C’est ma faute. Retour du Palais, Mariette m’avait accueilli comme d’ordinaire. Du moins en apparence : nous n’avons pas toujours le cœur dans l’œil pour savoir déchiffrer un visage. Au surplus j’étais ulcéré : je venais d’encaisser une algarade du bâtonnier pour une irrégularité dont je n’étais en aucune façon responsable.
— Ça va, chéri ?
— Ça va.
Ça n’allait pas du tout. Mais raconter l’affaire à ma femme me semblait humiliant. Je ne pensais même pas à lui demander le résultat de la visite qu’elle avait dû faire l’après-midi au laboratoire Perroux. J’allai ruminer dans mon bureau. Enfin, voyons, pouvait-on sérieusement me reprocher d’avoir — étant commis d’office, donc gratuitement — reçu de la mère de mon client un chèque que je n’avais ni sollicité ni touché, mais seulement conservé pour le rendre à cette femme qui m’annonçait par ailleurs son imminente visite ? Au dîner, la tête encore pleine de cette histoire, je remarquai à peine la solennelle entrée de Mariette qui, au lieu d’apporter la soupière, s’avançait, tenant à bout de bras le grand plat d’argent réservé aux invités de marque. Je relevai le nez quand elle annonça :
— Avocat stagiaire !
Quand je suis consterné, je deviens consternant. Mariette me regardait avec une joie dont la gravité m’échappa. Je la pris pour de la joyeuseté. Mariette, malgré des talents récents, adore les fantaisies, les recettes insolites : gâteau de carottes au chocolat, cul de veau Roi René, marcaroni en colère (l’insolite étant souvent dans le nom plus que dans le plat). Je lui sers de banc d’essai et avec courage, même si ce n’est pas une réussite, même si ça colle, grumelle ou cimente, je lui fais le plaisir d’approuver. J’avançai donc la main. Je saisis la chose qui était verte et avait été coupée en deux, puis refermée. Je l’ouvris. Je trouvai un œuf poché, inséré à la place du noyau — dans un avocat qui me parut dur comme trognon de chou. La fourchette me le confirma. Et l’imbécile, engueulé par son bâtonnier, engueula sa cuisinière :
— Écoute, non ! Tu nous en as déjà servi, avec des crevettes dedans : ils étaient blets. Ceux-ci seront mûrs dans dix ans. Je sais que les avocats, c’est aussi difficile à choisir que les melons. Mais tout de même…
— Merde ! cria Mariette.
Je sursautai. Quoi ? C’était la première fois que j’entendais ce mot dans la bouche de ma femme ; et il était lancé avec une conviction qui le rendait irremplaçable. Je me retrouvai debout, abasourdi, en face d’une Mariette déchaînée qui trépignait sur place, qui hurlait :
— Ça je l’ai choisi, mon avocat ! Et il est bon et il est fin et lui aussi, s’il n’est pas blet, il sera peut-être au point dans dix ans !
Tant de fureur me suffoqua. Avec une admirable clairvoyance proche de la panne de courant, je me demandais : Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que je lui ai fait ? M’en veut-elle parce que d’habitude je ne dis rien ? Me prend-elle pour un petit sournois, qui glisse, qui n’en pense pas moins, qui ressort les choses après coup ? Est-ce que je lui reproche, moi, de manquer d’antennes, de n’avoir rien deviné, ce soir, de mes ennuis ? Je bafouillai :
— Voyons, chérie…
Mais elle continuait, en hoquetant :
— On cherche à ma… marquer le coup ! On… on trouve un petit cinéma et c’t idiot-là…
Elle pivota sur un talon-aiguille, traversa la pièce, claqua la porte. Je restai seul, mélancolique et contemplant l’avocat. Piqué par la fourchette l’œuf saignait jaune dans l’assiette. L’œuf ! Soudain je me sentis peser mes soixante-dix kilos d’intelligence. Bon Dieu, le roi des cons était bien mon jumeau ! Je ne fis qu’un bond. Sur la table de cuisine, répandue parmi ses cheveux, telle Atala, Mariette versait des torrents de larmes. Je la relevai, je l’embrassai dans le cou, je lui murmurai des choses.
— Tu comprends vite ! fit-elle, avant de s’abandonner humide, à mon veston.
Quelques minutes plus tard elle me montrait le résultat de l’analyse ; positif trois croix. J’ai toujours trouvé cocasse que ce soit la lapine qui fournisse un test décisif aux volontaires — et aux plus nombreux involontaires — de la reproduction. Quel présage ! Et puis la poésie a de ces retours ! Menacés par la seringue, pleine de son doux pipi, je vois s’enfuir les culs-blancs du paradis de Blancheneige. Mais Mariette entrait dans le sien :
— Enfin, ça y est ! répétait-elle.
Sa peur, je l’avais vue dans ses gestes, depuis des mois ; dans sa manière d’embrasser ses nièces, de prendre sur ses genoux les bébés de ses amies, comme s’il s’agissait d’objets rares et précieux. Je l’avais surprise dans les coups d’œil jetés aux “Maillorama” de Marie-France. J’avais été l’objet d’innocentes remarques :
— Gabrielle, ça fait beaucoup. Mais c’est tout de même mieux que rien chez Reine. Tu as vu comme Reine avait l’air triste, l’autre jour ?
Je ne lui avais pas trouvé l’air triste, mais fatigué. Elle était repartie pour Paris, l’émeraude, comme elle en était venue : l’œil serti d’indifférence et la ceinture étranglant sa taille mannequin. Mariette prête facilement ses rêves à l’univers. Je n’y échappai pas. D’abord on me fit remarquer que j’étais le dernier Bretaudeau. Puis un soir, comme je m’attardais sur l’album de photos où, de cinquante centimètres à un mètre soixante-dix, je figure à toutes les tailles et dans tous les costumes, j’entendis qu’on me soufflait :
— Tu voudrais bien que je te refasse !
Et aussitôt les calculs furent renversés ; les jours dangereux devinrent de bons jours. Ma clientèle un peu élargie, le gros des traites payé, après tout il n’y avait plus tellement de raisons d’attendre. J’y consentis. Je trouvai même que ce consentement, me délivrant de toute appréhension, rendait nos nuits bien agréables. Mais il ne les rendit pas fertiles et Mariette s’inquiéta très vite :
— Tu crois que c’est normal ?
Soupçonné (ces Bretaudeau, ils sont si peu nombreux), je devins l’objet de pressions feutrées, de prières pudiques qui m’amenèrent pour ma gloire à me faire examiner. J’allai furtivement au labo, chez Perroux, qui, maniant l’éprouvette d’un air fort détendu, opéra le prélèvement, le porta au microscope et, l’œil à l’oculaire, garantit aussitôt à Mariette, cramoisie, la vivacité, la densité, l’excellence de mes germes. Je fus même félicité, avec des tapes dans le dos. Et Mariette, affolée, affolant tous les siens, malgré sa discrétion sur les sujets de cet ordre, courut avec sa mère chez Lartimont, le gynécologue. On me rassura très vite ; on me dit, à mots couverts, que ce n’était six fois rien, qu’une petite dilatation aurait très vite raison d’un petit rétrécissement. Le spécialiste fit son travail. Je continuai le mien.
Et c’est ainsi qu’au bout de quinze mois, onze jours et vingt heures, Mariette pouvait m’annoncer qu’elle allait se dilater tout à fait.
Ma femme grossit. Mais je dois dire qu’autour d’elle, autour de nous le monde se rétrécit.
Dans sa candeur naïve, Mariette a voulu, une fois, organiser une sauterie d’amis. À cet effet nous avons d’abord dressé une liste.
Là, déjà, apparut le déchet. Louis venait de se tuer en auto, Armand, d’être nommé juge suppléant à Nice. Gaston, redoutable pince-fesses, était devenu impossible. Nicole au couvent, Micheline enceinte de huit mois (et d’un aimable inconnu), Odile au sana, deux garçons et trois filles mariés hors de la ville devaient être rayés tout de suite.
Mariette invita le reste : une vingtaine de personnes.
Cinq s’excusèrent.
Deux ne répondirent pas.
Treize vinrent, qui furent quinze grâce à deux femmes imprévues : l’une légitime, l’autre très provisoire.
Admirable réussite ! La plupart des gens ne se connaissaient pas. Personne ne trouvait le ton juste. Les uns se conduisaient comme des frappes, les autres en mondains ennuyés. Tout le monde s’éclipsa avant minuit, sauf le couple qui ne l’était pas, parfaitement saoul et que Mariette ulcérée dut faire coucher dans son lit, tandis qu’avec Gilles, je ramassais les mégots et les verres cassés.
Ceci a sonné le glas de nos amitiés de jeunesse. Mariette a pourtant beaucoup copiné. Mais si j’excepte la douzaine de filles qu’elle croise, qu’elle interpelle, qu’elle embrasse sur les deux joues, qu’elle invite, qui l’invitent (il faut qu’on se voie : tu me téléphones) et qui les talons tournés, se retrouvent noyées dans la foule, elle n’a plus que trois vraies amies : Mathilde, confidente épistolaire qui habite Cholet et parfois passe en coup de vent ; Émilie Danoret, femme de l’un de mes collègues, qui vient l’après-midi et l’entraîne aux magasins ; Françoise Tource, une bonne grosse, deux fois enflée en deux ans par un minuscule mari, maigre et hargneux comme une guêpe, mais inévitable, parce qu’il est par malheur chef de bureau d’Éric.
De mon côté, même hécatombe. Les amis qui ne sont pas tombés au niveau de relations, je pourrais les compter maintenant sur les doigts d’une main ; et encore il faudrait que je m’en coupe. Pour les célibataires on dirait que j’ai pris ma retraite. D’autres ont des compagnes qui refusent d’accompagner. D’autres sont attelés à des pimbêches, à des revêches qui fichent en l’air une soirée. D’autres ont été mal supportés par Mariette. Le sort fait les parents, le choix fait les amis. Hélas, cher Delille ! Comme on ne choisit pas la femme de ses amis, qui n’ont pas non plus choisi la vôtre, comme à quatre personnes dont chacune en juge trois, il y a une chance sur douze pour que tout le monde s’adore, on voit vite ce que l’on sauve ! Moi aussi, j’accroche mes camarades, dans la rue ; et je passe. En fait d’amis, je n’ai vraiment gardé que Gilles Ray. Il a été mon garçon d’honneur : c’est un atout près de Mariette qu’apitoie aussi son pied bot.
Maintenant, nous recevons de la simarre, de la toque et du képi ; de la patente également, qui d’elle-même s’est triée et ne dépasse pas un certain chiffre d’affaires. Rien que des jeunes ménages, en tout cas. Entité tenue pour telle, le jeune ménage est au jeune ménage ce que la noix, une en deux lobes, est à la noix. Il se recrute par rencontre chez un autre jeune ménage, qui les reçoit et qui vous reçoit. Dans le même milieu, d’ordinaire : ça s’appelle l’affinité. Ainsi ont pris pied chez nous les Danoret, les Tource, déjà nommés, les Dubreuil (le substitut et Madame), les Jalbret (le juge adjoint et Madame), les Daguessot (le secrétaire à la préfecture et Madame), les Garnier (le lieutenant et Madame), les Hombourg (hôtelier, hôtelière), que nous retrouverons ailleurs. Une fois par mois, environ. Ça suffit. Ce sont de braves gens qui justement ne sont pas très braves et savent poliment éviter les sujets interdits. Ce sont des “Z’amis utiles”, comme dit Mariette appuyant sur la liaison.
Utiles à quoi, on ne sait pas. À nous faire croire qu’ils peuvent l’être. À nous entourer de semblables. À montrer que tout est binaire, deux par deux, comme les yeux, qui n’ont pourtant qu’un regard. À nous apprendre que ce regard doit laisser tomber beaucoup de paupière.
Car on en voit des choses en faisant avec eux bouger la parallaxe ! On parle des mignons, d’abord. Et Mariette d’écouter, l’œil luisant, bien qu’il soit souvent question de rhumes et de coliques. On parle boutique :
— À propos, Bretaudeau, dit le substitut, c’est bien vous qui défendez Lormel ? Sale affaire, mon vieux. L’article 824…
On parle fric. On commente le menu, qui comporte une paella, très à la mode depuis que tant de gens prennent leurs vacances en Espagne. On parle d’achats : les leurs étant les nôtres, au point que leurs objets, leurs appareils, on les croirait volés chez nous. On reparle de fric, on reparle mangeaille. Les vins aidant, tous ces prudes, dont les femmes tirent si bien la jupe sur leurs genoux, se jettent sur le dessert de la conversation : l’aventure de l’adjoint, ce doux cocu de service, qui vient d’être brillamment élu au Sacavin.
Puis ils s’en vont, bénins, à une heure bénigne. Les ménages, ça bâille tôt. Quand je pense aux joutes oratoires — si proches — de la conférence du stage (sujet de ma promotion : Un commissaire de police procède à un constat d’adultère. Une fois édifié, devra-t-il encore inculper les partenaires d’attentat à la pudeur s’ils continuent à faire devant lui ce qu’il était précisément chargé de constater ?), je me sens privé de rire. Quand je pense, surtout, à nos engueulades d’étudiants, à nos discussions acharnées qui, dans la fumée des pipes, remettaient l’univers en question et duraient jusqu’aux aurores pour nous y disperser, la tête bouillante, le cœur plein de fureurs ou de sympathies, je me sens privé de violence. Gilles lui-même ne s’exprime plus de la même manière dès que Mariette apparaît. C’est fou ce qu’une femme écarte en refermant les bras !
On n’est pas plus consciencieuse.
Application naturelle, espoir comblé, obéissance aux hormones, ce n’est pas assez dire. Dans le style philosophard on pourrait célébrer une passion du contenu : le seul qui, avec la pensée, solidaire du langage, partage ce privilège d’être formé par son contenant.
La première fois que j’ai vu Mariette à quatre pattes sur la descente de lit, laissant aller son fruit, creusant les reins, aspirant, pour faire ensuite le gros dos et contracter le ventre en soufflant, hho, hho, par la bouche comme sur une bougie, je me suis un peu étonné. Sur la foi du recueil de conseils qu’on lui a délivré avec un carnet de maternité et une carte de priorité (bien qu’elle ne prenne jamais de train ni d’autobus), elle a dit :
— Excellent pour la sangle abdominale.
Elle fait maintenant son lit d’une certaine façon, qui transforme ses gestes en gymnastique lente, toujours accompagnée du contrôle de soupape, inhalant la bonne ration d’air. Dans la rue elle se redresse, surveille sa cambrure, règle ses pas. Rien ne la trahit mieux : ça tire l’œil, cette marche d’une fille qui se pense marcher, (et que l’héroïque suppression de ses talons-aiguilles a rapetissée de quatre centimètres). Elle proclame ce qu’elle est et qui pourtant ne se voit pas encore, pas vraiment, sous la robe trapèze et le manteau vague. Au repos, même ardeur : elle se relaxe des paupières aux doigts de pied, sans s’octroyer un battement de cil. Nullement alanguie ! Mais selon les canons, détendue ; et si tendue dans cette détente que la sieste ne l’endort jamais. Tio l’observe et s’amuse :
— Elle couve, dit-il, elle est sur ses œufs.
Avec la peur de les casser. Cette peur a remplacé l’autre : celle de n’en point avoir. Mariette n’ose plus lever les bras pour attraper le faitout sur l’étagère ou l’y remettre : elle m’en chargera le soir, comme elle charge, deux fois par semaine, Ariette, de lui faire son “grand marché”, pour ne pas traîner de poids lourds. N’est-il pas écrit dans le dictionnaire des familles : les trois premiers mois, comme les deux derniers, la prudence s’impose.
Et c’est pourquoi (il est encore écrit : supprimez les médicaments), elle ne prend de l’aspirine qu’à la dernière extrémité. C’est pourquoi elle ne boit plus de café. Ni de vin. Elle nous réduit le sel. Le coup de frein brusque et le petit hop, en tête de côte, me sont strictement interdits. La diététique inspire nos menus, calculés de telle sorte qu’en soit banni le trop ou le trop peu ; et que triomphent toujours les saintes vitamines, notamment la bienheureuse vitamine D, fixatrice du calcium indispensable aux petits nonos. Plus de sorties, sauf pour voir Lartimont qui devient son oracle. Elle potasse à plein temps son ancien cours de puériculture. Ah ! certes, ce n’est pas de Mariette qu’on pourra dire, comme le célèbre accoucheur : “Ces petites dames sont enragées pour commencer les enfants, mais pour les finir, c’est autre chose.” Nulle femme, satisfaite de qui l’a rendue telle, ne peut montrer plus innocemment qu’elle serait ulcérée de s’en arrêter là. Cet enthousiasme me pousse un peu de côté, me laisse par moments l’impression que je ne suis pas seulement refait dans le sens où elle l’entendait. Mais que dire, sans paraître me plaindre de mes œuvres ? L’excès de ses précautions étonne même Mme Guimarch :
— J’ai cinq enfants — qui ne sont pas déjetés — et je n’ai jamais fait tant d’embarras.
Mais ces embarras ont un sérieux, une ferveur dont s’émeuvent ses entrailles de mémère. Elle ajoute :
— Enfin, c’est la mode ! Dans un sens, coucher, accoucher, sans rien entre, qui soit de notre fait, c’est vrai que ça peut décourager. Ces petites sont toutes pareilles maintenant. Elles se penchent sur leur mécanique et je te dose ci et je te dose ça. Au fond ça les rassure ; elles croient qu’elles se mènent, qu’elles font du mioche comme on fait du tricot. Quand il arrive dehors, elles ont idée de l’avoir déjà élevé en dedans.
D’ailleurs Mme Guimarch en remet. Il faut bien montrer que l’expérience vaut tous les recueils de conseils. C’est elle qui a, chez Prénatal, place du Ralliement, acheté le soutien-gorge à crémaillère ; et la ceinture de grossesse enveloppante et galbée, à réglage progressif et bandes de renfort surpiquées. C’est elle qui a proscrit le port du pantalon, même à taille extensible. Tous les matins, à neuf heures, elle téléphone et aux réponses je devine les questions. Mariette chante :
— Non, tu sais, non, pas tellement, tout juste un petit haut-le-cœur.
Et c’est vrai qu’elle a peu de nausées.
— Non, tu sais, ça va très bien de ce côté-là.
Ce côté-là, rue des Lices, c’est le verso. Mariette n’est pas constipée. Mariette gonfle, avec une insolente santé, qui la console d’avoir eu besoin d’une retouche. Mais à la prochaine visite, qui ne peut attendre deux jours, Mme Guimarch ne manquera pas de l’inspecter. Une fois, ce sont les jambes :
— Fais voir… Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ce n’est qu’une veine à fleur de peau. Ce n’est pas une varice. Elle, Mme Guimarch, a eu des varices : là, entre les cuisses (geste indicatif), tout du long, à son quatrième. C’était affreux à voir, paraît-il : une espèce de carte, pleine de petites rivières sinueuses et violacées. À ce moment-là on soignait aux extraits de marron d’Inde. Le marron d’Inde l’a guérie. Mme Guimarch repart, rassérénée. Elle reviendra. Pour s’inquiéter de nouveau :
— Ouvre ton four… Plus grand, voyons et rentre-moi cette langue.
De canine en molaire elle scrute la moindre carie. Mais Colgate entretient trente-deux dents parfaites dont l’émail brille blanc dans le rose des gencives.
— Bon, je ne vois rien. Fais attention tout de même. Un enfant de plus, une dent de moins, tu sais, moi, j’ai vérifié…
Dans un rictus bonasse elle écarte les lèvres sous quoi luisent cinq dents d’or. Mariette hoche la tête. Son recueil, qui fait litière de maintes traditions, affirme discrètement que Mamoune date un peu. C’est Gabrielle qui a la cote. Provocante, immédiate, son expérience n’est pas moindre et elle est plus sensible à la modernité. Elle a l’autorité de ce ventre énorme où l’imminent quatrième la remercie de vivre en lui donnant des coups de pied, qui chaque fois décident Mariette à poser sur le tout une envieuse main et chaque fois lui tirent la même exclamation :
— Ce qu’il bouge !
Gabrielle qui habite tout près, rue Quatrebarbes, vient le plus souvent le matin, vers dix heures, après ses courses. Passant derrière Mme Guimarch, elle n’hésite pas à rectifier l’oracle, de sa grosse voix qui fait filer Éric (mais qui n’arrive pas à faire filer ses filles). Est-il vrai, demande Mariette, qu’il faille dormir sur le dos ?
— Mais non, mais non, tu peux très bien dormir sur le ventre, affirme Gabrielle. Ta mère est pleine de préjugés.
Alors Mariette se plaint de gonfler après le dîner :
— Ne bois pas en mangeant ! dit Gab, doctorale.
Si je suis là — et je suis souvent là, le matin —, son regard me chasse. Un homme n’a rien à voir dans ces histoires dont il suffit bien qu’il les ait déclenchées. Soupirant, parce que je ne sors pas, elle reprend, plus bas, avec l’accent de Cahors :
— Mais bois entre les repas et surveille tes urines. Si tu pisses trouble, dis-le tout de suite au bib. Moi, avec ma seconde, j’ai fait de l’albumine…
Ma primipare écoute et cille. Elle se penchera ce soir sur ses liquides, s’interrogera sur leur couleur. J’ai déjà remarqué : Gabrielle, Françoise Tource et Mme Daguessot (la Substitute, comme dit ma femme), que rameute en ce moment une complicité de gros ventres, ont toutes, en attendant, attrapé des malemorts dont elles parlent volontiers. Si j’interviens, pour demander qu’on change de sujet, je me fais d’abord cogner :
— Vous n’êtes pas fichus, vous autres, de regarder les choses en face !
Mais sans changer de sujet, Gabrielle glisse. Elle analyse les envies. Non, jamais elle n’a eu d’envies. Sauf une fois, pour un fromage de chèvre qu’Éric a cherché dans toute la ville. Il faut avoir l’esprit un peu scientifique, essayer de comprendre :
— Quand tu te jettes sur les œufs, peut-être as-tu vraiment besoin de soufre. La nature réclame. Mais tes éclairs au chocolat, laisse-moi rire, c’est pure gourmandise qui te charge l’estomac.
Et elle continue, en regardant sa montre, afin de ne pas rater la sortie de ses filles dont l’école et la maternelle la délivrent jusqu’à onze heures et demie. Un peu d’iode blanc sur les ongles, s’ils cassent ; et les tailler carrés. Shampooing gras pour les cheveux, qui seront bien brossés, bien séchés. Pâte exfoliante pour atténuer le masque. Gab, qui n’a plus sur le crâne qu’une botte de foin sec, qui est toute fusillée de taches de rousseur, dit tout cela sans sourire. Il y a la doctrine et il y a le possible qui varie pour chacune selon le temps, l’argent, l’enthousiasme dont elle dispose. Ainsi, pour éviter les vergetures, Gab a d’abord employé l’huile d’amandes douces. Puis une spécialité : la crème Babylane 8605. En pot. Le pot est joli : vide, on peut l’utiliser pour mettre du fard. À vrai dire, Gab n’utilise plus de fard ; et de toute façon elle n’utilise plus de crème. Un, deux, trois, quatre, n’est-ce pas, pour retendre un soufflet, rien ne peut rien.
— Mais au premier, il faut se défendre ! conclut-elle, farouche.
L’heure a tourné, elle se sauve. Sur le pas de la porte, elle se retourne et crie :
— N’oublie pas le certificat pour les allocations !
Elle s’en va, majestueuse, les bras effacés, le cou tiré, toute en panse : une amphore vivante : “Comment peut-on mettre une femme dans cet état-là ?” murmure Mariette, effrayée par les dimensions qui l’attendent. Elle a soulevé le rideau. Nous regardons la belle-sœur s’éloigner sur le trottoir qu’un petit gel de décembre a rendu glissant. Gab, pas folle, a des rustines sous ses semelles. Mais voici que par mégarde elle laisse tomber son sac. Elle s’arrête, elle entreprend de le ramasser. Sans se pencher. Avec une technique éprouvée, elle se met de profil, elle plie les genoux, elle descend. Sa main touche l’objet, l’attrape. Et lentement Gab remonte, toute droite.
— Ça s’appelle : faire l’ascenseur ! dit Mariette, attendrie.
Elle continue d’attendre. Grâce au tricot, elle n’a jamais tant lu. Si les amies se font rares, ses sœurs sont fréquentes et bavardes à souhait. Mais quand la famille manque, ainsi que le travail (cette double condition ne laisse que des quarts d’heure), Mariette se met en quête d’un livre qu’elle consomme à petites doses, un œil sur la page, un autre sur les “diminutions”.
Ma bibliothèque, farcie de Dalloz, contient aussi quelques classiques, bien reliés. Elle dérange rarement leur belle ordonnance, sauf pour épousseter. Il lui arrive de reprendre un des ouvrages qui constituent en somme son propre équipement professionnel et qui sont rangés dans le même placard que la jeannette : la Petite Infirmière, le Savoir cuisiner, le Savoir coudre et couper, le Moderne Art d’aimer (don de sa mère à ses filles nubiles), l’Ortho rouge, le Dictionnaire des familles… Mais ces consultations techniques sont rares : un coup de téléphone à la rue des Lices va plus vite et donne plus chaud.
Sa réserve, c’est l’armoire de la salle : s’entassent là trois ou quatre cents livres au brochage fatigué. Mariette pioche dans ce mélange, alphabétiquement disparate, écarte l’histoire, les relations de voyages, les récits de grandes chasses (mon père, ce sédentaire, ne lisait que la Collection Payot), pour piquer au hasard parmi les abondants auteurs de la série B, Barrés, Bordeaux, Bourget, Boussenard, Boylesve ou les auteurs de la série M, Magali, Malraux, Mauriac, Maurois, Montherlant, Morand, Moravia… Tio lui prête aussi des romans récents. Gilles, son mentor littéraire, écho lui-même du critique du Courrier de l’Ouest, arrive à lui en faire acheter quelques-uns. À son avis Mariette est une lectrice de la catégorie C (selon le classement : A, intellectuels ; B, avertis ; C, occasionnels ; D, ilotes). Elle pourrait passer dans la catégorie supérieure. Elle lit volontiers Camus (sérieux, dit-elle, et accessible), Simone de Beauvoir (championne de la féminité), Sagan (gloire rapide de son sexe). Évidemment je l’ai vue lâcher Proust. Mais enfin elle essaie. Elle ne refuse vraiment d’aborder que les “entortillés” de la dernière promotion :
— Tout ça ne tient qu’à un cheveu, dit-elle, et encore ils le coupent en quatre !
Et si Gilles, patient, lui explique qu’une élite, qui ne déteste pas son petit nombre et que se flattent d’apprécier les spécialistes, fait en quelque sorte de la recherche, elle l’arrête aussitôt :
— Alors j’attendrai qu’ils aient trouvé !
L’esprit Guimarch soufflant sur elle, manque rarement d’ajouter :
— Pourquoi m’occuperais-je de gens qui ne s’occupent pas de moi ?
Gilles n’insiste pas. Il ne me lancera pas ce qu’il m’a une fois lancé à propos de M. Tource, grand lecteur de petites choses : les cons veulent toujours être concernés. Mariette a des excuses : elle est femme, elle est d’Angers, elle est de la rue des Lices : et moi-même, qui ai peu de temps, j’en ai de toute façon peu consacré à m’inquiéter de sa tête. Ils se plaignent, les maris, que ça sonne le creux, mais ce n’est jamais de ce creux-là qu’ils s’occupent. Ai-je seulement tenté de bannir de la maison ces livres d’images pour adultes qu’hebdomadairement les Guimarch de sœur en sœur, de tata en tata, se repassent ? Ils sont là. Tous. Apportés par Mamoune :
— Tiens, ma petite fille, voilà de quoi te distraire.
Soyons justes. Mariette saute les pages où, pour faire vibrer la corde à linge, s’accroche de la culotte de princesse. Elle a peu d’appétit pour les tumultueuses biographies de starlettes, pour les cas de conscience soumis aux dames par d’autres dames héroïquement victimes du corazon. Mais sur les rubriques de mode, de cuisine, sans honte le nez peut se pointer. La juriste de service opère à côté, qui parle de “nos droits” : voyons cela. Elle a raison, cette femme. On feuillette. Le roman de Daphné, du coup, y passe. On est dans le coup. On arrive à la dernière enquête-concours sur la condition féminine, miam-miam, dotée de nombreux prix dont un voyage en Crète, deux Vespa, cent fers à repasser Thermor et autant d’abonnements gratuits : Qu’est-ce qui vous paraît le plus important, pour une femme ? Sa beauté, sa vertu, son mari, sa religion, sa carrière, ses enfants, sa liberté, sa maison, sa culture, sa famille, son pays, son bonheur ou sa jeunesse ?
Alors on prend un crayon pour décider en quel rang je, le mari, serai placé. On ne me le dira pas. On me demandera seulement :
— Combien crois-tu qu’ils puissent recevoir de réponses ?
Car c’est ainsi : ces grands problèmes, associés au gain du fer à repasser, dépendent d’une question subsidiaire.
Alerte. Le mardi une lettre bizarre est arrivée de Paris : Reine a eu un “accident”.
— C’est donc ça ! dit Mariette interprétant aussitôt la “fatigue” récente de sa sœur.
Mme Guimarch saute dans le train de neuf heures qui débarque vers midi à Montparnasse. Rentrée le jour même par le rapide du soir, elle ne saura pas se taire. Gabrielle a le chic pour la confesser, quand ses filles n’y parviennent pas. Le lendemain nous apprenons que Reine, considérant comme une calamité ce que Mariette tient pour une félicité, vient de rentrer de Genève : allégée, mais saignée à blanc par un praticien spécialisé dans l’égermage des Françaises.
— Avec la fortune qu’ils ont, les d’Ayand, tu comprends ça ? m’a répété Mariette, toute la semaine.
Seconde alerte. Le lundi suivant, Éric carillonne à sept heures. Il fait encore nuit noire. Il neige. Éric n’a pas de manteau, il a des flocons plein les cheveux, il halète, il a couru d’une traite jusqu’à la maison. Il commence par geindre :
— Je suis dans de jolis draps !
Puis il s’explique : Gabrielle qui devrait avoir accouché depuis dix jours vient de perdre les eaux, brusquement, sans douleurs préalables. Autre symptôme inquiétant, elle a une assez forte fièvre. Il faut la transporter en clinique de toute façon. Mais comble de malchance, c’est jour de fermeture : les Guimarch sont partis hier soir avec Ariette, pour faire leur rassortiment, à Nantes, chez Desplats Frères. Impossible de les prévenir : Simone qui, à cause du lycée, est restée seule avec la bonne ne sait pas dans quel hôtel ils sont descendus et ça ne répond pas chez Desplats, la maison n’ouvrant qu’à neuf heures. Comment s’occuper des filles et en même temps s’occuper de la femme ? Éric tremble. Il est complètement perdu. Il est toujours, au moindre accroc, complètement perdu. Mariette crie :
— Tu as fini de t’affoler ! On y va. Je garderai les petites. Vous emmènerez Gabrielle.
Je lui demande en vain de me laisser faire : elle ne veut rien entendre. Elle enfile ce qui lui tombe sous la main, jette un manteau sur le tout, se précipite dans la voiture, garée dehors et démarre. On n’y voit rien. L’essuie-glace balaie de la neige, qui fouette de biais. Une embardée nous jette sur une poubelle, qui éjecte son contenu aux pieds d’une bonne sœur transie qui balayait le trottoir devant la pension des dames de l’Esvière. Une autre fait bondir un chat noir. Mais la Mariette têtue, concentrée, qui manie le volant et soudain ressemble prodigieusement à sa mère, n’en a cure. Elle fonce jusqu’au bout, freine, saute, claque la portière. Quand j’arrive dans la chambre, elle a déjà empoigné les trois ines qui tourbillonnaient autour du lit de Gabrielle, verte, mais parfaitement calme et qui dit :
— Ce qui m’ennuie, c’est qu’il ne bouge plus, l’escogriffe.
Pour autant que j’en puisse juger, il y a urgence. Laissant Mariette avec les filles, j’embarque la belle-sœur qui fait mille recommandations :
— Pas de chocolat pour Martine : elle n’est pas allée hier. Le lait est sur le bord de la fenêtre. Avec le temps qu’il fait, vois s’il n’est pas gelé…
Elle jette encore, comme je mets en marche :
— Paie le crémier, Mariette ! Je lui dois deux cent six francs.
Saluons ! Je n’ai pas une folle amitié pour Gabrielle. Mais elle a ses vertus. Nous sommes en plein tragique de petite dimension : ce tragique des familles, au niveau de l’entrejambe. Gab se conduit comme l’adjudant blessé qui s’assure de la relève avant d’être évacué. Je file aussi vite que je peux, dans une bouillie glissante. Dieu merci, Saint-Gérard n’est pas loin. Nous y voilà. Je livre ma parturiente.
— C’est Mme Guimarch jeune ! fait la portière, qui reconnaît l’abonnée.
Et maintenant, marche arrière. Éric reste sur place. Je repars rue Quatrebarbes. Je repars, avec Mariette et les nièces, rue du Temple. Je déjeunerais bien, mais il est déjà huit heures et demie. J’ai, à neuf, un rendez-vous d’une extrême importance d’où dépend l’accrochage d’une grosse affaire. J’ai le tort d’en parler.
— Il est bien question de ça ! dit Mariette, indignée. Les parents ont pris le train. Va les chercher à Nantes. Ils seront là plus tôt.
Cent bornes dans la neige et une affaire fichue : que c’est bon la famille ! À onze heures j’arriverai chez Desplats Frères, bonnetiers en gros. Mariette a téléphoné. Je trouve la belle-mère en train d’engueuler fermement le beau-père :
— Je te l’avais bien dit que, dans l’état des filles, on ne pouvait pas s’éloigner !
Cent bornes en sens inverse. Il neige toujours. Je conduis comme un tankiste, lorgnant la route à travers le demi-cercle que décrit l’essuie-glace, tandis que les Guimarch — le beau-père près de moi, le reste entassé derrière — pestent contre le temps, le froid, la voiture qui se traîne, la sortie manquée et les prix majorés de la Maison Desplats. Et ce n’est pas suffisant : je crève à l’entrée d’Angers, près de Saint-Jacques. Les Guimarch, hélant un ami providentiel qui passe, seul dans une 203, m’abandonnent. Je perds un temps fou pour réparer. Je ne rentrerai qu’à la nuit, crotté, fourbu, affamé, pour apprendre que Gabrielle a dû subir une césarienne et qu’il était grand temps, car l’enfant était mort. Éric est là, effondré, ainsi que Françoise Tource, les mains croisées sur son ventre. Gilles boitille autour d’Ariette, sous le regard sombre de Mme Guimarch.
— Et c’était un garçon ! gémit Éric.
— La série noire, dit Mariette. Je n’ai plus qu’à bien me tenir.
Elle tiendra, mais n’évitera pas la troisième alerte : une chute dans l’escalier, quinze jours plus tard.
Cette fois, nous en serons quittes pour la peur. Près de Mariette, allongée pour un mois, ma mère, ma tante, les amies, Gilles le samedi, Tio le dimanche, belotant avec le beau-père, viendront prendre leur quart ; et bientôt Gabrielle, rétablie, cherchant ailleurs sa revanche. Un fruit tombe. Un autre mûrit, dans le climat sucré qu’entretiennent les sourires. On s’interroge déjà sur le sexe de l’ange. Mme Meauzet, elle-même, se dérangera, prophétisera, d’après la forme du ventre, d’après le mouvement de son alliance transformée en pendule :
— Je crains que ce ne soit une fille.
Mais Mariette s’en moque bien :
— Fille ou garçon, je prends !
C’est vrai : pourquoi les femmes (et surtout les plus vieilles) craignent-elles si souvent qu’un enfant soit une fille, c’est-à-dire ce qu’elles sont ? Mariette serait heureuse de m’offrir un garçon. Mais le rose vaut le bleu. Du reste parmi les cent laines que vantent la Redoute, les Trois Suisses, le Chat botté, le Bon Pasteur ou Bergère de France, dont les catalogues gisent partout autour d’elle, elle ne dévide, pour la layette, que des pelotes blanches. Ma mère admirative donne le ton juste :
— Eh bien, mon petit, si un enfant a été voulu…
Elle observe ce fils, surtout inquiet de sa femme qui, elle, l’est de son hôte ; et de sa bouche tombe un vieux dicton d’horticulteur :
— On peut soigner la pêche, mais il n’y a que la pêche pour soigner son noyau.