. J’ai pu éviter Quiberon aux dernières vacances, mais pour ricocher à Pornichet : ce qui m’a coûté le double. L’empire du jouet, du bonbon, du coton, de la chère faiblesse reste intact.

Il y a pourtant, quand Nicolas, bousculant ses tendresses, s’échappe dans la rue, un flottement chez Mariette. J’ai cru un moment qu’à mon sujet, Mariette avait eu peur. J’en suis moins sûr. Mariette a bien eu peur, mais d’autre chose. Le départ de Simone, abandonnant Mamoune sans sourciller, lui a fichu un coup. La hardiesse des aînées de Gab, lycéennes aux yeux peints, qui déjà s’affranchissent, semble aussi l’avoir frappée. Dernièrement, Louise, une de ses amies, a dû marier très vite sa fille unique, qui n’a pas dix-sept ans. Mariette affectait de rire :

— Mais qu’est-ce qui souffle ? Ça s’envole comme graine de pissenlit.

Son regard, posé sur moi, avouait ses réflexions. Les enfants partent, les maris restent et ce sera pour longtemps. Tout finit comme tout commence. Je l’ai vue feuilleter l’album d’Ariette, songeuse, penchée sur le toi-et-moi jauni de nos premières photos.

3

Bien sûr, nous avons, nous aurons encore des ennuis : de toute nature.

Il y a toujours un os dans le pot-au-feu. Mais c’est si bon, la moelle ! braillent méchamment les carabins. Même en battant votre coulpe, même en reconnaissant que c’est faire baver le crapaud, l’exaspération vous le fait répéter.

Depuis sept ans — l’âge des petites — nous étions tranquilles : les précautions et, depuis peu, une certaine continence — qui, espaçant, ranime — nous avaient évité l’allongement de la kyrielle. Mais il suffit d’une si petite erreur… Bref, en mai, Mariette se retrouva enceinte. J’étais chez Lartimont quand lui tomba des lèvres la formule consacrée :

— Mes compliments ! Ce sera pour fin décembre.

— Ça non, fis-je aussitôt, il n’en est pas question.

— Sûrement pas, dit Mariette.

Lartimont prit cet air offensé qu’inspire à ses pareils le serment d’Hippocrate, doublé d’une mince envie de raréfier la cliente. J’avais pourtant une solide raison :

— Vous savez bien qu’elle peut devenir sourde. La dernière fois elle a déjà perdu 40 % à droite.

En face de moi je ne trouvai qu’une moue :

— Je sais, dit Lartimont, mais nous n’y pouvons rien. Il n’y a pas de risque majeur.

Je le quittai fraîchement, furieux contre moi-même, mais assez satisfait de ma femme. Cette fois elle ne m’accablait pas, elle s’accusait de s’être trompée sur ses dates. Elle évitait de se plaindre et, la main sur mon bras, le serrait de temps en temps.

— Ne t’inquiète donc pas, fit-elle, une fois rentrée. J’ai une très bonne adresse. L’ennui, c’est que ça coûte cher.

Pour ne pas avoir d’enfant, il en coûte le prix de dix. Mais là n’était pas la question. Je n’avais qu’à vendre des titres de ma tante, bien heureux d’avoir ainsi l’argent quand d’autres ne l’ont pas. J’hésitais cependant. Tio, consulté, hésita plus encore :

— Félicitons-nous que ce soit ruineux ! dit-il. Je ne dis pas ça pour toi, remarque, Mariette a un motif sérieux et, déjà, beaucoup de gosses. Ce qui me chiffonne, c’est de penser au salaud qui va en profiter.

Pour masquer le coup, il lâcha même une joyeuse énormité :

— L’État devrait en garder le monopole ! Après tout, il gagne déjà des sommes fabuleuses sur l’alcool et les jeux.

De leur côté, les Guimarch ne dirent pas non, ne dirent pas oui, regrettèrent l’éloignement du Japon, s’inquiétèrent de savoir si la Suisse était possible. J’hésitais encore. Mariette aussi. Sifflait sûrement en elle la tentation berceuse, un jour avouée par Gab : je recommencerais bien. Mais le risque était sûr et se doublait d’un autre, moins précis : celui de recommencer, justement, de céder à l’éleveuse, de rogner sur la part des quatre et sur la mienne. Oui, sur la mienne : cela comptait pour elle, j’en suis certain ; j’étais dans la balance. N’avait-elle pas crié :

— Et puis non, zut ! je ne peux tout de même pas mettre toute ma vie le nez dans les couches comme toi dans tes dossiers.

J’hésitai huit jours. On a beau dire que la nature, abonnée aux fléaux régulateurs, n’avait prévu ni les vaccins ni les antibiotiques pour fixer notre taux de fertilité et que, si ça continue, il va se passer pour nous ce qui se passerait dans une mer où deviendraient poissons tous les œufs du hareng ; on a beau se dire que toutes les fins premières sont révisées par l’homme ; que la religion, si sourcilleuse sur le germe de chrétien, a depuis deux mille ans — sans compter ceux qu’elle a rôtis elle-même — laissé se massacrer des milliards de fidèles ; on a beau se dire que la réprobation “unanime”, dont parlent les moralistes, paraît être avant tout celle de l’hypocrisie, puisqu’au taux de 500 000 et sur trente ans — durée de fertilité — ça fait quinze millions d’anges évités par environ 25 millions de femmes, c’est-à-dire par bien plus de la moitié d’entre elles ; on a beau se dire que le risque d’anéantir un génie est mince et qu’en tout état de cause, lorsqu’elle est menacée, si peu soit-ce, la mère bien vivante prime l’enfant, qui ne l’est guère et ne saura jamais qu’il a failli le devenir ; on a beau se dire qu’en effet dans chaque perdreau, chaque bœuf, chaque agneau tué, il y a une vie, autrement nette, consciente d’exister, anxieuse de continuer et pourtant sans émoi sacrifiée à la nôtre… On a beau se dire tout ce qu’on veut : la loi — qui sévit peu — n’est pas seule à nous inquiéter. Pour certains faire avorter la petite amie, qu’un oui de couchette a mis dans l’embarras, c’est presque un devoir de galant homme. Pour la plupart faire avorter la femme qu’un oui d’église et de mairie prédestinait à ce qui arrive, c’est différent : il y a refus d’assumer l’engagement général. Sait-on jamais ? De ce presque rien, qui ne sera rien, un jour peut-être manquera la présence… Je haussais les épaules. Je ne me décidais pas. Je refis passer Mariette chez l’oto-rhino qui lui soignait l’oreille. Sa spécialité lui permettait plus de franchise :

— Très ennuyeux, dit-il. Dans votre cas, madame, il devrait être normal de ligaturer les trompes.

Le surlendemain, nantie d’une liasse et annoncée par le discret coup de fil d’une amie de Reine — nièce de magistrat —, Mariette trouvait dans une banale salle d’attente deux autres filles s’efforçant de lire des illustrés avec l’air innocent de qui vient se faire arracher une dent. Quand vint son tour, une jeune femme la fit passer dans une chambre garnie du plus classique mobilier de clinique, l’allongea, recompta les billets, puis lui fit une piqûre. Quand Mariette se réveilla un peu plus tard, tout était aussi net qu’à son arrivée. La jeune femme reparut, s’assura que tout allait bien, la reconduisit jusqu’à la porte. Mariette descendit seule l’escalier, gagna la rue, remonta dans la voiture où j’attendais, plus mort que vif.

— Ce n’est rien du tout, dit-elle.

Son teint disait le contraire. L’héroïsme du ventre, chez une femme, m’a toujours stupéfait. Je me secouai. Depuis d’eux heures je voyais revenir Mariette, exsangue, sur une civière. J’imaginais que, dans leur sommeil, le sauveur tenait ses patientes à merci et qu’un homme, capable de faire ce métier, pouvait l’être d’abuser de certaines avant de les délivrer. Même imbécile, ce doute m’horrifiait, m’apprenait des choses sombres, aux franges lumineuses : que vivre nous avilit, qu’on y consent bien vite, mais que dans l’avilissement se glisse une grâce impure qui permet de reconnaître enfin — dans ce qui nous tord — ce qui compte au plus creux de nous.

— Je suis tout de même un peu molle, dit Mariette, plus bas.

Tandis que je regagnais la maison, elle s’assoupit sur mon épaule.


Dix jours plus tard, le 28 mai — ironie du hasard — tombait la Fête des Mères, que la loi de 1950 a rendue fête légale (celle des Pères ne l’est pas) et qui est depuis longtemps chez les Guimarch la réplique de Noël, fête des enfants. D’ordinaire elle a lieu rue des Lices où Mamoune, mère des mères, se célébrant ainsi, célèbre aussi les autres, après avoir relancé les maris, les enfants et au besoin financé les cadeaux — le sien, notamment et celui de la “grand-mère”. La fleur est abondante, le menu important, les surprises acclamées autant qu’attendues. Le rite veut que les enfants servent et que pour une fois les mères restent assises : ce qui ne va pas sans casse et reste théorique, malgré les minutieuses préparations de Mme Guimarch qui a tout cuit la veille et disposé sur la desserte la vaisselle nécessaire qu’elle surveille du coin de l’œil. L’après-midi on invite d’autres mères, promises aux petits fours et au mousseux de Saumur : Françoise Tource vient toujours, Émilie Danoret souvent, les autres changent.

Je dois dire que ce 28 mai fut curieux. La lourde gentillesse de la tribu ressemble à celle des pivoines : qui s’effeuillent aisément, qui n’ont pas d’épines, mais ploient vite sur leur tige quand le vent les secoue.

Le départ de Simone, partie rejoindre Reine qui depuis son divorce exerce dans je ne sais quel institut de beauté, le très récent “accident” de Mariette incitaient à certaines réflexions.

Elles vinrent après le café, quand nantie de billets pour l’Espion Patte de Velours, la marmaille fut partie sous la houlette d’Ariette, point mère, mais prochaine candidate à l’emploi. Françoise Tource, arrivée dans le même battement de porte, accrocha le grelot :

— Ça va ? demanda-t-elle en se tournant — un peu raide — vers Mariette.

Ni ma femme ni moi n’avions fourni le moindre détail à quiconque. Mamoune elle-même était censée ne rien savoir, mais il allait de soi que tout le monde fût au courant.

— Enfin, reprit Françoise sans chercher de liaison, nous serons bientôt tranquilles. C’est à peu près certain : nous aurons la pilule.

Cette fois elle s’associait : grande audace pour Angers, avant l’avis de Rome qui coiffe celui de Paris. Ma mère souriait. La belle-mère tiquait : elle n’est pas contre, mais les jeunes femmes d’aujourd’hui, vraiment, dans un salon parlent de sujets trop intimes. Le beau-père branlait du chef, sans qu’on pût en déduire une opinion. La Fête des Mères devenait un congrès sur ce que les Anglaises appellent la cinquième liberté. Émilie Danoret, se glissant dans le débat, se montra réticente. Elle avait lu un article, signé par un psychiatre, affirmant que ça donnait de l’anxiété aux femmes, responsables de tout maintenant ; et un autre papier, d’un dermatologue, où il était dit que des Américaines avaient eu des boutons, que d’autres avaient grossi, que le risque d’enlaidir… Gab soudain éclata :

— Mais c’est se foutre du monde ! Vraiment, c’est le problème ! Je suis si mignonne, si fraîche, après une file de couches ! Et puis, n’est-ce pas ? je ne suis jamais anxieuse que vingt-cinq jours sur trente. Moi, je demande : qui trinque ? Et comme c’est moi, vivement que je sois responsable de tout !

Émilie Danoret changea de cap :

— Pour les femmes, je ne dis pas, c’est à chacune de voir. Mais pour les jeunes filles, avouez que c’est excellent qu’elles aient un peu la frousse.

— Je n’en suis pas si sûre ! dit ma mère, posément.

Elle détourna les yeux, se souvenant peut-être que Gabrielle ne l’avait pas eue, la frousse ; et pour la même raison, sans doute, personne n’osa remarquer qu’il y avait des chances pour que diminue la fréquence du bâtard, comme du mariage forcé. Les considérations dérivèrent. Je songeais : faire l’amour dans la seconde du désir, dans son élan, le faire pour le faire, seulement, sans cuisine, sans précautions viles comme des soins, au sein d’une sécurité si simple, si peu voyante qu’on ne s’en doutera même pas… Ça change tout dans le mariage, c’est la fin d’un long empoisonnement. Les mères parlaient maintenant des Assurances sociales, qui ne rembourseraient pas la chose, des Allocations, en passe d’être augmentées :

— Ceci paiera cela, bougonna Émilie.

— C’est un peu tard pour nous, dit Mariette. Les jeunes ménages ont de la chance.

— À propos, fit aussitôt Mme Guimarch, sautant sur l’occasion de sortir du sujet, connaissez-vous mon futur gendre ?

De Gontran Rabault, le fiancé (trente-neuf ans) agent commercial (ne disons pas : représentant) chez Desplat Frères, fut entamé le los ; et dit que ce jeune homme (voir plus haut : à ce compte-là, je pourrais l’être), gentil et tout, bon connaisseur en laines, forcément, se proposait déjà d’agrandir la succursale (dot sérieuse : Ariette a trente-deux ans). Mariette, dans un fauteuil voisin, somnolait. Moi aussi sur le mien. Il faisait gris dehors. Comme il arrive parfois quand on s’éloigne ainsi et que l’on considère, d’un œil qui cille, sa place parmi les autres, je m’étonnais d’être là. Il faisait gris dedans. Je ne me sentais ni morne ni joyeux, ni content ni insatisfait, mais comment dire ? Je me sentais à ma place. Absorbé, mais accordé. Regrettant à peine de l’être, le trouvant mérité, fatigué d’un vieux refus, sauvé de je ne sais quoi. J’étais bien, enfoncé dans la paix des murmures et de la digestion. Je m’endormis. Je dus même dormir longtemps. Je me réveillai parmi les rires. La horde était revenue. Les petits parlaient du fameux chat. Les grandes, aux mini-jupes relevées sur leurs Mitoufles, étaient couchées par terre autour de l’électrophone d’où fusait de l’Adamo. Loulou était assis sur un bras de mon fauteuil, Yane sur l’autre. C’étaient eux qui riaient, penchés sur moi, et me soufflaient au nez une haleine tiède sentant la grenadine. Jetant sur eux la griffe en même temps je les culbutai sur mon gilet.

— Tu ronflais ! dit ma mère, glissant de mon côté.

Devant moi, Ariette et Gontran, entre-temps survenu, se laissaient congratuler. Mariette me regardait, paupières à demi baissées, en écoutant Mamoune qui disait :

— C’est bien le 26 juin qu’on les marie, juste avant de partir en vacances.

4

Une fois de plus l’institution triomphe. Madame Toussaint Guimarch et Madame Julien Rabault recevront le vingt-six juin, de 16 à 20 heures, dans les salons de l’Hôtel du Roi René, à l’occasion du mariage de leurs enfants. Le carton a remué du monde. Ariette et Gontran, après avoir eu droit au laïus d’un adjoint, centré sur les vertus du négoce local, puis aux tapis de saint Maurice, au suisse tapant de la hallebarde, à l’excitation des vitraux si traversés de soleil qu’un chatoiement de couleurs illuminait les dalles, Ariette et Gontran alignés avec les parents à l’entrée des salons, ont serré des mains, des mains. On serre des mains dans les mariages comme dans les enterrements, à peu près au même rythme et ce sont celles des mêmes gens, pliant poliment le dos de la même façon. Il y a aussi des fleurs, les mêmes fleurs, mais disposées en long au lieu de l’être en rond. C’est bien la fin d’une vie, d’ailleurs : d’une certaine vie. Dans la presse, de temps en temps, je les ai aperçus qui plongeaient. Lui est assez nabot et déjà dégarni. Ariette, elle, n’est plus ni bien ni mal : c’est l’avantage des filles laides, quand elles se marient tard, d’avoir à ce moment-là presque effacé le coup, de ressembler à ce que sont devenues les autres, flétries, éreintées par leurs charges. Dans dix ans, on pourra croire qu’Ariette a été belle ; et sans avoir à se regretter elle vivra sereinement la seconde moitié de sa vie.

Je jette un coup d’œil à ma montre-bracelet : il est sept heures et demie. Politesse rendue, amis et relations commencent à se défiler. Il ne reste plus guère que la famille — ce qui fait encore du monde — et l’apparat s’en ressent. Les cravates se desserrent. L’organdi se chiffonne sur les menues épaules de mes nièces et de mes filles qui, toutes cinq en long et toutes cinq en rose, ont été ce matin l’élément de choc pour l’œil. Rien à dire : cette angélique cohorte, Mamoune en a rêvé, choisi, payé les vaporeux. Tout est d’elle : le tri des invités, la composition du buffet, le pantalon rayé des hommes et jusqu’aux nœuds de gaze blanche aux antennes des voitures. Il fait horriblement chaud. Le beau-père a le gilet ouvert. Il a beaucoup bu, il déborde :

— À quand votre tour ? jette-t-il à Gilles, qui passe.

— Merci fait Gilles. Plus je vois mes amis, plus le mariage me fiche la panique.

— Pardi ! fait mon Toussaint, on le sait : la société serait idéale si toutes les femmes étaient mariées et tous les hommes célibataires.

Dieu sait par quel hasard la boutade de Saltus a pu se frayer un chemin jusqu’à lui ! C’est le genre de citations qu’il affectionne, cet archi-marié. Au même instant sa digne épouse surgit de la cohue, lui enlève fermement le verre des mains :

— Ça suffira comme ça, dit-elle.

Elle rayonne. Toutes les femmes rayonnent : Mariette, Gabrielle, les cousines. Et même Reine, si bien retombée sur ses pieds, dit-on, ruisselante de diamants (rien de plus clair que ces rivières ; rien de plus trouble que leurs sources). Et même Simone, redescendue pour l’occasion : celle-là en serait revenue, de Paris et d’autre chose, que ça ne m’étonnerait pas. Certes, elle ne fera pas la mariée des songes de nos grands-mères : blanche comme la fleur d’oranger et, neuf mois plus tard, ronde comme l’orange. Mais sa jupe courte pourrait bien finir par mettre sous cloche le plus important des copains. N’avouait-elle pas hier au dîner, dans l’oreille de Tio :

— Comme Ariette, non, très peu pour moi ! Mais comme Delphine, vous savez, cette fille de la Doutre, qui a épousé un metteur en scène, alors, ça…

Le petit commerce de dames, on sait ce que c’est : il se pratique aussi dans le légitime. C’est une autre conception que Reine a illustrée et qui s’oppose à celle de Mariette. Mais c’en est une : qui parfois convertit ses élues, les maintient au service d’un lit sérieux, longuement parallèle au plancher, parallèle au plafond et bouclé dans sa housse. Vienne l’enfant et tout redevient normal. Après tout… Sommes-nous si frais, si blancs, nous, qui depuis le début travaillons dans le genre ?

Mais j’entends de beaux éclats de voix. C’est encore le beau-père qui, souriant sur trois orbes de bajoues, tient Gontran par l’épaule et, un papier dans l’autre main, s’apprête à déclamer :

— Les commandements, dit Gab à côté de moi. Voilà vingt ans qu’il les ressert.

Je sais, j’y ai eu droit. Toute la finesse Guimarch s’y met en joie. J’écoute consterné :

Une seule femme tu adoreras

Jusqu’aux noces de diamant.

Pour nulle autre tu n’auras

De sens ni de sentiments.

De soies, de visons, de carats

Tu vêtiras son dénuement.

Gilles souffle dans mon dos : “Quand ils s’y mettent, ils sont tout de même très cons.” Mais le Toussaint continue :

Ses père et mère honoreras

Même s’ils doivent vivre longuement.

À ses enfants tu donneras

Le pain, le toit, le rudiment.

Ta vie tu l’assureras

Et la gagneras largement.

Si j’ai encore des collègues là-dedans, ils ne manqueront pas demain de ricaner : “Quand la champagne a donné, ça ne rate jamais, le boutiquier reparaît, le mariage devient noce.” Dans le brouhaha, quelques commandements se perdent. Le beau-père tonne les deux derniers :

Ton salaire tu rapporteras

À l’épouse intégralement.

Enfin tu la coucheras

Aussi sur ton testament.

De l’air, s’il vous plaît ! À gauche il y a deux petits salons annexes. Dérivons, ça vaut mieux, j’ai l’oreille et l’œil trop agressifs. Ils sont cons, ils sont bons, ils sont inoffensifs, je le sais depuis longtemps. Sous ma petite hargne, il ne faut pas être malin pour deviner ce qui se cache.


J’ai bien fait. Je tombe sur Tio, Éric et une vieille dame, jamais rencontrée chez les beaux-parents. Le colonel me dira plus tard que c’est une tante du marié. Mon arrivée ne les interrompt pas. Assis sur une banquette ils continuent à parler à mi-voix et ce que j’entends me plonge dans un tout autre climat. La vieille dame murmure :

— On a toujours l’air un peu bête quand on le dit, mais le bonheur, ça existe, je sais ce dont je parle, j’ai connu.

Le ton permet de supporter la phrase. Elle ajoute, du reste :

— Parmi des tas d’ennuis, bien sûr.

Tio a l’air pénétré.

— Le seul grave en ce cas, dit-il, c’est qu’on meurt.

— Vous croyez ?

Le regard de cette femme est étonnant. Elle gêne. Elle semble tellement cristal qu’on se sent soudain charbon. Elle s’explique, tranquille :

— Ce qui n’aurait pas de fin n’aurait pas de prix. Ici du moins. Après…

Elle hésite, puis reprend :

— Après, tant pis ! Je fais confiance à Dieu. Il ne vole pas les hommes, il ne peut pas leur reprendre ce qu’il leur a donné. Mais je me sentirais veuve, c’est sûr, si Dieu n’existait pas.

Éric sourit, assez bêtement. Tio est grave. Un instant l’hostilité me gagne, comme toujours lorsque je rencontre cette sorte d’abandon au miracle. Puis la gourmandise vient : cette femme a de la chance. Nous, pour qui Dieu est mort, nous mourons beaucoup plus ; nous perdons vraiment femmes et enfants, pour qui nous sommes à jamais perdus. C’est une idée qui leur donne du prix, une idée que je n’avais guère creusée. Est-ce pourquoi, trouvant l’amour tronqué, nous osons moins y croire ? La vieille dame se soulève et s’en va. Tio la suit. Éric reste et bougonne :

— Elle est gaie, celle-là, pour un mariage !

Je ne le suis pas plus. Je pense : qu’avait-il fait, le mari, pour laisser une telle veuve ? Je retourne lentement au buffet dont les enfants pillent systématiquement les dernières tartelettes.


Huit heures et demie. Avec le retard habituel, c’est la dislocation. Les deux familles se scindent en sous-familles qui se rassemblent chacune dans la case mobile : l’auto, pour rejoindre la case immobile : la maison. La Mémercédès a été la première à partir : pour conduire les mariés à la gare, pour permettre à Mamoune d’accompagner Ariette jusqu’au quai, jusqu’au wagon, jusqu’au compartiment, jusqu’à sa place réservée dans le coin droit, côté glace, face à l’avant. Brusquement elle rayonnait moins, la belle-mère : c’est fini, elle a encore une fille à marier, mais elle n’a plus personne rue des Lices. Comme Gab, comme Mariette, avec une belle conviction, vingt fois, je l’ai entendue dire : Un jour enfin, quand nous serons seuls, nous pourrons nous reposer… Voici son repos, plus dur que sa fatigue. La grande déréliction commence où, malgré un bel acharnement d’aïeule, le beau-père, plus proche et comblé de tisanes, occupera plus d’espace.

Nous rentrons, Yane sur les genoux de sa mère, le reste derrière. La rue verra descendre ma superbe smala : filles fleur de pêcher, garçons en culotte de velours, femme surcoiffée, laquée, émergeant de cette robe bleu de roi où semble rêver de ciel un collier de turquoises — dont nous seuls savons qu’elles sont fausses. En un tournemain, de l’autre côté de la porte, tout cela sera dépouillé, défroissé, rangé sur cintre dans les fourreaux de plastique à fermeture Éclair pleines de ces pastilles de paradichlorobenzène qui sont l’enfer des mites. On ne dînera pas : le grappillage du lunch a suffi. En petite tenue je fonce vers mon bureau où m’attendent un courrier négligé, une plaidoirie en panne.

J’épluche. Je griffonne. Ça ne vient pas. Je suis ailleurs. J’aimerais… Quoi donc, au juste ? Avoir quinze ans de moins. Repartir à zéro, refaire ce chemin, oui, le même, mais d’une autre façon. Je bâille. Je n’ai pas sommeil, mais l’estomac chargé, où clapotent des mélanges. Un enfant chante : c’est Yane, qui écorche une comptine. Repartir à zéro, quelle blague ! Ceux-ci ne seraient pas, que j’entends lâcher de petites sources dans les W.C. et dont les nus étroits aux saillantes omoplates vont se glisser dans la finette rayée des pyjamas. Ils ne seraient pas et celle-ci serait la même, qui les couche et les borde, celle-ci qui te les fit, celle-ci qui fut Guimarch et possédait pourtant l’incroyable privilège : refaire du Bretaudeau. Que croyais-tu ? Que voulais-tu ? La passion ne fut jamais ton genre. Les bonnes grosses réussites, on les cite : avouant du même coup qu’elles sont rares. Rien n’est vraiment ce qu’il pourrait être. Pourquoi ne trouve-t-on jamais quelque chose dont on puisse dire : c’est cela ! demande Virginia Woolf. Parce que cela n’existe pas.

Tâche jamais achevée, problème irrésolu, déprimante espérance ! Récite, va ! Déclame, toi aussi. Tu n’es pas seul. Sais-tu ce que c’est d’être seul ? On le disait naguère : le mariage est une place assiégée : ceux qui sont dedans voudraient en sortir ; ceux qui sont dehors voudraient y entrer. La rareté des clients pour le célibat signifie quelque chose. Bien sûr, il y a de bien meilleurs mariages que le tien. Mais il y en a de bien pires, où chacun attend l’heure de mettre l’autre en bière, de rafler le legs au dernier vivant. Vous n’avez point demandé, certes, à mourir le même jour, comme Philémon et Baucis. Mais comme eux, comme tout le monde, vous serez changés en arbres. En arbres généalogiques. C’est ainsi que, debout, vous dormirez ensemble, ça se chante, jusqu’à la fin du monde. Tout de même, ce n’est pas rien.

Mais voici une savate qui claque aux arêtes des marches. La porte s’ouvre. J’ai cent fois dit que quiconque devait frapper.

— Ça y est, ils sont au lit, dit Mariette. J’ai dû fermer leurs volets : il fait encore grand jour. En été, si je les laissais faire, ils se coucheraient à dix heures. Quant à toi tu vas me prendre de l’ortho-gastrine. Si, j’y tiens.

Et sans transition, car elle est venue pour le dire :

— C’était réussi, hein ? Maman m’a avoué : pour vous, à l’époque, tout ce tralala, je n’aurais pas pu. Ça ne fait rien. Je m’y revoyais…

Je ne bouge pas d’un cil. Alors soudain retrouvant une de ses grâces perdues : le trait, elle me lance :

— D’ailleurs, toi aussi. Quand tu fais ta tête de bois, c’est parce que le bois brûle.

La crainte de sombrer dans le gnangnan m’empêche souvent de souscrire à la douceur. À dépoétiser le souvenir l’homme est prompt, quand la femme l’enjolive. Notre mariage, oui, je me souviens, ce fut le même, classe en dessous. Je tiens Mariette contre moi : quand quelque chose appuie sur le bouton, quand passe le courant, le vieil aimant fonctionne. Mais nous déconnectons. Je dis :

— Bon, donne-moi un comprimé.

Elle s’en va. Le nez sur mes notes, je recommence à philosopher. Tendance quadragénaire : c’est vague, ça ne se tient guère. Je pense : la famille, le couple ne seraient pas ce qu’ils sont s’il ne fallait pas vingt ans pour faire de Nicolas un homme. Je pense : la science du mariage, milieu privilégié pour ce longuet ouvrage, est d’un rudimentaire ! Je pense : le mariage partage avec le pain ce redoutable sort : être ce qu’il y a de plus nécessaire, de plus commun, de plus gâché, de plus soumis au grattage du beurre. Je pense : on ne reste pas dans le mariage pour les raisons qui nous y ont amenés : même lorsqu’elles s’y prolongent, d’autres l’ont envahi. C’est la faiblesse et c’est la force de cette condition étrange que de renouveler sans cesse ses motifs, de nous faire passer bon gré mal gré, de la nouveauté à l’habitude, du désir à la tendresse, du risque aux charges, du choix au devoir, du hasard à la fatalité. Je pense : celle qui vient de redescendre n’est sous moi que la nuit et le jour, c’est l’inverse. Aucun doute à cet égard : je suis, je reste en matrimoine. Nous le sommes presque tous. “Le rôle musculeux des hommes de Cro-Magnon chez les civilisés s’étiole !” disait Tio, pointant le doigt vers Éric, malmené par Gabrielle. Mariette ne me malmène pas ; mais la première syllabe, seule, est de trop… De nouveau la savate claque. Le verre d’eau arrive, qui tremblote et Mariette qui dit :

— Tiens, bois.

Le roi boit. Sa couronne de carton à fleurs de lis dorées, il la porte parfois quand il découvre la fève. Le reste du temps, changeant de chemise au commandement, avalant — et ce n’est pas lent — les comprimés qu’elle lui tend, il est très déférent avec la reine. Abel, qu’as-tu fait de Caïn qui t’aurait enseigné des trucs violents ? Je ris. Mariette rit. Elle ne sait pas pourquoi, Dieu merci ; pour une fois, c’est elle, l’écho. Elle laisse tomber deux petits mots, tendres et propriétaires :

— Mon chou…

Eh bien, oui, je suis un chou, plein de limaces, mais un chou, tout livré à sa chèvre, puisqu’il n’y a pas de loup. Je suis insuffisant, oui. Je suis médiocre, oui. Je suis un râleur, mais un soumis, oui, tant pis ! Au moins, je le sais. C’est beaucoup de le savoir. Le sentiment qu’on a de sa médiocrité, il la transforme et dans un certain sens il l’annule. Le vrai médiocre est d’abord satisfait. Je ne suis pas satisfait. Tu vois : je m’encourage. Je me disais l’autre jour : vivre avilit. Le problème, le seul, entre nos quatre murs, entre nos quatre bras, c’est ça : dans une petite mesure, désavilir ce quotidien, ce quotidien, qui est laid par nature, qui l’est comme l’épluchure, comme l’huile de voiture, comme la procédure… Je ris ! Mariette ne rit plus. Il y a décidément quelque chose qui lui échappe. Elle s’inquiète. Elle a la larme à l’œil.

Chérie ! Je disais encore : où est celle que j’avais épousée ? Elle est là. Et je dis : où est celui que tu avais épousé ? Il est là aussi. Dans l’état où ils sont. C’est fini pour nous. Je veux dire : c’est fini de penser que ça pourrait finir autrement. Ce que ça donnera, cahin-caha, mon Dieu, c’est au bon cœur de chacun. Il suffit d’admettre que la réussite (montrez-m’en donc une vraie !) n’existe pas pour diminuer le sentiment de l’échec, le trouver relatif, refuser de s’y complaire. On s’ennuiera beaucoup. On se disputera longtemps. Mais nous aurons des instants, qui sans friser le sublime, tu parles ! iront peut-être, comme celui-ci, jusqu’au considérable. Je veux dire, bien entendu : digne de considération. On se serre, on s’écarte, on se resserre : ce n’est qu’un va-et-vient. Regarde. Le soir n’arrive pas à tomber. L’interminable crépuscule du solstice est encore assez fort pour lancer à travers la persienne ce rai de lumière où danse de la poussière. Notre poussière. Cette grisaille qui toujours se dépose à la surface des meubles, je la respire, je la souffle, elle est en moi, elle est en toi. Il n’y a pas de ménage — et ceci dans les deux sens du mot — qui puisse s’en débarrasser. Mais nous savons ce qui peut, jailli de nous, l’illuminer parfois.

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