Nous sommes assis tous les deux sur le parapet de la promenade du Bout-du-Monde, qui domine la Maine, et, plus loin, les bas quartiers de la Doutre. Je regarde le château (*), assailli par en haut de criardes corneilles et par en bas de visiteurs dominicaux défilant sur le pont-levis vers les tapisseries de l’Apocalypse (***). L’œil de Mariette, lui, se perd, dans un ciel lourd, où avancent lentement d’obèses cumulus. On ne peut pas dire, comme le clame une publicité célèbre, que Mariette soit toujours élégante, à la fin de l’attente. À cet égard, je me sentirais plutôt lésé. On épouse une petite fille à ventre plat, aux seins durs, au teint de pêche et on tombe presque aussitôt sous le coup de cette loi qui nous condamne à mettre à mal la beauté par le seul fait d’en jouir. Un enfant, il commence par l’arranger, sa mère ! À ceci près, cependant, Mariette est en pleine forme. Plus le moindre ennui, depuis cinq mois, passés dans une demi-retraite. Trop proche de son terme pour se risquer sur une plage et même à la Rouselle, où elle craignait d’être surprise, elle nous a cloués à Angers. Tout est prêt, tout est en ordre ; et bien que son ventre ait nettement descendu, fidèle aux conseils elle continue à faire, chaque jour, son tour rituel : vers le pont de la Basse-Chaîne ou vers le château.
Mais l’orage monte. Nous ferions bien de rentrer. Mariette revient sur terre, y pose un pied et fait, tout à trac :
— Tio disait bien hier : deux cent cinquante trillions ?
— À quelque chose près, oui.
Tio, un peu agacé par ce qu’il appelle “le romantisme gestatoire” de Mariette, a dit exactement :
— Ma chatte, le nombre de combinaisons possibles entre vos gènes est de l’ordre de deux cent cinquante trillions. Vingt-cinq, si tu préfères, suivi de dix-neuf zéros ! Un enfant, tu peux le vouloir ; tu ne peux pas vraiment le choisir.
Mais Tio ignore le génie de sa nièce pour rendre bénéfiques les astres et les chiffres :
— Alors, reprend-elle, pour refaire celui-là, il nous faudrait peupler trois cents millions de planètes…
Sublime arithmétique ! Je reste court.
— Hein, ça te la boucle !
Je me penche, je l’embrasse sur le coin de l’œil. Je me relève, secrètement amusé par le calcul inverse : Mariette s’est trouvé un homme parmi un milliard et demi d’autres ; en fait, parmi vingt-quatre millions de mâles de race française ; en fait, parmi deux cent cinquante mille Angevins ; en fait, parmi deux mille jeunes gens épousables de sa ville et de son milieu ; en fait, parmi les trente ou quarante qu’elle connaissait. Je suis incommensurablement moins rare que cet enfant. Mais beaucoup plus choisi. L’élu, d’une part ; de l’autre, le non-pareil ! Retenons le sot qui avait envie de rire. Mariette vient de se recroqueviller :
— Qu’est-ce que tu as ?
— Ça me lance ! souffle-t-elle.
Elle se détend un peu, se soulève avec peine et s’accroche à mon bras. Nous redescendons le long des douves, transformées en parc pour une harde de daims qui broutent une herbe rare là où fouissaient, il y a cinq siècles, les carpes du roi René. Le roi lui-même, sur son socle, à l’entrée de son boulevard, semble accablé de chaleur. Nous passons. Un peu plus loin, place de l’Académie, Mariette s’arrête et de nouveau se contracte :
— Cette fois, dit-elle, je crois qu’il n’y a pas de doute.
Et me voilà comme Éric : déboussolé.
Je n’ai aucune excuse. Le cas de Gabrielle était d’emblée sérieux. Celui de Mariette est on ne peut plus normal. Je ne suis pas le premier à battre l’air avec les bras, à me demander quoi faire. Pas un seul de mes amis pour prétendre qu’à ce moment il se soit senti à l’aise : sauf les absents, arrivés assez tard pour n’avoir plus qu’à se pencher sur leur petite famille, proprette, assoupie dans la dentelle et parfumée à l’eau de Cologne. Être là, pétant de santé, quand une femme commence à se tordre ; être là, vous qui êtes le plus fort, qui n’avez pourtant rien eu à porter, qui n’aurez pas à vous fendre, c’est gênant au possible ! Votre exemption devient impuissance. Je lâche le bras de Mariette, je dis :
— Attends-moi là, je vais chercher un taxi.
— Non, dit-elle, je ne tiens pas à rester seule. Des taxis, tu n’en trouveras qu’à la gare ! La maison est plus près.
Elle a raison. Mais la maison est tout de même à trois cents mètres. Il va falloir nous arrêter plusieurs fois, comme au chemin de croix, sous les yeux des passants qui comprennent vaguement et se retournent avec insistance. Mme de La Granfière nous croise, tire sur ses gants, hésite et finalement passe, en saluant du menton. Enfin voici la voiture, comme toujours rangée devant la maison. Mariette s’assied derrière, crispée par une nouvelle douleur. Je lui tapote les mains.
— Va chercher la valise, dit-elle, dans une grimace.
Ma clef breloque dans la serrure. La valise, au fait, où est la valise, qu’elle a soigneusement préparée ? Je ne vois rien dans la chambre, ni dans le cagibi, ni sur la console du palier. Je redescends. La valise m’attendait à l’entrée ; et sur la valise l’étui de cellophane où sont tous les papiers. Je saisis le tout et dans l’instant je pense : la belle-mère ! Il me semble que je serai beaucoup plus calme si la nouvelle est partagée. Je m’y reprends à deux fois pour composer le numéro. Au bout du fil je trouve Irma, la bonne.
— Dites à Mme Guimarch que son gendre la demande.
La bonne ne devrait pas être là, un dimanche. Quant à la belle-mère, pour une fois, je ne lui en aurais pas voulu d’être chez moi, ce même dimanche.
— Madame est à la cave, dit Irma.
— Qu’elle en remonte, bon Dieu ! Sa fille accouche.
Des secondes passent. Un vol de martinets frôle la maison, étirant leurs cris. J’imagine des choses : Mariette hâtivement travaillée, accouchant seule sur les coussins. Enfin Mamoune prend l’appareil. Je n’aurai rien à dire. Elle s’en charge :
— Je m’en méfiais, assure-t-elle. S’il est de la nuit de Noël, comme le croit ma fille, ça fait juste 270 jours demain… Allez, vous avez le temps, surtout pour un premier. Conduisez-la à Saint-Gérard et rentrez chez vous. Sur place on s’énerve. J’irai voir d’ici une heure ou deux comment ça va. Mariette a bien la chambre 37 ?
Je n’en sais plus rien. Je raccroche. Dans la rue des gouttes volent, qui étoilent le trottoir. Mais l’orage semble glisser vers le sud pour aller crever sur la Loire. Mariette, entre deux contractions, se refait une beauté. Elle sourit : dans ces cas-là c’est toujours l’autre qui vous rassure.
— Tu as bien tout ? fait-elle.
J’ai tout : y compris le sentiment de mon ridicule. Je regarde ma montre. Cinq heures. Cinq et huit, treize. Je dis :
— Il est trop tard pour qu’il naisse aujourd’hui. Il sera du 21. Alors, c’est entendu, tu n’as pas de remords, nous l’appelons Armelle ou Nicolas ?
— Nicolas, dit Mariette.
Nous roulons doucement. Ça va mieux. Reste une chose qui me chiffonne. Je n’ai appelé que la rue des Lices. Je n’ai pas cru nécessaire de prévenir aussitôt la Roussette. Est-ce, déjà, un réflexe conditionné ? Est-ce l’effet d’un sentiment qui accable les hommes d’aujourd’hui ? Si c’est de père en fils que se féconde un nom, c’est bien de mère en fille, de cordon en cordon que le permet la gésine. Nous roulons toujours doucement, en silence. Mariette examine les papiers, fait “ouille !”, se tient les côtes, puis reprend son tri. Moi, je cogite. On se prenait pour le blé, nous autres ; la femme était la terre : au point même qu’en grec, ), elle en tirait son nom. Mais nous savons maintenant qu’il n’en est rien. Je sais que celle-ci, à mon côté, de l’ovule à Nicolas, a tout tiré de son sang : elle ne tient de moi qu’une demi-cellule, un bref transporteur d’ADN au règne de l’infiniment petit : il est loin, notre évangile : Au commencement était le père… et rien n’a été créé sans lui ! Il a fait l’amour, le bon bougre, et, le reste, il ne l’a pas fait exprès. Au commencement était le père, oui : pour neuf secondes de plaisir. Mais ensuite il y a eu la mère : et son travail, pour commencer, a duré neuf mois. Quand lui naît un enfant, quel père n’éprouve pas de l’humilité ? Mais une voix mince, un peu fêlée, me ramène à des considérations plus pressantes. Nous sommes arrivés, Mariette murmure :
— Tu montes, mais tu ne restes pas. Tu es déjà assez volé depuis quelques mois. Je n’ai pas envie de te donner un encore moins joli spectacle.
Elle pose la tête sur mon veston, l’inonde de cheveux. Ce sont toujours les mêmes cheveux, qu’elle parfume, au-dessus de ces oreilles, que j’aime chercher, du bout des doigts, dans la brune abondance qui les recouvre. Mais déjà Mariette se redresse ; puis descend avec précaution. Si elle a peur, elle le cache bien. L’ascenseur l’aspire, très vite, tandis que je m’attarde, au bureau, à expédier de la paperasse, à expliquer à la secrétaire qu’il n’y a pas de “prise en charge” puisque les avocats ne bénéficient pas des assurances sociales. Le temps de grimper deux étages, de faire mes dévotions auprès de Mariette, déjà couchée, d’entendre l’infirmière assurer que “tout se présente bien, rien ne presse, le travail est à peine commencé”, de retraverser des couloirs où tout est clair, lisse, innocent, et je me retrouve dans la rue, soulagé.
Soulagé, mais n’aimant pas mon soulagement.
Je rentre chez moi. Je fais confiance à ces gens dont c’est le métier d’être froids, aseptiques, efficaces, de n’être écœurés de rien, de connaître les moyens, les faiblesses, les défenses d’un corps, d’œuvrer sur ce qui est pour eux matière première et gagne-pain : la femme que nous aimons. Mais ma confiance me paraît lâche. J’ai beau me dire qu’au Palais, le sentiment de tenir entre mes mains le sort d’un homme ne m’effraie pas ; qu’au contraire la partie à jouer, les responsabilités à prendre, les articles à invoquer, les procédures à manier exaltent en moi le technicien ; qu’ailleurs au contraire, je suis le client — du plombier comme du médecin —, il y a quelque chose qui ne va pas.
Oh, je suis couvert ! Mariette elle-même m’a demandé de m’en aller. Elle n’a pas tort : assister à l’accouchement de sa femme, voire seulement à ses débuts, sauf cas de force majeure, c’est sadisme ou sottise. Déjà l’amour, quand on y songe, se pratique en des endroits qui souffrent de leurs autres usages ! Lorsqu’elle en sort, née de lui, la vie n’a plus que l’aspect de la déjection. Malgré le respect qu’elle mérite, considérer dans cette opération la fraîche petite fille d’avant-hier, devenue cette femme hagarde, suante, sanglante, écartée comme une grenouille, c’est prendre le risque de désoler pour longtemps la fragilité du désir. Mieux vaut, même, ne pas rester aux abords, comme tant de maris, qui font les cent pas dans le hall et assassinent de questions toute infirmière échappée de la salle de travail. J’ai l’œil fragile. Et soyons francs : j’ai aussi l’oreille douillette. Je n’ai aucun courage pour voir, pour entendre souffrir. Se retirer à bonne distance de la souffrance, chercher à n’y pas penser, attendre qu’elle soit finie en compulsant un dossier — en travaillant, n’est-ce pas, pour la mère et l’enfant —, tel est l’honorable programme. Pouvons-nous mieux ? Non. Pouvons-nous moins ? Non plus. L’accouchement de sa femme est une épreuve où l’inutilité de l’homme rejoint l’incontestable inutilité du bourdon.
Gilles va passer, m’inviter à dîner, en copains : les bonnes âmes ont à cœur de distraire le mari qui se fait du mauvais sang, tandis que sa femme accouche. Je refuserai : Mariette pourrait se formaliser. Mais Mme Guimarch s’inquiétera de savoir si j’ai de quoi manger : les bonnes âmes veulent aussi que le mari survive. À huit heures donc je vais grignoter des choses, trouvées dans le réfrigérateur. Puis téléphoner : tout va bien, rien de nouveau. Puis j’examinerai, avec le sérieux qu’il comporte, un des rares dossiers drôles qui me soient tombés dans les mains : celui de la Santima, fabrique d’objets pieux, à qui Coopunic, chaîne de magasins canadiens, refuse de payer un lot de saints qui, à l’arrivage, se sont révélés appartenir au style moderne, invendable au Québec qui conserve du goût pour le Saint-Sulpice. M’arrachant au labeur, vers onze heures, je retéléphonerai au service de nuit : Tout va bien, rien de nouveau. C’est long, il ne serait pas raisonnable de veiller plus longtemps. J’aurai une journée chargée, demain. Mais une fois au lit, qui me paraît grand, qui me paraît vide, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Six heures que ça dure. Ce n’est pas anormal, mais ce n’est pas rapide. Ma mère m’a souvent dit : moi, j’accouche en trou heures (et ce présent, chez une dame âgée, montre à quel point, vingt-cinq ans plus tard, l’événement lui demeure essentiel, incessant et se prolonge, de mes premières six livres à mes soixante-dix kilos). À cette époque on mourait encore de fièvre puerpérale. On n’en meurt presque plus. Mais des enfants qui s’attardent, qu’étranglent les passages ou, seulement, qu’abîment les fers, posés en dernier recours, ça se voit toujours. Je me retourne à gauche. Je me retourne à droite. Est-ce assez stupide d’entretenir son mouron ? Je me relève. Il y a du somnifère dans l’armoire à pharmacie. Allons-y pour un, allons-y pour deux comprimés. Ils sont amers et l’eau du robinet a un goût d’eau de Javel. Je me recouche. Espérons que c’est fini et que Mariette, comme moi, s’endort.
On en parlera longtemps. Ce sera le morceau de bravoure du folklore familial. Quoi ? Qu’est-ce ? Il fait grand jour. Je suis sur le parquet, proprement viré, avec les couvertures et le matelas, et le colonel qui n’est pas rasé, qui n’a pas de cravate, n’en finit pas de rire :
— Tu me la copieras ! Il est neuf heures. Bel au bois dormant, vous avez un fils. Les Bretaudeau continuent.
Dans la main de Tio, le tube de somnifère.
— On a voulu calmer ses affres et on ne s’est pas réveillé. J’ai déjà vu Nicolas, qui en écrase encore plus fort que toi.
Debout enfin, les bras ballants, avec cet air Gilles-de-Watteau que donnent les pyjamas, toujours un peu trop courts d’en bas, parce qu’ils rétrécissent au lavage, je pouffe à mon tour. Tio précise :
— Mme Guimarch t’a appelé. Pas de réponse. Elle a pensé que tu étais à la clinique. Elle y a couru, m’a trouvé dans le hall. Moi, j’ai tout de suite compris que tu ronflais. Le temps de voir la mère et le mioche, de piquer la clef de ta femme et me voilà.
— Et Mariette ?
— Le petit n’est pas passé comme une lettre à la poste ; il n’est arrivé qu’à deux heures. Mais ils sont tous les deux en bon état.
— Et maman ?
— Ariette s’est chargée de la prévenir.
C’est complet. Je ne ris plus. Je me précipite vers l’appareil, mais c’est à moi, cette fois, qu’on ne répond pas : ma mère, ma tante doivent rouler vers Angers, si même elles ne sont pas arrivées. Je me raserai plus tard. Je déjeunerai une autre fois. Nippé à la hâte, une, deux, Tio sur les talons, toujours hilare, trois, quatre, mais un peu essoufflé et demandant pourquoi je ne prends pas la voiture, qui irait tout de même plus vite, cinq, six, c’est en courant que je me donne l’impression de me précipiter, père précédant le grand-oncle, vers la nouvelle génération.
La peinture luit, les chromes, les glaces. Les odeurs se mélangent : celle de l’éther, et celle du lait, celle d’on ne sait quelle cuisine et celle des fleurs, qu’on aperçoit par des portes entrouvertes, près des lits d’émail blanc, où les fièvres font des dents de scie sur les pancartes. Le bruitage n’est pas moins connu : roulements sur caoutchouc, légers cliquetis, froufrous de blouses, rumeurs de vaisselle, chuchots. Rien de plus fidèle qu’une clinique au décor convenu. Théâtre en blanc : c’est ici qu’apparaissent, pour jouer leur premier sketch, ces nouveaux acteurs qui dans les prochains cinquante ans nous chasseront de la scène. Un père, d’abord, cesse de se sentir jeune premier.
— Ah, voilà le papa ! s’exclame la surveillante, galonnée sur le front. Sept livres quatre cents, c’est un bel enfant. Puis-je vous demander qu’on laisse un peu reposer sa maman ? Ça fait beaucoup de monde pour un premier jour.
Elle glisse plus loin, sur ses souliers plats. Je m’en doutais : les Guimarch vont défiler sans arrêt. La visite aux accouchées, aux opérés, fait partie pour eux des rites sacrés ; et ils ne savent jamais s’en aller. Je pousse la porte. La famille est si dense autour du lit que de prime abord je n’aperçois ni fils ni femme. On se retourne sur moi avec des sourires qui en disent long. On s’écarte.
— Hé ben ! dit Mariette.
— Il s’était drogué pour arriver à dormir, dit Tio, compatissant.
Les sourires changent, s’engluent de bienveillance. Soulevée à demi, calée sur deux oreillers, Mariette pose pour une Maternité. Enfreignant la consigne qui interdit de toucher au nouveau-né, elle l’a tiré de son berceau, elle l’enveloppe d’un bras, l’offre de près à l’extase de son pépé et de sa mémé, ainsi qu’au flash d’Ariette. Éclair. C’est fait, la photo est prise ; elle fera rire Nicolas, dans dix-huit ans, quand il passera son bac et feuillettera d’un air distrait, avec sa petite amie, l’album de famille. Voyons de plus près :
— Satisfait ? demande Mariette.
— Très.
Mon souffle fait voltiger sur le petit crâne, presque rouge, une broussaille ténue. Le visage gros comme le poing, aux paupières cousues de cils et suintant le nitrate, a l’aspect rétréci, condensé, des réductions indiennes. Apode, dans son tuyau de laine, qui lui remonte les bras, le têtard grouille mollement et sa ventouse rose, dont l’unique réflexe est celui de la succion, a un petit bruit mouillé lorsque ma joue l’effleure. Nouvel éclair. Je serai aussi dans l’album. Mais il faut remercier : devant ma mère, ma tante, ma belle-mère, mon beau-père, l’oncle Tio, Gabrielle, Ariette et Mme Tource, observant de mes entrailles les paternels transports. Dans ma poche gauche, heureusement, ou plutôt non, dans la droite, à moins que ce ne soit dans le gilet et, effectivement, c’est dans le gilet, voilà dix heures que je l’y ai mis, il y a ce rond d’or : premier élément d’un bracelet de famille qui un jour, peut-être, sonnaillera double ou triple. Je le glisse au bras de Mariette. On se récrie, bien que la dépense, assortie à mes honoraires, ait été modeste.
— Pour le second, dit Mariette, laisse-moi souffler un peu.
Et chacun d’approuver avec force, comme si c’était moi qui avais imposé le premier, comme si mon cadeau exigeait une suite. Tout le monde parle en même temps. Gabrielle essaie le bracelet. Ariette, avec des mines, s’empare du bébé. Mme Guimarch montre à cette maladroite comment se porte un enfant : une main sous la tête, l’autre sous le lange. Gabrielle, qui pourtant a tout ce qu’il lui faut chez elle, tend les bras à son tour. La tendre surenchère devient si condamnable et Mariette est si lasse que ma mère intervient :
— Ma petite fille, c’est assez pour aujourd’hui. Nous vous laissons. Toi, Abel, tu peux encore rester trois minutes, mais pas plus.
Elle a repris Nicolas des mains d’Arlette. Elle le couche sur le côté, le borde et remet ses gants. Le nez de Mme Guimarch bouge. Son autorité, prise en faute, ne peut rien de toute façon contre celle de ma mère quand elle la met en jeu, avec ce port de tête que je connais de vieille date. Retraite générale. Tio, qui traînait, se fait rappeler à l’ordre :
— Vous venez, Charles ?
“Charles”, que son prénom ramène à son enfance, fait un geste de la main et disparaît. Nous restons seuls, Mariette et moi. Ma loquacité coutumière s’accommodera fort bien du silence, ici recommandé. La jeune femme qui est là, c’est bien toi, ma petite fille, dont je caresse les cheveux ; c’est bien toi que, pourtant, je ne reverrai jamais, telle que tu as été : sans partage et sans tiers. Nous deux, nous ne serons plus jamais ensemble de la même façon. Ton œil était sur moi, sans passer par quiconque. Maintenant il se pose sur ce berceau, avant de remonter vers moi… Oui, j’ai vu, c’est un bel enfant. Oui, c’est même moi qui l’ai commencé, en m’y reprenant tous les soirs. Le bougre ! Nous n’avons pas d’hormones, nous, pour nous travailler le sang, pour nous faire monter le lait aux seins, l’amour au cœur. Il nous faut un peu plus de temps, d’habitude et d’échange. Mon grand-père s’appelait Nicolas ; je ne l’ai pas connu. Celui-ci, qui s’appelle aussi Nicolas…
— Ton fils t’effraie un peu, hein ? murmure Mariette dont l’intuition apparemment fonctionne.
Et comme mes sourcils protestent :
— Si, si, ne dis pas le contraire, je te connais : tu t’accroches difficilement. Mais quand c’est fait…
Elle s’enfonce dans l’oreiller, le nez tourné vers le berceau et m’observe d’un œil, qui rit. D’un geste vif je viens de chasser une mouche qui courait sur le front de mon fils. Je regarde ces dix doigts gros comme des allumettes, mais armés de dix ongles plantés dans la dentelle. Oui, j’ai le cœur lent. À feu lent, braise longue. Mariette le sait aussi. Et elle sait que ce matin nous sommes beaucoup plus mariés qu’hier ; mariés au second degré ; devenus consanguins, nous qui n’étions que légalement amants. Femme possédée ne nous est point parente. Femme fécondée, si : par la fusion des gènes. Quoi qu’il arrive, mort ou séparation, nous voilà réunis dans sept livres quatre cents grammes de chair commune. Si l’on pouvait prendre la température du bonheur, Mariette ne ferait point quarante, mais atteindrait bien le trente-huit. Ce qu’elle y gagne, à son avis, ne m’enlève rien ; ce que je crains d’y perdre lui semble pure illusion. Comment ce qu’elle m’ajoute pourrait-il, en même temps, m’avoir été ôté ?
La poule crételle pour annoncer qu’elle a pondu. Nous, nous envoyons des faire-part, nous faisons passer cinq lignes au carnet rose du journal. Je m’en serais bien abstenu, mais les Guimarch n’y manquèrent point. Il n’y eut pas assez de mains dans la rue ni au vestiaire des avocats pour secouer la mienne. Le président lui-même, toque en tête et bavette au cou, y fit en pleine audience une aimable allusion, avant de me faire un petit cadeau, dont bénéficia le client du jour :
— Trois mois avec sursis.
Par fil, par carton, je ne fus pas moins congratulé. Je supporte mal cette manie qui doit dater des patriarches et qui incite les gens à féliciter le père, pour ses œuvres, dont on connaît la nature. Hommage au coup de reins ! Remarque importante, toutefois : ce sont les hommes qui félicitent le mari. Les femmes me parlaient surtout des presque huit livres du “magnifique” enfant.
À vrai dire, le magnifique était devenu jaune : petit ictère du nouveau-né. Et Mme Guimarch, oubliant son époux, ogre fragile, malmené par les sauces, recensait parmi les miens les foies détraqués. Heureusement cette jaunisse dura peu. L’œil du fils, consentant enfin à décoller ses paupières, redevint pur comme le blanc d’œuf ; et la prunelle s’y montra, couleur d’ardoise.
— Il aura les yeux bleus, disait Mme Guimarch.
— Non, disait ma mère, c’est le faux bleu qui vire au brun. Abel m’a joué le même tour.
Il avait maigri, Nicolas : ce qu’on m’assura normal. Mais quand, gorgée de visites, riche de huit brassières du premier âge, de onze paires de chaussons, de trois hochets de plastique, offerts par les amis, sans compter les cyclamens de saison, en pot garni de papier d’argent, et de nombreuses demi-douzaines d’œillets nimbés de ces branches d’asparagus qui laissent si vite tomber sur les consoles une poussière de verdure, Mariette reçut son exeat, le fils commençait à reprendre. Dès qu’il fut à la maison, dans ce monument d’acajou, à col de cygne, dont un antiquaire avait offert bon prix à ma mère et qu’elle venait de faire regarnir (comme il l’avait été pour moi et pour mon père), l’héritier se mit à rattraper, puis à devancer les courbes de croissance.
Et ma femme à devenir, essentiellement, sa mère.
On a beau voir, sur dix couples, huit exemples de ce cas, on ne s’y attend jamais. De la fille à la femme, sauf au lit (et encore c’est à voir, si je pense à Gabrielle), le changement n’est pas notable. La grossesse, déjà, le rend sensible. La maternité vous ramène de la clinique une inconnue. Ceci était dans cela. Bien. Vous attendiez la délivrance, sans ignorer qu’elle serait suivie du flot de soins, de frais, de soucis, de menues obligations que déclenche l’arrivée d’un enfant. Mais vous pensiez que jusqu’aux premiers mots, jusqu’aux premiers pas, cet enfant ne tiendrait que peu de place, qu’il resterait longtemps une chrysalide de batiste et de laine, un être inachevé, inactif, un peu artificiel et vivant en somme à côté de votre vie.
Erreur : il est au centre, aussitôt. Je l’ai su très vite. Tout le proclamait. L’expression de Mariette, soudain masquée de sérieux. Cet air d’être toujours occupée d’autre chose. Cette façon de marcher : en sultane validé. Cette façon de parler : un ton en dessous, pour ne pas réveiller le trésor, même s’il dort à l’étage. Cette façon de me regarder : comme si j’étais devenu transparent. Ce pli en travers du front, au moindre bruit suspect, au moindre courant d’air faisant voler du tulle. Cette négligence envers mes chaussures, hier sacro-saintes, cirées sans arrêt. Et cet âpre souci de l’horaire… Que le bifteck soit sur le feu, la mayonnaise à demi montée, tant pis ! Le bifteck brûle, la mayonnaise retombe. L’ordre donné par le merveilleux “réveil d’allaitement”, une fois par jour réglé sur les heures de tétée, ne supporte aucune attente. D’un tour de jupe Mariette est en haut et sa poitrine jaillit du soutien-gorge spécial qui s’ouvre par-devant. Saint sain sein ! Elle essuie la glycérine qui graisse le mamelon pour le protéger des gerçures. Elle chante :
— Cette fois-ci, mon Nico, c’est le gauche.
Elle donne à engloutir ce bout encore trop court que la petite bouche cherche en couinant, happe, mâchouille, lâche pour reprendre souffle, puis ressaisit avidement, tandis que les commissures laissent échapper un filet grumeleux. Elle nettoie ce menton percé ; elle remonte le paquet ; elle tance le goulu qui par moments lui cisaille le sein entre deux gencives ou lui envoie, avec une brutalité de jeune veau, des coups de tête :
— Dis donc, toi !
Dans cet office nul ne l’effraie. Fière de n’avoir aucun besoin de biberon, elle exhibe en famille ces objets jusqu’ici esthétiques, érotiques, réservés à ma paume, maintenant fonctionnels, impudiquement, volumineusement mammaires. Même devant Tio, plus gêné qu’elle, Mariette se détourne à peine pour déballer, pour remballer. Avant de refermer le bouton, elle glisse soigneusement du coton dans les bonnets et commente :
— C’est idiot, on devrait avoir un robinet. Chaque fois je suis toute mouillée.
Son premier soin a d’ailleurs été de faire analyser son lait. Abondance n’est pas qualité. Mais ses performances laitières se sont révélées complètes : Densité, 1,03 ; Caséine, 16 ; Corps gras, 38 ; Lactose, 64 ; Sels, 2,6… Qui dit mieux ? Mariette a montré la fiche du laboratoire à tout le monde, avant de l’annexer à sa carte de groupe sanguin, qui ne quitte pas son sac. Mais elle n’a pas apprécié la remarque — assez grasse — de Tio :
— Avec un lait pareil, je me demande ce qu’on pourrait faire comme fromage !
Sur le chapitre, elle manque d’humour.
Comme elle manque, il faut bien le dire, d’intérêt pour les autres sujets. Mes problèmes sont sortis du champ. Mariette, qui feuilletait volontiers mes dossiers, ne les ouvre plus guère. Elle a aussi presque cessé de bouquiner. J’ai vu arriver trois livres ; mais il s’agissait de Votre enfant, Madame, du Guide de la jeune mère et d’un Album de bébé, à reliure spirale, sous coffret plastifié, destiné à noter tous les faits et gestes, maladies, progrès de votre chérubin. Mariette y a immédiatement consigné la date de naissance de Nicolas, celle de son B.C.G., sa taille, ses gains de poids et autres détails cliniques. À la page 12, qui comporte trente lignes en blanc, elle a un peu bousculé l’auteur qui invite les mères à enfiler des considérations d’ordre élevé. Penchée sur le petit être qui vous est désormais confié, proposait ce monsieur, tâchez d’exprimer ici ce que vous inspire le plus tendre des devoirs. Dans vingt ans vous serez heureuse de vous relire. D’un trait de plume, Mariette a barré la page ; puis s’est tournée vers moi pour exprimer ce qui était en fait la meilleure des réponses :
— Me relire… pourquoi ? Ça ne s’oublie pas.
Un bon point. D’ordinaire elle souscrit aux émotions, aux pensées conventionnelles. Elle ne rechigne pas aux plus rebattues, aux plus confites et se reconnaîtrait volontiers dans l’invocation : benedica tu in mulieribus. Plus que jamais la gouverne ce code de puériculture, dont les injonctions précises trouvent en elle une obéissance délicieuse. Ah, ce n’est pas elle qui se servirait de lessive pour laver les couches ! Elle rincerait plutôt dix fois la machine à laver de peur qu’il en reste une trace. Quand la cicatrice ombilicale s’est avérée bien sèche, quand Nicolas a pu être plongé dans la baignoire dou-dou (petite merveille gonflable), il n’y avait pas un degré de trop ; et c’est pure malchance si une épingle de nourrice, qui traînait sur la table, a percé le caoutchouc et failli mettre l’enfant au sec. J’aimerais avoir un podomètre pour mesurer le nombre de pas de Mariette : il a sûrement triplé, dans ce va-et-vient qui la ramène sans cesse au berceau. La nuit même, je la sens sur le qui-vive, écoutant le silence, retenant sa respiration pour s’assurer du très petit flux d’air qui susurre à travers un très petit nez, dûment goménolé.
On parle de relevailles. On peut aussi parler de recouchailles. Et là-dessus, il faut se taire ou avoir la franchise féroce ; et faire sien le mot de Curnonsky, gourmet national qui, reprenant d’un plat, disait :
— C’est bon, mais ce n’est pas meilleur.
Quel mari ne crierait comme les autres : rendez-moi le meilleur, rendez-moi le départ. Pas la première fois, non : c’est plaisir solitaire. Mais rendez-moi l’ensuite : la fraîche, la vive partie, de l’un, de l’autre, tous deux ignorant qu’ils tirent sur la corde et que ce violon ne pourra pas se retendre. Tant que Mariette, sous moi, sur moi, en haut, en bas, dans toutes les poses, je l’ai sentie fille dévorant le garçon, je n’ai eu de femme que sur mon livret. Puis je l’ai trouvée, un soir, dans mon lit : toujours agréable, mais répétitive.
Entendons-nous : au-dessous de l’enchantement, la courbe se maintient au niveau de la joie et fait des pointes aux bonnes heures (le singulier, abusif, donne bonheur). Une coiffure, un déshabillé, un rien, renouvelant le trop légitime et voilà mon ami qui se redresse. Il n’a plus le même appétit chaque jour, c’est tout.
Avec la grossesse les choses sont devenues moins claires. La bête s’interrompt, dans ces cas-là, mais nous sommes humains. Citons cette fois nos classiques : Je continue, Madame. Il y a délicatesse à donner jusqu’au bout la preuve d’un amour resté indifférent à ce qui vous abîme. Et si mes autres motifs ne vous irritent pas, laissez-moi les nommer. Il y a l’habitude : on monte sur ce qu’on a. Il y a la nécessité : il faut bien que ça se fasse. Il y a la vanité : je rebêche mon champ. Il y a l’appréhension : qui rejoint la vôtre et nous aiguise. Il y a même l’insolite : cette visite à la poupée russe. Et ce refus enfin : dire non à celle qui disparaît, à la nubile trahie par cette poitrine qui suinte, et que la nuit, le drap et son mari recouvrent, encore un peu tendron, pour la dernière fois.
Vers la fin, bien sûr, pour ménager le faix qui talonnait aux portes, nous avons su souscrire à l’abstinence. Bon, ça. Pour vous. Pour moi, peut-être, aussi. J’en sais qui sans vergogne, en de telles occasions, s’en iraient voir les filles. Je ne l’ai pas voulu. Et pourtant dans la ville, bleue et blanche à souhait, l’enfant de Marie, chérie ! et d’autres, aussi rapides, soignent très volontiers les époux engorgés.
Maintenant tu m’es rendue. En partie. J’aimais, pour te mettre en train, ces joutes légères, ces frôlements de doigts qui soulèvent la chair de poule, à la limite du supportable. J’aimais, après le descellement, rester serré contre toi et jusqu’à l’ankylose t’envelopper d’un seul bras, dont la main se remodelait sur ton sein. Mais tout le secteur, bardé d’ouate, réservé au déjeuner de Nicolas — premier service — m’est interdit. Il me reste plus haut la bouche qui est bien la même, sur des dents de bréchouse ; et plus bas, ton ensemble Rubens, encadrant ce triangle qu’a rasé l’accoucheur et qui pour l’instant fait étrille. Bonne surprise. S’il n’est pas sûr qu’où est passé le père passe aussi bien l’enfant, où est passé l’enfant devrait flotter le père. Mais te revoilà, mon étroite, haletante et qui — seul changement — me souffles dans l’oreille :
— Attention, hein !
Oui, bien sûr. Tout à l’heure tu feras sur ta mécanique un petit devoir de calcul. Plus attentive à ses glandes, plus naturelle et plus précise, femme fouillée par les médecins a la pudeur moins aiguë. Il suffit pour m’en convaincre de savoir où va cette main et d’apprécier l’insistance qu’elle met à tirer de moi la récidive espérée.
Ça fuit par un bout, ça fuit par l’autre. Qu’importe ! Dans le lardon, tout est mignon : ni bave, ni colique, ni fureur à s’égorger de cris n’empêcheront jamais que ces porcelets ne soient roses.
Les autres enfants, quand je les vois dans la rue, avec leur bouille fraîche, leurs raies tirées de nuque en nez, leurs souliers luisants, leurs proprets sarraus, j’imagine qu’ils font le bonheur de Gabrielle ou de ses pareilles ; et, en effet, ils le font. Mais pomponner n’est qu’une joie. Palper, c’est la béatitude. Nous avons joui, mes frères, des mains, de la bouche et du reste ; nous avons joui des creux et des bosses et des longues échappées de peau qui ont du grain, qui ont du lisse, qui ont des frémissements chauds… Mais nos femmes, qui sont si lentes à rendre la pareille, qui hésitent à tâter de l’homme dans l’ombre, regardez-les sur l’épiderme de gosse jouir librement et vingt fois plus qu’avec le nôtre.
Comme elles la triturent, la viande douce ! C’est quatre ou cinq fois par jour que j’assiste à la scène ou que je la devine, au parfum. Mariette est seule ; ou avec sa mère ; ou encore avec des amies : changer le bébé devant elles est un critère d’intimité, montrant à quel point elles peuvent familièrement communier dans le décrottage. Mais rien ne vaut Gabrielle qui sait traiter une croûte, qui a des opinions autorisées sur la consistance des produits. Ariette aussi est appréciée : elle fait ses classes, elle aime servir de nurse. Mais de Simone, que ses glandes ne travaillent pas encore, qui fait de la révolte contre la condition féminine, il n’y a pas grand-chose à tirer. Elle pince le nez :
— Ah, le dégoûtant !
Sur le lange inondé, le dégoûtant tout nu, pédale avec ardeur. La tête roule, les bras battent, le torse fait le soufflet, le ventre descend par bourrelets successifs jusqu’au zizi dont les grandes bourses vides, où rien n’est encore descendu, sont tout emplâtrées de jaune d’or. Si Gabrielle il y a, Gabrielle opine, avec le détachement des connaisseurs :
— Le lactéol, tout de même, il n’y a que ça. Tu vois, c’est très bien, aujourd’hui.
— Oui, dit Mariette, et son petit machin est moins irrité.
C’est l’instant délicat du sacerdoce. Lava me et super nivem dealbabor. Le solide est enlevé avec la couche antipeluche, vivement roulée en boule. L’éponge douce entre en action, poursuit des coulées de safran sur ces cuisses renflées de poulet qui ne cessent de se détendre :
— Tu vas rester un peu tranquille, non ?
Verso. On soulève. L’éponge passe de l’autre côté, dans le sillon rouge où flamboie le trou de balle, étoilé de petits plis. On rince. On vérifie. Tout est net. Et le meilleur commence : on passe aux détails. Mariette sans cesser de bavarder, manie la saupoudreuse, comme une salière, en laisse tomber ce qu’il faut, où il faut. Bambinose, couche, culotte imperméable se superposent. Voyons le nez. Voyons l’oreille. Le coton-tige s’enfonce, sans faire naître de grimace. Brassière de laine, maintenant. Bavoir, épinglé d’or. On regarde le chef-d’œuvre. On n’y peut résister :
— Ma petite grenouille ! fait Mariette, attrapant la chose par les pieds.
— Sa colonne, voyons ! dit Gabrielle.
Alors Mariette prend son fils aux aisselles, le fait pivoter à gauche, le fait pivoter à droite, le hisse, en éclatant de rire. Nicolas monte en l’air, ecce salvator mundi et de ce mirador, où tous les regards l’adorent, petit dieu ébahi, il sourit aux nations :
— Tu vas lui donner le tournis, gémit Ariette.
Et Nicolas redescend, la tête ballante sur un cou si mou qu’on le croirait privé de vertèbres. J’en entendrais, moi, si j’osais le manipuler de la sorte. Je ne m’y hasarde guère et le moins qu’on puisse dire, c’est que Mariette ne m’y encourage pas. Le gosse, c’est son rayon. Dès que j’y touche elle fait l’aimable tête de la chienne de police dont on flatte le chiot. Il faut qu’elle soit très embarrassée, pour se défaire du paquet, me le planter dans les bras.
— Tiens-le-moi une seconde.
Encore a-t-elle les yeux qui traînent derrière elle. Quant à ceux de Nicolas, ils roulent. Rassuré, le bonhomme ! Je ne suis pas Ugolin. Mais un dos raide, des mains gourdes, une voix grave et la crainte de paraître bouffon, ça gâche tout : je n’ai pas la grâce.
De la rue du Temple à Saint-Laud la distance est si courte que nous allons à pied. Vingt personnes en tout. Depuis notre mariage c’est la première réunion plénière. Mais les diamants ont été séparés de la gangue : nous ne verrons aujourd’hui, Gilles excepté, que de la famille. Une giboulée de mars vient de laver le trottoir. Les dames ont pris leurs parapluies pour protéger au besoin leurs fourrures. Mme Meauzet qui, par coquetterie, n’a pas voulu accompagner Mariette et le bébé dans la voiture de Gilles, porte un manteau de léopard. Tio vient de murmurer :
— Un si beau fauve, finir sur le dos de cette vieille ! Il serait bien plus moral de la voir, elle, finir dans la gueule du léopard !
Ce genre de cérémonie, où l’on cède aux usages, l’exaspère autant que moi. Mais les Guimarch, qui aiment la parade, sont très à l’aise, saluent des gens. Si ma mère, ma tante n’ont qu’un manteau de laine noire, Reine — sans son roi, que la province assomme — nous fait l’honneur d’un vison, parfumé jusqu’au dernier poil. Rat d’Amérique pour Mme Guimarch, mouton doré pour Ariette, Baby-phoque pour Simone que flanque Annick Guimarch, cette cousinette de quatorze ans, Bretonne à l’accent languedocien. Gabrielle est en robe de tricot, comme ses filles qui semblent une fois de plus ne pas devoir rester trois.
— Ce n’est pas un homme, c’est une mitraillette, votre fils, dit Tio au père Guimarch.
Éric rit, avec une heureuse niaiserie : il est toujours très fier de ses glandes comme il est toujours très ennuyé de leur exubérance, fatale à ses deniers. Le beau-père, qui parle d’un barbillon de dix livres, glorieusement sorti de la Maine, s’appuie sur l’épaule du cousin Louis, seul représentant mâle des Meauzet. (Ils sont aussi nombreux que les Guimarch, mais leur appétit pour les bois familiaux, qui les a fait surnommer “les termites”, a déterminé une de ces brouilles de province solides comme les institutions.) N’oublions pas Clam, qui suit, reniflant les angles de porte, et le père d’Annick, Yves Guimarch, receveur des postes à Béziers qui, revenant d’un voyage à Quimper, son pays natal, s’est arrêté à Angers.
— Vous avez vu le cadeau de Gilles, colonel ? demande M. Guimarch. C’est de l’argent massif, vous savez.
— Oui, dit Tio, une folie ! Ce bon Gilles, il devrait penser à lui. Il ne se marie pas.
— Avec ce pied ! dit M. Guimarch, de sa voix caverneuse.
Nous avançons de dix mètres et, toujours elliptique, il ajoute :
— Pourtant, sans ce pied…
— Mais pourquoi Gilles ? reprend Tio. Avec votre tante Meauzet, avouez que ça fait un curieux attelage.
— Les femmes ont décidé ça, dit prudemment M. Guimarch.
Décidé, non. Calculé. Pesé les choses : sur des balances de boutique. J’ai même eu des mots avec Mariette à ce sujet. Fortunés, célibataires ou mariés sans enfants, voilà ce que la rue des Lices exige des parrains et marraines. S’ils sont âgés, ils sont plus fortunés, feront de beaux cadeaux, mais décéderont vite. S’ils sont jeunes, ils peuvent durer plus longtemps, mais ils ont d’ordinaire peu de moyens et se laissent souvent tenter par la fâcheuse idée d’avoir eux-mêmes des enfants. Georges d’Ayand aurait pu faire un parrain, Gabrielle y a déjà pensé ; mais il a toujours refusé, il a “trop conscience de ses responsabilités pour en prendre à la légère”. Reine aussi, femme sans enfants et avec revenus, ferait une bonne marraine. Mais voyez la contradiction : sa stérilité volontaire effraie ses sœurs, les incite à penser qu’elle avorterait très vite, du filleul. Ariette, Simone sont jeunettes, démunies, mariables. Alors Tio ? Ces dames ont pensé à lui. Mais Tio est déjà mon parrain et de toute façon il n’a pas d’autre héritier que moi ; ni du reste de fortune à me laisser. Le cas de Mme Meauzet, marraine de Mariette, était différent. Mme Meauzet peut lâcher ses ors aux termites, avec qui elle entretient des rapports ambigus. Marraine et grand-marraine, elle fera peut-être un effort. Gabrielle a un peu grogné, dit que Mariette tirait la couverture à elle : on lui a répondu qu’elle n’avait qu’à prendre la grand-tante comme marraine du prochain, elle aussi. Et voilà comment Mme Meauzet s’est retrouvée la commère de Gilles, pied bot, bonne situation, célibataire et de surcroît ami du mari, qui ne peut qu’être persuadé de l’importance des sentiments dans ce choix.
Nous arrivons. L’Alfa-Roméo de Gilles, dont le rouge tire l’œil, est garée le long des marches au risque d’un P.V. Lui-même les redescend, une par une, tirant sur cette chaussure droite qui, à demi cachée par le pantalon, ressemble à une grosse chaussure de ski et contraste avec l’escarpin du pied gauche. Il s’arrête au dernier degré, il dit :
— Vous savez, nous n’aurons pas les cloches.
— Quoi ! fait Mme Guimarch.
— Je vous avais prévenus, dit ma mère. Vous avez voulu attendre pour avoir tout votre monde et nous sommes sortis des délais.
— Bon, dit Tio, nous n’en mourrons pas.
— Si c’était ma paroisse, j’arrangerais ça tout de suite, reprend Mme Guimarch. Mais ici…
Elle jette de mon côté un coup d’œil précis. Nous montons. Mariette est assise, au bas de la nef, tenant précieusement un catéchumène étonné qu’elle a cru nécessaire d’équiper à grands frais de l’uniforme rituel : vaporeuse robe d’innocence et bonnet de dentelles. Mme Guimarch louche vers le baptistère où s’agite du surplis.
— Ce n’est pas le curé, souffle-t-elle.
— Non, murmure Gilles, c’est le deuxième vicaire.
Mme Guimarch soupire. Le deuxième vicaire en termine avec un autre baptême : celui d’un braillard entouré d’un brelan timide où ne figure pas de père. Mme Guimarch semble réfléchir. Ces gens-là, malgré tout, ont peut-être droit aux cloches ; et si cloches il y a, sait-on pour qui ça sonne ? Je suis sûr qu’elle regrette maintenant de ne pas avoir accepté le groupage du dimanche. Elle ne pouvait pas prévoir. Rien n’est plus éloigné de sa conception des choses, de son cérémonial, que ce baptême en commun de la primitive Église que les petits abbés de choc essaient de réintroduire. Un baptême, voyons c’est une fiesta privée.
Terminé pour le bâtard. Le vicaire vient vers nous, flanqué de deux enfants de chœur qui commencent par distribuer une demi-douzaine de cartons où sont imprimées en romain les explications d’usage, en italique le texte du prêtre, en gras les répons. Il n’y en a pas pour tout le monde.
— Vous voulez le programme ? me souffle le cousin.
Le vicaire y va d’une petite homélie sur le sens du baptême. Ce n’est pas le bon bougre que je connais : citadin plein d’indulgence pour les usagers qui savent au moins garder les apparences. Celui-là a une tête de chouan, un nez qui tranche et sa prunelle noire, reconnaissant les justes, a aussi reconnu les infidèles : ces femmes trop bien mises qui ne viennent point offrir au Créateur sa jeune créature, mais plutôt lui emprunter ses pompes pour glorifier l’état civil ; et ces hommes attentifs à se bien donner l’air de chercher à avoir l’air sérieux. Cependant il récite sa petite affaire, se tait, se concentre, redouble d’exemplaire gravité et, faisant signe aux parrain et marraine d’avancer, s’écrie :
— Nicolas, que demandez-vous à l’Église de Dieu ?
Gilles cherche sur le carton. Mais Mme Meauzet a déjà répondu, avec compétence :
— La foi.
— Que vous procure la foi ?
Mme Meauzet n’hésite pas et Gilles répète avec une demi-seconde de retard :
— La vie éternelle.
Ça continue, cahin-caha. J’aimerais, Seigneur, que vous attendiez un peu, pour votre serviteur Nicolas ; j’aimerais que vous lui fassiez longtemps mériter la vie éternelle. Le vicaire souffle. Pas pour rire : d’un poumon convaincu. Il s’explique, comme c’est devenu l’usage : il a chassé le mauvais esprit. Puis voici l’imposition de la main : Nicolas est pris en charge. Au tour du sel : qui représente la grâce. Exorcisme : pour chasser le démon. Dans cette forêt de symboles, vieux comme le monde, on se sent agacé d’être pris pour le Petit Poucet. Le latin au moins avait un avantage : il masquait cette simplesse.
— Si vous voulez bien avancer, messieurs-dames.
Credo. Pater. Le vicaire, qui hausse le ton, essaie d’entraîner son monde. Ça ne fait qu’un assez mince murmure, à 90 % féminin. On s’approche du baptistère. Sommé de renoncer à Satan, Nicolas, par la bouche de sa grand-tante, assure trois fois qu’il y renonce. Interrogé sur le dogme, il jure trois fois, qu’il y croit. Gilles est rouge de confusion : il n’avait pas mesuré l’épreuve. Si tout ceci n’est que rite, il n’en reste pas moins qu’il se soutire de faux serments qui devraient lui écorcher la langue. Un enfant de chœur soulève le couvercle de la fontaine. Le vicaire, qui troque l’étole violette contre l’étole blanche, signe de joie, en profite pour faire un dernier commentaire : Dieu répond à la foi de l’enfant, manifestée par les parrains ; il lui donne sa propre vie, plus vraie, plus précieuse que celle qu’il tient, si fragile, de ses parents. C’est ridicule, mais un débat me soulève. Nicolas, comment peut-il être engagé sans une ombre de consentement ? Et même, ce qui n’est pas moins grave : sans que j’y souscrive vraiment ? Dieu recrute-t-il ses ouailles comme un politicien qui fait voter les morts et les absents ? Mme Meauzet enlève le bonnet, Gilles soulève Nicolas, qui prend peur et pleurniche, renversé, au-dessus de la fontaine. L’eau coule :
— Nicolas, je te baptise…
Flash. Ariette n’a pas craint de se hisser sur une chaise pour prendre la scène sous un bon angle. Une photo de plus dans l’album. Un catholique de plus dans les statistiques. Après tout, ne sera-t-il pas aussi conscrit malgré lui ? Ne l’ai-je pas fait naître sans lui demander son avis ? Ne grandira-t-il pas sous ma régence ? Ne voterai-je pas, à chaque scrutin, pour tel parti politique dont l’action décidera de son sort comme du mien ? Liberté, voilà bien ton visage : celui d’un enfant qui pleure, tandis qu’après l’onction Mariette lui remet son bonnet et que l’officiant souffle le cierge dont la maigre lumière représentait la vérité.
— Ouf ! Quelle comédie ! murmure Gilles, tandis que nous montons vers la sacristie pour les signatures et le bakchich.
— Oui, dit Tio, mais l’abbé y croit, lui. Les imposteurs, c’est nous.
Cette philosophie n’atteindra pas le moral de nos alertes compagnes. Mme Meauzet, dont tant d’œuvres sont connues, Mme Guimarch, qui ne l’est pas moins sur la place, s’attardent, bavardent, présentent leur petite famille. Mais oui, cette petite Martine, elle a été première en catéchisme. Nous sortons enfin, dans la gloire d’un carillon qui peut passer pour nôtre.
— Bon Dieu que j’ai faim ! dit le beau-père.
Une giboulée crève pour le punir d’abuser ainsi, sur le parvis même, du nom du Seigneur. Mais le ciel, qui glisse rapidement, nous fera bientôt grâce. Dans un quart d’heure six voitures fonceront vers l’essentiel : ce gueuleton qu’on nous prépare au “Bosquet” guinguette des bords de Loire, à Érigné, et où figure le brochet au beurre blanc qui, peut-être, dernier symbole, passera pour le poisson chrétien.
Mariette a une faiblesse : c’est sans mesure qu’elle se laisse dévorer. Un cri et la voilà qui oublie la loi, prend, berce, chouchoute.
— Tu verras, quand tu en auras trois, si tu auras assez de bras ! proteste Gabrielle.
Mais Gabrielle a des nécessités désolantes : elle court au plus pressé. Gourmande de superflu, d’incessante intervention, Mariette s’en inventerait plutôt. Elle ne veut pas s’avouer : “Si je le prends quand il crie sans raison, il criera pour que je le prenne ; mais cette seule raison me faisant perdre la mienne, comme l’habitude d’y souscrire lui fait perdre la sienne, mon Nicolas, né très calme, se transforme en singe hurleur.” Elle préfère trouver que c’est normal et, peut-être, héréditaire :
— Oh, le poison ! Tu beuglais comme ça, toi !
Je dis qu’en ce temps-là tout le monde laissait sagement s’époumoner le gosse, jusqu’à ce qu’il se fatigue. Mariette ne me croit guère : j’ai l’air de plaider pour mon saint. Il y a trois chambres au premier : la nôtre, celle que ma mère s’est théoriquement réservée et une petite pièce que nous appelons la nursery. C’est dans celle-là que dort Nicolas. Mais Mariette laisse les portes ouvertes : si nous allions ne pas l’entendre, ce petit, et qu’il ait vraiment quelque chose ! Qui crie, au moins, est bien vivant ; et d’une certaine manière, en vous inquiétant, vous rassure.
Ainsi prospèrent les esclavages. Nous sommes, à longueur de nuit, amplement rassurés. Je ne connais rien de plus étonnant — dans l’odieux — que la puissance des sérénades offertes par les nourrissons et les chats. Les premiers ouin, faiblement geignards vous laissent de l’espoir : cela peut se terminer sur un rot ou quelque bruit plus sourd, libérant on sait quoi. Je murmure, patelin, à Mariette, qui se soulève :
— Laisse donc, il n’a rien.
Mais quand ça continue, quand, déchirant la nuit, ça met votre fatigue et votre sommeil en pièces, quand ça devient de la rage qui monte, qui s’étrangle, qui vous menace de convulsions, d’étouffements violets, personne ne tient. J’explose :
— Vas-y, enfin ! Tue-le, mais qu’il se taise !
Mariette rallume et la lumière nous brûle les yeux. Elle cligne des paupières et, claquant de la savate, passe à côté, ramène le coupable, le balade de long en large dans la chambre, le secoue, le met sur le ventre, et, de guerre lasse, s’assoit sur le bord du lit, sort un sein et l’enfourne. Nouvelle faute contre la loi : ce n’est pas l’heure. Et comme ce n’est pas l’heure, Mariette n’a pas de lait. Après une période d’abondance, il commence d’ailleurs à diminuer, son lait ; il n’assure plus qu’une partie des tétées dont Nestlé prend le relais. Mariette me laisse Nicolas qui huche à mort, les poings crispés, le front plissé, la bouche ouverte sur des gencives d’édenté. Elle revient avec un biberon qui attendait dans le conservateur. Mais l’isothermie a un vice : le biberon est justement trop chaud. Il faut le passer sous le robinet du lavabo. Le voilà un peu tiède. Tant pis ! Nicolas gobe, s’énerve, crachouille des bulles : la tétine coule mal. Mariette la perce à l’aiguille rouge. La tétine coule trop. On la change. La nouvelle est parfaite, mais l’enfant s’assoupit. Avons-nous gagné ? Non. Il se réveille dès qu’on le recouche. Recommence à bramer. Recommence à suçoter, sans conviction. S’endort enfin, parfaitement déréglé.
Moi aussi, j’ai une faiblesse. L’inverse : c’est en rechignant que je me laisse dévorer. La patience même de Mariette m’impatiente. Je pense : voilà notre récompense. Rien de tel que l’enfant pour aggraver le vice majeur du mariage : ce passage continuel de l’ineffable au stupide, du ravissant au répugnant, du miel à la crotte. Il y a des moments où, je comprends les parents fortunés qui en des temps faciles (faciles pour eux) sauvegardaient leurs horaires, leur repos, leur décor, leur respectabilité, en refilant aux bonnes les enfants en bas âge. L’art d’être père ou grand-père est aisé quand, du fond d’une vaste maison, la nurse vous apporte pour le baiser du soir ce petit animal dont vous pouvez ignorer les clameurs, le croupissement, l’interminable imbécillité (qui le situe, au vrai, très au-dessous du petit animal, vite sur pieds, vite débrouillé).
Certes, il y a d’autres moments où je m’échauffe en songeant à ma mère, où je me dis que c’est normal de rembourser, où je juge sévèrement les célibataires. Mais la plupart du temps je les envie. Gilles, dont le pied bot a des revanches à prendre, vient de s’acheter son Alfa-Roméo. Sorti de l’école de notariat, il n’est jamais que premier clerc dans une étude. Mais il a pu bloquer pendant des mois la moitié de son traitement. On le trouve dépensier. Moi, je le trouve chanceux. Je viens de me payer un landau (à nobles grandes roues et caisse laquée, où se détachent les initiales N B, il est vrai). Avec l’accouchement, la layette, les frais de toutes sortes qui viennent de grever mon budget, je sais où est le prodigue ; et j’avoue que ce prodigue connaît des joies bougonnes, dès qu’il pense à leur prix. Mariette sur le sujet n’est pas accommodante. Pas question d’accepter les affaires “à peine portées” que se repassent souvent les cousines, surtout pour le premier âge, si bref. Mariette ne veut que du neuf et du beau :
— Tout pour le petit. Au besoin on grattera sur le reste.
Mais “on”, c’est moi, qui ne fais pas de miracles ; c’est moi qui m’efforce, qui me rabats en ce moment sur des causes sans gloire, qui fais antichambre pour décrocher la succession d’un collègue défunt, somptueusement porté en terre par la compagnie dont il était le défenseur attitré et dont le contentieux, comme l’activité, sera toujours inépuisable : les Pompes Funèbres. C’est presque fait et je respire malgré le surcroît de travail. Je me fiche des brocards qui me traitent déjà de “détrousseur de cadavres” (comme si pour l’officier, pour le juge, ce n’était pas la même chose ; et même pour tous, par les voies de l’héritage). J’ai besoin d’argent. Je veux absolument pouvoir offrir à Mariette la femme de journée que sa mère déclare “maintenant indispensable”. (Je suis d’accord. Mais comment font donc les femmes de journée qui ont elles-mêmes des enfants ?) L’argent, l’argent. Pensez-y toujours, n’en parlez jamais. Ma femme s’ouvre le ventre. J’ouvre mon portefeuille. C’est dans l’ordre et l’ironie n’est qu’apparente. Le géniteur est bref ; le nourricier sera long. Je la déteste, cette hésitation à m’ôter sinon le pain, du moins le beurre de la bouche, ce regret d’avoir à rogner sur mes plaisirs, mon calme et mes sûretés. Je les déteste, mes réflexes de comptable ; mais je les ai. Étaient-ils si nécessaires, ces meubles de chêne clair et moelle de rotin, achetés tout de suite “pour que Nicolas ait vraiment sa chambre”, ce somptueux plateau-service-toilette, cette mallette garnie pour les déplacements, ce thermomètre-canard, ces jouets qui seront tout rongés quand on sera d’âge à vraiment s’en servir et ces gadgets auxquels Mariette ne résiste pas, comme le fixe-couvertures à coulisse, la tasse en biseau, l’anneau de dentition… ? Le payeur halète. Le payeur se souvient de son célibat, qu’il ne croyait pas si doré. Le payeur regarde par la fenêtre. Il voit Mariette qui sort, poussant le fameux landau, où son fils est niché sous la capote voilée d’une gaze. Il s’émeut, il s’en veut de s’émouvoir. Mariette trotte, met le frein pour lécher une vitrine, repart et au bout de la rue, manœuvrant pour passer le trottoir, lève un bras impérieux, stoppe les voitures qui ont été créées et mises au monde pour laisser la priorité aux mères et aux avenirs. Elle traverse et je ne la vois plus. Un instant, je songe à l’immonde chauffard qui pourrait ne pas s’arrêter, qui pourrait estimer qu’une six-cylindres a le pas sur un landau. Mon gamin !
Et puis soudain la mâle rage me prend. Elle est là, sur mon bureau, la police. Ça y est. Ils y sont arrivés. Ils m’ont eu. Ce type de la Séquanaise, c’est la rue des Lices qui, sans aucun doute, lui a, sous le sceau du secret, donné mon adresse ; c’est elle qui l’a envoyé me faire ce baratin, au terme duquel je me suis vu gisant, noué dans la mentonnière, entouré de bien-aimés survivants affamés par mon imprévoyance. Jadis, le grand devoir, c’était de gagner le ciel : cette assurance-mort. Aujourd’hui c’est de gagner sur terre son assurance-vie. C’est un mois d’honoraires, bon poids, et pour vingt-cinq ans, qu’il me faut inventer. Les femmes sont percées mais c’est d’autre manière que, par esprit de justice, les hommes se trouvent saignés à blanc.
Nul n’y peut rien : un petit hominien, par définition, ça parle.
Dans le cri, déjà, s’est entraînée la glotte. Peu à peu de derrière la luette naît la voyelle fondamentale : l’A (Indiscutable : l’A est bien la première lettre de l’alphabet ; le verbe avoir déjà bat le verbe être). Puis la mère, chatouillant le ventriloque, qui rit, qui bat des bras, lui soutire de vagues syllabes :
— A-reu, a-reu…
Mariette n’y a pas manqué. Ah, ces séances de gratte-gésier ! Impatiente de s’entendre nommer, oubliant qu’il y a temps pour tout, l’a-t-elle assez seriné, son marmot !
— C’est sa ma-man, ça, c’est sa ma-man…
Deux mois de plus et elle l’a eu enfin son Mamm-mamm, plus tardivement suivi du Papp-papp qui m’est dû. À ce stade le lexique s’enrichit chaque jour. Mais hélas ! le cuculien, la langue de lait, fait des ravages. On connaît l’idiome, dont certains mots (bébé, pipi, bonbon…) sont passés en français majeur. Élevé par une mère intraitable sur le chapitre (c’est un des détails qui permettent de classer les familles), je pensais pouvoir m’en défendre. Mariette est bachelière. Mais la langue de lait est une sécrétion du cœur, qui va de pair avec celle du sein. J’ai vainement protesté :
— Tu ne peux pas lui parler comme à tout le monde ?
Mariette répond, chaque fois :
— Tu ne peux pas te mettre à sa portée ?
Résultat : si Nicolas s’égratigne, Mariette dit, en cuculien :
— L’a bobo à sa mimine, mon coco ?
Et moi :
— Tu as mal à la main ?
Aucun rapport entre les deux dialectes. Bien sûr, c’est moi qui ne suis pas compris. Je suis dix fois moins présent ; et tous les Guimarch renchérissent. À l’usage des moins de cinq ans ils ne connaissent que bibi, caca, coucou, dada, didi, dodo, fanfan, joujou, lolo, meumeu, mimi, nounours, panpan, popo, quéquette, tata, tonton, toto, teufteuf, toutou, gentil, zoizeau… J’enrage. Avant d’apprendre à parler, mon fils apprend à bégayer, à zozoter. Ainsi le veulent ces archidouces, rêvant inconsciemment d’un royaume de Layette où l’enfant jamais ne parlerait la langue des hommes.
Naguère, telle cause gagnée, tel événement politique m’auraient servi de jalons ; comme pour Mariette le mariage d’une amie, une réunion de famille, un film. Mais il n’y a plus qu’un saint au calendrier. Si je demande :
— Chérie, tu te souviens de l’affaire Calette ? Tu pourrais m’en rappeler la date ?
Mariette réfléchit à peine et répond :
— Cette histoire de détournement d’héritage ?… Oui, attends, tu l’as plaidée huit jours avant la paracentèse. Donc, fin avril.
Elle aurait pu dire : huit jours après l’élection partielle. L’otite de Nicolas n’a pas été grave, et une paracentèse, après tout, malgré son nom, n’est qu’un petit coup de lancette dans le tympan. Mais, brûlés par leurs fièvres, ce ne sont jamais les enfants qui ont le plus chaud.
Il y a pourtant beau temps que le gémissant à souffle court, aux cheveux collés de sueur sur la fontanelle, est redevenu le baigneur à bourrelets dont la paupière fait tomber un râteau de cils quand le marchand de sable est passé.
Des jours ont passé qui font des grammes, des mois ont passé qui font des kilos, inlassablement notés dans l’album. Un toujours plus gros Nicolas s’est gonflé, qui reste couleur de celluloïd, mais qui nous apprend maintenant, par mille tours, qu’avec lui on ne jouera plus longtemps à la poupée, que son ange gardien est un agent double travaillant aussi pour le démon. Mariette s’affole au moins une fois par jour :
— L’épingle ! Où est l’épingle de nourrice ? Ce n’est pas possible, elle était ouverte, il n’a pas pu l’avaler.
Elle ne retrouve pas l’épingle. Mais une autre fois, dans ce que vous pensez, elle retrouve un bouton. Un bouton de mon gilet. Quelle histoire ! Elle ne cessera plus d’avoir l’œil sur ma pipe, mon stylo, mon briquet que je laisse traîner un peu partout. Elle surveillera ses ciseaux, sa lime à ongles, son poudrier sur quoi se pose, concupiscent, un œil qui louche. Bonne précaution, mais illusoire. Au besoin Nicolas, assez souple pour ramener le pied au bec, se déguste lui-même. Tout lui est comestible : le drap, le bord de son berceau, la garniture de cygne de son burnous, tristement engluée, dépiautée. C’est la hantise de Mariette qui le voudrait toujours bichonné, intact, prêt à concourir parmi les rubans et les pompons pour le titre du plus beau bébé du monde. Si elle l’a laissé quelques instants sous ma garde, elle entend de la cuisine ce petit bruit mouillé, patient, caractéristique :
— Abel ! Regarde ce qu’il suce.
Je lève d’abord les yeux. Puis je me tire du fauteuil. C’est un savon — Dieu seul sait d’où venu — qu’engouffre ce trou à baver, cette bouche, bordée de dents de souris actives au grignon.
Encore un peu de temps, le voilà autre. Nous ne sommes pas fixes, nous, les adultes, mais l’illusion nous en est laissée : la mode même est annuelle. L’enfance, elle, tient de la végétation ; elle en a la pousse accélérée, la fragilité puissante. En un an elle passe d’abscisse en ordonnée, elle se plante dans l’espace à quatre-vingt-dix degrés et il faudra toute la vie pour l’en faire retomber. C’est la tête qui se soulève, le tronc qui suit, le siège qui trouve une base, les pieds, les mains qui en cherchent une autre, inventent le traîneau et redressent enfin le tout aux ridelles du parc jusqu’à ce que cesse l’incessante retombée sur le pétard.
Et que dire de la succession de régimes, de vêtements, de jouets ? Voici la bouillie qui permettra d’étrenner la panadière, le premier œuf dont le jaune pavoise partout et, très vite, le jambon de l’apprenti carnivore. Ainsi le lange a cédé au nid-à-manches, qui a cédé à la combinaison de nuit qui cède au pyjama miniature, prudemment vendu avec deux culottes. Ainsi du hochet (Je tiens, je vois, j’entends) on passe au boulier (les choses se divisent), aux cubes gigognes (les choses s’emboîtent dans les choses), au jouet à ressort (voici le mouvement) et à l’ours (voilà le sentiment).
Que sommes-nous, en face ? À peine des acteurs. Des témoins compromis. Si Mariette se croit une éducatrice, moi, je me sens surtout un colonisé. Que fait-il, ce faible conquérant, sinon s’étendre aux dépens de mon territoire ? Jet de la main, pour qui tout ce qu’elle prend ne peut être que sien, étirement vers l’objet, expansion plantigrade, essais de petonnement qui font pâmer les dames, marche, enfin ! et tout de suite, en canetant, exploration des parties basses de l’univers, puis des régions supérieures où, grâce à la chaise poussée contre le buffet, on s’emparera du sucre… C’est la grande invasion. Rien n’est plus en sûreté. Rien n’est assez caché, assez défendu. Clenches, crochets, verrous sont déjoués et Mariette se récrie, joyeuse :
— Le petit chameau ! Il a trouvé le truc.
Les murs vont être rayés, plaqués d’empreintes ; les fauteuils écorchés, tachés de chocolat, encollés de bonbons. Qu’importe ! Avec la complicité grondeuse de sa mère, Nicolas s’installe. La maison entière, déjà, lui appartient. S’il dort, l’après-midi, je dois me taire :
— Tu vas me le réveiller.
Mais lui, il tape, il cogne, il traîne des sièges sur le parquet, impunément, tandis qu’en ma retraite où les bruits me harcèlent je cherche la période et l’argument. Je ne puis quand il est près de moi sortir ma blague :
— Tu vas me le faire tousser.
Mais je ne suis jamais sûr, quand je reçois au salon des gens sérieux, pour une consultation sérieuse, sur un sujet sérieux, de ne pas voir surgir, nu du nombril aux pieds où s’enchevêtre sa culotte, un échappé du pot que sa mère poursuit pour le coup de papier de soie. Mariette rit. Voilà pour elle de charmants incidents. Les seules calamités, ce sont les chutes, les bosses et, surtout, les ingestions douteuses qui l’obligent à fouiller du doigt la bouche de l’imprudent :
— Qu’est-ce que tu manges encore ? Allons, crache.
Ceci seulement est grave. Mais que Nicolas ait été trouvé dans mon bureau, en mon absence, dans une marmelade de dossiers tirés de mon classeur et bien aspergés d’encre, que deux pièces importantes se soient révélées inutilisables, ce n’est que regrettable.
— Ne crie pas si fort, je t’en prie. J’en vois bien d’autres.
Cette fois, je l’avoue, je n’ai pu me contenir. J’ai hurlé pendant dix minutes, déballant tout : sa faiblesse envers ce gosse, sa moindre allégeance envers moi, ses dépenses pour le petit prince. Tout a défilé : le trotteur à roulettes, le baby-relax, la chaise haute, le fauteuil hygiénique, le hamac de soie, le combisiège pour l’auto, la bouillotte-chat, la têtière pare-choc, le chapodo pour savonner la tête sans piquer les chers yeux, et le peuple de bricoles, de riens, ramenés de Prisunic, et la débauche de pulls, de bloomers, de salopettes, de barboteuses, de capuches, de polos, de slips nains, de bavettes en éponge illustrées de fables, de mi-bas, de socquettes, de mulettes, de moufles, de chaussons, de botillons en cuir, en veau crispé, en nubuck blanc. Je lui ai demandé comment elles faisaient, les mères des cavernes, pour s’en être passées durant cent mille ans. Je lui ai cité Tio qui parmi les femmes met au rang des pires, avec la paillasse, avec le bas-bleu, l’espèce redoutable de la méragosse. Le mot en tombant ne l’a pas fait tiquer. Elle plissait le nez. Elle me regardait, pas du tout coupable, victime à 100 %, étonnée de cette grosse colère d’homme, de cet éclat pour deux bouts de papier. Mais quand j’ai parlé de fermer à clef les pièces où le petit n’a que faire, elle s’est rebiffée :
— Ton bureau, si tu veux. Mais pas le reste. Je veux que Nicolas se sente chez lui.
Sur ce, le monstre est apparu, barbouillé de groseille, provocant d’innocence. Je me suis tu, gêné. Il est chez lui, c’est sûr. Mais suis-je encore chez moi ?