Une première fois, Anna avait relancé le Petit Docteur dans une ferme qui avait le téléphone, et où il soignait un vieillard gâteux.
— Allô ! C’est Monsieur ?… Ici, Anna… Il y a dans la salle d’attente quelqu’un de très pressé…
— Il est blessé ?
— On ne voit rien…
— Il est malade ?
— Peut-être à l’intérieur… En tout cas, il ne tient pas en place… Il m’a dit comme ça de vous toucher coûte que coûte au téléphone, parce que c’est une question de minutes…
— Bon ! Je vais venir…
Il ne se pressa pas pour autant. Il avait l’expérience des malades qui vous appellent de toute urgence et parfois vous font relever la nuit parce qu’ils saignent du nez ou qu’ils se sont découvert un petit bouton sur la fesse.
Une heure plus tard, Anna le rappelait, cette fois chez un marchand de grains où il y avait une rougeole.
— Il me rend folle à force de s’agiter… Je crois que si vous le laissez encore attendre longtemps, il fera un malheur…
— J’arrive…
Et il arriva tranquillement chez lui, en effet, au doux ronron de Ferblantine, une bonne heure après. Il n’avait pas encore ouvert la porte de son cabinet qu’un homme surgissait, les yeux égarés, et le Petit Docteur comprit qu’Anna eût été impressionnée.
Sans doute n’avait-il jamais vu quelqu’un dans un tel état de nervosité et, en l’observant, on commençait seulement à comprendre le mot épouvante. L’homme était épouvanté, au sens littéral du mot. En même temps, il était à bout de nerfs, au point qu’il ne contrôlait plus les expressions de son visage, et que ses traits se convulsaient comme sous l’effet de tics.
— C’est vous ? Questionna-t-il à brûle-pourpoint, étonné peut-être de voir devant lui un homme si petit et si simple.
— Docteur Dollent, oui…
— C’est bien vous qu’on appelle le Petit Docteur, n’est-ce pas ? Et qui faites des enquêtes…
— C’est-à-dire que…
— Fermez la porte, docteur, je vous en supplie. Vous êtes sûr qu’on ne peut pas nous entendre ? Et vous croyez que votre domestique est capable de se taire, d’oublier qu’elle m’a vu, de m’oublier pour toujours ? J’arrive de Paris. J’ai voyagé toute la matinée. Et la nuit dernière, je l’ai passée à errer dans les rues… Je ne me souviens pas d’avoir mangé. Je ne sais pas… Cela n’a pas d’importance…
Dollent prit dans sa pharmacie un flacon de cognac et en versa un verre à son étrange visiteur, espérant le calmer quelque peu.
— Mon aventure est inimaginable… Jamais, je crois, il n’est arrivé à un homme une chose pareille… Hier, j’étais heureux… J’étais un garçon sérieux, bien vu de mes chefs, marié, bientôt père de famille…
— Un instant… Vous ne croyez pas que vous feriez mieux de procéder par ordre ?
Même calme, on l’aurait remarqué, d’abord à cause de sa taille, qui était fort au-dessus de la moyenne, mais surtout à cause de ses cheveux d’un roux ardent et de son visage piqueté de taches de rousseur. Quant à ses yeux, ils étaient aussi bleus que des myosotis…
— Avec ordre, oui… J’essaie… Je vous demande pardon. Vous êtes sûr que personne n’écoute à la porte ?
— Certain…
C’est du contraire qu’il était certain, car Anna, après avoir vu un pareil phénomène, était incapable de contenir sa curiosité.
— Par ordre… Mon nom… Georges Motte… Comme une motte… vingt-huit ans… marié depuis deux ans… comptable dans une compagnie d’assurances de la rue Pillet-Will, près des grands boulevards… Est-ce que je vous ai dit que j’ai fait construire un pavillon à Saint-Mandé, et que c’est là que j’habite ?… À crédit, bien entendu… J’ai quinze ans pour le payer… Où en étais-je ?
Et on voyait nettement ses genoux qui tremblaient, ses lèvres qui devenaient sèches.
— Hier… Mon Dieu ! Quand je pense que c’était seulement hier ! Quelle heure est-il ?… Cinq heures ?… Qui sait si à cette heure le concierge n’a pas découvert…
— Découvert quoi ?
— Le cadavre… Vous ne comprenez pas ?… Je vous demande pardon… Je voudrais tout vous dire à la fois, et je m’embrouille… Hier, à cette heure-ci, tenez, car nos bureaux ferment à cinq heures, j’étais sur les grands boulevards… Avant de prendre le train pour rentrer chez moi, j’ai l’habitude de manger un morceau dans un bar automatique du coin de la rue Drouot… Vous connaissez ?… Je suis gros mangeur… Déjà quand j’étais tout petit…
« J’étais là à cinq heures, comme les autres jours… Je mangeais un sandwich au pâté en regardant autour de moi, sans penser à rien… Et je m’aperçois tout à coup qu’une femme me considère en souriant…
« Ne me prenez surtout pas pour un homme à femmes… Jusqu’ici, la mienne me suffisait…
« Mais celle-là !… Je me suis tout de suite demandé ce qu’elle faisait dans un bar aussi démocratique… Je suppose que vous allez parfois au cinéma ?… Vous avez vu les grandes vedettes américaines, les vamps, comme ils disent…
« Eh bien ! Docteur, je venais de tomber sur une vamp !…
Jean Dollent se demandait avec inquiétude s’il devait éclater de rire ou écouter sérieusement son interlocuteur.
— Que vous a-t-elle fait ? Questionna-t-il mi-figue, mi-raisin.
— En moins d’une heure, elle m’a fait oublier qui j’étais, ce que j’étais… Je ne sais même plus comment nous nous sommes adressé la parole, mais quelques minutes plus tard nous étions attablés tous les deux à la terrasse d’un grand café… Il faisait chaud… Je n’ai jamais vu les boulevards aussi beaux… Je crois que j’ai oublié de vous dire qu’elle avait un accent étranger… De quel pays ? Je n’en sais rien… Je n’ai pas la bosse des langues… Et, quoique chic, elle n’était pas non plus habillée tout à fait comme une Parisienne…
« Elle était très belle, très mystérieuse… Quand elle me regardait et que voyais s’entrouvrir ses lèvres un peu humides, je sentais que j’étais capable de tout pour…
« Nous avons pris un taxi… Elle voulait faire avec moi le tour du bois de Boulogne… Le soleil déclinait, très rouge…
J’ai senti sa main dans la mienne, son corps contre le mien… J’ai voulu me pencher, l’embrasser…
« — Ce soir… a-t-elle murmuré.
« — Je vous verrai ce soir ?
« — Toute la nuit, si vous êtes sage…
« Est-ce croyable, docteur ? Est-ce que vous pensez que je suis capable d’inspirer une passion aussi soudaine ?
« Hélas ! Moi, je l’ai cru !…
« — Je ne suis pas aussi libre que je le voudrais… m’a-t-elle alors confié. Trop de gens s’intéressent à moi… Il faut que nous soyons très prudents…
« Qu’est-ce que je dois faire ?
« — À huit heures, ce soir, à huit heures exactement, vous entrerez au 27 bis, rue Bergère… Ce n’est pas loin de l’endroit où nous nous sommes rencontrés.
« — Je connais…
« — J’espère que la concierge ne vous verra pas… Mais, si elle vous demandait où vous allez, vous répondriez : « Chez M. Lavisse… »
Georges Motte avait enfin adopté un débit moins haché, et le Petit Docteur pouvait l’examiner à loisir.
… Elle a continué :
« — C’est un des locataires de la maison… Comme il reçoit beaucoup, on ne fera pas attention… Vous monterez au sixième… Prenez cette clé… C’est celle de mon appartement… Vous entrerez et, si je n’étais pas arrivée, vous m’attendriez…
— Vous y êtes allé ? Questionna le Petit Docteur, les sourcils froncés. Cela ne vous a pas paru bizarre ?
— J’ai cru au coup de foudre… Méprisez-moi… Moquez-vous de moi… C’est la vérité… J’ai téléphoné à ma femme, ou plutôt à la crémière qui habite à côté, car nous n’avons pas le téléphone, que j’avais du travail supplémentaire au bureau et que je ne rentrerais pas de la nuit…
« Ensuite, j’ai marché dans les rues de Paris, en regardant l’heure à toutes les horloges électriques… J’étais comme fou… Je me croyais le plus heureux des hommes.
« À huit heures, exactement, je me suis présenté au 27 bis de la rue Bergère… La concierge était sur le pas de sa porte, à tricoter, comme dans une rue de province…
« — Pour M. Lavisse !… lui ai-je lancé en passant.
« J’ai bien vu qu’elle me regardait avec curiosité, mais je n’y ai pas pris garde… Dans l’escalier, j’ai rencontré deux autres locataires qui sortaient, un jeune couple qui devait aller au cinéma… Ils m’ont regardé aussi… Avec mes cheveux roux, j’ai l’habitude qu’on me regarde…
« J’ai ouvert la porte au sixième… Je n’ai vu personne…
Je n’osais pas trop avancer… J’étais déjà moins fier… Je ne sais pas de quoi j’avais peur, mais le fait est que j’avais un peu peur…
« Après l’entrée, il y avait un salon bien en ordre, un salon curieux, plein de meubles étranges, des meubles chinois, si je ne me trompe pas… Beaucoup de bibelots aussi… Puis encore des vitrines et des bibelots dans une autre pièce dont la porte était ouverte…
— Vous avez fait le tour de l’appartement ? Questionna le Petit Docteur, qui ne riait plus.
— Je l’avoue… Petit à petit… Comme il ne venait toujours personne, je jetais un coup d’œil ici, un coup d’œil là… Il y avait six pièces, plus une cuisine, et dans toutes des meubles curieux, pas seulement chinois, mais d’autres pays, et des meubles anciens, des christs sculptés, des lanternes, des armures… Si ça avait été au rez-de-chaussée, je me serais cru dans les magasins d’un antiquaire…
« J’ai commis une action dont je ne me serais jamais cru capable, car je suis plutôt un timide… Il y avait une bouteille d’alcool sur une table, et un plateau avec des verres… Je me suis versé à boire… Puis j’ai attendu… Neuf heures… Dix heures…
« J’aurais préféré être chez moi, à Saint-Mandé. Je pensais à ma femme, qui aura un bébé dans trois mois… Je me disais :
« — Si elle n’est pas ici dans dix minutes…
« Puis, je lui accordais encore dix minutes… Et ainsi de suite… Et soudain, j’ai entendu un soupir…
« Un vrai soupir, comme en pousse quelqu’un qui se réveille… J’ai regardé autour de moi : personne… J’ai été pris de panique… J’ai failli m’enfuir… Mais alors, il m’a semblé qu’un homme parlait d’une voix trouble…
« Je ne suis pas particulièrement brave… Mais la voix venait de derrière une porte, une porte de placard… J’ai ouvert, et je me demande encore comment je n’ai pas crié…
« Dans le placard, il y avait un homme, un vieillard, tout plein de sang, les yeux ouverts, la bouche entrouverte aussi…
« Quand la porte a cédé, il a roulé sur le tapis… J’ai vu nettement sa main s’entrouvrir, ses doigts se crisper… Puis ses doigts sont devenus raides… Les yeux n’ont plus bougé… J’ai compris qu’il venait de mourir, là, devant moi, et que tout le temps que j’avais attendu il était en agonie sans que je m’en doute…
— Buvez ! Prononça tranquillement le Petit Docteur en remplissant son verre.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?… N’est-ce pas incroyable ?
— Incroyable, en effet…
— Je n’ai plus songé qu’à m’enfuir… J’ai quitté l’appartement, et je ne sais plus si j’ai laissé la clé dans la serrure… En bas, la porte était fermée… J’ai appelé… J’ai dû appeler longtemps… Puis une lampe s’est allumée… Un guichet s’est ouvert, et deux gros yeux endormis m’ont regardé avec stupeur.
« — Ah ! C’est vous… a enfin murmuré la concierge.
« Elle a pressé sur un bouton… Un déclic… La porte s’est ouverte, et je me suis trouvé dans la rue… Je suis sûr qu’un agent s’est retourné sur moi… J’ai marché, marché… Et je pensais… Et je me disais que la concierge m’avait vu entrer à huit heures, sortir à minuit… Et qu’elle ne manquerait pas de donner mon signalement…
« J’étais très lucide… Je n’imaginais pas qu’on puisse être aussi lucide à des moments comme ceux-là… Je me souvenais de la bouteille et du verre, sur la table… Est-ce que je n’y avais pas mis mes empreintes digitales ?… Et sur les boutons des portes, sur tous les objets que j’avais maniés ?…
« Qui me croirait quand je raconterais l’histoire ?… Pour tout le monde, n’était-ce pas moi l’assassin du vieux monsieur que je ne connais même pas ?
« J’étais comme fou… Je n’avais plus de train pour Saint-Mandé, heureusement… Cela m’a donné le temps de réfléchir pendant que je marchais dans les rues de plus en plus désertes… Combien de kilomètres ai-je parcourus ?
« Il y a de curieux hasards dans la vie… Le matin, justement, de ce jour-là, un collègue du bureau parlait de vous… Il racontait je ne sais quelle enquête, et je lui ai dit, je vous demande pardon :
« — Je n’aime pas beaucoup les détectives…
« — Le Petit Docteur n’est pas un détective… a-t-il riposté. C’est un déchiffreur d’énigmes, ce qui est différent.
« Cela m’est revenu, la nuit… Je suis allé à la gare d’Orsay, et je me suis informé des trains pour La Rochelle… J’ai écrit un mot à ma femme, disant que mes chefs m’envoyaient faire une inspection en province, ce qui est déjà arrivé une fois… Puis j’ai écrit à mon chef de bureau qu’un décès dans la famille…
« Bref, je suis ici… Je ne sais si les gens m’ont remarqué pendant le voyage… Je n’ai pas osé acheter les journaux… Il est évident que d’une heure à l’autre toute la police sera sur la piste d’un homme roux…
« Et cet homme roux, c’est moi ! Moi qui joue ma tête pour une aventure que… une aventure qui…
— Une aventure qui… en effet ! fit assez comiquement le Petit Docteur en se grattant la tête. Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Me cacher jusqu’à ce que vous ayez découvert la vérité… Je ne suis pas riche, je vous l’ai dit… Mais j’ai une assurance vie sur laquelle je peux emprunter jusqu’à dix mille francs…
— Il n’est pas question de cela, mais de vous.
Quelle idée l’homme roux se faisait-il du métier du Petit Docteur ? Toujours est-il qu’il prononça candidement :
— Pendant que vous irez faire votre enquête, je ne pourrais pas rester ici ?… En payant ma pension, bien entendu… Et le Petit Docteur réfléchissait, déclarait soudain :
— À une seule condition… C’est que vous vous tiendrez dans la chambre que je vous désignerai, et que vous n’essaierez pas d’en sortir… D’ailleurs, je ne vous cache pas qu’Anna aura pour mission de vous enfermer à clé…
— Pourquoi ?
— Parce que ! C’est à prendre ou à laisser… Vous avez une photo de vous ?
— J’en ai une sur une carte d’identité…
— Donnez…
— Vous n’allez pas me livrer à la police, docteur ? Remarquez que je suis venu de mon plein gré, que je vous ait tout dit, honnêtement, et que…
— Venez…
Il monta au premier étage, fit entrer son hôte dans une chambre qui servait parfois de chambre d’ami.
— On va vous monter à dîner… Surtout, ne prenez pas Anna pour une vamp de cinéma…
Pauvre garçon ! Il ne savait plus s’il devait se réjouir ou être terrifié, s’il devait remercier ou se fâcher.
— Dès que j’aurai des nouvelles, je vous les téléphonerai… Anna apportera l’appareil dans cette pièce… Le fil est assez long…
La plus étonnée, ce fut Anna quand il descendit et qu’il lui recommanda :
— Surtout, il ne faut pas le laisser sortir… À aucun prix… même s’il crie… s’il menace…
— Il n’est pas armé, au moins ?
Hé ! Hé ! Le Petit Docteur ne devait pas être si rassuré que ça, puisqu’il retourna dans la chambre et pria son nouveau locataire d’étaler le contenu de ses poches.
— Merci… À onze heures, en prenant la micheline jusqu’à Poitiers et en attrapant le rapide de Bordeaux, je serai à Paris… Ayez de la patience…
Le commissaire Lucas, de la Police judiciaire, que Dollent avait avisé télégraphiquement, attendait à la gare, étonné de cette arrivée inopinée du Petit Docteur. Il le fut davantage encore devant la pétulance de celui-ci, qui exigea d’abord de se restaurer au buffet de la gare et qui montra un appétit étonnant pour un aussi petit homme.
— Dites-moi, commissaire, est-ce que vous avez le droit, si vous trouvez la porte d’un appartement ouverte, d’y pénétrer ?
— Pas si je ne suis pas appelé… Ou alors il me faudrait un mandat de perquisition, et personne ne peut m’en délivrer un à cette heure… L’aurais-je en main, il me faudrait encore légalement attendre le lever du soleil…
— C’est ennuyeux, grommela l’autre, la bouche pleine. Et si vous aviez la certitude qu’un crime a été commis dans l’appartement en question ?
— À la rigueur, je prendrais sur moi de…
— Alors, allons-y !
— Où ça ?
— 27 bis, rue Bergère… Chez un monsieur qui doit s’appeler Lavisse…
— Le collectionneur ?
— Je n’en sais rien.
— Il existe un Lavisse, collectionneur ; Etienne Lavisse, qui est connu des amateurs du monde entier… C’est un ancien expert en objets d’art qui vit seul au milieu de ses collections… Rue Bergère, cela ne peut être que lui, car je sais qu’il n’a jamais pu se décider à vivre à plus de cinq cents mètres de l’Hôtel des Ventes, où il passe ses journées…
Soudain il s’avisa, un peu tard, de l’étrangeté de la situation.
— À propos… Comment se fait-il que vous arriviez de votre trou de Marsilly pour m’annoncer…
— Allons toujours ! Je vous expliquerai plus tard… La concierge fut longue à leur ouvrir, plus longue encore à passer un jupon et un châle pour les recevoir.
— M. Lavisse ?… Non, je ne l’ai pas vu aujourd’hui… C’est même étonnant, maintenant que j’y pense, car il n’est pas descendu pour prendre ses repas, comme d’habitude, au restaurant qui fait le coin.
— Voulez-vous monter avec nous, madame ?
— C’est qu’il n’y a pas d’ascenseur, et que c’est au sixième…
Comme Georges Motte l’avait dit, la clé était restée sur la serrure et, quand on ouvrit la porte, on constata qu’il y avait de la lumière dans plusieurs pièces — les lampes allumées la nuit précédente par l’homme roux, et qu’il n’avait pas pensé à éteindre.
— C’est drôle… On dirait…
La concierge poussa un cri. Elle venait, la première, d’apercevoir sur le tapis du salon le corps inerte de son locataire.
Lucas ne put s’empêcher de lancer un drôle de coup d’œil au Petit Docteur… Comment celui-ci ?…
— Il a été frappé sauvagement à coups de couteau… constata le commissaire, après avoir examiné le corps… Dites-moi, docteur, pouvez-vous établir l’heure approximative de la mort ?
Et Dollent, sans se baisser, de laisser tomber :
— La nuit dernière, aux environs de minuit…
Puis il regarda la concierge :
— Vous avez quelque chose à dire, n’est-ce pas ? Un homme est venu hier à huit heures précises pour M. Lavisse.
— C’est exact… Même que…
— Qu’il était roux ! s’amusa de lancer le Petit Docteur.
— C’est vrai… Je l’ai dit à mon mari… Je n’avais jamais vu de cheveux aussi rouges… Il est resté tard… Quand il est descendu…
— À minuit…
— Est-ce que M. Lavisse recevait beaucoup ?
— Rarement ! Et jamais le soir. Il se couchait de très bonne heure. Pendant la journée, il lui arrivait de rentrer avec des messieurs d’un certain âge, souvent des étrangers qui s’intéressaient à ses collections…
— En est-il venu ces temps-ci ?
— Pas depuis trois ou quatre jours…
— Et hier, avant l’homme roux, personne n’a demandé M. Lavisse ? Vous n’avez pas remarqué dans les escaliers un homme et une femme ?… Une femme très jolie, très bien habillée… Une femme comme on en voit dans les films…
La concierge hochait négativement la tête.
— Je suis désolé, mon cher commissaire, mais je suis tenu par le secret professionnel. Plus tard, quand tout sera fini… Ce que je peux vous dire, c’est que c’est une affaire extrêmement délicate, et qu’il vaudrait mieux être prudent…
— Je pense que, quand nous aurons mis la main sur cet homme roux…
Lucas pouvait-il comprendre le fin sourire qui étirait les lèvres du Petit Docteur ?
Le lendemain, l’assassinat d’Etienne Lavisse faisait, à la Salle des Ventes et dans le monde des collectionneurs, l’effet d’une vraie bombe et, dès dix heures, il fallait établir un service d’ordre devant la maison de la rue Bergère.
Deux experts, qui étaient en même temps des amis du mort, passèrent des heures à inspecter l’appartement, bibelot par bibelot, et c’est ainsi que le Petit Docteur, qui n’y connaissait rien en objets d’art, apprit que Lavisse n’avait pas une passion particulière, sinon celle de la qualité. C’est ainsi qu’il achetait aussi bien un tableau d’un peintre flamand que des émaux cloisonnés ou qu’un ivoire japonais.
Il était quatre heures de l’après-midi quand les experts purent enfin déclarer :
— Il manque les dix plus belles pièces, les plus faciles à transporter, celles aussi qui ont la plus grande valeur marchande… Au cours du jour, le montant du vol, si vol il y a, s’élève à quatre ou cinq millions…
— M. Lavisse était très riche ? s’étonna le Petit Docteur.
— Il ne possédait que sa collection. À part cela, il vivait chichement, voire pauvrement, prenant ses repas dans un prix-fixe. Il faut tenir compte aussi qu’à part ce qui a été emporté, tout ce que vous voyez ici représente beaucoup de recherches et de goût, certes, mais assez peu d’argent… Un demi-million à peine, en bloc…
— M. Lavisse avait-il de la famille ?
— C’était un vieux célibataire… Mais il a une sœur qui habite la Vendée…
Lucas prit note du nom et de l’adresse pour l’avertir, mais elle devait déjà l’être par les journaux et par la radio, qui avaient longuement commenté l’événement.
D’un bistrot, Dollent téléphonait à Marsilly, avait Anna au bout du fil, une Anna d’une férocité inconnue.
— Vous n’avez pas honte de me traiter comme ça ? criait-elle. Moi qui ne vous ai jamais rien fait, sinon vous soigner comme un enfant !… Me laisser seule dans la maison avec un assassin… Si ! Je sais ce que je dis… Si vous croyez que je n’ai pas lu les journaux et que je n’ai pas reconnu l’homme roux… Il ne doit pas y en avoir tellement de cette couleur… Aussi, pour ce qui est de lui servir des petits plats… Des haricots, oui, comme il en aura bientôt où je pense…
— Il est calme, Anna ?
— Je n’en sais rien…
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Il ne dit rien…
— Écoutez-moi, Anna…
— Je ne veux rien écouter et, quand vous reviendrez, je vous rendrai mon tablier… C’est tout ce que vous méritez… Quant à savoir ce qu’il fait, ce n’est pas possible, vu que j’entrouvre la porte juste assez pour pousser le plat par terre…
— Vous êtes sûre qu’il est toujours là ?
— Malheureusement ! Il fait assez de bruit en se promenant de long en large depuis ce matin…
Dans tous les journaux, on lisait en caractères gras : « La piste de l’homme roux.
Et il était à prévoir que la police allait recevoir des tas de lettres anonymes au sujet de tous les hommes roux de Paris et de la banlieue.
— C’est vous, Lucas ?
— Oui… Dollent ?… Non ! Absolument rien de neuf… Et d’ailleurs, étant donné la façon dont vous vous comportez avec moi, je me demande si je ne ferais pas mieux de vous laisser tomber…
— Et si je vous donnais le signalement d’une femme qui est mêlée à l’affaire ?… Écoutez… Genre vamp de cinéma…
« Ce n’est pas une blague… Genre vamp de cinéma… Accent étranger assez prononcé… Très bien habillée, avec une certaine excentricité… Une de ces femmes qui font se retourner tous les hommes dans la rue… Je voudrais savoir si elle n’a pas été remarquée ces derniers jours dans les environs de la Salle des Ventes et de la rue Bergère ?
— Bon !
— Merci… Au revoir…
Un taxi le conduisit à Saint-Mandé, où il ne tarda pas à trouver le pavillon, banal mais coquet, de Georges Motte. Il sonna à la porte. Une jeune femme qui cachait mal sa grossesse vint lui ouvrir, et il paraissait qu’elle n’avait pas fait de rapprochement entre son mari et le fameux homme roux.
— J’aurais voulu parler à Georges Motte… C’est un camarade de régiment…
— Malheureusement, mon mari est absent pour quelques jours. La compagnie l’a envoyé en province pour faire des vérifications…
— Vous ne savez pas où il est ?
— Pas exactement… Dans ces cas-là, il fait plusieurs villes, parfois le même jour… Mais entrez donc…
C’était propre. C’était gentil… C’était honnête, avec des meubles qui avaient dû être achetés, eux aussi, à tempérament.
— Je reviendrai dans quelques jours.
Ouf !… C’était la période de lassitude qui commençait… Il y avait des heures et des heures qu’il était tendu comme un arc… Il n’avait pas dormi…
Et, une fois sur les grands boulevards, il se sentit vacillant, la tête vide, la bouche pâteuse.
Il n’eut pas le courage de dîner, et il alla dormir dans le premier hôtel venu, après avoir mangé un sandwich dans le bar automatique du coin de la rue Drouot.
Toutes les polices de France étaient à la recherche de l’homme roux !
« Une chose, pensait le Petit Docteur, vaudrait à elle seule qu’on vive à Paris : le lever du soleil sur les grandes avenues… »
Mais combien de Parisiens voient se lever le jour ? Pour la première fois de sa vie, le Petit Docteur avait la joie de s’éveiller en pleins grands boulevards, dans cet hôtel où il était entré par hasard, et l’aurore, le spectacle qu’il avait sous les yeux, le rendaient gai comme un pinson : si bien qu’en se faisant la barbe, il chanta comme un pinson.
Il apprit aussitôt que tout un chacun ne goûte point pareillement l’ivresse du clair matin, puisque aussi bien on se mit à frapper sur deux murs à la fois.
Tant pis pour les imbéciles : il ne chanterait plus ! Il réfléchirait aussi bien sans chanter. Car Jean Dollent réfléchissait. Il contemplait la large chaussée presque vide, où passaient les premiers autobus, et où les taxis venaient prendre leur place de stationnement, comme une longue chenille. Une arroseuse municipale semblait vouloir tracer des dessins compliqués sur l’asphalte. Et là-bas, à deux cents mètres, des femmes lavaient à grande eau le bar automatique où le pauvre Georges Motte…
Était-il difficile d’imaginer la scène ? Tout à l’heure encore, à la sortie des bureaux et des ateliers, midinettes, vendeuses, dactylos, employés s’abattraient sur le bar automatique, comme une nuée de moineaux affamés, en pépiant comme eux.
Mais bientôt, la première fringale apaisée, chacun, par-dessus son assiette, n’observerait-il pas les visages et ne sourirait-il pas à quelque autre sourire, à des cheveux ébouriffés, à des yeux joyeux ?…
— Moins de poésie et un peu plus de raisonnement ! Se gourmanda le Petit Docteur, qui avait fini de se raser et qui s’était assis sur le rebord de la fenêtre. Il y a des chances pour qu’une femme « genre vamp de film américain » n’ait pas passé inaperçue. Si elle est entrée dans cet établissement, c’est qu’elle y cherchait quelque chose ou quelqu’un. Pourquoi a-t-elle choisi Georges Motte ?
Et les yeux du Petit Docteur pétillaient de malice, car il avait l’impression qu’il ne serait pas longtemps sans pouvoir répondre avec pertinence à ces questions.
— Voyons… Si on en croit Georges Motte, Etienne Lavisse a été frappé à coups de couteau avant huit heures du soir et enfermé dans le placard… Or, il est plus que probable que le crime n’a pas été prémédité… En effet, dans ce cas, on se sert rarement d’un couteau, et surtout d’une sorte de poignard trouvé sur les lieux mêmes, puisqu’il appartenait au collectionneur… Le nombre de coups, au surplus, tend à laisser croire que l’homme qui a frappé l’a fait sous l’action de la surprise et de la peur…
« Il ne s’est pas donné la peine de s’assurer qu’Etienne Lavisse était bien mort…
« De sorte que, pendant des heures, une agonie silencieuse a eu un placard pour théâtre…
« Avant huit heures…
« Or, c’est à cinq heures que la vamp a fait la connaissance de l’homme roux, l’a emmené au Bois, l’a exalté et lui a donné rendez-vous pour huit heures dans l’appartement du vieux collectionneur…
Est-ce que, à cinq heures de l’après-midi, le pauvre homme avait déjà été assailli ?
« Médicalement, c’est possible…
Ce raisonnement et les conséquences qu’on en pouvait tirer ne tenaient, évidemment, qu’en admettant que Motte avait dit la vérité.
Or, à ce moment précis, on frappa à la porte. Une femme de chambre annonça :
— On vous demande au téléphone… L’appareil est au fond du couloir, près de l’escalier…
— C’est Monsieur ?
Cette sacrée Anna savait, quand elle le voulait, prendre une voix angélique qui avait le don d’exaspérer le Petit Docteur car, lorsqu’elle prenait cette voix, il était sûr qu’elle allait le faire enrager.
— C’est moi, oui… Il n’est rien arrivé, au moins…
— Non, monsieur… Je voulais seulement vous annoncer qu’il est parti.
— Hein ?
— Vous n’entendez pas ?… Je dis qu’il est parti…
— Comment ça ?
— Je ne sais pas… J’ai dormi dans ma chambre, comme les autres jours, et j’avais placé le revolver de Monsieur sur la table de nuit… Ce matin, je suis allée pour porter le petit déjeuner… J’ai entrouvert la porte… J’ai poussé le plateau par terre… Puis, comme je n’ai rien entendu… Il n’était plus, là !… J’aime quand même mieux ça, vous savez !
Le Petit Docteur, lui, était devenu pâle, et il raccrocha, sans penser à répondre à Anna qui lui demandait Dieu sait quoi. L’instant d’après, il eut encore plus peur. Il ne s’était pas éloigné de deux mètres que la sonnerie résonnait. Il décrocha machinalement.
— Allô !…
— L’Hôtel des Italiens… Pourriez-vous me passer le docteur Dollent…
— C’est moi…
— Allô ! Ici Lucas… Je me doutais que vous n’étiez pas loin de l’appareil, car j’ai entendu que, sur la ligne, on parlait de Marsilly… Vous téléphoniez chez vous ?… Pas de mauvaise nouvelle, au moins ?
Est-ce que, par hasard… Cela arrive qu’on soit ainsi branché sur une conversation et qu’on entende tout…
— Pas de mauvaise nouvelle, non…
— Allons ! Tant mieux… De mon côté, j’ai quelques renseignements pour vous… Si vous voulez, je vais vous les donner par téléphone pour gagner du temps, car j’ai une grosse journée de travail…
« D’abord, il est établi que ce jour-là Etienne Lavisse a quitté la Salle des Ventes vers quatre heures… Allô ! Vous écoutez ?… J’ai pensé que cela vous intéresserait, car d’habitude il ne partait que beaucoup plus tard… À un des commissaires-priseurs qui en faisait la remarque, il a confié qu’il ne se sentait pas très bien et qu’il allait se coucher…
« Il n’était pas malade, mais il avait l’estomac assez délicat et, comme la journée avait été chaude…
— Merci… fit le Petit Docteur, sans enthousiasme.
— Un autre renseignement, plus important, sans doute. Voulez-vous prendre note d’un nom ?… Jean-Claude Marmont… Vous y êtes ?… C’est le neveu de la victime, le fils unique de sa sœur qui habite la Vendée et qui est arrivée ce matin à Paris… Jean-Claude Marmont a vingt-quatre ans… Il s’occupe assez vaguement de cinéma… Allô ! Vous écoutez… Il a été second assistant d’un metteur en scène… Il fréquente les bars des Champs-Élysées et, m’affirme-t-on, les tripots…
— Fortune ?
— Sa mère est à son aise… Grosse maison de campagne aux environs de Luçon… Elle lui envoyait des subsides, mais non proportionnés aux besoins du jeune homme…
— Son oncle ?
— Refusait depuis plus d’un an de le voir… Avait été trop souvent échaudé.
— C’est tout ?
— Vous trouvez que ce n’est pas assez ? Je vous apporte, pour votre petit déjeuner, deux renseignements importants, et vous rouspétez… Si vous y tenez, je vais vous donner la liste de tous les hommes roux qu’on nous signale… Nous en sommes à dix-huit… Et mon devoir est de lancer des inspecteurs dans ces dix-huit directions…
— Merci…
— Dites donc, docteur, il me semble…
— Quoi ?
— Ça ne va pas ?… Vous avez eu trop chaud, vous aussi ?
— Vous ne m’avez pas donné l’adresse de Jean-Claude Marmont ?…
— Hôtel de Berry, rue de Berry…
C’est sans conviction aucune qu’il y alla. La police l’avait fatalement précédé et avait tiré du personnel tout ce qu’il y avait à en tirer. Il entra, pourtant, se dirigea vers le portier.
— Excusez-moi de vous déranger… Je voudrais vous demander un petit renseignement (un billet de cent francs plié menu passa de la main de Dollent dans celle du portier)… Je voudrais savoir si Jean-Paul Marmont, qui habite l’hôtel, n’a pas reçu ces derniers temps la visite d’un homme roux…
Le portier regarda avec quelque étonnement le billet qu’il avait à la main, puis son interlocuteur.
— C’est curieux… fit-il.
— Qu’est-ce qui est curieux ?
— Vous n’êtes pas de la police, sinon…
Et il montrait le billet, insinuant que les inspecteurs de la PJ n’ont pas l’habitude de payer en argent les renseignements qu’on leur donne.
— Or, un brigadier que je connais est venu voilà une heure me poser exactement la même question.
— Qu’est-ce que vous avez répondu ?
— Que non !
— Et c’est vrai ?
— C’est l’absolue vérité…
— Il ne vous a rien demandé d’autre ?
— Non… Il paraissait pressé…
— Et si, moi, je vous posais une seconde question… (Elle fut accompagnée d’un second billet de cent francs…) Si je vous demandais quel genre de femme Jean-Claude Marmont reçoit ?… Car je suppose qu’un garçon de son âge…
— Je ne pourrais pas vous donner beaucoup de renseignements. À part que la dernière s’appelait Betty… Miss Betty…
— Elle venait souvent ?
— Elle n’est venue que deux fois, mais elle téléphonait… C’est ainsi que je connais son nom…
— Une jolie fille, à l’accent étranger, qui ressemble à une vedette de cinéma ?
— C’est exactement ce que j’aurais dit si vous m’aviez demandé de vous la décrire… Elle est partie en voyage…
— Comment le savez-vous ?
— Parce que, avant-hier, M. Marmont, à qui il arrive de m’emprunter un peu de monnaie… Il est descendu en courant vers six heures du soir… On venait de lui téléphoner…
« — Albert, m’a-t-il dit, passez-moi vite quelques louis… Il faut que j’accompagne mon amie au train…
— Et vous ne savez pas à quelle gare il est allé ?
— Je ne sais pas… Il est revenu vers minuit… Depuis, il n’est presque pas sorti… Je crois que, ce matin, il a reçu un coup de téléphone de sa mère…
Le Petit Docteur atteignait déjà le coin de la rue de Berry et des Champs-Élysées, l’air préoccupé, mécontent, quand il fit demi-tour, poussa à nouveau la porte tournante de l’hôtel.
— Dites-moi, Albert… Vous n’avez jamais vu cette Betty en compagnie d’un autre homme ?
— Non, monsieur… Je ne l’ai vue que deux fois, et les deux fois c’était avec M. Marmont…
— Il n’a jamais été question d’un ami ou d’un…
— Vous voulez parler de son frère ?… Il m’a téléphoné une fois…
« — Ici le frère de miss Betty… Voulez-vous dire à M. Marmont, quand il rentrera, de nous rejoindre où il sait…
Deux chasseurs entraient avec des bagages. Une dame tout en noir était engagée dans la porte tambour, et elle arrivait visiblement de sa province. Ses yeux étaient rouges. Elle tenait un mouchoir à la main.
— La chambre de mon fils, s’il vous plaît… Jean-Claude Marmont…
Un jeune homme sortait de l’ascenseur. Sans doute avait-il fait le guet à la fenêtre. Il était triste, lui aussi, et même accablé. Ses yeux étaient encore plus rouges que ceux de sa mère, qu’il embrassa longuement en murmurant :
— Pauvre maman… Qui aurait pensé… Venez…
Le portier et le Petit Docteur se regardèrent… Puis Jean Dollent soupira, eut un geste comme pour faire tomber un poids de ses épaules, et sortit.
On pouvait le voir attablé quelques minutes plus tard au Select où, malgré l’heure, il avait commandé une fine à l’eau.
— Vous me donnerez aussi le Bottin…
Deux fines à l’eau… Trois fines…
— Voyons… Experts en objets d’art… Samuel… Jérôme Lévy… Guillaume Benoit…
Il choisit, à vrai dire, l’adresse la plus proche. C’était, non loin de l’Élysée, un hôtel particulier de plusieurs étages plein de meubles anciens, de boiseries, de sculptures qu’on venait acheter du monde entier.
— M. Guillaume Benoit ?… Non, je ne suis pas un acheteur, je vous en demande bien pardon… Je voudrais seulement que vous me donniez quelques renseignements… Le commissaire Lucas m’a dit que vous étiez l’amabilité même.
Ce n’était pas vrai, mais tant pis.
— Vous vous occupez, vous aussi, de l’affaire Lavisse ?…
— Pourquoi dites-vous « aussi » ?
— Parce qu’un inspecteur est venu ce matin…
— Vous demander quoi ?
— Si les objets volés chez mon malheureux collègue… Car nous le considérions tous comme un collègue, et il nous arrivait souvent d’aller lui demander conseil… Si les objets volés, dis-je, étaient facilement vendables…
— Et vous avez répondu ?
— Que c’était à peu près impossible de les écouler en Europe, où ces pièces sont trop connues et où l’alerte a été donnée aussitôt à tous les marchands et à tous les amateurs…
— Pourquoi précisez-vous « en Europe » ?
— Parce qu’en Amérique, où le marché est beaucoup plus vaste que chez nous et où l’argent circule davantage, il est plus facile de trouver un amateur pas trop regardant sur les origines d’une pièce rare…
— Puis-je vous poser, moi, une seconde question ?… Vous connaissiez naturellement l’appartement de M. Lavisse ?…
— J’y suis allé maintes fois voir mon vieil ami…
— Est-ce qu’un étranger à votre profession, un amateur moyen, si vous préférez, aurait été capable, en très peu de temps, de déceler, parmi tout ce qui se trouvait là, les quelques pièces de grande valeur ?
Le front de l’antiquaire se rembrunit.
— Je ne le pense pas, et cela me frappe que vous me posiez cette question… Nous en avons discuté hier, entre nous, à la Salle des Ventes… Il y avait par exemple une émeraude gravée qui est une pièce unique, valant au bas mot quatre cent mille francs, mais qu’un non-initié aurait prise pour une pierre sans valeur… Il en était de même pour un reliquaire du XVe que peu de voleurs eussent préféré aux tabatières en or de l’époque napoléonienne qui se trouvaient dans la même vitrine… Puis-je vous demander pour le compte de qui vous enquêtez ?… Pour la compagnie d’assurances, probablement ?… Cependant, je crois savoir que les dernières acquisitions de notre pauvre Lavisse n’étaient pas assurées…
Le Petit Docteur partit sans dire ni oui, ni non, et, un peu plus tard, il s’attaquait à la tâche la plus harassante et la plus décourageante à la fois de sa journée.
Lucas, plus grave encore, plus soucieux que le Petit Docteur, cherchait celui-ci depuis dix heures du matin, et il était déjà une heure de l’après-midi. Il avait téléphoné un peu partout et, en désespoir de cause, avant même de déjeuner, il arrivait rue Bergère, demandait à la concierge :
— Vous n’avez pas vu la personne qui m’accompagnait hier ?
— Un petit monsieur brun et nerveux ?… Il y a plus d’une heure qu’il est dans la maison… Il doit être arrivé au troisième…
— Au troisième quoi ?
— Au troisième étage… En voilà un qui a de la patience, et qui ne craint pas d’ennuyer les gens… Il frappe à toutes les portes… Il questionne tout le monde, même les enfants de six ans, même les vieux qui ne quittent plus leur fauteuil…
C’était vrai… Mais ici encore le Petit Docteur n’était pas arrivé le premier. Quand il s’était présenté chez le tailleur pour dames du premier gauche (il y régnait une demi-obscurité et une fade odeur de laine), on lui avait fait remarquer :
— Votre collègue est déjà venu ce matin…
À quoi bon dire qu’il n’appartenait pas à la police ?
— Ah ! Je vois… Mon collègue vous a montré un portrait… Un portrait d’homme roux, n’est-ce pas ?
— Non… Un jeune homme assez maigre, aux cheveux longs…
Jean-Claude Marmont ! Ainsi la police officielle ne négligeait aucune piste puisqu’un inspecteur s’assurait déjà que Jean-Claude Marmont, dont il s’était procuré une photographie, n’était pas venu dans la maison le jour du crime !
— Depuis la visite de mon collègue, nous avons reçu d’autres renseignements… Ce que je voudrais savoir, c’est si, entre quatre et cinq heures, vous n’avez pas rencontré d’étranger dans l’escalier de l’immeuble…
C’était long ! C’était décourageant ! Certains se taisaient, méfiants, et il fallait leur arracher les paroles une à une. D’autres, au contraire, vous auraient raconté toutes leurs petites histoires, et surtout celles des voisins !
Il faut se livrer à une enquête de ce genre pour se rendre compte de ce qu’un immeuble parisien contient de vies humaines, et combien ces vies sont différentes les unes des autres.
Le tailleur… Le dentiste du premier à droite… L’officier retraité du second et sa fille mariée à un polytechnicien… La dame seule qui… que…
Son bloc d’ordonnances à la main, Jean Dollent prenait parfois des notes, questionnait, remerciait, s’excusait, saluait et frappait à la porte voisine.
Il sortait de l’avant-dernier appartement, au quatrième à gauche (fourrures en gros et demi-gros, importation directe de Russie), quand il se trouva face à face avec Lucas.
Pourquoi, entre les deux hommes, y eut-il comme un choc ? À croire que toute leur cordialité avait disparu. Ils se mesuraient du regard. Les yeux du commissaire Lucas, si naïfs d’habitude, étaient durs, son attitude compassée, et on vit le Petit Docteur tousser pour se donner contenance, baisser la tête.
— Il y a deux heures que je vous cherche, monsieur Dollent… Vous ne serez pas étonné, n’est-ce pas, si je vous déclare que j’ai quelques explications à vous demander ?
— Allons ! soupira le Petit Docteur, en refermant son bloc d’ordonnances. Je suppose que nous serons mieux pour causer dans votre bureau ?
Dans la rue, il risqua :
— Si nous prenions un apéritif ?… Il fait une chaleur, dans cette maison…
Il en but deux. Lucas l’observait, cherchait le moment favorable pour lancer :
— Ce matin, au téléphone, je vous ai parlé de dix-huit hommes roux… J’ai le plaisir de vous annoncer que nous en avons un dix-neuvième… Et figurez-vous que, celui-là, je l’ai fait arrêter… Vous ne me demandez pas pourquoi ?
— Cela m’est égal.
— Je vous l’apprendrai néanmoins… Je l’ai fait arrêter parce que c’est la gendarmerie de Nieul, à trois kilomètres de Marsilly, qui l’a remarqué ce matin, alors qu’il se cachait dans un petit bois… Le bois de La Richardière… Vous devez connaître, vous qui êtes du pays ?… La coïncidence m’a paru curieuse, pour le moins… Vous ne pensez pas qu’une explication s’impose et…
— Peut-être… Mais seulement après que nous aurons un peu travaillé… soupira le Petit Docteur.
Ils étaient dans un taxi, et on avait donné au chauffeur l’adresse du quai des Orfèvres. Lucas, ulcéré, se plaignait avec amertume.
— Je suis très déçu, docteur… Et le mot est beaucoup trop faible pour ce que je ressens… J’admirais, comme quelques-uns de mes collègues, vos méthodes originales… Dans une précédente affaire, je vous avais pour ainsi dire donné carte blanche… Au cours de celle-ci, j’ai refréné mes curiosités, je vous ai fait confiance, au risque de prendre sur moi de graves responsabilités… J’ai fait mieux : ce matin encore, je vous ai donné au téléphone tous les renseignements que je possédais…
« Et pourtant, je l’avoue, j’avais une arrière-pensée… Le hasard a voulu qu’au moment où je vous appelais vous ayez une conversation avec Marsilly… Je n’ai rien entendu, mais cela m’a frappé… Quand, à dix heures environ, la gendarmerie de La Rochelle nous a avisés qu’un homme roux…
— Je sais… Je sais…
— Et c’est tout ce que vous me répondez ?
— Qui est-ce qui paie le taxi ? Questionna le Petit Docteur en descendant de voiture devant le portail de la Police judiciaire. Attendez… J’ai de la monnaie…
Et ils s’engouffrèrent sous la voûte.
Le bureau de Lucas. Les fenêtres grandes ouvertes sur le spectacle de la Seine et du soleil, toujours du soleil à en avoir la tête bourdonnante.
— Il est très ennuyeux, commissaire, que vous soyez arrivé une heure trop tôt, car, dans une heure, je crois que j’aurais été en état de vous remettre un dossier complet… Maintenant, je suis obligé, avant de répondre à vos questions, de vous demander un peu de patience… Il faudra même que vous me permettiez, si vous voulez arrêter l’assassin de M. Lavisse, de continuer l’enquête de ce bureau…
Comme Lucas sursautait, surpris de tant d’audace, le Petit Docteur, s’asseyant dans un fauteuil de velours cramoisi et allumant une cigarette, commença gravement :
— Je passe pour le moment sur les insinuations plus ou moins désagréables que vous venez de faire, et je crois que je ne vous en garderai pas rancune… Je vous avoue que je suis très hésitant, que je me trouve en quelque sorte devant un cas de conscience…
« C’est à vous que je veux demander conseil…
« Vous est-il arrivé, commissaire, au cours d’une enquête, d’avoir la certitude que vous aviez raison, que vous teniez le bon bout, que vous marchiez vers la vérité ?… Je parle, notez-le, d’une certitude morale et non d’une certitude matérielle.
« Je pose la question autrement… Vous est-il arrivé, alors que tout le monde s’élançait sur une piste, de vous attarder, de sentir que la vérité était ailleurs, de vous obstiner ?…
« Et, dans ce cas, vous est-il arrivé de prendre vos responsabilités contre tous ?
Le pauvre Lucas se demandait où son interlocuteur voulait en venir, et n’osait pas trop avancer.
— Vous est-il arrivé, enfin, alors qu’il y avait, mettons, trente chances pour cent d’erreur, d’aller malgré tout de l’avant ?
— Fréquemment… Si on ne marchait pas à soixante-dix pour cent…
— C’est ce que je voulais vous faire dire… Et pourtant, vous êtes un fonctionnaire !… Vous risquez gros !…
— Nous risquons le blâme, et parfois plus…
— Dans ce cas, commissaire, voulez-vous être assez aimable pour appeler au téléphone la Compagnie transatlantique ?
Le Petit Docteur ne bluffait pas, ne s’amusait pas. Il y avait même de grosses gouttes de sueur sur son front.
— Oui… Ici la Police judiciaire…
Et, à Dollent :
— Qu’est-ce que je demande ?
— S’il y a eu un départ de bateau pour l’Amérique avant-hier, et à quelle heure… À quelle heure aussi le train transatlantique a quitté la gare Saint-Lazare…
Voulez-vous me dire…
— J’ai votre renseignement… Le Normandie a quitté Le Havre la nuit d’avant-hier, à la marée de nuit, c’est-à-dire à une heure du matin… Le train transatlantique, conduisant les passagers au Havre, a quitté la gare Saint-Lazare à dix heures et demie…
— Quand le Normandie arrive-t-il à New York ?
— Dans deux jours…
— Avez-vous le moyen de communiquer d’ici là avec le navire ?
— Par téléphone… On communique de jour et de nuit avec le Normandie et ses passagers par la téléphonie sans fil… Il y a même, comme dans les palaces, un appareil à la tête de chaque lit…
— Et si je me trompe ? Questionna machinalement le Petit Docteur, qui ne s’adressait pas au commissaire mais à lui-même.
Lucas l’examinait avec déjà moins de férocité, mais avec davantage d’inquiétude. Est-ce que cet amateur n’allait pas l’entraîner dans des démarches désastreuses ?
Soudain le Petit Docteur leva la tête.
— Vous voulez être gentil de téléphoner encore ?… À La Rochelle, cette fois… À la maison d’arrêt…
— Mais…
— Vous demanderez ce que fait Georges Motte, qui a été arrêté ce matin… S’il a écrit, qu’on empêche sa lettre de partir…
Ce fut un des plus jolis succès du Petit Docteur, joli surtout en ce qu’il représentait en quelque sorte de la psychologie pure. Du moment que le pauvre Motte était arrêté…
— Eh bien ?
— Le gardien me dit qu’il est occupé à écrire une longue lettre à sa femme…
— Vous avez bien recommandé qu’on ne la mette pas à la poste ?
— Jusqu’à nouvel ordre, oui !
Et le Petit Docteur, d’un geste négligent, tirait son bloc à ordonnances de sa poche, rangeait des feuillets sur la table.
— Je suppose que les déclarations qui m’ont été faites par des gens qui me prenaient pour un inspecteur sont sans valeur aucune ?… Il faudra donc…
Il leva la tête, frappé par une idée…
— J’y pense, commissaire… Si le Normandie a la téléphonie sans fil, il doit aussi y avoir la radio… Celle-ci, tout à l’heure, ne manquera pas d’annoncer l’arrestation de votre homme roux…
— C’est probable, si ce n’est déjà fait…
— Dans ce cas… Je vous demande… Je vous supplie de risquer quelque chose… Appelez le Normandie sans tarder… Je suis sûr qu’il y a en première classe une jeune femme et son frère…
— Comment s’appellent-ils ?
— La jeune femme se prénomme Betty… Genre vamp de cinéma… Son frère, si je ne me trompe, ne doit pas être son frère, mais cela importe peu…
— C’est tout ce que vous avez comme signalement ?
— C’est tout, sinon que le frère est très brun et porte de petites moustaches brunes…
Ce fut sans enthousiasme que Lucas décrocha l’appareil.
— Je vous remercie, commissaire… Tout ce que je souhaite, maintenant, c’est de ne pas vous avoir attiré d’ennuis… Si vous faisiez monter des sandwiches, nous serions tranquilles, et je pourrais vous exposer… Voyez-vous, j’ai tellement foi dans mon raisonnement, celui-ci est établi sur des bases si solides que…
À la stupeur du Petit Docteur, ils eurent la communication avec le Normandie avant même d’avoir fini leurs sandwiches. Autrement dit, ils communiquaient avec un navire en mer plus vite qu’avec Marsilly !
— Le commissaire de bord me promet de faire le nécessaire… Il nous rappellera d’ici une heure…
— Merci… Ce qui m’a frappé, voyez-vous, c’est que l’homme était roux… Je ne sais pas si vous vous souvenez d’une affaire qui a fait grand bruit voilà deux ans… C’est vous, si je ne me trompe, qui vous en êtes occupé… Un cadavre avait été jeté sur le bord de la route, d’une voiture couleur aubergine… Pendant quinze jours, on signala vingt ou trente voitures aubergine, et jamais la police n’eut autant de mal…
— J’en sais quelque chose !
— Si Georges Motte n’avait pas été roux, je n’aurais pas cru un seul mot de son histoire, et je vous l’aurais amené… Car il pouvait fort bien, ayant commis un crime, venir me trouver pour s’innocenter d’avance… Sachant que ses empreintes étaient dans l’appartement, il se donnait ainsi, en me racontant une histoire, le mérite de la franchise…
« Mais il est roux, roux comme peu d’hommes le sont… Il est prouvé par surcroît qu’il est resté de longues heures dans l’appartement avec un mourant derrière la porte d’un placard… Et qu’il a mis comme à plaisir ses empreintes digitales partout !
« Remarquez que cela pourrait être une habileté suprême…
« Mais…
« Mais il y a d’abord le fait que la femme qu’il a décrite existe réellement, et qu’elle a été récemment la maîtresse de Jean-Claude Marmont, le neveu de Lavisse…
« Il y a le fait qu’il était cinq heures quand cette femme…
« Vous allez tout comprendre, commissaire… J’ignore qui est Betty… J’ignore qui est son frère ou son soi-disant frère… J’ai tout lieu de croire cependant que ce sont des aventuriers d’envergure…
« Ils fréquentent les endroits où l’on s’amuse… Ils font la connaissance de Jean-Claude, qui se donne comme cinéaste…
« Jean-Claude, qui a besoin d’argent, parle avec amertume de son oncle qui, comme un toqué, entasse des fortunes inutiles et refuse de voir son neveu…
« On le questionne… On obtient de lui tous les renseignements utiles… Est-il complice ou non, je l’ignore… » Toujours est-il qu’il ne s’agit que de voler…
« Et vous avez ici deux témoignages, des témoignages d’enfants d’ailleurs, une petite fille de neuf ans et un garçon de huit… Ce sont des locataires de la rue Bergère… Ils ont l’habitude de jouer dans l’escalier…
« Le jour du crime, un peu après quatre heures, ils ont vu monter au cinquième un monsieur brun qui est entré, avec une clé, dans l’appartement de M. Lavisse…
« Or, ces enfants avaient déjà aperçu le même homme quelques jours plus tôt, à la même heure, mais il n’était pas entré… Il s’était contenté de sonner à la porte, alors qu’il n’y avait personne…
« Il venait, cette fois-là, prendre l’empreinte de la serrure !
— Allô !… On vous parle du Normandie…
Le Petit Docteur eut assez de force de caractère pour rester dans son fauteuil et pour regarder le commissaire qui disait :
— Oui… Quoi ? Siryex ?… Et vous êtes sûr qu’il est très brun, qu’il a de petites moustaches brunes ?… Sa sœur ?… Oui… Eh bien ! Donnez l’ordre à la police du bord de fouiller leurs bagages… Je confirmerai tout à l’heure par télégramme… Merci… Entendu… Au revoir.
Le Petit Docteur n’attendit pas d’explication et poursuivit :
— Notre homme brun, le frère ou le faux frère de Betty, fait le coup… Il est, renseigné… Il sait que Lavisse ne rentre jamais avant six heures et qu’il y a le soir même un bateau pour l’Amérique… Par malheur pour lui et pour le collectionneur, celui-ci, qui a des troubles d’estomac, rentre plus tôt que de coutume et trouve un inconnu chez lui…
« Le cambrioleur frappe, pousse le corps dans un placard, rejoint Betty dans un café des environs…
« Il n’est pas encore cinq heures… Ils ont le magot… Malt sans doute ne tardera-t-on pas à découvrir le corps… L’alerte sera donnée… Le grand barrage sera ordonné… Les ports… Les routes… Les bateaux… Les postes frontières…
« Il est moins de cinq heures, et les grands boulevards sont en pleine animation.
« — Il faut les lancer sur une fausse piste ! déclare Betty. Une fausse piste qui les tienne en haleine jusqu’à ce que nous ayons débarqué à New York…
« A-t-elle lu l’histoire de l’auto aubergine ?… Le véritable assassin est brun… Il faut un homme plus caractéristique… Un homme dont on suive facilement la piste… Un homme qui ne puisse pas, avant longtemps, se dépêtrer des soupçons…
« Elle entre, seule, dans un bar automatique… Elle aperçoit un homme roux, d’un roux ardent…
« C’est lui qui amusera la police pendant que le couple débarquera tranquillement aux États-Unis avec la fortune… Il est naïf, et c’est tant mieux… Une promenade au Bois, et le voilà amoureux fou…
« Il ira donc au rendez-vous qu’on lui donne, à l’heure où la concierge, chaque soir d’été, est sur son seuil !
« Il attendra… Il mettra ses empreintes partout… Il ne partira qu’à la nuit, quand la porte d’entrée sera fermée, si bien que la concierge le verra une fois de plus…
« Pendant ce temps-là, les coupables…
« Train transatlantique… Normandie…
— Mais Jean-Claude Marmont ?
— Complice, je pense… Non du meurtre, mais du vol, en ce sens qu’il a indiqué le coup… La preuve, c’est que Betty lui téléphone et qu’il va la conduire à la gare avec son soi-disant frère… Je parierais qu’à ce moment, le couple ne lui avoue pas qu’il a fallu tuer l’oncle… On lui promet sa part… On lui donne sans doute un acompte, pour le compromettre et l’obliger à se taire…
« Ce n’est que le lendemain, par les journaux, qu’il apprend qu’il est complice d’un assassinat, et voilà pourquoi, tout à l’heure, il était encore plus bouleversé que sa mère…
Un silence. Le Petit Docteur paraissait las et guettait sans cesse l’appareil téléphonique, qui s’obstinait à se taire.
— Ce n’est qu’un raisonnement, n’est-ce pas ? murmura-t-il avec un sourire jaune, comme pour s’excuser… Remarquez que, si j’ai raison, cette femme a du génie… Car, pendant que vous étiez tous sur la piste de l’homme roux…
Le commissaire, vexé, ne broncha pas.
— Vous croyez que la police du bord ?…
— Ce sont des hommes qui sortent de chez nous, et qu’on choisit parmi les as… Vous m’avez dit tout à l’heure que ce Motte est marié, et que sa femme attend famille ?
Le commissaire avait des remords… En effet, il appela l’Agence Havas…
— Mon communiqué de tout à l’heure ?… Pas encore parti ? Dans ce cas, je vous en prie, supprimez… Annoncez à la place que deux arrestations sensationnelles sont imminentes…
Il ne restait qu’à attendre, devant un téléphone muet. Et ce fut le plus long ! Le plus dur ! Surtout pour le Petit Docteur qui, à la fin, ne tenait plus de soif, et qui aurait bu n’importe quoi pour se calmer.
Enfin, à cinq heures de l’après-midi, une sonnerie.
— Oui… Ah !… Vous dites ?… Oui, envoyez-les par bélino… Bien entendu… Ils protestent toujours !… Ah ! Oui…
La confirmation télégraphique… Je m’en occupe… Merci…
N’était-ce pas troublant de penser que la voix venait d’un navire actuellement en haute mer, et d’entendre, comme bruit de fond, non celui des vagues, mais celui de l’orchestre du thé dansant du Normandie ?
— Eh bien ! Commissaire ?
Le commissaire Lucas leva les yeux et donna à son visage une expression sévère…
— Eh bien ! Docteur… Vous avez… Un silence, qui dura une éternité…
— Vous avez joué à soixante-dix pour cent et vous avez gagné…
— Quoi ?
— Les objets volés, qui tiennent peu de place, ont été découverts dans une malle à double fond… Cette malle se trouvait dans la cabine d’Alfred Siryex, lequel, à bord, est accompagné de sa sœur Betty Siryex, de nationalité turque… Dans quelques minutes, nous allons recevoir, par bélino, leurs empreintes digitales, et nous saurons…
— J’ai dit au chef que c’était vous… Il veut vous voir… C’est la première fois, depuis huit ans, que nous prenons Fred Stern, le grand spécialiste américain, en flagrant délit… Sa sœur, qui n’est pas sa sœur mais sa maîtresse, proteste en vain, mais…
Le Petit Docteur se laissait emporter par le flot. Il souriait. Il écoutait en hochant la tête les félicitations du directeur de la Police judiciaire et, depuis quelques instants, Lucas l’observait avec anxiété…
— Dites, docteur…
Le Petit Docteur souriait toujours, d’un sourire tellement artificiel que…
— Docteur !
— Laissez-moi dormir… soupira celui-ci. J’avais tellement peur… J’étais si peu sûr de… Quand vous êtes monté à l’Identité judiciaire et aux… aux…
Sa langue était si pâteuse qu’il articulait avec peine.
— … aux Sommiers… je suis descendu… au… au bistrot du coin… et… je ne sais plus… six… sept… je crois que c’est sept… fines à l’eau…
Il était trop soûl pour qu’on comprît le reste.
— Soixante-dix degrés… Non !… Soixante-dix chances sur cent… Ah ! Oui. Les degrés, c’était…
Il dormit deux heures dans le fauteuil cramoisi du bureau de Lucas et s’éveilla, un peu confus.
— Savez-vous que vous venez de réussir la plus belle enquête de votre carrière ? lui dit-on quand il se réveilla.
— Moi ?
Et aussitôt :
— Où est mon rouquin ?… Il n’a rien avoué à sa femme au moins ?… Pour une fois que le pauvre type… Et elle qui attend un bébé !… Figurez-vous qu’il m’offrait les dix mille francs de son assurance vie… À propos, commissaire… J’ai soif. Je ne sais pas ce qui se passe, mais j’ai une de ces soifs… Si nous allions boire un demi ?