— Allô ! C’est le docteur lui-même qui est à l’appareil ?… Allô ! Ne coupez pas…
La voix, à l’autre bout du fil, était anxieuse. Le Petit Docteur, au contraire, comme tout le monde l’appelait, venait de rentrer de tournée et reniflait la bonne odeur de ragoût de mouton qui parfumait sa maison. Dehors, il faisait torride. Dedans, persiennes closes, la fraîcheur était savoureuse comme un bain.
Écoutez-moi, docteur… Je vous téléphone de la Maison-Basse… Il faut que vous veniez tout de suite…
— La jeune femme ? Questionna le Petit Docteur.
— Venez vite… Je compte sur vous, n’est-ce pas ?… Il est absolument nécessaire que vous veniez tout de suite…
— Est-ce que je dois…
Il allait demander s’il devait emporter sa trousse, ou des produits spéciaux. On avait déjà raccroché. Juste à ce moment, son regard était fixé sur l’horloge de la salle à manger, mais c’était un de ces regards un peu vagues qu’ont la plupart des gens quand ils téléphonent.
Enfin !… Il alluma une cigarette… Il annonça, par l’entrebâillement de la porte de la cuisine, qu’il ne rentrerait pas avant une bonne demi-heure… Dehors, sa voiture deux places était en plein soleil, les coussins brûlaient…
C’est alors, à l’instant où il sortait du village et se dirigeait vers le marais, par la route sans ombrage, bordée de fossés, que le Petit Docteur fronça les sourcils et faillit, tant il réfléchissait, accrocher une charrette de foin.
Il ne se doutait pas, pourtant, qu’il vivait l’instant le plus important de sa vie, ni que, de la pensée qui lui traversait l’esprit, de graves événements découleraient ; encore moins que, de ces événements, il lui resterait une passion nouvelle et qu’il serait un jour célèbre dans un domaine tout différent de celui de la médecine.
— Ce n’est pas possible… L’horloge n’était pas arrêtée…
Il revoyait le cadran glauque, dans la salle à manger, les aiguilles largement écartées, marquant midi vingt-cinq. Il regarda sa montre. Elle marquait midi et demi.
Or la Maison-Basse, là-bas, au fond du marais, non loin de la côte, était reliée téléphoniquement à Esnandes, le village que le docteur ne tarderait pas à atteindre. Et la poste d’Esnandes, on s’en plaignait assez dans le pays, était fermée de midi à deux heures.
Il faillit faire demi-tour, en se disant que ce coup de téléphone était sans doute une mauvaise plaisanterie. Mais il était déjà loin. La route n’était pas assez large pour tourner. Il haussa les épaules, traversa Esnandes, vira à gauche dans un mauvais chemin.
Comment le type avait-il encore dit qu’il s’appelait ? Drouin ! Jean ou Jules Drouin ! Et il devait y avoir maintenant un peu plus de six mois qu’il avait loué la Maison-Basse. Une maison qui était vide depuis des années, parce qu’elle était trop loin du village, dans le marais, et que l’hiver il fallait établir des passerelles pour en sortir. Une longue maison basse, sans étage, blanchie à la chaux, au toit de tuiles roses comme tous les toits charentais.
On avait vu les persiennes ouvertes, fin de l’hiver. Puis on avait aperçu un couple assez inattendu dans le pays : d’abord un grand jeune homme un peu dégingandé, toujours vêtu d’un pantalon de flanelle grise, d’espadrilles et d’un pullover jaune à manches courtes ; puis une jeune femme très jolie, qui prenait des bains de soleil dans le jardin.
— Des artistes ! disaient les gens du pays.
Ils ne travaillaient pas. Ils n’avaient pas de bonne. C’était l’homme qui venait faire son marché à l’épicerie du village. Jamais de chapeau sur ses cheveux châtains, mais par contre il laissait envahir tout le bas de son visage d’une barbe courte et drue.
Un soir, il y avait déjà trois ou quatre mois, le docteur avait été surpris de le voir installé dans la salle d’attente. L’inconnu s’était présenté.
— Drouin… Je suis le nouveau locataire de la Maison-Basse… Oh ! Je ne suis pas un malade très intéressant… Mon amie encore moins… Seulement je souffre d’insomnies… Je voudrais que vous m’ordonniez un produit très agissant, mais pas dangereux…
Le docteur avait voulu lui prescrire des cachets.
— J’aimerais mieux une drogue à diluer dans l’eau… J’ai la gorge assez sensible et j’avale difficilement les cachets…
Il était sympathique, au docteur tout au moins. Plutôt attirant. On avait envie d’en apprendre davantage sur son compte. Il y avait surtout son sourire, un peu lointain, un peu triste, comme le sourire de certains tuberculeux qui se savent condamnés.
— Je vous remercie, docteur… Qu’est-ce que je vous dois ?
— Nous verrons cela à une autre occasion…
— Je crains qu’il n’y ait pas beaucoup d’occasions…
Le docteur avait trente ans. Il n’exerçait dans le pays que depuis deux ans, et, tant à cause de sa petite taille que de sa gentillesse, de sa simplicité, peut-être aussi à cause de sa minuscule 5 CV qui pétaradait toute la journée le long des chemins, on l’appelait affectueusement le Petit Docteur.
Combien de fois avait-il vu la femme ? Il l’avait entrevue à l’occasion, quand il passait devant la Maison-Basse pour aller à la ferme du Renard. Elle devait être gaie, affranchie de préjugés. Pour tout dire, on avait l’impression d’un couple d’amants forcenés vivant dans l’isolement absolu leur aventure merveilleuse.
Une fois, pourtant… Le docteur était en panne dans le marais. Elle passait…
— Alors, votre compagnon dort-il mieux ? Le médicament fait-il son effet ? lui avait-il demandé.
Elle avait paru surprise :
— Que voulez-vous dire ?
— Rien… Je voulais savoir…
L’auto s’arrêta au bord du fossé, qu’enjambait un frêle pont de bois. Contre les murs éclatants de la bicoque, les géraniums mettaient une tache vive, les hortensias une tache plus discrète et plus suave.
Les volets étaient ouverts, mais les fenêtres closes. Personne ne s’avançait pour accueillir le médecin. Celui-ci heurta la porte vitrée que voilait un rideau à petits carreaux rouges.
Peut-être une fois encore le Petit Docteur eut-il confusément l’envie de faire demi-tour, mais sa main se tendit machinalement vers la poignée de fer. La porte céda. Une bouffée de fraîcheur venait de l’ombre de la cuisine qui servait de salle à manger.
— Quelqu’un ! cria-t-il.
La situation était gênante. Il se faisait à lui-même l’impression d’un indiscret.
— Quelqu’un !… Hé ! Monsieur Drouin !…
Il crut qu’on avait bougé dans la pièce voisine ; ce n’était qu’un chat gris, qui glissa le long de ses jambes et sortit. La seconde pièce était la chambre à coucher, meublée d’une façon assez originale, et Drouin avait dû faire certains meubles lui-même.
Il y avait un grand divan qui servait de lit, et ce divan était défait, on y voyait encore, en creux, la trace d’un corps. Quant au téléphone…
Il saisit l’appareil, tourna la manivelle deux fois, trois fois, sans résultat, ce qui prouvait bien que l’appel qu’il avait reçu à midi vingt-cinq ne venait pas de la maison.
Jusqu’alors, le Petit Docteur, dont le vrai nom était Jean Dollent, ne s’était occupé que de médecine. Il n’avait jamais imaginé, dans ses rêves les plus extravagants, qu’il pourrait s’occuper d’autre chose. Il ne se croyait pas des dons exceptionnels d’observation, et encore moins de raisonnement.
Pour le moment, il était gêné et, chose ridicule à avouer, il avait soif. Si soif que…
C’était une indélicatesse. Tant pis ! Des rayonnages contenaient des livres, les derniers romans parus, mais d’autres, à portée de la main quand on se trouvait sur le divan, supportaient des bouteilles d’apéritifs. Il en prit une, de l’apéritif le plus doux. Il chercha un verre. Il avala une gorgée.
Ce fut le troisième étonnement de la journée. Quel était ce goût ?… C’était ridicule… Jamais personne n’aurait l’idée de…
Et pourtant il n’y avait aucun doute. Il but encore, se gargarisa. Inutile d’analyser le liquide. Dans une bouteille de vermouth, on avait bel et bien fait dissoudre du bicarbonate de soude !
Qu’avait contenu le verre qui se trouvait sur la tablette, à côté du divan ? Il renifla. Précisément du vermouth !
N’était-ce pas loufoque ? Cette idée de faire fondre du bicarbonate de soude, le médicament le plus anodin, juste bon à calmer les petites douleurs stomacales, dans un apéritif !
— Quelqu’un !… Voyons ! Il est impossible qu’il n’y ait personne ! cria le Petit Docteur avec colère.
Seul le chat, dans le jardin, l’observait à travers la vitre. Alors, tout naturellement, Jacques Dollent s’assit au bord du divan.
Premièrement : si on s’était donné la peine de lui téléphoner, de le faire venir d’urgence, c’est qu’on avait besoin qu’il fût là.
Or, il n’y avait personne à soigner.
Deuxièmement : à cette heure, on n’avait pu demander la communication que de La Rochelle. C’était à dix kilomètres de là. Drouin n’avait pas d’auto, pas de vélo. Et le dernier autobus était passé à huit heures du matin. Est-ce que Drouin avait fait les dix kilomètres à pied ? Est-ce que sa maîtresse l’accompagnait ?
Troisièmement : une seule personne avait dormi cette nuit-là dans le divan-lit, et c’était sûrement la jeune femme, car il y avait un long cheveu blond sur l’oreiller.
Quatrièmement : aucune trace de petit déjeuner. Il était difficile de croire qu’elle eût bu, en se levant, du vermouth au bicarbonate de soude, ce qui eût été le comble de l’étrangeté.
Le Petit Docteur n’avait pas conscience qu’il était bel et bien en train de se livrer à une enquête et que celle-ci ressemblait terriblement à une enquête policière.
Pourquoi avait-on besoin de lui ? Pour soigner qui ?
À moins… Il sourcilla, car cette idée lui ouvrait de nouveaux horizons… S’il était nécessaire que n’importe qui vienne à la Maison-Basse ?… Les gens du village n’ont pas le téléphone… À midi, au surplus, celui-ci ne fonctionne pas… Et que leur dire ? Pourquoi se dérangeraient-ils ?… Tandis qu’un médecin ! C’est le seul homme qui se dérange toujours, qui est moralement obligé de se déranger…
Mais pourquoi ?
La fraîcheur était délicieuse, la paix absolue… La première maison, la ferme du Renard, où le docteur soignait un mal de Pott, était à plus de six cents mètres. Il n’y avait que les mouches à mettre un peu de vie dans l’atmosphère.
Soudain… Il se leva… Il marcha jusqu’à une ancienne commode, sous laquelle il avait aperçu quelque chose. Il se pencha, retira une paire d’espadrilles, aux semelles desquelles collait de la boue fraîche.
Et cela, c’était plus étonnant que tout. Il y avait des semaines qu’il n’avait plu, et depuis belle lurette les fossés étaient à sec.
Où Drouin avait-il pu aller pour crotter ainsi ses espadrilles ? Pas à la côte, car la terre du rivage, entre les galets, était blanchâtre, excessivement calcaire, et ceci était de la bonne terre brune des prés ou des champs.
Dollent n’était-il pas ridicule ? Ne ferait-il pas mieux de rentrer chez lui, où Anna, sa cuisinière, avait préparé un si odorant ragoût de mouton ?
Le vermouth au bicarbonate de soude n’avait pas étanché sa soif et il choisit une autre bouteille, qui contenait, celle-ci, un apéritif anisé. Il goûta d’abord. Pas de drogue. Pas de bicarbonate. Il se servit un plein verre, puis alla se camper sur le seuil.
La maison comportait en tout cinq ou six pièces, toutes de plain-pied. C’était une ancienne bicoque de paysans, et les Drouin pouvait-on les appeler ainsi ? — s’étaient contentés de quelques aménagements, de l’égayer plutôt avec des tissus bariolés, des meubles en bois blanc, des rayonnages, une décoration qui rappelait les studios de Montparnasse. Il y avait même, pendue à un clou, une assez jolie guitare hawaiienne, et elle devait servir, car pas une corde ne manquait et elle était accordée.
Où donc Drouin avait-il…
Et voilà que le Petit Docteur, au lieu de remonter dans sa voiture, tournait autour de la maison, suivi par le chat, qui venait de temps en temps se frotter à ses jambes en faisant le gros dos. Le bout du jardin, derrière la bicoque, était aussi sec que la campagne. Il se pencha sur le puits : à peine cinquante centimètres d’eau limpide au-delà de laquelle on voyait les cailloux.
Le village semblait très loin, les espaces infinis. Des vaches, dans les prés-marais, étaient couchées, abruties par un sommeil accablant.
Sommeil accablant… Il se souvenait… Mais quel rapport ?…
Quel rapport entre le somnifère que Drouin était venu lui demander et…
Une petite haie, desséchée elle aussi. Il faillit passer outre. Il se pencha néanmoins. De l’autre côté de la haie, sur un court espace, les mottes n’avaient pas un aspect normal. On aurait dit qu’elles avaient été rangées là après coup. Il enjamba la haie, retira une motte qui n’adhérait pas au sol, trouva de la terre meuble, humide, comme celle qui collait aux espadrilles abandonnées dans la maison.
Cela ne le regardait pas. Si quelque chose lui paraissait louche, il n’avait qu’à le signaler à la mairie d’Esnandes, qui préviendrait la gendarmerie. Il était docteur et rien d’autre.
Mais pourquoi diable l’avait-on fait venir ? Pour découvrir quoi ?
Il était sûr d’avoir reconnu au téléphone la voix de Drouin. Donc, si Drouin lui avait téléphoné à midi vingt-cinq…
Il consulta sa montre. Elle marquait une heure et Anna devait déjà s’impatienter. N’empêche qu’il revenait vers la maison, qu’il ouvrait des portes au hasard, qu’il dénichait enfin une remise à outils et qu’il y saisissait une bêche.
C’était au cheveu sur l’oreiller qu’il pensait, à la jeune femme qui ne sortait jamais et qui répandait autour d’elle comme une atmosphère de passion exaltée.
Il retira son veston. La terre était meuble. Il en fit sauter quelques pelletées, puis…
Il avait assez disséqué de cadavres à la Faculté de médecine. Quand même !… de voir ce doigt qui émergeait soudain de la terre…
Il était sidéré : c’était un doigt d’homme. Il creusa, mit à nu toute la main, une grosse patte assez peu soignée.
Drouin ? Non ! Ce n’était pas possible, puisqu’il avait téléphoné. Et si quelqu’un avait imité sa voix ?
De toute façon, Drouin, qui était élégant naturellement d’une élégance qui avait frappé le Petit Docteur, ne possédait pas des mains pareilles…
Tant pis ! Il repoussa d’un coup de pied le chat qui miaulait. Il rejeta encore de la terre et il finit par apercevoir un visage tout maculé de terre et de sang.
Quand on lui demanda par la suite quelles avaient été ses impressions dominantes, il devait répondre :
— Pas d’impressions… Ou plutôt un unique sentiment : l’ahurissement…
Car, vraiment, il était ahuri d’être là, seul entre ciel et terre, seul dans un espace illimité, devant un trou dont il faisait jaillir peu à peu un homme.
L’ahurissement était d’autant plus grand que l’homme lui était inconnu, l’était sûrement dans la région.
Dans ses bons jours, plus tard, il dirait :
— Il avait une sale gueule !
Et c’était vrai. Une tête épaisse, bouffie, avec la bouche déformée par un bec-de-lièvre…
La chaleur… Mais oui ! C’était la chaleur et non le dégoût… Il rentra dans la maison… Il se servit un second, puis un troisième verre de pernod…
— Pourquoi diable m’a-t-on téléphoné ?
Cette question l’obsédait. Il ne se serait jamais cru épris de logique à ce point. Était-ce ce cadavre qu’on avait voulu lui faire découvrir ? Mais à quoi cela rimait-il ? Si Drouin était l’assassin, quel intérêt avait-il à faire découvrir le corps de sa victime ? S’il ne l’était pas, pouvait-il ignorer qu’il y avait un cadavre dans son jardin ?
Et que devenait là-dedans la jeune femme, dont le Petit Docteur ne connaissait pas le nom ? Où était-elle ? Avec son compagnon ?
S’ils avaient commis un meurtre, pour une raison quelconque, pourquoi ne s’en allaient-ils pas tranquillement ? Il se serait sans doute écoulé des jours, peut-être des semaines, sans que les gens d’Esnandes s’inquiétassent d’eux. À ce moment, l’herbe aurait repoussé. Il y avait quatre-vingt-dix chances sur cent pour qu’on ne découvrît même pas le corps !
Donc… Donc, il existait une raison. Et le Petit Docteur s’apercevait tout à coup qu’il ne serait pas tranquille tant qu’il ne l’aurait pas trouvée…
Il ne pouvait pas, décemment, déterrer le cadavre tout entier. Il n’en avait pas le droit. Il se contenta de couvrir la tête et la main d’un rideau arraché à la fenêtre de la cuisine. Puis il mit son auto en marche et elle vrombit comme une grosse mouche rageuse le long des chemins.
Il trouva le maire à table, dans la ferme qu’il exploitait au bout d’Esnandes, du côté de Marsilly. Il attrapa une sardine grillée et la mangea sans penser à ce que ses mains avaient touché.
— Il y a un cadavre à la Maison-Basse…
— Un cadavre de quoi ?
— D’homme… Enterré… Je crois qu’il faudrait prévenir la gendarmerie… Et même, peut-être, le commissariat central. Encore une sardine. Les émotions lui ouvraient l’appétit.
— Cela ne me regarde pas, mais, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de m’accompagner chez moi, d’où vous pourrez téléphoner à La Rochelle… En attendant, vous pourriez envoyer le garde à la Maison-Basse pour qu’il ne laisse entrer personne…
Ce pauvre garde, qui était sûrement déjà soûl !
— Vous ne voulez pas manger un morceau avec nous ?
— Merci…
Mais, tandis que le maire s’habillait, il chipa une demi-douzaine de sardines et se servit deux pleins verres de vin blanc.
— Vous croyez que c’est un crime ?
— Ma foi, les gens qu’on enterre au fond des jardins sans avertir les autorités, ni le curé, ni les pompes funèbres…
— Allons !
La gendarmerie d’abord. Puis la Brigade spéciale. Cela prit du temps. Anna était furieuse. Le ragoût avait fini par brûler.
— Ils nous prendront ici en passant ! annonça le maire, J’ai fait prévenir le Parquet. Je me doutais bien que ces étrangers m’attireraient des ennuis…
Car, pour lui, le titre d’étranger revenait de droit à tout ce qui n’était pas né dans le village.
— Vous permettez ? J’ai quelques coups de téléphone à donner à mon tour…
1° Au bureau de poste de La Rochelle. Dix minutes plus tard, on lui répondait que l’appel qu’il avait reçu à midi vingt-cinq venait du Café des Navigateurs, sur le port, à trois cents mètres de la gare. Or il n’y avait pas de train en partance avant trois heures huit de l’après-midi.
— Et des autocars ?
— Voyez la Compagnie Brivin…
Ce fut le numéro 2.
2° Brivin répond : départ d’un autocar pour Surgères à midi quarante ; autocar pour Rochefort à une heure dix…
Toujours Brivin pour la question № 3.
3° Non ! Ce matin, à l’autocar de huit heures, à Esnandes, personne n’est monté répondant au signalement donné. Pas de jeune femme non plus.
Restaient les taxis. Drouin aurait pu en faire venir de La Rochelle, mais cela ne serait pas passé inaperçu à Esnandes.
Donc, dans la matinée, Drouin et, sans doute, sa compagne avaient parcouru à pied les dix kilomètres séparant la Maison-Basse de La Rochelle.
À midi vingt-cinq, Drouin avait téléphoné au docteur pour l’envoyer chez lui…
Chez lui, où il y avait un cadavre…
Et où lui-même n’avait pas dormi dans son lit…
Le maire d’Esnandes attendait, tandis que le Petit Docteur arpentait sa maison de long en large et déclarait soudain :
— Il y a une erreur !
— Que voulez-vous dire ? Vous n’êtes pas sûr que ce soit un cadavre ?
— J’affirme que quelqu’un a fait une erreur… C’est impossible autrement… Vous verrez…
Il n’avait pas fini de parler que la sonnerie du téléphone retentissait. Il décrocha.
— Allô !…
— C’est vous, docteur ?
Il ne broncha pas. Il avait reconnu la voix. C’était celle de Drouin. On le sentait plus anxieux que le matin. Il osait à peine parler. Se doutait-il que la communication était peut-être interceptée ?
— Allô !… Vous me reconnaissez, n’est-ce pas ?
— Oui…
Coup d’œil au maire, qui écoutait sans comprendre.
— Vous y êtes allé ?
— Oui…
— Et… Comment dire ?… Vous… Vous n’avez rien…
— D’où téléphonez-vous ?
Silence embarrassé.
— Je comprends. Bon.
— Vous comprenez ? Donc…
— Oui !
— Vous l’avez…
— Oui !
— J’aurais dû m’en douter. Et vous… Enfin… Vous avez… Répondez-moi franchement… Je devine ce que vous pensez de moi… Peut-être pourrai-je vous en parler plus tard… Est-ce que la police est…
— Prévenue, oui !
— Allô ! Docteur. Ne coupez pas… Est-ce que…
À ce moment, il y eut un bruit de friture. On entendit les demoiselles du téléphone qui s’interpellaient.
— Allô ! Rochefort… Terminé ?…
— Ne coupez pas ! Criait la voix affolée de Drouin. Allô docteur…
— Oui…
— Vous êtes toujours à l’appareil ? Combien de temps croyez-vous que…
Le Petit Docteur se tourna vers le maire d’Esnandes, qui écoutait toujours et qui comprenait de moins en moins.
— Dans une heure, déclara-t-il enfin, toutes les gares, tous les autobus seront surveillés…
— Je vous remercie… Si je vous téléphonais à nouveau ?…
— Le téléphone sera surveillé aussi…
— Alors… Attendez !… Ne quittez pas… Une question… En supposant qu’une personne blessée se présente chez vous, la nuit… Vous m’entendez ?
— Oui…
— Qu’elle se présente toute seule… Qu’elle ait vraiment besoin de vos soins…
Un silence. Anna, de temps en temps, venait écouter à la porte et s’impatientait.
— Dites !…
— Est-ce que le secret professionnel…
— Il n’y a pas de règle formelle à ce sujet… Je puis parler ou me taire… C’est affaire entre moi et ma conscience… Si je juge que la personne en question…
— Qu’est-ce que vous déciderez ?
— Je ne puis rien promettre… Cela dépendra…
Une auto, dans la cour. Des gens de La Rochelle, ceux de la police et ceux du Parquet.
— Si la vie de cette personne, qui est innocente… Anna avait ouvert la porte. Des messieurs s’essuyaient les pieds au paillasson. Le Petit Docteur préféra raccrocher.
— Bonjour, monsieur le substitut…
— Bonjour, docteur… On me dit… Mais vous étiez occupé au téléphone ?
— Un raseur… Entrez, je vous prie ! Anna ! Servez un verre d’armagnac à ces messieurs…
Il vit bien que le maire d’Esnandes lui lançait un drôle de coup d’œil.
— Mon avis, monsieur le substitut, si je puis me permettre de vous l’exposer, c’est que quand…
Le commissaire se tut, le regard en suspens, comme s’il regardait voler une mouche, mais ce n’était pas une mouche qu’il regardait dans l’air embrasé, c’était le visage du Petit Docteur et plus particulièrement deux yeux qui brillaient, exprimant une jubilation intense.
— Continuez. Je vous écoute, monsieur le commissaire…
— Excusez-moi, mais je me demande si certaines oreilles…
Le substitut avait compris. Ce n’était pas la première fois, depuis qu’on était sur les lieux, que le commissaire, qui était certainement un brave homme, mais du genre solennel et ennuyeux, tiquait sur la présence du docteur.
Le magistrat et le médecin se connaissaient pour s’être rencontrés à des tables de bridge. Ils étaient jeunes tous les deux. Le substitut, pourtant, était un peu étonné, lui aussi, de l’attitude de Dollent.
Ils étaient là une dizaine, dans la Maison-Basse et dans le jardin. Le garde d’Esnandes, près de la grille peinte en vert, empêchait les curieux de passer et n’avait pas grand-peine, car ceux-ci n’étaient guère plus nombreux que les enquêteurs. Il faisait très chaud. Il n’y avait pas une ombre. Les gestes de chacun étaient plutôt calmes.
Sauf ceux du Petit Docteur, qui n’avait jamais manifesté une telle pétulance.
— Je disais donc, monsieur le substitut, que quand nous connaîtrons l’identité de la victime, nous…
Dollent se contint. Ce fut dur. Il avait tellement envie de lâcher : « Des nèfles ! »
Ils s’y prenaient mal, les uns comme les autres ! Ils n’y comprenaient rien et ils n’y comprendraient jamais rien !
C’était la première fois qu’il assistait, lui, à une enquête de ce genre. Il n’était pas amateur de romans policiers. Il ne lisait pas le récit des crimes dans les journaux.
Et voilà que, tout d’un coup, il avait comme une révélation. Tous pataugeaient autour de lui et il avait envie de leur rire au nez, de dire, par exemple, au gros brigadier qui cherchait des empreintes sous le divan : « Soyez sérieux, brigadier ! À votre âge, et père de famille par surcroît, on ne se promène plus à quatre pattes… »
Certes, lui-même n’avait encore rien trouvé, mais il était sûr qu’il trouverait la solution du mystère. Il ne lâchait pas son raisonnement. Il ne cessait pas de penser.
— Si cet homme, ce Drouin, m’a téléphoné une première fois… S’il m’a téléphoné une seconde fois de Rochefort…
C’était déjà amusant d’être au milieu des enquêteurs et de se dire : « L’homme sur qui ils voudraient tant mettre la main, moi seul sais où il est en ce moment ! »
Car il avait laissé entendre à Drouin que son signalement avait été lancé partout. Donc, il ne bougerait pas. Il n’était pas assez bête pour se faire prendre à la gare ou à un arrêt d’autobus. Il était probable aussi qu’il ne se présenterait pas dans un hôtel, et le Petit Docteur l’imaginait errant dans les rues torrides de Rochefort, se glissant dans l’ombre propice et fraîche des petits bistrots en attendant la nuit.
— Mon avis à moi, pontifiait le substitut, c’est que nous nous trouvons en présence d’un crime passionnel. Deux hommes et une femme ! L’éternelle histoire des deux coqs et de la poule ! Sans doute vivaient-ils ici tous les trois, mais la victime se cachait-elle ? Vous avez envoyé sa photo à Paris par bélino, commissaire ?
— Nous serons fixés avant la fin de la journée.
Heureusement qu’on n’avait pas réclamé du Petit Docteur une autopsie complète, car elle n’eût rien eu d’agréable par cette chaleur. On avait déshabillé l’homme, un homme d’une force peu commune et qui portait sur l’avant-bras gauche un tatouage représentant une femme aux seins nus.
La constatation la plus intéressante, c’est que la mort remontait à peu près à la veille au soir, entre dix heures et minuit. L’inconnu avait été tué d’un coup de couteau en plein cœur, mais, avant ce coup définitif, d’autres coups lui avaient été portés, y compris des coups de poing.
Cela laissait supposer que l’homme n’avait pas été attaqué par surprise. Autant qu’on en pouvait juger, il y avait eu une dispute. Les adversaires en étaient venus aux mains, luttant d’abord à poings nus. Puis l’un d’eux avait saisi un couteau.
La scène avait eu lieu dans la cuisine, car, dans la chambre à coucher, elle aurait laissé des traces. D’ailleurs, on avait retrouvé entre les petits pavés rouges du sol de minuscules éclats de verre.
Donc Drouin, avant de partir, avait non seulement enterré le cadavre, mais encore il avait soigneusement remis les lieux en état. Puis… ce coup de téléphone ! C’était toujours à cela qu’il fallait en venir !
Il n’est pas très normal, quand on a tué un homme et qu’on l’a proprement enterré, de lui envoyer le docteur !
— Enfin, monsieur le maire, vous ne savez absolument rien sur les habitants de cette maison ? Vous ne connaissez donc pas vos administrés ?
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est l’instituteur qui s’occupe de la paperasserie et qui me donne les pièces à signer. L’homme s’est inscrit sous le nom de Drouin et la femme n’a pas été inscrite du tout. J’ai pensé que c’était un faux ménage et je n’ai pas insisté. Ces histoires-là, ça ne nous regarde pas…
Les yeux du Petit Docteur brillaient toujours. Il savait, lui, que ce n’était pas si simple ! Et, têtu comme il l’était au bridge, il avançait petit à petit dans son raisonnement, le reprenait par le commencement dès qu’il arrivait à nouveau au point mort.
Il revoyait Drouin, avec son pantalon gris, son pullover jaune, sa barbe courte de peintre surréaliste. Bon ! Dans la maison, avec sa pipe, car il fumait la pipe… Et, comme il était grand, il devait se baisser pour franchir la porte basse…
La jeune femme toujours à demi dévêtue, la chair bronzée par le soleil comme un fruit juteux…
Il se surprenait à parler à mi-voix, à grommeler :
— Bon !… Bon !…
Il essayait de les faire vivre, de les animer dans leur cadre et il lui semblait que, quand il y serait parvenu, il comprendrait tout.
— Ils n’étaient que deux… Ça, c’est sûr… Tant pis pour le substitut et sa solution égrillarde de ménage à trois… L’atmosphère de la maison, c’était l’atmosphère d’un couple, d’un couple en pleine lune de miel, qui ne pense qu’à l’amour…
Quant à la jeune femme, elle n’avait pas le genre à se laisser étreindre par la brute au tatouage dont le corps, couvert d’un drap de lit, était maintenant étendu sur la table.
Dollent tressaillit. Une voix, celle d’un des policiers, disait :
— Je viens de trouver ceci, monsieur le commissaire…
C’est tout juste si le docteur ne lui arracha pas l’objet des mains. C’était un morceau plié qui contenait de la poudre blanche. Déjà le médecin avait mouillé son doigt de salive, l’avait trempé dans la poudre, en avait posé un peu sur la langue.
Le commissaire, mécontent, le regardait faire, les sourcils plus froncés que jamais.
— Il y a autre chose qu’il faudrait découvrir, déclara alors Dollent avec autorité, comme si on lui eût confié la direction des opérations. Et d’abord, où avez-vous trouvé ce sachet ?
— C’est justement ce qui est curieux… Il était caché tout au fond du placard, dans le linge intime de la demoiselle…
— Dans ce cas, c’est dans les objets personnels de l’homme que vous trouverez sans doute une petite boîte en carton qui porte une marque pharmaceutique…
L’inspecteur regarda son chef pour savoir s’il devait obéir. Le commissaire haussa les épaules avec l’air de dire : « Que voulez-vous que j’y fasse ? Il commande et personne ne proteste… Cherchez, si vous y tenez !… »
Il y a, chez ceux qui participent à ce genre d’enquêtes, un peu de la même joie malsaine qui pousse les gens, dans les salles de ventes, à tripoter les vieux objets, à ouvrir les tiroirs des meubles.
En effet, on pénètre brusquement, avec tous les droits, dans la vie d’une maison. On cherche à en découvrir les secrets. Le policier le plus balourd se met à manier du fin linge de femme, et il n’y a pas jusqu’à la correspondance dans laquelle il n’ait le devoir de fourrer son nez.
Ainsi, on constatait que si la jeune femme (dont on ne savait rien, pas même le nom !) était le plus souvent peu vêtue, elle n’en possédait pas moins une assez grande quantité de vêtements et que ceux-ci, sans être de luxe, étaient de jolie qualité et surtout du meilleur goût.
Drouin, au contraire, à moins qu’il eût emporté une valise avec lui, ce qui était improbable puisqu’il avait dû gagner La Rochelle à pied, ne possédait à peu près rien. Son pantalon gris devait être le seul, car il n’y en avait pas d’autre dans le placard. Par contre on retrouva son chandail jaune, mal lavé, dans une armoire à linge sale. On avait retrouvé aussi ses espadrilles, ce qui laissait supposer qu’il était parti avec sa seule paire de chaussures. C’était un garçon cultivé, les livres qui se trouvaient dans les rayons en faisaient foi.
— Je parie… lança soudain le Petit Docteur.
Depuis dix bonnes minutes que les policiers bouleversaient tout à la recherche de la petite boîte, il réfléchissait, et son regard s’était fixé sur un pot en grès contenant à peu près une livre de tabac.
— Cherchez sous le tabac… Cela m’étonnerait si…
Ce fut dès ce moment qu’on le regarda, non plus seulement avec curiosité, mais avec considération. En effet, l’inspecteur qui plongea la main dans le tabac ne la retira pas vide. Il tenait une boîte en carton. Sans s’en approcher, Dollent dit la marque.
— Elle doit être à moitié pleine ! Continua-t-il.
Il découvrait une jouissance nouvelle. Pour rien au monde il n’eût voulu ne pas avoir reçu le coup de téléphone du matin. Il jubilait. Il regardait en coin son commissaire bougon, son substitut très homme du monde, et il articulait :
— Vous pouvez être sûr que, ce qu’il y a dans cette boîte, c’est du bicarbonate de soude…
Pour dire toute la vérité, il faut ajouter que, quelques instants plus tard, comme le magistrat s’émerveillait, le commissaire risqua à mi-voix :
— Il ne faut pas oublier qu’il est venu ici avant nous… qu’il est resté, nous a-t-il avoué, près d’une heure seul dans la maison…
— Vous ne voulez pas insinuer…
— Évidemment !… Néanmoins… Hum !
La sonnerie du téléphone retentissait, Paris était au bout du fil.
Il devait être cinq heures de l’après-midi. Peu à peu, chacun avait pris ses aises, et les hommes, sauf le substitut et son greffier, avaient retiré leur veston. On oubliait tout à fait que c’était un cadavre qui était étendu sur la table de la cuisine.
Un policier avait louché vers les bouteilles d’apéritif, car il avait très soif, mais il n’avait pas osé, et le maire d’Esnandes avait proposé :
— Je vais faire chercher quelques bouteilles de vin blanc chez moi…
C’était le garde qui y était allé. Les bouteilles étaient débouchées sur la table de la chambre-studio. Le greffier, en sueur, s’arrêtait de temps en temps d’écrire pour boire une gorgée.
Le commissaire, qui venait d’avoir une longue conversation téléphonique avec Paris et qui avait pris des notes, en rendait compte au magistrat.
— L’homme a été identifié tout de suite, comme je le pensais. J’aurais même juré qu’il ne m’était pas absolument inconnu. C’est Jo le Boxeur…
Ce nom ne disait rien aux autres.
— Un mauvais sujet qui fréquentait surtout les bars de la place des Ternes. Une demi-douzaine de condamnations… Il est sorti pour la dernière fois de Poissy voilà trois mois…
— Trois mois ! répéta le docteur, comme pour bien se mettre un chiffre dans la tête.
« Qu’est-ce que cela peut vous faire ? » semblait dire le regard sévère du commissaire.
Et il continua :
— J’ai demandé, comme vous l’avez entendu, si on avait vu Jo à Paris ces derniers temps… Comme interdit de séjour, il n’aurait pas dû y être… Néanmoins, il a été aperçu plusieurs fois, et la semaine dernière encore, dans les parages de l’Etoile…
— Donc, il n’était pas caché ici ! dit le Petit Docteur avec satisfaction.
— Je n’ai jamais prétendu qu’il était caché ici !
— Mais vous l’avez pensé !
— Peu importe ce que…
— Messieurs ! Messieurs ! Ne nous disputons pas, intervint le substitut, car on pouvait croire que commissaire et médecin allaient en venir aux mains.
— Si ce monsieur continue à me narguer…
— Je jure que je ne nargue pas !
— Continuez, commissaire… Donc, Jo le Boxeur était à Paris ces derniers temps… Il est probablement venu ici par le train… Qu’est-il venu faire ?
Et le docteur incorrigible de laisser tomber :
— Voilà la question ! Il n’est sûrement pas venu dans l’intention de recevoir des coups de couteau et de se faire enterrer derrière une haie…
— Supposons qu’il soit venu retrouver cette femme… risqua le magistrat, qui tenait à son idée.
Non ! Ce n’était pas cela. Le Petit Docteur le sentait. C’était à la fois plus simple et plus compliqué. Il y arriverait. Il y mettrait peut-être le temps, mais il était sûr d’y arriver.
— Quel a été l’objet de sa dernière condamnation ? demanda-t-il.
— Si je n’étais pas interrompu tout le temps, je l’aurais déjà dit… Un tenancier de boîte de nuit a été tué, rue Fontaine…
— Il y a combien de temps ?
— Deux ans… Crime crapuleux, qui avait le vol pour mobile… Plusieurs hommes, on n’a jamais su au juste combien, deux au moins, se sont laissé enfermer le soir dans le cabaret… Ils en voulaient à la caisse… Quand le patron est resté seul, ils se sont jetés sur lui… Le patron s’est défendu… Des coups de feu ont été tirés… Seul Jo le Boxeur a été pris… Il n’a été condamné que comme complice, car ce ne sont pas ses empreintes digitales qui ont été retrouvées sur le revolver abandonné dans la salle…
Au moment, on vit une chose assez inattendue. Le Petit Docteur remettait son veston. Il avait l’air bien content, bien gentil. À croire qu’il n’avait jamais été question de crime, ni d’assassin, qu’il venait simplement de rendre visite à des clients charmants ou à des amis.
Il tendait la main à la ronde, et il prononçait avec un sourire désarmant :
— Eh bien ! Messieurs, si vous n’avez plus besoin de moi, j’irai retrouver mes malades…
Mais il n’arrêta pas sa petite auto trépidante devant chez lui où cependant, de la rue, on voyait l’antichambre pleine de malades somnolents.
Tout alla bien jusqu’à Rochefort. La route était belle. Des oiseaux chantaient dans les arbres et le Petit Docteur se surprit plusieurs fois à siffler.
Il était content de lui. Plus que content ! Ne venait-il pas de se découvrir des talents tout particuliers ? Et ces talents, par surcroît, lui ouvraient un immense domaine de jouissances jusque-là insoupçonnées.
Un coup de téléphone… Auparavant, il ne s’était jamais occupé de la Maison-Basse et de ses hôtes… Il était passé à côté d’eux sans y penser… Il avait adressé une seule fois la parole à Drouin, pour lui recommander sans conviction un médicament banal que celui-ci aurait pu acheter tout seul… Une fois aussi, il avait parlé à la jeune femme…
Et néanmoins, en quelques heures, il avait tout découvert. Il en était persuadé. Il en était sûr. Les autres, le substitut, le commissaire, à plus forte raison le brave homme de maire, avaient pataugé, et le docteur se disait qu’il devait en être ainsi, qu’il en était fatalement presque toujours ainsi dans une affaire policière.
Parce qu’on s’y prenait mal !
Lui, il… Au fait, comment s’y prenait-il ? Il n’aurait pas pu le préciser, mais il le sentait. Il se mettait à la place de… Ou plutôt…
Peu importe ! Le principal, c’est qu’il y arrivait, que la Maison-Basse n’avait plus de secrets pour lui.
Il s’agissait seulement de retrouver Drouin, ce qui ne serait pas difficile. Rochefort n’est pas grand. Depuis la suppression de l’arsenal, c’est presque une ville morte, aux rues stagnantes.
Il commença par le Café de la Paix, sur la place, parce qu’il ne voulait rien négliger, mais, comme il s’y attendait, Drouin n’était ni à la terrasse, ni à l’intérieur.
Café du Commerce… Café Joffre… Café de la Marine…
Le soleil était plus bas dans le ciel, mais la chaleur restait lourde et le Petit Docteur commençait à en avoir assez de boire des bocks.
À un comptoir, il prit un vin blanc. Puis, à un autre, un vin blanc encore, et il était en proie à une sorte de fièvre, celle, approximativement, du joueur qui est sûr d’avoir été bien inspiré et qui attend que la petite boule blanche s’arrête sur le numéro qu’il a choisi.
— Pourvu qu’il ne fasse pas l’idiot !… lui arriva-t-il de grommeler.
Faire l’idiot, dans son esprit, c’était, pour Drouin, essayer d’aller ailleurs, de prendre un train, un autocar, de continuer à fuir, ce qui serait le meilleur moyen d’être pincé.
Que pouvait-il faire à cette heure ? Depuis le début de l’après-midi il était là, dans un espace limité, une centaine de rues peut-être, une centaine de cafés, en comprenant les moindres petits bars.
— Zut ! J’allais oublier…
Il se frappait le front. Il remontait dans sa minuscule auto. Sans respect humain, il arrêtait celle-ci dans une rue dont toutes les maisons aux volets clos portaient de gros numéros.
Il entra dans toutes. Il s’asseyait, commandait un petit verre pour la forme, se défendait contre les entreprises de ces dames.
— Je cherche un ami barbu, qui m’a dit… Vous n’avez pas vu ça cet après-midi ?
— Un barbu, non… D’ailleurs, l’après-midi, il ne vient pas grand monde… Plutôt des habitués…
« Complètement idiot ! décida-t-il. Je suis complètement idiot. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? »
Et après les cafés, les bars, les maisons closes, ce fut le tour des coiffeurs. Il fallait faire vite, car ils allaient fermer.
— Dites-moi… Je cherche un ami que je devais retrouver à la gare… Un grand jeune homme en pantalon gris… Je sais qu’il voulait se faire couper la barbe…
— Ernest !… Tu as fait une barbe, aujourd’hui ?
— Non, patron…
Un coiffeur, deux, cinq, dix coiffeurs. Et pas de barbe ! Du moins n’était-il plus obligé de boire, ce qui était heureux, car la tête commençait à lui tourner.
— Une barbe ?… Attendez… Vers trois heures, oui… Par exemple, je n’ai pas remarqué la couleur de son pantalon…
— Cela ne fait rien… Était-il seul ?
— Oui… À moins qu’il soit venu avec une dame… Dans ce cas, celle-ci serait entrée dans le salon pour dames… Auguste !… Est-ce que, vers trois heures, tu as eu une dame qui…
Non ! Qu’importe ! N’était-ce déjà pas assez joli ? Et grisant ! Il était arrivé, tout seul, à retrouver Drouin… Il était sur la piste encore chaude…
— Vous ne savez pas où il est allé en sortant d’ici ?
Non ! On ne savait pas non plus. Et voilà qu’un quart d’heure plus tard, comme le soleil se cachait derrière les maisons de la grand-place, le Petit Docteur était à nouveau découragé. Il se demandait que boire, à la terrasse du Café de la Paix, par lequel il avait commencé sa tournée et par lequel il la finissait. Des étudiants jouaient aux cartes. Une femme, seule devant un bock, lui faisait de l’œil.
— Tant pis ! Un pernod…
Il n’avait jamais tant bu de sa vie. Il n’avait jamais tant réfléchi non plus. Et maintenant le temps pressait. C’était lancinant. Une heure de perdue, et peut-être…
Voyons ! Quelle faute avait-il commise ? Pourquoi, après avoir retrouvé la trace de Drouin chez le coiffeur, n’était-il plus capable d’avancer ?
Quelque chose clochait donc dans son raisonnement. Ce n’était pas possible autrement…
— Dans son second coup de téléphone, il m’a demandé si, au cas où un blessé se présenterait chez moi, je garderais le secret professionnel… Donc…
Il restait là, hésitant, son pernod à la main, le regard si fixe que la petite femme vers laquelle il était tourné sans le savoir croyait que l’affaire était dans le sac.
— Donc… Il faut qu’il vienne à Marsilly… Ouf ! Les vérités les plus évidentes sont celles auxquelles on ne pense pas… Il y a quarante-cinq kilomètres d’ici Marsilly… Il ne peut prendre ni le train ni l’autobus…
Un vélo ! Voilà ce qu’il avait négligé ! Cinq minutes plus tard, après avoir oublié de régler sa consommation, à la grande stupeur du garçon, il était au commissariat de police.
— Je voudrais vous demander un renseignement… Est-ce que, cet après-midi, il y a eu un vol de vélo à Rochefort ?
Le secrétaire du commissariat fut encore plus stupéfait que le garçon de café.
— Un vol de vélo ? Pourquoi ?
— Pour rien… Une idée comme ça…
— Non, monsieur… Il n’y a pas eu de vol de vélo…
C’est donc que Drouin était plus timide qu’il ne le pensait, car il n’y a rien de plus simple que de voler une bicyclette, ou même une auto.
— Il y a beaucoup de marchands de vélos à Rochefort ?
— Je n’en sais rien, monsieur. Je ne m’occupe pas de sport…
Il y en avait huit, mais il n’eut pas à les voir tous. Au troisième, il put se livrer à nouveau à son enthousiasme. Le bonhomme en savates, bien qu’un peu méfiant, lui répondait :
— Je n’ai pas vendu de vélo, non, mais j’en ai loué deux…
— Un vélo d’homme et un de dame ?
— C’est cela…
— Vers quatre heures ?
— Non ! À six heures…
Dire qu’à ce moment il était déjà à Rochefort et que le hasard aurait pu…
— Un homme en pantalon gris, n’est-ce pas ?
— C’est possible…
Maintenant, il s’agissait de ne plus lâcher le fil. Il fallait profiter de ce qu’il était sous pression. L’autre, en savates, le poussait dehors, mais il résistait.
— Pardon… Encore une question… Il a dû vous laisser sa montre…
Magnifique ! Inespéré ! Le cœur du Petit Docteur bondissait dans sa poitrine. Pourvu que cet idiot de marchand de vélos…
— Vous voulez me la laisser voir ? Ne craignez rien. Je suis le docteur Dollent, de Marsilly… Tenez ! Voici mon permis de conduire…
Avec un pareil abruti, il fallait montrer patte blanche.
— Je cherche un ami que je devais retrouver à Rochefort… C’est certainement pour venir chez moi qu’il a loué ces vélos…
— Il aurait pu prendre l’autobus !
— Il n’y aura pas pensé… Si vous me laissiez voir la montre, je serais sûr que…
— Vous ne seriez pas plutôt un ami de la petite dame et ce ne serait pas par jalousie que…
Il montra quand même la montre, prudemment, sans la quitter de l’œil. Un magnifique chronomètre en or.
— Vous ne voudriez pas ouvrir le boîtier ? Peut-être que son nom…
Et c’était vrai ! Les dieux étaient pour lui. Dans le boîtier de la montre, il y avait un nom et un prénom : Jean Larcher. Il y avait aussi une adresse : 67, boulevard Raspail, Paris.
— Je vous remercie… C’est bien lui…
Il fallait dire quelque chose. Il fallait surtout filer, rattraper les deux bicyclistes, qui devaient rouler en direction de Marsilly. Est-ce qu’ils roulaient vite ? Pas vite ? Cela avait une énorme, une terrible importance. Prendraient-ils la grand-route ? Comme ils ne devaient pas connaître la région, il y avait des chances pour qu’ils ne se risquent pas dans les chemins de marais.
Ce fut une randonnée folle. Le soir tombait. L’ombre était plus dense sous les arbres. Par malheur, les cyclistes étaient nombreux, même les cyclistes roulant par couples. Le Petit Docteur avait allumé ses phares. Il essayait de reconnaître les silhouettes. Puis, pris de scrupules, les cyclistes dépassés, il s’arrêtait, les attendait pour les voir de face, si bien qu’il dut passer pour un original.
Vingt, trente kilomètres ! Et pas de Drouin (ou de Jean Larcher), pas de jeune femme, du moins celle qu’il cherchait. Il faisait tout à fait noir quand il aperçut les lumières de La Rochelle, et il fut pris de panique.
Il était presque sûr, maintenant, d’arriver trop tard. Drouin devait être pressé. Il ne pouvait pas agir en plein jour. Mais il n’attendrait pas non plus le milieu de la nuit.
Il faisait noir depuis une demi-heure. Donc…
La petite voiture bourdonnait rageusement, incapable de dépasser le soixante-cinq à l’heure. Son conducteur était comme pris de vertige et il lui arrivait de se soulever sur son siège, ce qui n’accélérait pas l’allure de l’auto.
Nieul… Marsilly… Sa maison, à gauche, avec la grille, la cour, des lumières dans la salle à manger, mais aussi des lumières dans le cabinet de consultation.
Trop tard ! S’il y avait des lumières dans le cabinet de consultation, c’est que…
Il laissa la voiture en plan devant la grille, oubliant de couper le contact. Il gravit le perron. La porte s’ouvrit. Anna, effarée, lui lança :
— Vous voilà !… J’ai téléphoné partout… Il y a ici une pauvre dame qui…
— Je sais !
Devant l’étonnement d’Anna, il se reprit.
— C’est-à-dire que je me suis douté, en voyant de la lumière…
— Elle a été renversée par une auto à cent mètres de la maison, juste au tournant… J’ai toujours dit que ce tournant-là…
Il n’écoutait pas. Il savait qu’il allait avoir du travail. Il retirait déjà son veston, poussait la porte de son cabinet et, en la refermant, sans même voir sa malade, il grognait :
— C’est malin !… Vous n’auriez pas pu attendre une demi-heure de plus ?
— Une balle ? Questionna-t-il en s’assurant que les rideaux étaient bien tirés et qu’on ne pouvait rien voir du dehors.
Elle fit non de la tête. Elle était pâle, plus d’émotion, sans doute, que de douleur… Elle tenait sur son épaule un mouchoir déjà couvert de sang.
— Coup de couteau ?… Alors, c’est une manie !…
Elle répondit, avec un pauvre sourire :
— Il n’avait pas de revolver… S’il en avait eu, je crois qu’il n’aurait pas pu tirer… Cela lui faisait peur…
— Enlevez votre corsage…
Sans perdre de temps, affectant de ne pas la regarder, il allumait le réchaud à gaz pour faire bouillir de l’eau, préparait le coton, la gaze, les pansements.
— Il faudra des points de suture ?
— Je ne sais pas… Il n’a pas frappé fort…
— Où est-il ? Il n’a pas pris le train, au moins ?
Il se retourna et fut un peu gêné de la voir le torse nu, un torse magnifique que ne déparait pas une blessure de deux centimètres de large à l’épaule…
— Il veut atteindre Bordeaux en vélo avant le matin…
— Il y a un bateau en partance ?
— Il a vu cela dans les journaux, cet après-midi, à Rochefort. Le Veuzit, qui appareille pour le Chili… Si on ne le laisse pas monter à bord, il partira comme passager clandestin… Une fois en mer… D’ailleurs, le Veuzit n’est pas un bateau français…
— Je vous fais mal ?
— Pas très…
— Tenez le coton sur la plaie, que je prenne mes instruments…
Mais ce n’était pas ce qui le préoccupait. C’était Anna, qu’il rejoignit dans la cuisine, où elle mangeait de la soupe refroidie.
— Écoutez, Anna… Il n’est venu personne ce soir… Vous entendez ?… Vous n’avez pas vu cette dame… Par contre, je voudrais que vous prépariez la chambre du second… On ne sait jamais.
Quand il revint, il vit à sa malade un regard effrayé et il comprit, s’empressa de la rassurer :
— Ne craignez rien… Je n’ai pas téléphoné… Si notre ami Larcher est capable d’abattre ses cent quatre-vingts kilomètres en vélo…
— Vous connaissez son vrai nom ?
— Parbleu !
Il n’en était pas peu fier. Il préparait ses agrafes.
— N’ayez pas peur… Il n’y aura même pas de cicatrice…
— Comment avez-vous appris son nom ?
— Je pourrais aussi, dans quelques minutes, savoir toute son histoire… Il me suffirait, sans m’adresser à la police, de téléphoner au 67, boulevard Raspail… Je suppose que j’aurais au bout du fil un papa et une maman qui ne veulent plus connaître leur fils…
— Ils ne savent pas… Ils croient que Jean fait un stage à Alger… Il est ingénieur…
— Et vous ? Questionna-t-il soudain.
Il lui faisait mal au même instant, et pourtant elle eut un pâle sourire.
— Vous ne savez pas ?
— Absolument rien sur vous. Seulement pas votre nom…
— Et vous tenez à savoir ?… D’abord mon nom… Laure…
Laure Delille, si vous y tenez… J’étais mannequin rue de la Paix…
Il lui fit plus mal. Il était vexé de ne pas avoir découvert ça tout seul…
— Qu’est-ce que vous savez d’autre ?
Et lui, posant ses agrafes, le front plissé par l’attention :
— Tout… Tout et rien… Que vous étiez l’amie de Jean Larcher, évidemment…
— Nous nous aimons depuis un an et demi…
— C’est bien cela… Or, quand vous vous êtes connus, il avait déjà tué un homme…
— Je l’ignorais… Je l’ai rencontré alors qu’il sortait et buvait beaucoup, sans doute pour oublier… Au début, il me déplaisait plutôt, parce que je le prenais plutôt pour un quelconque jeune homme qui s’amuse… Puis je me suis aperçue qu’il y avait autre chose, qu’il était plus grave, plus tendre… Surtout très tendre… Si vous saviez !…
— Restez quelques instants immobile… Cela ne vous empêche pas de parler…
— Nous vivions presque complètement ensemble, à Paris, mais il habitait néanmoins chez ses parents… Son père est un haut fonctionnaire de ministère, un homme sévère… Un jour, Jean m’a demandé si je l’aimais assez pour vivre à la campagne avec lui, presque pauvrement… J’ai répondu oui avec enthousiasme…
— Il y a six mois !
— Oui…
— C’est-à-dire quelques semaines avant la libération de Jo le Boxeur… Celui-ci, de sa prison, devait déjà lui écrire pour le faire chanter…
— Je ne savais rien de tout cela… Nous sommes venus nous installer à la Maison-Basse… Nous vivions tous les deux… J’étais heureuse…
— Pendant trois mois…
— Comment savez-vous ?
— Parce que c’est moi qui, sans le vouloir, ai mis fin à votre quiétude… Vous vous souvenez de ce jour où je vous ai demandé si votre compagnon dormait bien ?… Bon !… Maintenant, étendez-vous sur cette chaise longue… Reposez-vous… C’est cette histoire de somnifère qui m’a permis de tout comprendre… Drouin, ou plutôt Jean Larcher, puisque tel est son nom, n’avait pas du tout besoin de drogue pour dormir… Seulement, Jo a dû retrouver sa trace… Sans doute lui a-t-il écrit pour lui annoncer son arrivée… Ou alors Larcher l’a vu rôder dans le pays… Il a eu peur de sa visite, peur surtout qu’au cours de cette visite vous appreniez tout…
« Il est venu me trouver, m’a demandé une ordonnance pour un somnifère pouvant se diluer dans un liquide… Autrement dit, pouvant être administré à quelqu’un à son insu…
— J’ai trouvé que le vermouth était amer, dit-elle. Il m’a répondu qu’il y mettait un fortifiant. Certains soirs, il insistait pour m’en faire boire une assez grande quantité et, le matin, je me réveillais avec peine…
— Les soirs de visite de Jo !… Vous devez comprendre que, pour cette canaille, le secret qu’il détenait était une aubaine, et il comptait bien en vivre… Les séances devaient être orageuses… Il devait exiger des sommes que votre amant ne pouvait lui fournir…
— C’est exact… Par la suite, j’ai tout entendu…
— À cause de moi ! En vous parlant du sommeil de Jean, je vous ai mis la puce à l’oreille…
— Je le trouvais déjà changé !
— Vous avez fouillé dans ses affaires. Vous avez trouvé le somnifère. Vous avez compris pourquoi le vermouth avait un drôle de goût et pourquoi vous dormiez si fort après en avoir bu… Alors vous avez remplacé le somnifère, dans la boîte, par du bicarbonate de soude… Et vous avez caché le vrai somnifère dans vos chemises…
— On l’a trouvé ? s’étonna-t-elle candidement.
— Vous avez donc assisté à des entrevues entre Jo et votre ami…
— Deux entrevues… Sans compter la dernière… Ils me croyaient endormie… Je sentais bien que cela finirait mal… Je ne voulais pas dire à Jean que je connaissais son secret… J’essayais de le décider à partir avec moi très loin, mais il chérissait notre petite maison, où nous étions si heureux… Il espérait que l’autre se lasserait… Hier !… Car c’était hier !… Il me semble maintenant qu’il y a un siècle… Jo est venu… Ils se sont disputés… Jean déclarait qu’il ne donnerait pas un sou, que le peu d’argent qu’il possédait avait fondu…
« L’autre ricanait, lui conseillait de tout avouer à ses parents, qui, selon son expression, « casqueraient »…
« Ils en sont venus aux mains… Jo a sorti un couteau de sa poche… Jean, qui est plus fort qu’il ne paraît, est parvenu à s’en saisir, et c’est lui qui a frappé…
« J’ai tout entendu… Une affreuse nuit… Les allées et venues dans le jardin… Il me croyait endormie… Il est parti au petit jour…
— Et il m’a téléphoné, interrompit le Petit Docteur, pour que je vienne vous réveiller. Il croyait avoir forcé la dose. Il avait peur pour vous. En outre, si on découvrait le cadavre, vous étiez hors du coup par le fait que je vous avais trouvée sous l’influence d’un soporifique.
Il alla ouvrir brutalement la porte et trouva Anna, qui écoutait derrière.
Il ne dit rien, se contenta de froncer les sourcils, revint et alluma machinalement une cigarette.
— Vous permettez ?
— Si vous voulez m’en donner une…
— Comme médecin… Enfin ! Vous connaissez le point de départ de tout mon raisonnement. Du moment qu’il me téléphonait, c’est que je devais trouver quelqu’un à la Maison-Basse. Et du moment qu’il n’y avait personne…
— J’étais partie derrière lui… Je voulais le protéger, l’aider… À Rochefort, il m’a vue…
— Et il est devenu fou d’angoisse ! Lui qui avait tout fait pour ne pas vous compromettre ! Voilà que vous n’étiez plus endormie, que vous deveniez par le fait sa complice !
— C’est ce qu’il m’a dit… Il m’a tout avoué, tout raconté… Voilà deux ans, il s’était mêlé à quelques mauvais garçons… On l’avait persuadé de participer à un coup de main, celui de la rue Fontaine, et il ne devait pas y avoir de sang versé… C’est la vérité que c’est lui qui a tiré, sans s’en rendre compte, quand la bagarre a éclaté… Et, dès qu’il a été pris, Jo a commencé à le faire chanter… Jean devait payer son avocat, lui envoyer des douceurs en prison, voire entretenir la maîtresse du boxeur…
« Il m’a rencontrée… Il voulait échapper au cauchemar… Il se doutait qu’à sa libération Jo deviendrait encore plus exigeant… Il a réuni une petite somme et nous sommes venus nous terrer ici…
— Vous n’avez pas faim ? demanda soudain le Petit Docteur qui avait l’estomac barbouillé par tout ce qu’il avait bu…
— Je n’y pense pas… Je pense à Jean qui est sur la route et qui compte les kilomètres…
— Vous avez naturellement proposé de partir avec lui…
— Il n’a pas voulu… Il prétend qu’un homme seul peut se cacher, mais un couple passe difficilement inaperçu… Alors, pour que je sois en sûreté, il a pensé…
— À vous mettre à l’abri du secret professionnel… À vous faire une blessure quelconque, pour que je sois obligé de vous accueillir et de vous cacher pendant un certain temps…
— C’est exact… Tout de suite après le coup de téléphone, il s’est fait couper la barbe…
— Rue de la Mésange…
— Vous savez cela aussi ?
Il ne put contenir un sourire de naïf orgueil. N’avait-il pas le droit d’être fier de lui ? À cette même heure, le substitut, le commissaire et toute la clique ne savaient rien, rien de rien, sur cette affaire.
Et lui, le Petit Docteur, était là, en tête à tête avec la jeune femme que tous recherchaient. En comptant les kilomètres et la vitesse moyenne d’un cycliste, il aurait pu dire à quel endroit exact de la route de Bordeaux se trouvait actuellement l’homme dont le signalement était donné à toutes les gares.
Il aurait pu… Ce serait drôle !… envoyer au solennel commissaire des poils de sa barbe !
Et la montre !…
Il s’émerveillait. Il en oubliait sa malade, qui ne savait où mettre les cendres de sa cigarette. Il s’en avisa et se précipita avec un cendrier.
— Merci… Si… je touche du bois… s’il arrive au Chili, il trouvera sûrement à gagner sa vie… Dès qu’il aura assez pour mon voyage… même si je dois voyager comme émigrante…
Elle avait été trop brave jusque-là. Cela ne pouvait durer, et, en effet, ses lèvres se soulevèrent, une moue se forma et elle éclata en sanglots.
Elle se cachait le visage. Elle ne pensait qu’à Jean. Elle répétait, en hachant les syllabes :
— C’est un bon garçon… Si vous saviez !… Si vous le connaissiez comme moi… Il a été entraîné… Il n’a pas voulu se dégonfler… Puis, une fois dans l’engrenage… J’aurais voulu que vous entendiez cette brute de Jo lui parler de la guillotine en lui disant :
— Tu iras, mon petit !… Tu iras mettre ta jolie petite tête dans la lunette !… Et qui est-ce qui sera au premier rang de la foule ?… L’ami Jo !… L’ami Jo, qui, cette fois, rigolera un bon coup…
Ce fut la crise de nerfs, et le Petit Docteur dut ouvrir la pharmacie pour y prendre des sels.
— Calmez-vous… calmez-vous, je vous prie !… Je vous assure qu’il ne lui arrivera rien… Demain, à cette heure-ci, il sera déjà loin en mer… Comme il s’agit d’un bateau sud-américain, l’extradition n’existe pas…
— C’est ce qu’il m’a juré… Mais je me demande si c’est vrai…
Au fait, qu’est-ce qu’il lui prenait, au Petit Docteur, de tenir ainsi la main moite d’une jeune femme à l’épaule nue ? Et de lui parler de cette voix attendrie ! Et de s’occuper avec tant de sollicitude du sort d’un homme qu’il connaissait à peine ?
Et qu’est-ce qu’Anna devait penser, dans sa cuisine ? N’empêche qu’il prononçait le plus sérieusement du monde :
— Vous verrez que vous le retrouverez !
Et c’est tout juste s’il ne l’endormait pas dans ses bras !