Les Maries du 1er Décembre


I

D’un souper de Noël qui ressemble à un concours de mensonge et d’un certain Tonneau-d’Argent qui ressemble davantage encore à un repaire de pirates

De la pluie et encore de la pluie, en grosses hachures, en grosses gouttes glacées, en seaux, en tonneaux, de la pluie dévalant sans fin d’un ciel bas et noir, comme si le monde devait à nouveau périr du déluge.

Le train n’était pas encore entré en gare qu’on recevait de Boulogne la vision de toits noirs et luisants, de rues sombres où des silhouettes falotes passaient vite sous les parapluies. Il était trois heures de l’après-midi et déjà on avait dû allumer les réverbères. Quant à la Manche, qu’on avait un instant aperçue, ce n’était que du gris-noir aussi, avec seulement les crêtes blanches des houles et les chalutiers à vapeur remontant péniblement le courant du chenal.

Le Petit Docteur, tout barbouillé de mélancolie, regarda par la portière au moment où le train s’arrêtait. Il vit, vêtu d’un imperméable beige, son ami Philippe Lourtie, qui, l’attendait, et il eut un poids de plus sur les épaules.

Était-ce possible que ce fût là le Philippe Lourtie qui se mariait trois semaines plus tôt, le 1er décembre ? Lourtie qui avait épousé Madeleine, c’est-à-dire la jeune fille qu’il aimait depuis toujours ?

— Merci d’être venu, vieux… Je savais que je pouvais compter sur toi… C’est tout ce que tu as comme bagage ?

— Dans ta lettre, tu m’as demandé de venir passer la nuit de Noël et peut-être un jour ou deux ensuite… J’avoue que je n’ai pas bien compris… Si tu n’avais pas souligné par deux fois qu’il s’agissait de ton bonheur…

La valise du Petit Docteur était légère ; son ami la lui prit des mains et soupira :

— Avant d’aller à la maison, je voudrais te mettre au courant… Si tu n’y vois pas d’inconvénient, nous entrerons dans le premier café venu…

Le changement survenu en si peu de temps chez Lourtie était tel que Dollent, méfiant, risqua :

— Tu ne t’es pas mis à boire, au moins ?

— Ne crains rien… Dans quelques minutes, tu sauras tout… Garçon ?… Pour moi, ce sera un quart Vichy… Et toi ?

— Ma foi, il ne fait pas chaud et je boirais bien un grog…

Philippe Lourtie avait vingt-huit ans, deux ans de moins que Jean Dollent, que tout le monde appelait le Petit Docteur. Ils avaient fait leurs études de médecine ensemble et, tandis que Dollent se fixait à la campagne, dans les environs de La Rochelle, Philippe Lourtie rachetait à Boulogne-sur-Mer une clientèle assez importante.

— Ne me regarde pas de la sorte… C’est un peu gênant de me retrouver devant toi dans les conditions présentes… Jusqu’ici, je t’ai toujours considéré comme un homme pareil aux autres… Puis notre ami Magné m’en a tant écrit sur ton compte et sur tes facultés extraordinaires… C’est un peu, maintenant, comme si j’étais en présence d’un juge ou d’un confesseur…

« Écoute, Dollent… Tu connais Madeleine, n’est-ce pas ?… En tout cas, tu connais son père, le docteur Gromaire, qui est à Boulogne le meilleur spécialiste des maladies nerveuses… C’est un nom… C’est une figure…

« Madeleine lui ressemble en ce sens qu’elle n’a rien des petites jeunes filles d’aujourd’hui, qui ne pensent qu’à paraître ou à s’amuser…

« Une femme de devoir, elle aussi… Une femme capable de partager entièrement la vie d’un homme comme son père ou comme moi.

« Je suis de Boulogne et nous étions amis depuis longtemps… Il y a quelques mois, je lui ai demandé si elle voulait devenir ma femme et elle a accepté… Nous nous sommes mariés le 1er décembre et…

Le Petit Docteur devait faire un effort pour suivre ce discours, tant il était pris par la contemplation de son ami.

Certes, Philippe n’avait jamais été un garçon folâtre. C’était un bûcheur, que tous ses professeurs — et ses camarades, ce qui est plus rare — considéraient comme un des espoirs de sa génération.

Mais, s’il était de nature assez grave, il était remarquable par sa sérénité, par son calme, par son optimisme.

Or voilà qu’au seuil de sa vie conjugale il apparaissait comme un homme agité, en proie aux pensées les plus noires, au point que Dollent se demanda s’il ne ferait pas mieux de l’envoyer comme malade à son beau-père.

— Inutile de te dire que je ne suis ni romanesque, ni crédule. J’ai toujours été un scientifique, tu le sais, un peu trop peut-être ! J’ai donc déjà examiné toutes les explications possibles aux faits que je vais te raconter et je t’avoue que je n’en ai trouvé aucune de satisfaisante…

« Peut-être, avec ton flair ?… Ou plutôt avec ce sixième sens que tu possèdes, comme m’écrit Magné…

Ils étaient aussi peu à leur place que possible dans ce café sordide des environs de la gare, où des bonnes femmes de la campagne attendaient l’heure du train, certaines tirant leur goûter de leurs cabas.

— Un premier fait, auquel je n’ai attaché d’abord aucune importance… Nos fiançailles ont été rendues officielles vers la mi-septembre… Or, dès cette date, j’ai commencé à recevoir des billets anonymes disant tous à peu près la même chose… Je me suis contenté de les jeter au panier, les jugeant par trop stupides…

« En voici le texte à peu près :

Tant pis pour vous si vous épousez Madeleine. Ce n’est pas la jeune fille que vous croyez.

— Tu en as parlé à ta fiancée ? Questionna Dollent.

— Non ! C’était vraiment trop grossier. Ces sortes de petites vengeances anonymes me dégoûtent et je considérais Madeleine comme tellement au-dessus de tout soupçon…

— Continue… Tu t’es marié le 1er décembre… Pas d’incident ?

— Aucun…

Il sembla pourtant au Petit Docteur que son ami avait hésité, qu’il y avait eu comme un très léger nuage dans son regard.

— Ne pouvant pas m’absenter longtemps, sachant d’autre part que Madeleine avait depuis longtemps l’envie de visiter Tunis, nous avons pris l’avion et nous sommes restés une semaine là-bas…

— Sans qu’il se produisît rien de particulier ?

— C’est-à-dire que nous avons été heureux comme on doit l’être en pleine lune de miel… Le pays, tu le connais, est pittoresque… Nous nous sommes intéressés à la vie indigène… Et c’est au retour, brusquement…

Comme le regard du Petit Docteur devenait plus aigu, Philippe s’empressa d’ajouter :

— Surtout, ne va pas imaginer des choses extravagantes… Comme tout le monde, j’ai lu, étant jeune, de ces histoires pittoresques d’envoûtement, de sort jeté par quelque sorcier, de sectes secrètes, que sais-je encore ?… Je suis, je le répète, un scientifique… Si nous avons visité les quartiers indigènes, si nous sommes allés dans tous les endroits où se rendent habituellement les touristes, il n’y a pas eu le moindre accrochage…

« Par contre, au retour, la première lettre que j’ai reçue disait :

Vous n’avez pas voulu m’écouter. Votre femme a une double vie. Je vous le prouverai bientôt si vous ne lui parlez de rien. Dans le cas contraire, tant pis pour vous.

— Tu n’as toujours rien dit à Madeleine ?

— Rien, répondit l’autre, un peu honteux. Quand tu la verras, tu comprendras mon attitude. Il y a des femmes qu’on ne souille pas avec de pareils propos…

— Ce billet était de la même écriture que les précédents ?

— Aucun n’était écrit à la main… Tous étaient tapés à la machine et le sont encore… Je ne reconnais même pas les enveloppes parmi la quantité d’enveloppes commerciales que je reçois chaque jour… Tu sais que j’ai acheté un gros cabinet…

— Ensuite…

— La seconde lettre après notre mariage était plus précise :

Si vous voulez vous convaincre de la vie double de votre femme, allez ce soir vers onze heures au Tonneau-d’Argent, une taverne que vous trouverez sur les quais. Elle y sera. Si cependant elle ne s’y trouvait pas, ne vous hâtez pas de crier victoire. C’est que l’affaire sera remise au lendemain…

— Un instant ! Vous faites chambre à part ?

— C’est moi qui l’ai exigé. Je suis souvent appelé la nuit pour des malades. Madeleine est d’une santé délicate. J’ai pensé que…

— Et tu es allé au Tonneau-d’Argent ?

Philippe Lourtie baissa la tête.

— Tu l’as vue ?

— Non ! Mais…

Il ouvrit son portefeuille, en tira une petite photographie assez mal prise où on voyait l’angle d’une taverne et une jeune femme très nerveuse accoudée à une table, dans l’attitude de quelqu’un qui s’impatiente à un rendez-vous.

— C’est Madeleine. Observe ses voisins. C’est tout ce qu’il y a de plus crapuleux dans le monde de la navigation, ou plutôt dans ce qui trafique en marge… Ne parle pas trop vite… J’ai soumis cette épreuve à un expert photographe… J’ai en effet pensé à un photomontage, c’est-à-dire à une photo truquée… Celle-ci ne l’est pas… Elle a été prise, probablement, à l’insu du sujet, avec un Leica, un petit appareil très puissant, facile à dissimuler et n’exigeant que très peu de lumière…

« D’ailleurs, je suis retourné le lendemain au Tonneau-d’Argent… J’ai demandé à Jim, le patron, si une jeune femme était venue la veille dans son établissement… Il a aussitôt regardé le coin où la photo avait été prise…

« Je la lui ai montrée et il a reconnu sa cliente…

« Si je ne l’ai pas rencontrée, c’est qu’elle était venue, paraît-il, bien avant onze heures…

« — Qui a-t-elle rencontré ? ai-je demandé.

« — Ça, je l’ignore… Le soir, il y a tant de monde…

« — L’avez-vous vue d’autres fois ?

« — Je ne pourrais pas le jurer… Des hommes… Des femmes… C’est toujours plein, chez nous…

Et Philippe appela le garçon, jeta de la monnaie sur la table, prit la valise du Petit Docteur. Dehors, il héla un taxi en stationnement.

— Au Tonneau-d’Argent !

Les quais étaient visqueux et puaient le poisson, car la saison du hareng battait son plein et on en débarquait des wagons entiers des chalutiers amarrés les uns derrière les autres.

— Je veux que tu connaisses l’endroit… Après, tu verras ma femme et tu comprendras ma stupeur…

On descendait une marche. La longue salle basse, aux poutres enfumées, n’était éclairée que par une seule fenêtre à petits carreaux, si bien qu’il régnait une demi-obscurité. Cela tenait davantage de la taverne anglaise de bas étage que du bistrot français.

Derrière le comptoir, Jim, qui était, paraît-il, Australien et qui avait perdu un œil, Dieu sait où, observait ses clients de son œil unique avec la méfiance de quelqu’un qui connaît son monde.

C’était presque plein. Peu de pêcheurs. Autant dire pas. Mais les matelots des charbonniers du grand bassin et d’autres individus plus inquiétants, tous vivant en marge de la mer.

— Il n’y a qu’à prendre de la bière ! dit Philippe. Tu te rends compte de l’endroit. Je me suis quelque peu renseigné. À ce que l’on m’a dit, c’est ici que se font toutes les contrebandes, toutes les affaires louches, tous les tripotages dont la police ne tient pas trop à s’occuper… La semaine dernière, un matelot anglais sortant d’ici, soi-disant ivre, est tombé dans le bassin et s’est noyé… On pense qu’il a été poussé par quelqu’un…

— Et tu dis que Madeleine…

— Dans ce coin, à gauche… Contrôle toi-même avec la photo…

« Remarque que, quand je lui ai demandé si elle était sortie ce soir-là, elle m’a répondu que non… Autrement dit, elle m’a menti, elle que je croyais incapable de mentir… Et ce n’est pas tout…

Dollent commençait à avoir pitié, car son ami était vraiment pénible à voir, tant sa nervosité était poussée au paroxysme le plus douloureux.

— Écoute ceci : deux jours plus tard, une lettre m’annonçait :

Vous verrez que votre femme vous demandera mercredi d’aller à Rouen.

— Elle y est allée ?

Signe de la tête qui disait oui.

— Elle m’a raconté qu’elle voulait rendre visite à une ancienne amie… qu’elle passerait sans doute la nuit chez celle-ci…

— Tu ne l’as pas suivie ?

— J’ai essayé… Nous avons chacun notre petite voiture. Mais je l’ai perdue de vue et…

Il tira de sa poche une nouvelle photo. Celle-ci représentait une partie d’un dancing ou plutôt de ce qu’on appelle une boîte de nuit. Madeleine, une fois encore, y figurait, assise à une table, la mine toujours aussi anxieuse, et un jeune homme se penchait vers elle.

— Voici ce que j’ai reçu le lendemain… Or Madeleine m’a affirmé qu’elle n’avait pas quitté son amie…

Autour d’eux, la fumée était dense, l’odeur d’alcool presque intolérable.

— Maintenant, tu vas connaître ma femme… Elle ne sait rien de mes soupçons… Je n’ai pas le courage de lui en parler… Remarque que je continue à croire en elle… Rien ne me fera admettre qu’elle est indigne de moi…

« C’est ce mystère que je veux percer à tout prix, que je te supplie de m’aider à percer…

« Inutile d’ajouter que j’ai passé des nuits entières à tourner et à retourner les données du problème dans ma tête…

« Je veux tout de suite écarter certaines hypothèses qui sont les premières à venir à l’esprit.

« D’abord, Madeleine aurait pu être entraînée dans certaines aventures par un frère ou un parent indigne… Tu comprends ce que je veux dire… Ce cas a fait le sujet de maints romans mystérieux que j’ai lus jadis. Mais il n’en est rien…

« Ses origines n’ont rien de trouble… Tu connais son père et je le connais… Sa mère est morte voilà dix ans et c’était une honnête femme, incapable de la moindre aventure.

« Ils n’ont jamais voyagé… Il n’y a rien d’équivoque dans leur passé…

« Si bien qu’on en arrive fatalement au cas de dédoublement de la personnalité. Or je m’empresse de te déclarer que je n’y crois pas. Cela fait très bien dans les livres. Dans la réalité, je n’ai jamais rencontré de cas de ce genre, ni mon maître Gromaire, spécialiste depuis plus de trente-cinq ans des maladies nerveuses…

« Si elle n’a pas une santé florissante, Madeleine n’en est pas moins saine de corps et d’esprit…

« Reste à savoir pourquoi, à peine mariée, elle se rend dans un endroit comme le Tonneau-d’Argent, à mon insu, et dans une infecte boîte de nuit de Rouen…

« Si cela continue, c’est moi qui deviendrai fou !

« Viens !


Une maison particulière confortable et assez vaste. Philippe Lourtie, dont les parents avaient de la fortune, avait pu racheter un cabinet assez célèbre à Boulogne, si bien qu’à moins de trente ans il avait déjà une importante clientèle.

S’il faisait encore un peu de médecine générale, il tendait à se spécialiser dans les maladies nerveuses, comme son beau-père, et il n’était pas douteux qu’un jour il prendrait la place de celui-ci.

Cinq heures. La nuit était tombée depuis longtemps.

Philippe fit entrer le Petit Docteur dans un salon du premier étage, donna la valise à la femme de chambre et appela :

— Madeleine !

Qui aurait pu se douter à ce moment que la maison vivait dans le drame ? Une réconfortante odeur de victuailles emplissait les pièces. Et comme il y avait du monde, ce soir-là, Madeleine sortit de la cuisine, où, en bonne maîtresse de maison, elle surveillait les derniers préparatifs.

— Excusez-moi, monsieur Dollent… Je suis encore en tenue de travail… Mon mari a dû vous dire que nous serions quelques-uns à souper et je me dois de…

Exactement la femme que Lourtie avait décrite, moins jolie que belle, attirante, séduisante plutôt, mais d’une séduction subtile.

Non pas une de ces femmes sur qui on se retourne dans la rue, mais de celles qu’on apprécie à mesure qu’on les connaît et dont on voudrait alors faire la compagne de sa vie.

Mais pourquoi cette nervosité ? Était-ce donc un envoûtement ? Dollent n’allait-il pas s’écrier tout à coup : « Écoutez, mes enfants ! Je me demande à quel jeu vous jouez ! Vous avez tout pour être heureux ! Tout vous sourit et vous êtes là à vous torturer, à vous épier, à souffrir l’un par l’autre… Si nous nous expliquions une bonne fois, ne pensez-vous pas que nous pourrions ensuite nous purger la bile par un bon éclat de rire ? »

Mais ne sortait-il pas du Tonneau-d’Argent ? N’avait-il pas vu les deux photographies d’une authenticité indiscutable ?

— Je vous demande pardon de disparaître à nouveau, mais il me reste des ordres à donner, ensuite il faudra que je m’habille… On va vous montrer votre chambre, monsieur Dollent…

— Quant à moi, je crois que j’ai deux clients qui m’attendent en bas… Tu permets, Jean ?

Et le Petit Docteur se trouva, pour un bon bout de temps, dans une chambre assez quelconque, une de ces pièces inutilisées qu’on meuble de ce qui reste pour servir de chambre d’amis.

— Pourvu que la réunion ne soit pas en smoking ! soupira-t-il. Je n’ai pas emporté le mien…

Il se changea. Il erra un peu dans l’appartement, surtout dans les deux salons, le grand et le petit, qui étaient bourgeois, sans rien de caractéristique.

— Tout pour être heureux !…

Pas lui ! Il était à cran ! Mais il savait maintenant que c’était un mauvais moment à passer. N’en était-il pas ainsi dans chaque enquête ? On en sait trop et pas assez. On n’a aucun fil conducteur, aucune base solide, aucune dominante, comme il disait.

Alors, fatalement, le coup de cafard.

— J’avais réussi deux ou trois petites choses, c’est vrai ! Mais qui sait si ce n’était pas par hasard ? Qui sait si je retrouverai l’inspiration ?

Que faire, tout seul, dans un appartement qu’on ne connaît pas, tandis que l’hôtesse est affairée de son côté et que l’ami reçoit ses clients au rez-de-chaussée ?

Il descendit. Il voulait voir le salon d’attente. Il poussa une porte et se trouva en face d’une jeune fille aux cheveux oxygénés, qui tapait à la machine dans un petit bureau.

— Pardon… s’excusa-t-il.

— Entrez, monsieur… Je suppose que vous êtes le docteur Dollent ?… Mon patron m’a mise au courant de votre visite… Je suis Mlle Odile, sa secrétaire… Vous désirez quelque chose ? M. Philippe n’en a plus pour longtemps… Une vieille cliente qui vient chaque semaine et qui est un peu maniaque… Quelle ville triste que la nôtre, n’est-ce pas ?

— Vous êtes de Boulogne ?

— Oui… J’habitais la même rue que M. Philippe. Il remarqua que pas une seule fois elle ne disait M. Lourtie, ce qui lui eût paru plus naturel.

— Il était déjà un jeune homme que je n’étais qu’une petite fille. J’ai suivi les cours de Pigier… Quand j’ai su qu’il demandait une secrétaire… Voilà maintenant quatre ans que je suis avec lui… Déjà, quand il préparait sa thèse, c’est moi qui tapais les brouillons à la machine…

Cela servirait-il ? Faute de mieux, il nota dans un coin de sa mémoire, comme il aurait écrit en marge d’un livre : Mlle Odile. Jolie, pétillante, audacieuse. Connaît Philippe depuis son enfance. S’est en quelque sorte imposée à lui. Toutes les chances pour qu’elle en soit amoureuse.

Et après ? Ce n’était pas d’Odile qu’il s’agissait, mais de Madeleine.

La visite médicale prenait fin. Lourtie apparaissait, le front barré d’une ride profonde.

— Ça va, Odile… Vous pouvez aller… Toi, si tu veux venir prendre un verre dans mon cabinet… Qu’est-ce que tu bois ?… Je téléphonerai là-haut qu’on nous descende une bouteille et des verres…

Eh bien ! Le Petit Docteur n’en fut pas fâché. Et c’était plutôt de sa part superstition qu’ivrognerie. Dans toutes ses enquêtes, il avait été amené à boire, plus ou moins par hasard, et il commençait à trouver que cette maison était plutôt sèche.


— Madame est servie !

— Si vous voulez passer à table… Je vous préviens que c’est un souper tout à fait intime… Il y a si peu de temps que nous sommes mariés que nous ne sommes pas encore organisés…

Elle sourit à l’adresse de son mari, mais le sourire avait beau relever le coin de ses lèvres, son visage restait triste, inquiet.

Comme Dollent l’avait prévu, les hommes étaient en smoking et il était le seul en veston. Tandis qu’on prenait place, il fit mentalement un schéma de la table. En dehors de Madeleine, de Lourtie et de lui, il y avait là :

1° Émile Gromaire, le père de Madeleine, un homme de soixante-cinq ans environ, gris de poil, aux sourcils épais, habitué à être obéi et admiré.

Pourquoi Gromaire, à qui n’avait pu échapper la nervosité de sa fille et de son gendre, ne cessait-il de répéter :

— Comme ils sont heureux ! C’est une joie de passer quelques heures chez des gens heureux !

2° M. Boutet… Encore un médecin !… C’était un souper de toubibs !… M. Boutet, lui, était le prédécesseur de Lourtie dans la maison. À soixante ans, il avait pris sa retraite et partageait son temps entre Boulogne et la Côte d’Azur, où il devait d’ailleurs se rendre pour les fêtes du Nouvel-An ;

— Je suis ravi, disait-il, de trouver ces enfants en bonne santé… Son voyage en Tunisie a fait à votre fille Madeleine tout le bien du monde…

Encore un qui mentait, et il mentait davantage lorsqu’il adressait à sa femme des sourires amoureux, car…

3° Mme Boutet. Non pas une femme, mais une caricature de femme, longue, noire comme un pruneau, sèche, désagréable, méfiante, fielleuse…

— N’est-ce pas, Albert, murmurait-elle à son mari, que ces enfants sont attendrissants ?

Or, ils n’étaient pas attendrissants du tout et on sentait la gêne peser sur l’assistance.

4° Samuel Kling. Celui-là, le Petit Docteur l’avait déjà rencontré. C’était un ami d’enfance de Lourtie. Ils étaient de la même année. Ils avaient choisi la même spécialité et avaient travaillé tous les deux avec le père Gromaire.

Kling observait chacun à la dérobée. On venait de servir une bisque d’écrevisses. Il était évident, à sa moue, qu’il avait horreur de ça.

— C’est délicieux ! s’extasiait-il. Madeleine, vous avez une cuisinière étonnante… Ou alors vous savez comme pas une lui donner des ordres…

Tous mentaient !

Mais ce qui était le plus extraordinaire, ce qui, après un certain temps, devenait hallucinant, c’est que tous éprouvaient le besoin de manifester une bonne humeur artificielle, de laisser éclater une joie qu’ils ne ressentaient pas.

Cela ressemblait à une scène d’orgie jouée par de mauvais acteurs dans un petit théâtre, alors que le rôle de Néron est tenu par un maigre jeune homme qui a dîné d’un croissant et que les courtisanes sont de pauvres filles efflanquées, ramassées sur le trottoir.

— Ce voyage en avion a dû être délicieux, n’est-ce pas, chère amie ? disait le docteur Boutet, qui semblait toujours craindre les regards de sa femme.

Et Madeleine, qui pensait manifestement à autre chose, laissait tomber :

— Délicieux !…

Peut-être, n’ayant pas bien entendu, croyait-elle qu’il s’agissait toujours du potage ?

Quant à Philippe, il souffrait. Il n’osait pas se tourner vers sa femme. Parfois il levait les yeux vers son beau-père.

C’est un de ces regards-là que le Petit Docteur surprit, et il en fut étonné.

« Tiens ! tiens ! fit-il à part lui. On dirait que mon ami Philippe se méfie de Gromaire… On pourrait presque croire qu’il en est jaloux !… »

Il est vrai que, l’instant d’après, Philippe lançait exactement le même coup d’œil au jeune Kling.

« Jaloux de Kling aussi ?… Mais alors, c’est une maladie !… Est-ce que, par hasard, ce pauvre Philippe serait… »

Non ! Il ne fallait pas se laisser aller à des conclusions prématurées. Tout le monde était sur les nerfs. Le temps y contribuait. Il y avait des semaines que ces gens-là pataugeaient dans la pluie et dans la boue et devaient allumer leurs lampes une bonne moitié de la journée, parfois la journée tout entière.

— Ce homard à l’américaine… commença le docteur Boutet…

Sa femme devait être tourmentée depuis un moment du besoin d’être désagréable, car elle articula d’une voix pointue :

— Pourquoi dis-tu ça ?… Tu sais bien que tu n’aimes pas le homard…

II

Où le Petit Docteur n’est pas fier de constater combien il est difficile d’être à la fois détective et homme du monde

Était-ce sa faute ? Est-ce que, oui ou non, son ami Lourtie l’avait fait venir de Marsilly, par un temps à ne pas mettre un chien dehors, pour découvrir la vérité ?

« Tant pis, mon pauvre Philippe, avait-il maintenant envie de lui dire. On ne fouille pas dans l’âme humaine avec des gants, et ce n’est pas quand vous leur demandez poliment ce qu’ils pensent, que les gens vous avouent la vérité. »

En fait de vérité, il venait bel et bien de mettre les pieds dans le plat. Et il se rendait compte que les locutions populaires comme celle-là ne sont pas tellement exagérées.

Si, vers la fin de ce triste repas de Noël, il avait tranquillement retiré ses chaussures et si, levant les pieds, il les avait posés dans le saladier, il n’aurait sans doute pas été regardé avec plus de sévérité qu’il ne le fut lorsqu’il lança soudain d’un air innocent :

— À propos… Je ne sais pas si vous avez lu dans les journaux… Les Américains viennent de mettre la main sur toute une bande qui s’occupait du trafic des stupéfiants… Or savez-vous qui on a trouvé à la tête de cette bande ?… Un des médecins les plus connus de New York, qui avait sa clinique à lui… C’est sous le couvert de cette clinique, précisément, qu’il parvenait à se procurer la drogue au nez et à la barbe de la police…

Un silence épais, un silence à couper au couteau. On n’entendait que le battement de la pluie sur les volets et une vague rumeur, qui devait être celle de la mer.

Le Petit Docteur aurait dû s’en tenir là. Rien que le visage de sa voisine, l’affreuse Mme Boutet, était révélateur. Mais pouvait-il savoir, lui qui était arrivé du jour même, ce que tout le monde savait à Boulogne, c’est-à-dire qu’elle s’adonnait à la morphine ?

Il lui sembla que Lourtie lui jetait un regard suppliant.

Madeleine était devenue très pâle et se penchait vers son assiette, tandis que la fourchette tremblait visiblement dans ses mains.

Le docteur Kling avait relevé la tête comme si un animal l’eût piqué, et regardait l’intrus avec une manière de défi.

Enfin M. Gromaire devait désapprouver cette sortie, car, sous ses gros sourcils, les prunelles étaient dures.

Hélas ! N’existe-t-il pas un vertige de la gaffe, une force qui nous possède à certains moments et qui nous pousse à faire ce que nous sentons qu’il ne faut pas faire ?

Jean Dollent toussa comme pour s’éclaircir la voix et poursuivit :

— Étant donné la situation de Boulogne, en face de la côte anglaise, étant donné aussi le trafic de son port, je ne serais pas étonné que ce soit un des centres de la drogue.

Silence toujours. Rien que des bruits de fourchettes et la pluie, encore et éternellement la pluie.

Il était trop tard pour reculer. Le Petit Docteur était lancé. Il voulait en avoir le cœur net, voir quand ces gens réagiraient, et, ricanant, il continua :

— Je me demande si, ici aussi, c’est un médecin qui dirige l’organisation…

Alors ce fut la voix rocailleuse du docteur Gromaire qu’on entendit :

— Je me permettrai de faire remarquer à notre jeune confrère, laissa-t-il tomber, qu’il se dépense assez d’héroïsme dans notre profession, la plus belle et la plus noble à mon sens, pour qu’on ne s’appesantisse pas comme à plaisir sur de rares brebis galeuses. Vous êtes arrivé à Boulogne cet après-midi, monsieur Dollent ? Puis-je vous demander si tout ce que vous avez trouvé d’intéressant dans notre ville est cette question que vous soulevez ?

Que répondre ? Que faire, sinon piquer un fard ? Jamais le Petit Docteur n’avait été remis à sa place d’une façon aussi touchante, et il jonglait maladroitement avec une grande feuille de salade. Il se croyait au bout de ses peines. Il espérait que quelqu’un allait venir à son secours, mettre la conversation sur un terrain moins brûlant. N’était-ce pas le devoir de Lourtie, par exemple, de le tirer de là ?

Au lieu d’une aide, il trouva un adversaire de plus, et un adversaire de taille, en la personne de Samuel Kling.

— Je pense que le docteur Dollent est arrivé par le train de trois heures ? commença-t-il d’une voix qui ne présageait rien de bon.

— C’est exact.

— Cela ne m’étonne plus qu’il s’intéresse aux affaires de stupéfiants, puisque à quatre heures déjà il sortait d’un endroit malheureusement célèbre qui s’appelle le Tonneau-d’Argent…

Impossible de regarder tout le monde à la fois. C’était déjà difficile de conserver son sang-froid. Mais il n’échappa point à Dollent que les paupières de Madeleine battaient, que ses narines se pinçaient, qu’elle se retenait au bord de la table comme quelqu’un qui a peur de s’évanouir.

Pourquoi Philippe n’intervenait-il toujours pas ? Pourquoi laissait-il croire que le Petit Docteur était seul au Tonneau-d’Argent ?

— Je préférerais que cet entretien en restât là ! Coupa le père Gromaire, avec une telle sévérité qu’on put croire qu’il était prêt à quitter la table.

Heureusement, le repas touchait à sa fin ! Les dernières minutes furent pénibles. Chacun cherchait quelque chose à dire. On parlait du bout des lèvres, sans conviction, dans le seul but de tuer le temps.

Madeleine put enfin se lever et annoncer avec un pauvre sourire :

— On nous servira le café au salon… Ces messieurs pourront fumer… N’est-ce pas, madame Boutet ?

— Je fume moi-même… Alors !…

Un peu de désordre, comme toujours quand on quitte la table. La jeune femme gardait plus de sang-froid que le Petit Docteur n’aurait cru, puisqu’elle parvint à passer tout près de lui et à murmurer :

— Je vous en supplie !…

De quoi le suppliait-elle ? De se taire ? Pourquoi ? Que craignait-elle ?

M. Gromaire affectait de ne pas s’occuper de Dollent, qui alla mélancoliquement s’accouder à la cheminée. Il ne sut pas au juste comment Philippe Lourtie et Kling quittèrent la pièce, mais il entendit bientôt des éclats de voix derrière une porte.

Le cabinet de Philippe était au rez-de-chaussée, ainsi que son bureau. Mais il y avait près du salon une petite pièce qui constituait comme un bureau privé, intime, et c’est de là que venaient comme les éclats d’une dispute.

C’était si flagrant que chacun tendait l’oreille. Il était impossible de faire semblant de ne rien entendre. Et on restait là, en suspens, une tasse de café à la main…

Pauvre Madeleine, qui voulait encore donner le change, contre toute vraisemblance, et qui s’écriait :

— Quelle idée de discuter politique un jour comme aujourd’hui !

Mais ils ne discutaient pas politique, et la preuve, c’est que le seul mot qu’on put distinguer, et qui fut prononcé à plusieurs reprises, était le nom de Madeleine.

La porte, d’ailleurs, ne tarda pas à s’ouvrir sous une poussée violente. On vit Kling, rouge de fureur, qui traversait le grand salon sans saluer personne, passait dans l’entrée, prenait son manteau et son chapeau et se précipitait dans l’escalier.

Quelques instants plus tard, la porte d’entrée s’ouvrait et se refermait avec fracas, laissant comme un écho lugubre dans toute la maison.

— Je ne sais pas ce qui lui a pris… expliqua mollement Philippe. C’est un drôle de garçon…

— C’est un garçon de valeur… riposta son beau-père.

— C’est possible, et c’est aussi mon avis… Cela ne l’empêche pas d’avoir un fichu caractère… Qu’est-ce que vous prendrez, madame Boutet ?… Chartreuse ou fine ?…

Chacun avait hâte d’être dehors, maintenant qu’il était trop tard pour réparer les dégâts. Mme Boutet se plaignit la première de migraine et s’en alla avec son mari, non sans remercier de cette « si agréable et délicieuse soirée »…

C’était l’heure où, dans toutes les églises du monde, la foule était réunie autour de crèches naïvement bariolées et où des chants montaient avec la fumée des encensoirs.

— Il est temps que je m’en aille aussi ! grommela Gromaire.

Et il avait à peine disparu que Madeleine soupirait :

— Vous permettez que je me retire ? Je suis un peu lasse… Philippe et le Petit Docteur restaient en tête à tête, et le pauvre Dollent ne s’attendait certes pas à ce qu’il reçut.

— Tu l’as fait exprès, oui ?… Tu te rends compte de la situation dans laquelle tu nous a mis ?… Si c’est de cette manière que tu as l’habitude de conduire tes enquêtes, je ne t’en fais pas compliment… J’avoue que, si j’avais su…

Il n’acheva pas, mais on comprenait : « Je t’aurais laissé dans ton trou de Marsilly et je me serais occupé moi-même de mes affaires ! »

Que répondre ? Se fâcher ? Riposter dramatiquement : « Fort bien ! Je m’en vais ! Qu’on me rende ma valise… » ?

Mais c’était ridicule. Elle avait déjà été vidée, les vêtements rangés dans l’armoire ; le pyjama attendait sur le lit de la chambre d’amis…

— Je te demande pardon, vieux… J’ai cru bien faire…

Je pense encore que cela n’a peut-être pas été tout à fait inutile…

— Tu prétends que cela t’a renseigné sur ce que ma femme va faire dans cette maudite auberge ?

— Je n’ai pas dit cela…

— Alors ?

— Alors, rien… Va dormir… Repose-toi… À ta place, je prendrais un peu de bromure…

Et le Petit Docteur gagna mélancoliquement sa chambre.

Il s’était éveillé, comme toujours, à six heures du matin. Que faire à cette heure dans une maison endormie ?

Les yeux ouverts, il entendit d’abord la servante qui descendait et qui allumait du feu dans la cuisine, puis une femme de chambre, au-dessus de sa tête, qui se lavait à grande eau.

À sept heures, il se leva, alors que d’autres bruits commençaient à être perceptibles dans la maison, et, une fois habillé, sortit de sa chambre, hésita, haussa les épaules, gagna le palier, puis l’escalier, tira la chaîne de la porte d’entrée et se trouva dehors, où, pour changer d’avec le déluge de la veille, il tombait une pluie fine.

Le jour se levait seulement. Des gens sans gaieté partaient pour leur travail. Les grues du port fonctionnaient. Les chalutiers rentraient, manœuvraient dans le bassin, où des hommes en ciré et en bottes lançaient de lourdes amarres détrempées.

Qu’est-ce qui n’allait pas dans cette affaire et pourquoi le Petit Docteur, si heureux d’habitude quand il se trouvait en face d’un mystère, était-il plutôt comme accablé d’une tristesse sans base précise ?

Ce qu’il y avait ? Cela n’avait peut-être pas de sens. Il n’aurait pas osé le dire à quelqu’un. Ce qu’il y avait, c’était quelque chose de faux !

Il n’aurait pas pu préciser quoi ! Quelque chose qui ne rendait pas un son net !

Il pensait à Madeleine… N’était-ce pas exactement le genre de femme qu’il aurait voulue pour compagne ?

Philippe, il le connaissait bien, était le garçon le plus droit de la terre…

La réputation du père Gromaire n’était plus à faire… Kling lui-même était un sujet brillant, et le Petit Docteur avait senti chez lui une passion contenue…

Une passion pour Madeleine, il l’aurait parié. Mais comment ne voir dans cette affaire qu’une banale histoire d’amour ? Madeleine était trop propre pour appartenir à deux hommes. Et si Kling lui avait donné quelque rendez-vous, ce n’était sûrement pas au Tonneau-d’Argent…

Enfin, pourquoi tout le monde avait-il réagi aussi violemment quand il avait parlé de drogue ?

Il l’avait fait à tout hasard. Pensant à l’étrange estaminet et à la boîte de nuit de Rouen, il s’était dit que le seul lien possible entre ces deux endroits était la drogue…

Et il avait lancé sa phrase en l’air, sans se douter qu’elle allait lui retomber si lourdement sur le nez.

Pourquoi Kling et Philippe s’étaient-ils disputés en prononçant plusieurs fois le nom de Madeleine ?

« Mon petit Jean, je vais te dire ce que tu aurais de mieux à faire, mais je sais bien que tu ne le feras pas… Il y a un bon train à dix heures… Tu as le temps d’aller prendre tes bagages et de déclarer à ton ami Philippe que, décidément, tes qualités de détective ne sont pas à la hauteur d’une situation aussi embrouillée… Anna se moquera un peu de toi en te voyant revenir si vite, mais du moins… »

Allons donc ! Au lieu d’agir de la sorte, voilà qu’il était debout, les pieds dans une boue noire pleine d’entrailles de poissons, en face du Tonneau-d’Argent. Le patron, Jim, était occupé à retirer les volets de la devanture. Il portait des sabots vernis, un chandail bleu et une casquette de marin.

Le froid humide perçait les vêtements. Le Petit Docteur entra et s’accouda au comptoir, derrière lequel des quantités ahurissantes de bouteilles contenaient tous les alcools du monde.

— Un grog… bien chaud…

Il inspectait autour de lui la salle vide où traînaient des verres sales et assez de mégots pour en remplir une poubelle. Qu’est-ce que cette salle pouvait lui apprendre ?

— Dites donc, patron…

L’œil unique fixa sur lui un regard plein de méfiance.

— Vous vous souvenez de moi ?… Je suis venu hier avec un ami… Vous savez, celui qui vous a montré une photographie de jeune dame…

— Et après ?

— Oh ! Ne craignez rien… Je ne veux rien vous demander de compromettant… J’aimerais seulement savoir si cette jeune femme est venue souvent ici le soir…

Jim hésitait et on pouvait se demander s’il n’allait pas prendre son petit client par la peau du cou et le déposer sur le trottoir. Sa bouche molle esquissait une moue qui ne présageait rien de bon, et le Petit Docteur n’était pas trop rassuré en trempant ses lèvres dans le grog bouillant.

— Vous la connaissez ?

Heu !… Très peu…

— Eh bien ! Moi, je la connais…

Cela encore, il le disait comme une menace.

— Et je ne tiens pas à avoir d’histoires, vous comprenez ? Des marins, des gens de notre bord, ça va… Je connais aussi le monsieur qui était avec vous hier… C’est un docteur… Même qu’il a soigné ma première femme… Alors, quand je vois des gens comme ça venir ici… Et quand je m’aperçois qu’ils se font photographier dans mon établissement, je ne peux pas m’empêcher de me demander…

— Un instant… Vous venez de dire…

Le cœur du Petit Docteur avait bondi. Enfin une petite toute petite éclaircie dans le ciel sombre de son enquête !

— Ils se sont fait photographier ?

— Ne faites pas l’imbécile… Ils ne sont pas venus avec le photographe, le magnésium et tout comme pour une noce… N’empêche que le docteur est entré un beau soir et m’a montré le portrait de sa femme en me demandant si je la reconnaissais… Je n’avais pas besoin de la reconnaître, puisqu’on voyait très bien le coin, là-bas, avec le pot en grès qui est juste au-dessus de la table…

« C’est déjà embêtant, pas vrai ?… Ce sont les gens du monde qui, pour des histoires d’amour, n’hésitent pas à se tirer des coups de revolver…

« Et je ne tiens pas à voir ces choses-là ici…

« Mais quand elle est venue à son tour… et…

Le Petit Docteur souriait. Ce n’était plus le même homme. Sa torpeur l’avait abandonné. Plus de mauvaise humeur, plus d’angoisse.

— Elle vous a montré une photographie ?

— Bien sûr ! Celle de son mari, parbleu ! Prise à peu près à la même place… Et elle m’a demandé, tout comme lui, s’il venait souvent…

— Qu’est-ce que vous avez répondu ?

— Que je ne m’occupais pas de mes clients…

— Qu’est-ce que vous prenez, Jim ?… Mais si !… Je tiens à payer une tournée et à trinquer avec vous… Dites donc… Est-ce qu’il y a de bons trains pour Rouen ?… Non ?… Pas à cette heure-ci ? Et en auto ?… Vous avez le téléphone ?… Vous voulez m’appeler un taxi… Une grosse bagnole si possible… C’est pour faire de la route…

Il but un second grog en attendant. Jim, qui allait toucher une forte ristourne sur le taxi, insista pour lui en offrir un troisième, et un quart d’heure plus tard, c’était un Petit Docteur presque béat qui s’installait sur les coussins de l’auto, tandis que celle-ci prenait la route de Rouen.

Il ne put s’empêcher de sourire en pensant que Philippe et Madeleine allaient se demander ce qu’il était devenu et, sans doute, se reprocher d’avoir été trop durs avec lui.

— Tant pis ! Cela leur fera du bien…

Une route magnifique, mais luisante comme un miroir, au point que les arbres s’y reflétaient. Rouen…

— Où est-ce que je vous dépose ?

— Au Monico…

Le soir, la boîte de nuit était peut-être avenante avec ses lumières bariolées, mais, au jour, c’était assez pisseux. Une porte entrouverte flanquée d’affiches, avec un panneau empli de photos de danseuses plus ou moins nues. Une poubelle pleine de serpentins et des balles de coton devant la porte. Une femme qui balayait les escaliers…

— Est-ce que le patron est ici ?

— M. José doit être dans la salle…

Il le trouva, en compagnie d’un électricien qui réparait un projecteur. Un étranger, évidemment !

— Vous désirez ?

— Une question d’abord… Est-ce que, chaque soir, vous êtes dans votre cabaret ?

— Bien entendu… Ce serait du joli si je n’y étais pas… Mais cela ne me dit pas pourquoi…

— Un instant… Je voudrais savoir si, récemment, une jeune femme… une jeune femme très comme il faut… ne vous a pas demandé, à vous ou à un de vos maîtres d’hôtel, de reconnaître une photographie…

Inutile d’insister. M. José avait tressailli. Il réfléchissait, se demandant à qui il avait affaire.

— C’est-à-dire que…

— Une jeune femme assez grande et blonde… Elle était assise dans ce coin, près de la colonne… Il y avait à côté d’elle un jeune homme très brun…

— Eusebio…

— Qui est Eusebio ?

— Mon danseur… Il a voulu l’inviter, comme c’est son métier… Elle a refusé, mais elle lui a demandé, en lui montrant une photo…

— Eusebio a reconnu la photo ?

— Non… C’était une photo d’homme… Il est certainement venu ici, puisqu’il a été photographié au bar… Mais on ne l’a pas remarqué… Il faudrait questionner toutes ces dames pour savoir…

— Merci… C’est tout… Au revoir, monsieur José…

L’instant d’après, le Petit Docteur quittait avec joie cette atmosphère sordide des coulisses du plaisir pour émerger sur le trottoir. Son chauffeur était là, inquiet.

— Vous est-il possible de me reconduire à Boulogne avant le déjeuner ?

— Si nous partons tout de suite et qu’il ne pleut pas trop…

Miracle ! Tant qu’ils furent sur le plateau d’Artois, il ne tomba pas une goutte d’eau et on aperçut même un soleil un peu pâle, mais qui n’en était pas moins réjouissant à voir.

À midi, on pénétrait dans les rues de Boulogne et l’eau du ciel, comme à un signal, recommençait à tomber.

À midi dix, le Petit Docteur pénétrait, tout affairé, dans la maison des Lourtie, s’élançait dans l’escalier conduisant au premier, s’arrêtait net en pensant soudain que…

Il avait été tellement heureux de ses deux découvertes qu’il ne s’était pas aperçu tout de suite qu’elles n’expliquaient rien, que le plus difficile, le plus grave aussi, restait à faire.

Comme il était là, hésitant, quelqu’un se pencha sur la rampe, une voix douce et triste prononça :

— Montez, docteur… Je voudrais vous parler un instant… C’était Madeleine, qui avait dû le guetter toute la matinée !

III

Où il est démontré que quelqu’un a organisé scientifiquement une véritable bataille des nerfs

— Entrez ici, docteur… Ce bureau est plutôt le mien que celui de mon mari…

Il s’agissait du petit bureau où, la veille, avait eu lieu l’orageuse explication entre Lourtie et le docteur Kling.

— Asseyez-vous… Je vous attends depuis ce matin… Mon mari est à l’hôpital, bien que ce soit fête, et je ne crois pas qu’il rentre d’ici une demi-heure… Je tenais à vous voir avant…

Elle avait dû se doper, car elle était plus calme que la veille, mais d’un calme quasi effrayant, tant on sentait qu’il n’était que l’œuvre de sa volonté tendue.

— Je sais bien que vous n’êtes pas obligé de me répondre… Mais peut-être aurez-vous pitié d’une femme ?… Peut-être comprendrez-vous aussi que je suis prête à tout entendre ?… J’allais ajouter à tout admettre…

Il ne bougeait pas. Il s’efforçait de ne rien laisser voir de sa pensée.

— Depuis combien de temps travaillez-vous avec lui ? Et elle avait posé cette question comme quelqu’un qui en mesure tout le poids, toute la gravité.

— Vous me comprenez ?… Je vous répète que je suis prête à tout admettre… Je n’en peux plus… Si je ne lui ai pas parlé encore…

— Vous ne vous êtes pas vus ce matin ?

— Philippe est à l’hôpital depuis huit heures… Il m’a seulement téléphoné pour me demander si vous étiez rentré… Il aurait voulu, dans ce cas, que vous alliez le rejoindre… Maintenant, cela ne vaut plus la peine… Alors, docteur Dollent ?… Depuis combien de temps travaillez-vous avec lui ?…

La difficulté était de rester impassible, de ne pas répondre, de ne pas sourire, d’avoir l’air de garder farouchement un lourd secret, et le Petit Docteur, pour se donner une contenance, alluma une cigarette.

— Vous ne voulez rien dire, n’est-ce pas ?… Vous ne voulez pas le trahir… Mais si je vous apprenais que j’en sais plus qu’il ne croit ?… Tenez !… Rien que votre visite… Est-ce naturel qu’un homme amoureux, après trois semaines de mariage, invite pour plusieurs jours un ami qu’auparavant il voyait à peine une fois par an ?…

— Je m’excuse de vous avoir importunée et je vous jure que si j’avais su que…

Elle frappa du pied avec impatience.

— Il ne s’agit pas de cela et vous ne l’ignorez pas… Il n’est pas dans les habitudes de Philippe, qui est terriblement occupé, d’aller chercher les gens à la gare, fussent-ils ses meilleurs amis… Or, il est allé vous chercher à trois heures… Vous êtes arrivés tous les deux ici à cinq heures… Avouez, docteur Dollent, que vous êtes allés au Tonneau-d’Argent…

— Je ne vois pas ce que…

— Ainsi, vous trouvez naturel que des hommes de votre situation sociale n’aient rien de plus pressé, lorsqu’ils se rencontrent après des mois, que de se précipiter dans un bouge infâme ? Ne pensez-vous pas, docteur, qu’il serait plus simple et plus élégant de tout m’avouer ?… Je sais que les tentations sont parfois fortes… Je croyais que Philippe, par ses parents, avait, sinon de la fortune, du moins une certaine aisance… Je comprends maintenant comment il a pu racheter un cabinet aussi important que celui-ci et…

« C’est horrible !… C’est d’autant plus horrible que mon père, lui, n’admettra jamais la moindre compromission… Vous l’avez entendu hier quand, je ne sais pour quelle raison, vous avez éprouvé le besoin de faire allusion à votre trafic…

Il répéta, enfin, comme délivré d’un grand poids :

— … À votre trafic… Vous avez bien dit : À votre trafic, n’est-ce pas ?… Et vous avez fait allusion au trafic de la drogue ?…

— Mais…

Elle ne comprenait rien à sa soudaine exubérance et elle en était choquée.

— Je ne vois pas en quoi les mots que j’ai prononcés… À moins que vous considériez ce commerce comme licite et que vous ne vous rendiez pas compte des dégâts que l’héroïne…

— … Des dégâts que l’héroïne… répéta-t-il encore.

— Vous êtes fou, docteur ?…

Il n’eut pas le temps de répondre. Elle tendait l’oreille. Elle pâlissait. Elle lui adressait un signe et murmurait :

— Chut !… J’entends des pas dans le salon… C’est Philippe… Nous reprendrons cette conversation quand… Mais lui se levait, ouvrait la porte toute grande.

— Entre, mon vieux… Ta femme et moi étions en train de discuter de très graves problèmes… Qu’est-ce que tu penses du commerce de l’héroïne ou de la cocaïne ?

— Encore ? s’impatienta Philippe, qui était à cran, sans doute d’avoir attendu Dollent à l’hôpital toute la matinée.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Tu y tiens vraiment ? Tu n’as donc pas d’autre idée en tête ?

— Ce n’est pas moi… C’est ta femme…

— Que racontes-tu ?

— Figure-toi… Mais attends… Il vaut mieux que nous ne soyons pas dérangés… Vous ne voudriez pas, madame, dire à votre femme de chambre que nous ne déjeunerons pas avant un bon moment ?… Par contre, si elle pouvait me servir quelque chose à boire… Je n’ai pas honte d’ajouter : quelque chose d’assez fort… J’ai beaucoup travaillé ce matin… J’ai fait je ne sais combien de kilomètres…

Le couple ne savait comment se tenir. Madeleine et son mari ne comprenaient plus rien à ce qui leur arrivait.

— Élise… Vous servirez le porto…

— Excusez-moi encore… Le porto, c’est douceâtre… Si vous aviez une fine à l’eau…

Et, une fois servi :

— Accepterez-vous, madame, de répondre à quelques-unes de mes questions ?… Chacun son tour, n’est-il pas vrai ?… Tout à l’heure, c’est vous qui me mettiez sur le gril, et je vous jure que j’ai eu quelque peine à ne pas vous éclater de rire au nez…

« Voyez-vous, il est très difficile de mener une enquête chez des honnêtes gens, parce que les honnêtes gens sont fatalement les plus maladroits…

« En outre, ils ont des pudeurs qui les empêchent de tirer certaines choses au clair…

— Je voudrais… commença Philippe, sévère.

— Toi, ta… Je veux dire : tais-toi !… Donc, j’en arrive à la première question : Depuis combien de temps recevez-vous des lettres anonymes ?

Il n’y eut pas que Madeleine à écarquiller les yeux. Son mari était aussi étonné qu’elle.

— Mais…

— Voyons, madame… Répondez avec franchise… Depuis que vos fiançailles sont officielles, n’est-ce pas ?

— Oui… Mais… comment le savez-vous ?

— Ces lettres sont tapées à la machine… Jusqu’à votre mariage, elles se contentaient sans doute de vous affirmer que votre mari n’était pas l’homme que vous croyiez et qu’il avait une vie double…

Elle baissa la tête, et le Petit Docteur, en face de ses deux interlocuteurs, qui ressemblaient à deux coupables, se mit à marcher de long en large.

— Voilà tout ce qu’il s’agissait d’établir !… éclata-t-il en feignant la colère. Et vous vous prenez tous deux pour des personnes intelligentes !… Par délicatesse, comme vous dites, vous n’avez pas eu la franchise de vous communiquer les lettres que vous receviez de la sorte, ni même d’y faire allusion… Comment donc !… La femme de César ne doit pas être soupçonnée !… On jette les lettres au panier… On hausse les épaules… On se marie, puis, un beau jour…

Madeleine regardait Philippe. Philippe la regardait. Mais le Petit Docteur ne leur laissait pas le temps de s’abîmer dans cette mutuelle contemplation.

— Il faut que j’avoue tout de suite que je n’ai pas été plus intelligent que vous et que je ne suis pas le moins du monde fier de cette enquête…

« Par contre, nous avons affaire à quelqu’un de rudement fort, et d’une psychologie tellement aiguë que je voudrais le plus tôt possible lui tirer mon chapeau…

« Pendant des mois, vous avez méprisé les lettres anonymes qui ne vous apportaient pas de preuves, ni à l’un, ni à l’autre…

« Vous vous êtes mariés…

« Vous avez fait un merveilleux voyage, dont vous êtes revenus gonflés de bonheur et de confiance…

« Que faut-il, cette fois, pour vous diviser, ou tout au moins, au début, pour jeter le doute dans vos âmes ?

« Une preuve !

« Il faut fournir à Madeleine — excusez-moi de vous appeler ainsi pour simplifier — la preuve que Philippe est indigne d’elle.

« Il faut fournir à Philippe la preuve tangible que Madeleine n’est pas l’honnête femme qu’il croit…

Il se tut. La femme de chambre venait d’entrouvrir la porte.

— Je peux servir ? La cuisinière prétend que le gigot…

— Tant pis pour le gigot ! Trancha le Petit Docteur, comme s’il eût parlé à Anna. Fermez la porte ! Ne venez que quand on vous appellera…

Il se servit à boire. Il était tendu. Dix fois en une minute il faisait le tour de l’étroite pièce et il s’oubliait jusqu’à jeter ses bouts de cigarettes sur le tapis.

— Compromettre d’honnêtes gens !… Les compromettre de telle manière que n’importe qui de bonne foi ne puisse plus douter…

« Je ne dirai pas que c’est un chef-d’œuvre, mais je vous assure que celui ou celle qui a trouvé ça…

« Prouver, par exemple, à Philippe que sa femme fréquente l’endroit le plus louche de Boulogne…

« Pour cela, il faut l’y attirer… Mais si on la montre à Philippe, s’ils sont là ensemble, une explication est possible, et l’explication mettra par terre l’œuvre de notre criminel…

« Si, au contraire, on écrit à Madeleine :

Votre mari, que vous prenez pour un médecin sérieux, pour un homme de valeur, est en réalité un aventurier qui vit du trafic des stupéfiants… Pour cela, il fréquente une taverne louche, le Tonneau-d’Argent, où il retrouve ses complices…

Vous l’y verrez tel jour à telle heure… S’il n’y est pas, c’est que le rendez-vous est remis au lendemain…

Le Petit Docteur, tel un acteur, mimait les scènes.

— Madeleine y va. Elle ne voit pas son mari. Elle se promet d’y retourner le lendemain. Mais, le lendemain, elle reçoit une photographie indiscutable, prouvant que Philippe était bien, un peu plus tard, au Tonneau-d’Argent…

« Commencez-vous à comprendre le mécanisme ? Le jeu est double. Pendant que Madeleine attendait son mari dans le bouge, elle a été photographiée, elle aussi…

« Et Philippe, qui est allé là-bas pour la surprendre, a donné l’occasion de prendre sa propre photo…

« Photo du mari et photo de la femme…

« Chacun reçoit celle de l’autre… Chacun est persuadé…

« Mais de fréquenter le Tonneau-d’Argent ne suffit pas… Il faut trouver autre chose… On vous emmène à Rouen, l’un derrière l’autre toujours, de façon à éviter les rencontres…

« Et on vous photographie…

« Et ces photos…

« Vous dites ?… Rien ?… Moi, je dis que c’est diabolique ! Et ce n’est pas tellement diabolique pour l’invention en elle-même que pour la psychologie que la manœuvre révèle…

« Car, dans un autre milieu que le vôtre, avec des gens autres que vous, le coup n’aurait sans doute pas réussi…

« Mais vous vivez un grand, un pur amour… Madeleine est une de ces femmes qu’aucun homme n’oserait souiller d’un soupçon… Philippe, de son côté, est un garçon tellement intègre…

« Alors, l’un comme l’autre, vous souffrirez en silence… Vous n’oserez plus vous regarder dans les yeux… Vous chercherez les explications les plus ahurissantes…

« Tandis que, peu à peu, dans votre ménage, la méfiance s’installera… Les nerfs s’irritent… C’est une vraie bataille de nerfs qui se joue…

« Garder la face, continuer à sourire, à aller et venir, et se dire cependant que tout ce qu’on considère comme son bonheur, sa raison d’être, est faux, archifaux, truqué comme un mauvais décor…

Ce fut elle qui se leva la première, toute blanche, les lèvres pâles. Elle prononça un seul mot :

— Philippe !…

Et lui, au moment de s’approcher d’elle, peut-être de la prendre dans ses bras, eut une hésitation, se cacha le visage dans les mains et éclata en sanglots.

Philippe !… Je te demande pardon…

Est-ce que le Petit Docteur devait rester ? Est-ce qu’il ne ferait pas mieux de sortir ?

Pour se donner une contenance, il saisit la bouteille de fine et son verre, ouvrit la porte, pénétra dans la salle à manger.

La femme de chambre était là, résignée.

— Ce sera encore long ? Questionna-t-elle.

— Je ne sais pas… Cela dépendra…

Et il se versait à boire. Au même moment, on entendait le timbre de la porte d’entrée.

Quelques instants plus tard, le docteur Gromaire pénétrait dans la pièce, regardait Dollent avec une dureté qu’il n’essayait pas de dissimuler.

— Ma fille et mon gendre sont ici ?

Il allait se diriger vers le petit bureau, mais le Petit Docteur se mit sur son passage.

— Un instant… Ils sont très occupés…

— Vous restez encore longtemps à Boulogne ?

— Ma foi, comme le climat ne me convient pas particulièrement, je pense que je partirai ce soir… À propos… Notre ami Kling…

— Kling est au lit… grogna le père de Madeleine.

— C’est grave ?

— Il s’est tiré une balle dans la tête…

— Hein ?

— Mais il s’est raté !

IV

Où il est beaucoup question de jalousie

C’était à table, une fois de plus. On avait ajouté un couvert pour M. Gromaire, et Philippe et Madeleine, les yeux luisants, avaient vraiment l’air de deux jeunes mariés.

— Vous savez que Kling a voulu se tirer une balle dans la tête ? lança le Petit Docteur de son air le plus innocent, comme s’il voulait à nouveau mettre les pieds dans le plat.

— C’est vrai ? Sursauta Philippe en regardant son beau-père.

— C’est vrai… Mais il ne s’est fait qu’une blessure sans gravité… Kling est un grand nerveux, comme tous ceux qui travaillent trop… La séance de cette nuit lui a ébranlé les nerfs… Quand il est rentré chez lui…

Madeleine avait rougi et regardait son assiette.

— C’est peut-être ma faute… dit alors Philippe. Hier, à la suite des paroles de Dallent, il m’a adressé quelques mots qui m’ont déplu… J’avoue qu’au premier moment j’ai cru qu’il était devenu fou…

« Il me demandait si je n’avais pas honte de déshonorer le corps médical et d’abuser une femme comme Madeleine…

« Je le fis entrer dans mon cabinet pour discuter face à face… Je lui demandai à quoi il faisait allusion…

« Or, chose étrange, qui maintenant me laisse rêveur, il avait établi un rapport entre ce que Dallent avait dit du trafic de cocaïne et notre visite, cet après-midi-là, au Tonneau-d’Argent…

— Ce n’est pas la première fois, me confia-t-il, que j’entends parler de cela…

« — Par qui ?

« — Je ne répondrai pas à cette question… Ce soir, j’ai cru que c’était vrai… J’ai été indigné qu’un homme aussi peu scrupuleux prenne une femme comme Madeleine…

Silence à table. Il y avait, malgré tout, de la gêne dans l’air, mais c’était au tour de Philippe de vouloir aller jusqu’au bout.

— Je lui ai prouvé que je n’avais jamais trafiqué… Alors, il m’a demandé pardon… Il m’a avoué, ce dont je me doutais déjà, qu’il aimait Madeleine et que, si je ne m’étais pas déclaré, c’est lui qui…

On entendit soudain la voix pointue du Petit Docteur.

— Vous croyez que Kling a été capable d’écrire les lettres anonymes ?

Et Philippe de répondre franchement :

— Non !… Il était amoureux, c’est vrai, mais trop sincèrement, trop purement pour avoir recours à de tels procédés… La preuve, c’est qu’après l’aveu de son amour, le pauvre garçon, encore sous le coup de son émotion, a tenté de se suicider…

— Je peux vous poser une question indiscrète, Philippe ? Encore le Petit Docteur ! C’était à croire qu’il le faisait exprès de chercher les sujets les plus brûlants !

— Votre secrétaire… Odile… Il n’y a jamais rien eu entre vous ?… Je ne parle pas seulement de votre part, mais de la sienne.

— À quinze ans ! répondit Philippe en souriant.

— Quoi ?

— Nous avons été un moment amoureux l’un de l’autre… Environ un mois, si mes souvenirs sont exacts… Depuis, elle s’est toquée d’un violoniste, qui l’attend chaque soir devant la maison…

— Il pleut toujours !

Le Petit Docteur parlait comme s’il venait de faire une découverte.

— C’est la saison… répondit ironiquement Madeleine, qui commençait à reprendre goût à la vie. Il ne faut pas venir dans la Manche en hiver si on a peur de l’eau…

Puis, se levant :

— Si nous prenions le café à côté ?

Ils étaient debout tous les quatre. Dollent avait l’air de chercher quelque chose et pourtant il ne cherchait rien du tout. Il acceptait une tasse de café. Il s’approchait de M. Gromaire. Il lui adressait quelques mots et on les voyait passer tous les deux dans le petit bureau, qui était décidément le bureau des mystères.

— Tu devines, toi, Philippe, qui peut nous en vouloir au point d’avoir écrit ces lettres ?

Philippe réfléchissait, hochait la tête.

— Je ne vois pas… C’est pourtant quelqu’un qui nous connaît… qui nous connaît bien…

— Et qui a voulu nous séparer l’un de l’autre…

— À part Kling…

— Ce n’est pas Kling…

— Ou Odile !…

— Tu veux rire ! Je t’ai dit qu’Odile et moi…

— Alors, je me demande vraiment…

Les hommes sortaient du bureau et affectaient d’être enjoués.

— Votre Petit Docteur me racontait une histoire… Mais ce n’est pas tout ça !… J’ai rendez-vous à trois heures… À propos… J’oubliais de vous dire… La semaine prochaine, je pars pour une croisière en Méditerranée… Eh ! Oui… Chacun son tour de se promener…

Il n’était pas gai, pas gai du tout. Et, au moment où il prenait congé, ses yeux cherchaient avec inquiétude le Petit Docteur. Celui-ci fit un signe affirmatif de la tête.

« Je promets ! » semblait-il dire.

À quoi bon raconter à Philippe et à Madeleine ce que Gromaire venait de lui avouer ?

Il n’avait vécu que pour sa fille… À l’idée qu’un homme, un de ses élèves, allait la lui enlever…

À l’idée qu’ils seraient heureux ensemble, sans lui, et que lui-même ne serait plus qu’une vieille bête inutile…

C’était le mot dont il s’était servi : vieille bête inutile…

Peut-être le fait qu’il ne soignait que des grands nerveux, que toute sa vie il s’était trouvé en contact presque exclusif avec des demi-fous, atténuait-il sa responsabilité ?…

Cela ne regardait plus le Petit Docteur…

— Il pleut toujours ! Soupirait-il.

— Il ne pleut donc pas à La Rochelle ?

— Pas comme ici…

Et soudain, pour éviter les questions qu’il sentait prêtes à sortir, il éclata :

— Après tout, j’en ai assez de ce patelin !… Qu’est-ce que je suis venu faire, en somme ?… Rien du tout !… M’occuper de deux idiots — excusez-moi, madame — qui n’étaient pas capables de débrouiller leurs propres affaires… Parce qu’un fou ou un maniaque s’est mis en tête de leur écrire des lettres anonymes et de leur envoyer des photos…

« Vous ne m’y reprendrez plus, mes enfants !… Sans compter que la femme de chambre a encore emporté la bouteille de fine…

« Alors, quoi ?… On ne peut pas boire un verre, dans cette maison ?…

« Tant pis pour vous !… Non ! N’insistez pas… J’aime encore mieux aller retrouver Jim au Tonneau-d’Argent…

Et les deux jeunes mariés étaient reconnaissants de cette comédie qui leur évitait de parler sérieusement d’une chose dont, maintenant, ils avaient honte.

Sans compter qu’ils devinaient confusément que le Petit Docteur avait un secret et que ce secret, il valait mieux n’y pas toucher… l’ignorer toujours…

Ne sont-ce pas souvent les hommes les plus droits, les plus intègres, qui se laissent entraîner à…

Sur les quais, le docteur Gromaire marchait, les mains derrière le dos, les épaules rondes et détrempées : il avait définitivement perdu sa fille !

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