La bonne fortune du Hollandais


I

Comment un trop bon dîner, suivi d’une visite à Luna-Park, devait entraîner M. Van der Donck dans une série d’événements dramatiques

Quand le commissaire Lucas sortit du « rapport », c’est-à-dire de la conférence qui se tient chaque matin quai des Orfèvres entre le directeur de la Police judiciaire et ses chefs de service, il avait un mince dossier bleu à la main ; c’est ce dossier qu’il désigna de loin, avec un clin d’œil, au Petit Docteur, qui attendait sagement.

On était en août. Jean Dollent avait décidé de passer à Paris les quinze jours de vacances qu’il s’octroyait et d’en profiter pour s’initier aux méthodes de la Police judiciaire.

Par chance, le commissaire Lucas était originaire des Charentes et le Petit Docteur avait pu se faire recommander à lui par des amis.

— Venez me voir chaque matin vers neuf heures. Il y aura bien un jour ou l’autre une affaire qui vous intéressera…

Maintenant, Lucas entraînait son jeune compagnon vers le fond d’un immense couloir.

— Faisons semblant de bavarder… murmura-t-il en désignant une cloison vitrée derrière laquelle se trouvait une salle d’attente. Observez le bonhomme qui est là…

Dans la petite pièce, un homme était assis, grand, large, fort et sanguin, et son visage, laqué par la sueur, avait cette expression d’ennui que prennent tous les visages après une longue attente.

On devinait qu’il avait eu le temps de faire dix fois le tour de la pièce, de se lever et de se rasseoir, de contempler, dans leur cadre de bois noir, les photographies d’inspecteurs morts pour la patrie, et l’affreuse pendule Louis-Philippe qui trônait sur la cheminée.

Il en était au tapis vert de la table, qu’il fixait consciencieusement.

— Vous l’avez bien vu ?… Venez…

Une fois dans son bureau, Lucas questionna :

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Heu !… Que c’est un homme du Nord… sans doute un étranger… qu’il n’a pas passé la nuit dans son lit et qu’il n’est pas d’un tempérament nerveux, car il supporte plus placidement que je ne ferais le supplice d’attente… Qu’a-t-il fait ?

Le Petit Docteur était un peu inquiet, retrouvant l’humilité de l’élève devant son instituteur.

— Comme vous y allez !… Pensez-vous donc que ne viennent ici que les gens qui ont fait quelque chose ?… Installez-vous dans ce coin… Ne bougez pas…

Le commissaire Lucas sonna, dit à l’huissier :

— Introduisez M. Kees Van der Donck…

Le soleil était déjà haut dans le ciel. La fenêtre grande ouverte laissait entrer les bruits des quais et comme le reflet de la Seine qui coulait entre ses murs de pierre. Des cars passaient parfois, pleins d’étrangers, et sur les grands boulevards, la veille, le Petit Docteur, plus habitué au calme de Marsilly et de La Rochelle, avait entendu parler toutes, les langues.

— Asseyez-vous, monsieur Van der Donck… Je m’excuse de vous avoir fait attendre et je vous remercie de vous être tenu avec tant d’amabilité à notre disposition…

— C’est une affaire très ennuyeuse… soupira le colosse, dont les yeux, dans un visage rose aux traits épais, étaient étrangement enfantins.

— Je vous comprends… Très ennuyeuse… Je vois, d’après cette fiche, que vous êtes Hollandais…

— D’Amsterdam… Importateur de produits coloniaux, en particulier de produits des Indes néerlandaises.

— Vous êtes à Paris depuis trois jours… Hier au soir, vous avez dîné seul dans un grand restaurant des Champs-Élysées…

— J’ai trop bien dîné, précisa le Hollandais, qui avait dans ses expressions de physionomie une naïveté savoureuse. Tout cela est la faute à la cuisine française et aux vins français… En Hollande, nous ne sommes pas habitués… Après dîner, j’étais très gai et, comme il faisait trop chaud pour aller au théâtre, j’ai voulu visiter Luna-Park… C’est vraiment très excitant… Il y avait beaucoup de jolies petites Parisiennes… Elles s’amusaient… Elles riaient très fort… Je riais aussi…

« C’est comme cela, en riant, devant les balançoires, que j’ai fait la connaissance d’Annette et de Simone… Je ne connais que leurs prénoms… Deux très gentilles demoiselles… Très gaies… Très spirituelles… Nous sommes allés sur toutes les attractions… Nous sommes entrés dans toutes les baraques… Et de temps en temps nous allions au bar pour nous désaltérer…

— Vous êtes allés souvent au bar ? murmura le commissaire, qui était l’homme le plus paisible et le plus souriant de la terre.

— Souvent, oui… Aussi, ce matin, j’ai très mal à la tête… Il ne faut pas faire attention… Comment dites-vous ?… Gueule de… de boa ?

— Gueule de bois, oui…

— Cela veut dire gueule de serpent ?

— Pas tout à fait… Mais continuez…

— La dernière fois que nous sommes allés au bar, j’ai aperçu une jeune personne qui nous regardait et qui avait l’air de vouloir s’amuser aussi… Je suis allé l’inviter, même que j’ai renversé un guéridon en passant, parce que je ne marchais plus très droit…

— Et vous avez continué la fête avec vos trois compagnes ?

— C’est embarrassant à expliquer, monsieur le commissaire… Les deux autres, Annette et Simone, c’était pour rigoler, comme vous dites… Des petites jeunes filles qui habitent chez leurs parents… Tandis que la troisième… Lydia, elle s’appelait… Ce n’était pas une Française… Elle m’a dit qu’elle était danseuse… Moi, je ne sais pas…

— Bref, vers minuit, vous avez confié vos deux premières compagnes au métro et vous êtes resté seul avec Lydia…

— Nous sommes entrés à l’Hôtel Beauséjour, qui était tout près, avenue de la Grande-Armée…

— Une question. Vous êtes descendu au Grand-Hôtel, boulevard des Italiens. Pourquoi n’est-ce pas là que vous avez conduit votre compagne ?

— Oh ! Monsieur le commissaire… Au Grand-Hôtel, je suis un monsieur sérieux et je ne voudrais pas que…

— Continuons… Vous êtes resté environ une heure à l’hôtel… Je suppose que vous avez fait, avant de partir, un cadeau à votre compagne ?

Le Petit Docteur, qui ne quittait pas le Hollandais des yeux, le vit rougir, perdre un instant contenance.

— Je ne me souviens plus… Non, je ne crois pas…

— Et elle n’a pas réclamé ?

— Elle avait bu aussi… Nous avions bu tous les deux avant d’entrer à l’hôtel… Quand je suis parti, j’ai voulu marcher un peu… J’étais déjà tout près de l’Arc de Triomphe quand je me suis aperçu que je n’avais plus mon portefeuille…

— Dans quelle poche le mettez-vous d’habitude ?

— Dans la poche revolver du pantalon… Ici… Tenez ! Le voici…

— Vous êtes donc retourné à l’Hôtel Beauséjour. Vous êtes monté dans la chambre. Lydia était tout habillée…

— Oui… Sur le lit… Ou plutôt en travers… J’ai cru qu’au moment de partir elle s’était endormie… J’ai voulu la secouer… C’est alors que j’ai vu du sang et que j’ai compris qu’elle était morte… Son crâne avait été comme écrasé…

— Vous n’avez pas appelé ?

— Je suis descendu et je suis sorti…

— Pardon… Vous aviez retrouvé votre portefeuille ?

— Par terre, oui… Il était tombé de ma poche… Au coin de l’avenue, j’ai demandé à l’agent où était le poste de police… J’y suis allé… J’ai montré mes papiers au brigadier… Je lui ai annoncé que la demoiselle était morte…

— C’est tout ce que vous savez ?

— C’est bien assez, n’est-ce pas ? J’ai très peur que mon nom paraisse dans les journaux… En Hollande, les gens sont fort sévères sur la question des mœurs… Cela me ferait beaucoup de tort dans mes affaires si on apprenait…

— Vous comptiez rentrer en Hollande prochainement ?

— Dans deux ou trois jours…

— Peut-être devrez-vous attendre un peu plus longtemps… Je vous demanderai de ne pas quitter Paris avant que je vous fasse signe… Vous pouvez disposer, monsieur Van der Donck…

— Mon nom ne sera pas dans les journaux…

— Je n’en vois pas la nécessité quant à présent… Il sonna.

— Joseph ! Reconduisez M. Van der Donck…

« Voilà, docteur, le genre d’affaires qui nous tombent sur le dos l’été… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Le Petit Docteur se grattait la tête, bien embarrassé.

— Vous passez, reprit Lucas, pour avoir un flair exceptionnel et pour suivre des méthodes toutes personnelles. J’ignore quels sont les crimes dont vous avez eu à vous occuper en province. En voici un qui est tout ce qu’il y a de plus classique. Qu’allez-vous faire ? Vous avez entre les mains les mêmes éléments que nous… Pardon ! J’oubliais un document… C’est le passeport de Lydia Nielsen, née en Hongrie, danseuse de cabaret, c’est-à-dire entraîneuse, vingt-deux ans, célibataire, venant de Bruxelles, où elle a fait un assez long séjour dans une boîte qui s’intitule le Pingouin… D’après son passeport, Lydia Nielsen était arrivée hier à Paris, ruais nous ignorons encore dans quel hôtel elle était descendue…

« Je vous donnerai le renseignement dès que je l’aurai, car la Brigade des meublés est en train de montrer sa photographie à tous les tenanciers d’hôtel…

« Quant aux causes de la mort, Lydia Nielsen a été frappée avec une rare violence en plein crâne, et la boîte crânienne a éclaté… Si vous n’êtes pas trop sensible, et comme médecin je suppose que vous ne l’êtes pas, je pourrai vous montrer une photographie où l’on distingue des lambeaux de cervelle sur le papier de tapisserie…

« J’allais encore oublier un détail… Si j’ai demandé à Van der Donck s’il avait fait un cadeau à sa compagne, c’est que, dans le sac de celle-ci, on n’a retrouvé, outre le passeport et de menus objets, qu’un billet de cinquante francs et de la monnaie…

« Je vous laisse travailler, docteur… Venez ici quand il vous plaira Tous mes dossiers sont à votre disposition, et je ne vous cacherai rien des progrès de l’enquête…

Il y avait un peu d’ironie dans les dernières phrases, mais une ironie cordiale, et le Petit Docteur ne pouvait décemment pas s’en froisser.

— À propos… Si je n’étais pas ici lorsque vous viendrez, demandez l’inspecteur Torrence, qui travaille toujours avec moi…

Eh bien ! Quand il se retrouva sur les quais, où la chaleur, à dix heures du matin, était déjà étouffante, le Petit Docteur ne sentait pas son entrain habituel. Cette affaire ne ressemblait pas à celles qu’il avait élucidées jusqu’alors, et peut-être aussi était-il impressionné par l’immensité de Paris qui grouillait autour de lui ?

Qu’est-ce que la police, de son côté, allait tenter ? Car il était évidemment inutile de faire la même chose qu’elle. Examiner avec soin la chambre de l’Hôtel Beauséjour, avant tout. Pour cette tâche, les spécialistes de l’Identité judiciaire valaient mieux que lui.

Questionner le gardien de nuit de l’hôtel et se renseigner sur tous ceux qui y avaient couchée cette nuit-là ? Rechercher la trace de Lydia dès son arrivée à Paris ? Le commissaire l’avait dit.

Ensuite ? Télégraphier à la police néerlandaise pour demander des renseignements sur M. Van der Donck ? Puis à la police belge pour en obtenir sur le séjour de la victime au Pingouin ?…

Il était vraiment découragé. Pour la première fois, il avait le sentiment de sa petitesse au milieu du vaste monde. L’atmosphère de Paris l’écrasait. L’énormité de la tâche qu’exige une enquête banale comme celle-là le faisait douter de ses possibilités, à lui qui n’avait que son cerveau pour lutter.

Il essaya bien d’employer son système habituel, celui qui consistait à établir, avant toute recherche et tout raisonnement, une base simple et nette, un certain nombre de vérités absolues.

— Van der Donck est arrivé à Paris il y a trois jours… Lydia est arrivée le jour même du crime…

S’ils se connaissaient d’avance et s’ils s’étaient donné rendez-vous, auraient-ils choisi un endroit aussi bruyant que Luna-Park et le Hollandais se serait-il trouvé, au moment de la rencontre, en compagnie de deux gamines ?

Lydia avait suivi son compagnon dans le premier hôtel venu. Il l’avait quittée après une heure, ce qui pouvait paraître normal. Et c’était encore normal qu’il fût revenu sur ses pas pour rechercher son portefeuille…

Lydia était-elle déjà morte quand il l’avait quittée la première fois ?

Dans ce cas, serait-il revenu et serait-il allé avertir la police, alors qu’il lui suffisait de disparaître sans rien dire ?

Il ne lui avait pas fait de cadeau… Mais il avait bien spécifié que la jeune danseuse était presque aussi ivre que lui…

Pourquoi Lydia s’était-elle rhabillée, puisqu’on l’avait retrouvée entièrement vêtue ?

Si quelqu’un était entré dans la chambre pour la tuer, quel but poursuivait-il et pourquoi n’avait-il pas emporté le portefeuille qui, tombé sur le plancher, devait être très visible ?

Le Petit Docteur était arrivé sur les grands boulevards et il regarda avec admiration l’immense façade du Grand-Hôtel, hésita, franchit la porte tournante et se trouva dans le hall tout grouillant.

S’adresser au portier ? Pour demander quoi ? Des renseignements sur Van der Donck ? Il aperçut, à gauche du hall, un somptueux bar américain, et cette vue lui donna soif. L’instant d’après, hissé sur un haut tabouret, il commandait un cocktail et s’abîmait dans ses réflexions.

— M. Dollent !… On demande M. Jean Dollent au téléphone…

Un chasseur allait partout, répétant son appel, et le Petit Docteur fut un bon moment sans s’aviser que c’était à lui qu’on en voulait. Comment pouvait-on savoir qu’il était là ?

— Monsieur Dollent… La cabine 7, au sous-sol… à droite…

— Allô !… C’est vous, docteur ?… Ici, Lucas… Je vous demande pardon de vous interrompre dans votre enquête…

Dallent faillit lui répondre par une grossièreté, tant il se sentait mal parti.

— Je voulais vous signaler honnêtement que j’ai dans mon bureau un garçon assez intéressant… La photographie de Lydia avait à peine paru dans les journaux qu’il accourait… Voulez-vous sauter dans un taxi ?…

Cinq minutes plus tard, le Petit Docteur était au quai des Orfèvres. Dans le bureau de Lucas, il trouvait un grand jeune homme maigre, pâle, aux yeux fiévreux, aux doigts crispés…

— Entrez, docteur… Je vous présente René Fabry, employé de banque à Bruxelles… Vingt-deux ans, n’est-ce pas… monsieur Fabry ?

— Vingt et un… Lydia et moi…

Sa lèvre inférieure se soulevait, sa pomme d’Adam bougeait et il avait toutes les peines du monde à retenir ses sanglots.

— Voici… expliquait Lucas pour gagner du temps, M. Fabry était depuis près de deux mois l’amant de Lydia…

— Nous nous aimions ! Rectifia le jeune homme, les prunelles en feu.

— C’est cela ! reprit Lucas sans ironie apparente. Ils s’aimaient. Il paraît que Lydia n’était pas du tout la femme que l’on pourrait croire. C’était une jeune fille trop sérieuse, de bonne famille, qui n’acceptait de danser dans les cabarets que pour gagner sa vie…

— Son père était officier en Hongrie ! Intervint le jeune homme.

— Vous voyez, docteur ! Bien entendu, M. Fabry et Lydia ne vivaient pas ensemble. M. Fabry habite avec ses parents. Mais ils se voyaient fréquemment l’après-midi… Le soir, M. Fabry allait au Pingouin, mais il lui était impossible d’attendre sa compagne jusqu’à quatre heures du matin, à cause de son travail…

— Je savais qu’elle rentrait directement chez elle… Deux fois je l’ai suivie…

— Dites-nous maintenant comment vous avez découvert la disparition de Lydia…

— Je suis allé chez elle hier après-midi… Elle avait un appartement meublé dans le quartier de la Bourse… Sa logeuse m’a dit qu’elle venait de sortir avec une valise et qu’elle avait pris un taxi… La logeuse avait entendu ordonner :

« — À la gare du Midi…

« Or, pour où s’embarquerait-on, à la gare du Midi, si ce n’est pour Paris ?

« J’ai passé des heures atroces. Je n’ai pas dîné. Puis j’ai décidé de partir à mon tour. J’ai laissé un mot à mes parents. J’ai adressé une lettre à la banque, m’excusant de prendre ainsi mes vacances sans avertir… J’ai pris le train de minuit et je suis arrivé ce matin un peu avant sept heures à la Gare du Nord…

Voilant toujours à merveille son ironie, le commissaire dit au Petit Docteur :

— M. Fabry comptait retrouver sa maîtresse à Paris… Il n’avait pas son adresse… Il n’était pas même certain qu’elle y fût…

— Je l’aurais retrouvée ! proclama orgueilleusement le jeune homme. Je suis sûr que, si on ne me l’avait pas tuée…

— Vous n’avez donc jamais entendu parler d’un M. Van der Donck ?

— Jamais.

— Jamais non plus Lydia n’a fait allusion devant vous à un Hollandais ?

— Elle ne s’occupait pas des hommes. Une fois hors du Pingouin, où elle était bien obligée…

— Évidemment ! Évidemment… Et vous affirmez que ce n’était pas la femme à suivre à l’hôtel un homme qu’elle ne connaissait pas…

— Ça, jamais, et je défends… qu’on…

— Calmez-vous… Nous sommes tout disposés à vous croire, le docteur et moi… Étant donné vos relations avec la victime…

— Je l’aurais épousée… Et si mes parents avaient refusé leur consentement…

— Vous prétendez donc que Lydia aurait été victime d’un complot… C’est bien ce que vous m’avez dit tout à l’heure…

— Je répète qu’il n’y a pas d’autre explication possible… Peut-être s’occupait-elle de politique ?… Peut-être d’espionnage ?…

— Vous n’en savez rien ?

Il rougit, vexé de ne pas savoir.

— Non… Lydia était mystérieuse, comme toutes les Hongroises.

— Voulez-vous être assez aimable pour me dire à quel hôtel vous êtes descendu et où je peux vous toucher ?

— Hôtel de Maubeuge, près de la gare… C’est la première fois que je viens à Paris, et…

— Qu’est-ce que vous en pensez, docteur ?

— Et vous ? répliqua l’autre, bougon.

— La même chose que vous, c’est-à-dire rien encore… Avec une pointe de sarcasme, il ajouta :

— Il est vrai que nous, à la PJ, nous ne pensons heureusement pas beaucoup, n’est-ce pas ?… À propos… Nous avons retrouvé le domicile à Paris de notre jeune fille, que René Fabry n’est pas loin de nous représenter comme une ingénue… Elle est descendue à l’Hôtel Cristal, rue Fontaine, un hôtel, soit dit entre nous, qui est surtout fréquenté par des demoiselles de petite vertu, par des entraîneuses et par des messieurs pas très recommandables… Sa chambre a été fouillé… Dans son nécessaire de toilette, on a retrouvé une somme de dix mille francs en billets belges, ce qui semble écarter l’idée qu’elle ait suivi le premier passant venu pour le petit cadeau habituel…

« À part cela, rien d’anormal… Une malle de robes comme celles que portent ces demoiselles… Des tutus… Des fards… Des cartes postales envoyées par des amies de Stamboul, du Caire, de Tunisie, de Venise et de Cannes…

« Enfin, j’ai téléphoné personnellement à Amsterdam, où M. Van der Donck est très honorablement connu… Il est célibataire… Il voyage beaucoup pour ses affaires et pour son plaisir… On ne l’attend pas là-bas avant plusieurs jours, car c’est l’époque de l’année qu’il consacre à une tournée assez importante en Europe…

« C’est tout, docteur… Vous en savez autant que nous… Je voudrais pouvoir en dire autant…

— Qu’est-ce que cela signifie ? Riposta Dollent, les sourcils froncés.

— Que je voudrais être sûr d’en savoir autant que vous… Étant donné vos précédents exploits, il est impossible que vous n’ayez pas encore une opinion et que, de déduction en déduction…

Allons ! Ce n’était pas la peine de se disputer. C’était le souriant commissaire Lucas, fort de toute la machine policière qu’il sentait derrière lui, qui avait raison. Et le Petit Docteur, venu du fond de sa province, avait tort de vouloir lutter de vitesse et d’ingéniosité avec la police officielle.

— Je vous laisse à votre enquête, docteur… Bonne chance…

Dallent était déjà au fond du couloir et il allait s’engager dans l’escalier quand Lucas courut après lui.

— Psssstttt ! Un mot encore… J’allais oublier le plus important…

Il ironisait une fois de plus, c’était flagrant. Il tenait un bout de papier à la main.

— Voici ce qu’on a trouvé dans le sac de notre danseuse… Un bout de menu, comme vous voyez… Derrière, au crayon, un chiffre : 658… C’est tout… Vous avouerez que je ne triche pas avec vous, même par inadvertance…

— Vous pouvez me confier ce papier ?

— Avec le plus grand plaisir…

Une heure plus tard, à cause de ce bout de papier déchiré au bas d’un menu, le Petit Docteur était confortablement installé dans le rapide de Bruxelles, vexé cependant d’avoir dû se payer un pullman parce qu’il n’y avait pas d’autre train à cette heure-là.

— La police, elle, n’a pas besoin de regarder à l’argent, soupirait-il en pensant à ce qu’il venait de payer et à ce qu’il dépenserait dans la capitale belge.

Ce en quoi il se trompait lourdement, ainsi que Lucas n’aurait pas manqué de le lui dire s’il eût été là. Et Lucas aurait sans doute ajouté : « Pensez que mes hommes, quand ils prennent un taxi, sont presque toujours sûrs qu’il ne leur sera pas remboursé ! »

Du moins Dollent avait-il conscience de s’être servi, ne fût-ce qu’un instant, de sa faculté de raisonnement. La preuve, c’est que les autres, ceux de la PJ, n’avaient rien vu d’intéressant dans ce bout de papier.

Les parties imprimées, portant sans doute le nom du restaurant, avaient disparu. C’était un bas de page. On lisait entre autres choses : Mayonnaise de crevettes : huit francs.

Du coup, le Petit Docteur avait sourcillé. Il n’était allé que deux fois en Belgique, mais il se souvenait du goût des gens de ce pays pour la mayonnaise et pour ces plats intitulés mayonnaise de crevettes, mayonnaise de homard, mayonnaise de crabes…

Un saut à Montmartre, avant de prendre le train. Il entre dans un restaurant.

— Dites-moi, maître d’hôtel, y a-t-il des restaurants qui affichent au menu des plats comme celui-ci : mayonnaise de crevettes…

Le plus drôle, c’est qu’il tombait sur un maître d’hôtel bruxellois et que celui-ci lui lançait avec un savoureux accent :

— C’est belge, ça, n’est-ce pas !…

Quant au numéro… Le Petit Docteur n’aurait pas volontiers expliqué à Lucas le processus de sa pensée… Celui-ci lui rappelait un voyage à Rome… Il occupait, à l’Hôtel Excelsior, la chambre 432… Le préposé à l’ascenseur lui avait expliqué que les centaines, dans les palaces, représentent l’étage… Ainsi toutes les chambres du premier ont des numéros commençant par cent… Au second, deux cents… Et ainsi de suite…

Lors de ce voyage-là, Dollent avait rencontré dans une boîte de nuit une charmante danseuse — elle n’était pas Hongroise mais Grecque — et il l’avait suppliée de venir passer la nuit avec lui.

— Nous ne pouvons pas sortir avant la fermeture… lui avait-elle répondu. Attendez-moi… Buvons quelque chose…

En deux heures, il en avait eu pour sept ou huit cents lires de souper au champagne. Et il n’était que trois heures du matin !

— À quelle heure a lieu la fermeture ?

— Pas avant cinq heures… Six heures et plus s’il reste du monde…

Il n’était pas assez riche pour demeurer si longtemps, au train où allaient les dépenses.

— Promettez-moi de venir me retrouver… avait-il insisté avec espoir, car la petite Grecque paraissait la sincérité même.

— Où ?

— Hôtel Excelsior…

— Inscrivez le numéro de votre chambre…

Quelle nuit ! Jusqu’à sept heures du matin, il avait attendu, en pyjama de soie, tournant en rond dans la chambre, voyant naître peu à peu le jour, monter le soleil au-dessus des toits.

La petite Grecque n’était jamais venue !

— Dites-moi, garçon…

Le garçon du pullman venait de servir le thé.

— Combien y a-t-il à Bruxelles de grands hôtels comportant au moins six étages…

— Il y a le Métropole…

— Je connais…

— Puis le Palace, près de la gare du Nord… L’Astoria… Le…

Il notait au vol. Il arriva à huit hôtels. Mais l’instant d’après il n’y en avait plus que sept, car le garçon revenait sur ses pas pour annoncer qu’il s’était trompé et qu’un de ces hôtels n’avait que cinq étages.

Que pouvait bien faire le commissaire Lucas pendant ce temps-là ? Et quelle tête ferait-il si, le lendemain, le Petit Docteur revenait avec…

Il en était tout fiévreux ! Revenir, par ce même train mœlleux, avec la solution du problème, débarquer à la Gare du Nord, sauter dans un taxi, lancer négligemment à Lucas :

— C’est fait…

— Qu’est-ce qui est fait ?

— Tout… Voilà la solution de cette affaire…

Les yeux mi-clos, le Petit Docteur rêvait, un léger sourire sur les lèvres, tandis que défilaient les premières maisons de Schaerbeek.

II

Où certain jeune amoureux perdrait sans doute ses illusions en écoutant aux portes et où le Petit Docteur décide de se montrer beau joueur

— Dites-moi, portier… Je suis à la recherche d’un de mes bons amis, et je crois qu’il est descendu chez vous… Il habite, si je ne me trompe, l’appartement 658…

C’était au Métropole, le troisième hôtel que visitait Dollent cet après-midi-là. Il lui sembla que le portier avait un air plus malicieux qu’il n’était nécessaire et qu’il regardait quelque chose derrière lui. Au même moment, le Petit Docteur recevait une tape sur l’épaule et, bien qu’il eût la conscience assez tranquille, il tressaillit, fut désagréablement surpris, assez pour se rendre compte de l’impression que devait produire un tel geste sur un criminel.

Une voix joyeuse, à l’accent bruxellois très prononcé, grasseyait cependant :

— Je parie que c’est vous le docteur, n’est-ce pas ? Un bonhomme gras et court sur pattes, au teint fleuri, à la bouche en cœur, adressait un clin d’œil au portier :

— Merci, Jefke… Je vais m’en occuper…

Puis, continuant à tapoter l’épaule de Dollent :

— J’ai pensé, comme ça, que vous perdriez votre temps à interroger Jefke et tous les autres. Ces gens-là, c’est assez bavard… Alors, si vous voulez venir une fois avec moi boire un demi sans faux col…

— Je vous demande pardon, mais…

— Pardon ! C’est bête, mais j’oubliais de me présenter ! Inspecteur Snoek, de la Sûreté belge… Mon vieux camarade Lucas m’a passé un coup de téléphone — dites donc, heureusement que je ne l’ai pas reçu sur la tête, n’est-ce pas ? — pour me dire que vous alliez sûrement arriver et pour que je vous facilite…

Il entraînait le Petit Docteur à la terrasse d’un vaste café voisin de l’hôtel et commandait au garçon :

— Deux « formidables » !

L’instant d’après, on leur rapportait des verres qui devaient contenir chacun un litre de bière.

— Maintenant, si vous voulez me poser des questions…

L’inspecteur Snoek tirait un gros calepin de sa poche et le posait sur le guéridon de marbre, prêt à puiser dans ce calepin, eût-on dit, tous les renseignements imaginables.

— Qui occupait l’appartement 658 à l’Hôtel Métropole ?

— Vous ne le savez vraiment pas ? Alors, vous êtes un gros malin et je me demande comment vous êtes arrivé là ! C’est Kees Van der Donck, tiens !… Même qu’il a cet appartement pour ainsi dire à l’année… Le sixième étage du Métropole est plus ou moins réservé aux bons clients, à des banquiers, des gens de Bourse, des diamantaires, des industriels qui viennent à Bruxelles à jour fixe et qui aiment avoir leurs habitudes… On s’arrange pour que leur chambre soit libre quand ils arrivent… Il y en a même qui laissent des bagages toute l’année. Si vous allez faire un tour là-haut, vous verrez des malles tout le long du couloir…

— Van der Donck avait ses malles ?

— Deux grosses malles où il trouvait, quand il arrivait d’Amsterdam avec seulement sa petite serviette de cuir à la main, tout ce dont il avait besoin, des vêtements et du linge… Ils sont un certain nombre comme ça qui font le lundi la Bourse de Bruxelles, le mercredi celle de Londres, le vendredi celle de Cologne ou de Düsseldorf… À votre santé !…

Et le Petit Docteur constatait que les yeux de son interlocuteur à la familiarité bruyante étaient pleins de malice.

— Qu’est-ce que vous voulez encore savoir ?

Lydia Nielsen a-t-elle rendu visite au Hollandais dans son appartement du Métropole ?

Du coup, il reçut encore une tape, mais cette fois sur le ventre.

— Vous n’êtes pas bête, vous, vous savez, pour un amateur !… Seulement ça n’est pas possible, pour une fois, de vous répondre… Vu que presque toutes les nuits elle était à traîner dans l’hôtel comme une souris…

— Vous avez interrogé les gens du Pingouin ?

— Comme vous dites !… À votre santé !… Il paraît qu’il n’y en avait pas deux comme Lydia Nielsen pour dénicher les bonnes affaires… Vous comprenez ce que je veux dire ?… En dedans, froide comme un poisson dans un frigidaire… Mais en dehors, allumeuse comme pas une, à mettre le feu à un régiment de pompiers… Elle tenait les pauvres types en haleine jusqu’à des quatre ou cinq heures du matin et ils retrouvaient toujours sous la table deux fois plus de bouteilles de champagne qu’ils n’en avaient bu… Après, s’ils en valaient la peine, elle allait les retrouver à leur hôtel… Tantôt le Palace… Tantôt le Métropole… Les portiers de nuit avaient l’habitude de la voir arriver, encore en robe de soirée, au petit jour… Elle leur adressait un clin d’œil et se précipitait dans l’ascenseur…

— La nuit du 6 ? Questionna encore le Petit Docteur.

— Il y avait déjà plusieurs jours que Van der Donck était à Bruxelles… L’après-midi, il a reçu des messieurs dans son appartement… Le soir, il est rentré de bonne heure, vers onze heures, et il a annoncé qu’il partirait au premier train du matin… Il a réglé sa note avant de monter se coucher…

— Et ses deux grosses malles ?

— Il n’en a pas parlé… Le portier de nuit, que j’ai questionné, croit se souvenir que Lydia est venue cette nuit-là, mais il ne pourrait pas le jurer… Il ne se rappelle pas non plus avoir vu partir le Hollandais… Ça n’a rien d’extraordinaire, étant donné que c’était l’heure où il a l’habitude d’aller dans un petit cagibi réchauffer son café… C’est tout ce que vous voulez savoir, docteur ?

Et Dollent, voyant luire plus que jamais les petits yeux de son compagnon, pensa : « Toi, mon vieux, avec tes airs innocents, tu te demandes si je vais ou non te poser certaine question… Voyons ! Est-ce celle-ci que tu attends ? »

Il dit à voix haute :

— Les deux malles sont toujours dans le couloir ?

— Une seule…

— Comment l’autre est-elle partie ?

— Garçon ! Vous donnerez d’autres « formidables » ! Comment l’autre est partie ? Eh bien ! Elle est partie par le train… Quand il est arrivé à la gare, vers six heures du matin, Kees Van der Donck a téléphoné au Métropole…

« — Vous enverrez la plus grande des deux malles à Paris ! Qu’il a dit.

« — À quel hôtel ? a demandé le portier.

« — En consigne à la Gare du Nord… Quant au bulletin, vous me l’enverrez poste restante…

« — Quel bureau ?

« — Bureau… Bureau 42…

« Maintenant, je crois bien que vous en savez autant que moi ! Vous avez quand même de la chance, n’est-ce pas, d’être le chouchou du commissaire Lucas !… Ici, en Belgique, si vous essayiez de faire comme ça votre petite enquête, je crois que les chefs vous enverraient pour une fois balader sur la Verte-Allée…

À neuf heures du soir, déjà, le Petit Docteur était à la gare du Midi et cherchait un coin dans le train de Paris. Pouvait-il prétendre que Lucas n’avait pas été chic ?

En apparence, il lui avait facilité sa tâche, puisqu’il avait envoyé au-devant de lui un policier belge qui lui avait donné tous les renseignements désirables.

Mais n’était-ce pas le traiter avec trop de condescendance, comme un enfant ? Déjà on fermait les portières. Un marchand de journaux courait le long du quai.

— Demandez Paris-Soir… L’Intran… Le Soir… La Dernière Heure…

Il prit toute la poignée, au hasard, et quelques minutes plus tard, comme on traversait la banlieue bruxelloise, il s’installait dans le wagon-restaurant et, en attendant le premier service, déployait le premier journal venu.

« L’affaire de Luna-Park.

« Un rebondissement inattendu.

« Un jeune Belge tire à bout portant sur le Hollandais Van der Donck.

— Nos lecteurs n’ont pas oublié l’étrange affaire de Luna-Park, que nous avons relatée dans nos précédentes éditions. Or, cet après-midi, vers trois heures, la mort de Lydia Nielsen a entraîné un nouveau drame, qui a eu pour théâtre le bar du Grand-Hôtel, boulevard des Italiens. »

Ce bar auquel, le matin même, le Petit Docteur était accoudé ! On lui servit le classique consommé madrilène, auquel il ne toucha pas.

« Un jeune homme venait de demander M. Van der Donck, et le portier crut bien faire en annonçant au visiteur que le Hollandais se trouvait probablement au bar.

« Ce qui rend la suite de cette affaire plus extraordinaire„c’est qu’il y avait à ce moment, dans le hall de l’hôtel, un inspecteur de police, l’inspecteur Torrence, chargé de surveiller discrètement Kees Van der Donck…

« Il suivit le jeune homme des yeux… Il le vit parler au barman… Puis il le vit apostropher le Hollandais, qui consommait depuis un certain temps et qui, d’après le barman, commençait à être ivre.

« Que se dirent les deux hommes ? On en est réduit aux conjectures. Toujours est-il que, l’instant d’après, le jeune homme, d’un geste vif, tirait un revolver de sa poche et faisait feu par deux fois, essayait de tirer encore mais, par bonheur, n’y arrivait pas, son automatique s’étant enrayé…

« Tandis que la victime se courbait sur le bar, atteinte dans le flanc droit par une des deux balles, l’assassin, qui est d’origine belge, se laissait arrêter sans résistance.

« À l’heure où nous mettons sous presse, l’état de l’homme d’affaires néerlandais est des plus satisfaisants, la balle n’ayant atteint aucun organe essentiel. »

— Vous dites, monsieur ?

Le Petit Docteur, surpris, leva les yeux.

— J’ai dit quelque chose ?

Et le maître d’hôtel du wagon-restaurant de retenir un sourire en s’excusant :

— Je vous demande pardon… J’avais cru que vous me parliez…

Qu’avait-il pu dire à voix haute, sans s’en apercevoir ? Il pensait, farouchement, dans le vain espoir de réunir toutes ces données, qui ne lui paraissaient pas coller ensemble.

Pourquoi Van der Donck, qui semblait très bien connaître Lydia, même au sens biblique du mot, feignait-il, à Paris, de la traiter comme une bonne fortune de rencontre ?

Pourquoi l’emmenait-il dans un hôtel de troisième ordre alors qu’à Bruxelles il n’hésitait pas à la recevoir dans sa chambre du Métropole, où il était cependant plus connu qu’en France ?

Pourquoi la jeune Hongroise, habituée à un certain luxe, suivait-elle son compagnon dans une chambre d’Hôtel Beauséjour où ne fréquentent que des péripatéticiennes de seconde zone ?

Pourquoi ?…

Il dévidait toujours, le front plissé, son chapelet de pourquoi, quand il descendit du train à la Gare du Nord. Il était une heure du matin. Le vaste hall était presque vide. Le Petit Docteur avait la tête lourde, et, mécontent de lui, il allait se précipiter vers son hôtel des environs de la gare d’Orsay pour se coucher.

— Alors ?

Il tressaillit. Il avait reconnu cette voix cordiale, à peine railleuse.

— Vous avez fait bon voyage ? Vous rapportez des tas de renseignements précieux ?

C’était le commissaire Lucas, qui lui prenait amicalement le bras et l’entraînait vers la sortie.

— Vous ne m’en voulez pas ?… Je me doutais que vous iriez à Bruxelles et j’ai voulu vous faciliter la tâche… En outre, c’est vous qui m’avez demandé, n’est-ce pas ? Pour étudier les méthodes de la police officielle…

« Eh bien ! Vous avez pu remarquer qu’il n’y a pas de méthode… Nous nous méfions, nous, des raisonnements et des théories… Patiemment, en bons fonctionnaires que nous sommes, nous réunissons, par les moyens ordinaires, le maximum de renseignements…

« Et il est bien rare si, parmi ces renseignements, il n’y en a pas un qui nous mette sur la piste… Un demi ?

— Merci ! Surtout pas de bière…

Il avait encore l’estomac gonflé des « formidables » de l’inspecteur Snoek.

— Je voulais vous mettre au courant de ce qui s’est passé en votre absence…

— J’ai lu les journaux ! Riposta, grognon, le Petit Docteur.

— Vous en savez donc à peu près autant que nous… J’ai essayé de faire subir au jeune René Fabry un premier interrogatoire, mais je n’ai rien pu en tirer… Ce jeune homme est têtu comme une mule… Il a décidé de ne parler qu’en présence de son avocat… En attendant, il est au Dépôt…

— Et Van der Donck ?

— À l’Hôpital Beaujon… je l’ai vu… Il ne comprend rien au geste de l’énergumène, comme il dit…

— Vous lui avez demandé quelles paroles René Fabry lui avait adressées avant de tirer ?

— Bien entendu… Et savez-vous ce qu’il m’a répondu ?

« — Cela vous apprendra à voler l’honneur des jeunes filles.

« Prenons quand même quelque chose, voulez-vous ? Si vous ne voulez pas de bière…

Et ils s’attablèrent à une terrasse. La nuit était tiède. Des couples passaient lentement dans l’ombre. Des taxis maraudaient. Des cars bondés d’étrangers montaient vers Montmartre.

Après une première fine à l’eau, le Petit Docteur en commanda une seconde et commença de se sentir mieux. Il lui semblait qu’il percevait avec plus d’acuité la vie qui l’entourait, la vie d’une grande ville de quatre millions d’habitants sans compter ceux qui, comme Lydia, comme Van der Donck, comme René Fabry, viennent des quatre coins du monde y régler leurs petites affaires.

Lydia était Hongroise…

Van der Donck était Hollandais…

Le jeune Fabry était employé de banque à Bruxelles… Et c’est à Paris que tous trois échouaient, c’est à Paris que, comme par hasard, se dénouait le drame qui avait commencé Dieu sait où, peut-être au Métropole de la place de Brouckère, peut-être au Pingouin…

— Garçon ! Une fine à l’eau…

Lucas lui jeta un petit coup d’œil en coin, mais le docteur n’y prit garde.

— Ce que je voudrais savoir… commença-t-il soudain, après avoir avalé la moitié de sa troisième fine.

Mais il se tut. Il haussa les épaules. Est-ce que son compagnon lui disait tout ce qu’il avait au fond de son sac ?

— Qu’est-ce que vous voudriez savoir ?

— Rien… Ou plutôt… L’Hôpital Beaujon est celui qui se trouve rue du Faubourg-Saint-Honoré, n’est-ce pas ?

Lucas fronçait les sourcils. Il aurait voulu savoir, lui, ce que le Petit Docteur avait derrière la tête.

— Eh bien ! Je vais me coucher…

— Moi aussi…

Ils trichaient tous les deux. La preuve qu’ils trichaient, c’est que le Petit Docteur prit un taxi et commanda à voix haute :

— Quai d’Orsay !… Au coin de la rue de Beaune… Lucas prit un autre taxi.

— Suivez la voiture qui est devant vous…

Place de l’Opéra, Jean Dollent ouvrit la glace qui le séparait du chauffeur.

— Hôpital Beaujon… En vitesse !…

Quand il y arriva, le faubourg Saint-Honoré était sombre et désert. Il sonna. La lourde porte s’ouvrit et le concierge le dévisagea.

— Je suis médecin… Je désire voir un de vos malades de toute urgence… Voulez-vous appeler l’interne de garde ?…

— Un instant… Si vous voulez attendre par ici…

Cela lui rappelait son internat à Bordeaux et il retrouvait les odeurs familières, les mêmes silhouettes blanches d’infirmières qui passaient sans bruit dans les couloirs.

Un jeune médecin en blouse blanche s’approchait enfin de lui.

— C’est vous qui voulez me parler ?

— Docteur Dollent… Je désirerais dire quelques mots à l’un de vos malades… Kees Van der Donck… Son état n’étant pas grave, je suppose…

— Vous tombez mal, mon cher confrère… Le Hollandais a été installé dans une chambre à part… Il y a des ordres pour qu’il ne puisse recevoir personne… J’ajouterai que la police doit avoir de bonnes raisons pour cela, puisqu’el a installé un inspecteur dans le couloir…

Depuis quelques instants, Dollent voyait le regard de son interlocuteur fixer quelque chose derrière lui et se retourna Lucas était là, placide et souriant.

— Vous auriez dû me dire tout à l’heure que vous désiriez un entretien avec Van der Donck… C’est moi qui ai donné des ordres pour que personne ne le dérange… Mais si vous y tenez…

Il montra sa carte à l’interne, qui ne put que s’incliner.

— Par ici…

Des couloirs. Des escaliers. Des lampes en veilleuse. Des infirmières encore et, tout au fond d’un couloir plus long que les autres, un homme assez jeune, le chapeau sur la tête, assis sur une chaise et fumant une courte pipe.

— Alors, Torrence ?

— Rien, patron…

— Tu as la clé ?

L’inspecteur la tira de sa poche et la tendit à son chef. Lucas ouvrit.

— Passez, docteur…

Dollent ne fit pas plus d’un pas dans la pièce. La fenêtre en était ouverte et il était en plein courant d’air. Non seulement le lit était vide, mais les draps ne s’y trouvaient plus. Attachés au pied d’une armoire, ils pendaient, noués les uns aux autres dans le vide extérieur.

— Désolant ! soupira le commissaire Lucas. C’est une histoire vraiment désagréable… De quoi vais-je avoir l’air demain, quand les gens apprendront que Kees Van der Donck, quoique blessé, a tenu à s’en aller par la fenêtre ?… Dites donc, Torrence… Vous n’avez rien entendu ?

— Rien, patron…

— Vous ne vous êtes pas absenté ?… Vous n’avez pas fait la cour aux infirmières ?…

— Je le jure, patron…

— Dans ce cas, vous êtes quand même fautif…

— Vous auriez dû prendre la précaution élémentaire de ne pas laisser ses vêtements dans sa chambre…

— Mais vous ne m’aviez pas dit…

— Avec vous autres, il faudrait tout dire, tout prévoir… Vous n’avez qu’à connaître votre métier, sacrebleu !… Vous pouvez aller vous coucher… Je ne crois pas indispensable de garder une chambre vide…

Cette fois, le Petit Docteur et Lucas se séparèrent au coin du quai d’Orsay et de la rue de Beaune, et Dollent alla réellement se coucher.

III

Où le Petit Docteur joue le tout pour le tout et risque bel et bien une condamnation pour faux, usage de faux, détournement de documents, vol et recel… sans compter une condamnation plus grave encore

Qui donc a dit que, sans la vanité, qui est le plus grand ressort de l’humanité et qui inspire les héroïsmes, l’homme en serait encore à l’âge des cavernes ?

Le Petit Docteur s’était levé à six heures du matin, selon son habitude. Autant dire qu’il était presque seul danse les rues de Paris, avec les boueux.

Mais il était bien décidé à ne pas se laisser humilier par le commissaire Lucas et à prouver que ce flair dont on commençait à parler en province ne s’émoussait pas au contact de la capitale.

Deux heures durant, il erra le long des quais et on eût pu croire qu’il n’était sensible qu’au spectacle des péniches glissant au fil de l’eau. En réalité, il pensait : « Pourvu qu’il y ait des lettres pour moi au premier courrier ! »

Puis il chercha une pharmacie ouverte et, pour en trouver une, il alla jusqu’à la rue Montmartre, ce qui lui donna le plaisir de traverser les Halles. Les deux petites fioles qu’il se procura étonnèrent un peu l’aide-pharmacien, surtout quand il demanda, en outre, un pinceau comme ceux dont on se sert pour les badigeonnages de gorge.

— Courrier pour moi ? s’enquit-il, à huit heures tapant, à la direction de son modeste hôtel.

— Trois lettres, monsieur le docteur…

Il grimpa dans sa chambre. Il ne se donna pas la peine d’ouvrir les lettres mais, par contre, il trempa son pinceau dans chacune des fioles, le passa deux fois sur les mots « Jean Dollent » et ces mots s’effacèrent comme par enchantement.

Après quoi il écrivit lentement, la langue entre les lèvres :

Kees Van der Donck…

Il était sous pression. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’il pénétrait en coup de vent au bureau de poste 42 et s’arrêtait devant le guichet de la poste restante.

— Vous avez quelque chose pour moi ?

— Quel nom ?…

— Kees Van der Donck…

— Vous avez des papiers d’identité ?…

— Je les ai laissés à l’hôtel…

— Dans ce cas… À moins que vous ayez sur vous deux enveloppes avec le cachet de la poste…

Il les montra, reçut pour sa récompense une belle lettre à en-tête de l’Hôtel Métropole au nom de Van der Donck.

— Il y a quatre-vingts centimes de taxe… Plus dix sous de poste restante…

Tant pis pour Lucas ! Tant pis pour la police officielle ! Qui est-ce qui, le premier, avait nargué l’autre ?

Moins de dix minutes plus tard, un taxi le déposait à la Gare du Nord, où il se précipitait à la consigne en brandissant le récépissé d’expédition qu’il avait trouvé dans l’enveloppe…

— Je viens chercher ma malle…

On examina le récépissé. On le tourna et retourna sur toutes ses faces, et déjà le Petit Docteur commençait à trembler.

— Voyez à la douane…

Il dut courir encore, comme les enfants qui jouent aux quatre coins, renvoyé d’un hall à un autre, et enfin un employé lui montra une immense malle-cabine dressée dans un coin. Un douanier attendait.

— Vous avez les clés ?

Zut ! Il n’avait pas pensé aux clés !

Et… Et soudain, une idée lui traversait l’esprit… L’homme qui avait téléphoné à l’Hôtel Métropole pour faire expédier la malle n’avait pas pensé aux clés non plus…

Du coup, ses derniers scrupules s’évanouirent…

— J’ai, en effet, perdu les clés de cette malle…

— Vous pourriez appeler un serrurier…

— Ce n’est pas la peine… La malle est vieille… Je suis sûr qu’avec une paire de pinces on pourra couper la serrure et…

— Vous avez des pinces ? Laissa tomber le douanier.

Il n’en avait pas sur lui, évidemment ! Et il se mit à galoper dans les locaux de la gare à la recherche d’une paire de pinces coupantes.

C’était comme quand, en rêve, on se croit poursuivi et qu’on a les jambes qui mollissent au point qu’on ne peut plus mettre un pied devant l’autre…

Est-ce que Lucas et ses hommes…

Sans cesse il regardait vers la rue. Sa poitrine se serrait. Il avait des pinces. Il venait de donner vingt francs à un homme de peine pour les lui emprunter…

Il accourait…

— Voilà… Il n’y a qu’à forcer sur la serrure…

« Tant pis pour vous ! » eut l’air de dire le douanier.

Le métal se déchira… Il ne restait plus qu’à ouvrir la malle, qui, comme toutes les malles-cabines, se tenait debout…

— Voilà ! Triompha-t-il. Vous pouvez regarder, monsieur le douanier…

Quant à lui, il recula de deux pas. Il était pâle. Ses doigts étaient agités d’un tremblement. L’angoisse… S’il s’était trompé ?… S’il avait commis tous ces délits pour…

— Dites donc !…

Le douanier reniflait, furieux.

— Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ?… Il me semble… Au même moment, il écartait les deux côtés de la malle et un cadavre lui tombait dans les bras.

— Attention ! Ne le laissez pas échapper… C’est un assassin…

Le Petit Docteur n’essayait pas de s’enfuir, mais les gens, autour de lui, ne pouvaient croire qu’il se laisserait appréhender aussi facilement. Peut-être le supposait-on armé ? En tout cas, grâce à la panique, il aurait pu s’enfuir dix fois s’il l’avait voulu.

— Appelez la police… Téléphonez au…

Il s’était assis sur une caisse et il avait allumé une cigarette. Ce qui étonnait le plus ceux qui le regardaient avec horreur, c’était encore le sourire de contentement qui flottait sur les lèvres.

Qu’on le conduise d’abord au commissariat spécial de la gare…

Là, on le fit attendre un bon quart d’heure, gardé par deux agents qui étaient prêts à lui taper sur la figure au moindre geste équivoque.

Et il souriait toujours !

— Allô !… La Police judiciaire ?… Nous venons d’arrêter un nommé Van der Donck, qui tentait de retirer une malle à la consigne… Or, cette malle… Vous dites ?… Bien… Entendu, chef…

Deux cents, trois cents personnes dehors ? Il y avait même un photographe de journal qui attendait à la gare l’embarquement d’une vedette de cinéma et qui, profitant de l’aubaine, mitraillait à bout portant le Petit Docteur.

— Passez-lui les menottes… Faites avancer un taxi… Vous le conduirez directement à la PJ…

N’était-ce pas amusant de traverser ainsi Paris, menottes aux poings, entre deux agents qui lui entraient leur ceinturon dans les côtes ? Et de franchir la grande porte de pierre du Quai des Orfèvres…

— Par ici… Tranquille, hein !… Sinon…

Encore une chance que personne n’eût jugé nécessaire de le passer à tabac !

— Pour qui est-ce ? demanda l’huissier en jaugeant le prisonnier.

— Commissaire Lucas…

— Je vais le prévenir…

Ouf ! Il allait être tranquille ! On retirerait ces menottes qui lui meurtrissaient les poignets ! Il allait surtout triompher !

— Le commissaire vous fait dire de le mettre, en attendant, dans la cellule № 2… Il le verra tout à l’heure…

— Pardon… voulut protester Dollent. Dites au commissaire que…

— Ouste !… Par ici…

Et on l’enferma dans une cellule qui avait un mètre de large sur deux de profondeur et qui ne prenait le jour que par un guichet.

Pendant une heure, il ragea. Ensuite il fut abattu. Enfin, il reprit son calme et il commença à répéter ce qu’il dirait tout à l’heure.

— Évidemment, monsieur le commissaire, vous avez eu la possibilité, vous, de remuer ciel et terre, d’envoyer des agents dans tous les hôtels de Paris, de faire interroger des centaines de personnes et d’obtenir en très peu de temps, sur un simple coup de téléphone, tous les renseignements que vous vouliez de la Sûreté belge…

« Moi, simple amateur…

« Voulez-vous que je vous dise, mon cher commissaire, pour autant que vous me permettiez de vous appeler ainsi, ce qui m’a le plus frappé dans l’histoire que vous a racontée Van der Donck ?

« C’est que Lydia Nielsen était tout habillée quand il l’a retrouvée morte…

« Il n’était parti, lui, que depuis quelques minutes, puisqu’il n’avait fait que remonter l’avenue jusqu’à l’Etoile, où il s’était aperçu de la disparition de son portefeuille…

« Or la femme qu’il retrouvait morte était tout habillée, les bas bien tirés, et, si elle n’avait plus son chapeau sur la tête, c’est que le coup qu’on y avait assené l’avait fait glisser…

« Pour autant que je connaisse ce genre de femmes, j’aurais cru que Lydia passerait le reste de la nuit dans la chambre…

« J’ai voulu vous demander alors si le lit était vraiment défait, si on y retrouvait la forme de deux corps, mais je ne l’ai pas fait pour ne pas vous mettre la puce à l’oreille…

Un agent montait la garde derrière le guichet, mais Dollent n’en avait cure, et, comme certains prévenus préparent leur défense, il préparait, lui, sa triomphante explication.

— Van der Donck ne s’attendait pas à rencontrer Lydia Nielsen et celle-ci n’était pas à Paris par hasard…

On aurait dit qu’il attendait une objection, mais il n’y avait personne dans son cachot.

— Dès ce moment, j’ai pensé qu’ils n’étaient pas allés à l’Hôtel Beauséjour pour ce qu’ils paraissaient chercher, mais uniquement pour régler en paix leurs comptes… Lydia ne s’est pas dévêtue… Le Hollandais pas davantage… Après quelques minutes de conversation, il a dû frapper, peut-être avec un des chandeliers, peut-être avec un des chenets qu’il y avait dans la pièce…

« Puis, sagement, il a attendu, pour ne pas donner l’éveil au gardien de nuit en restant trop peu de temps…

« Il est parti… Il se croyait tranquille… Il remontait, en effet, vers les Champs-Élysées à pied… Personne ne le soupçonnait de ce crime…

« … Quand, soudain, il s’aperçoit qu’il a laissé dans la chambre son portefeuille !… Celui-ci a dû glisser de sa poche alors qu’il faisait un effort…

« Le laisser là ?… C’est se condamner… Aller le reprendre et repartir ?… C’est plus dangereux encore, car qui sait si l’alerte n’a pas été donnée ?…

« Il vaut mieux, puisqu’il a les apparences d’un honnête homme, et même d’un naïf, jouer les naïfs jusqu’au bout, rentrer dans la chambre, avertir la police, se donner pour un de ces infortunés étrangers pour qui le « Gai Paris » se transforme en source d’ennuis de toutes sortes…

« Mais pourquoi, me direz-vous, assassiner Lydia Nielsen ? Il eut une crampe à l’estomac, une crampe de faim, mais il n’y fit pas attention et il continua son soliloque :

— Je vous répondrai : Parce que Lydia Nielsen savait…

« — Que savait Lydia ?

« — Je l’ignorais, monsieur le commissaire, et c’est pour le découvrir que je suis allé à Bruxelles, où j’ai été assez ironiquement reçu par votre ami, l’inspecteur Snoek, qui, entre parenthèses, ferait bien d’être ici pour m’offrir un de ces « formidables » que je n’ai pas assez appréciés…

La clé tourna dans la serrure. La porte s’ouvrit. L’agent se contenta de grommeler :

— Venez !…

IV

Qui se termine, comme certaines courses de Longchamp ou d’Auteuil, à une demi-tête

— Comment !… C’est vous ?… Gardes !… Retirez les menottes à M. le docteur Dallent…

— Ça va ! grogna celui-ci. Comme si vous ne saviez pas que c’était moi qui étais dans votre cagibi № 2…

Lucas attendit que les gardes fussent sortis.

— J’avoue ! dit-il.

— Dans ce cas, vous feriez bien de me faire monter un verre de bière et un sandwich…

Et, méfiant, comme Lucas téléphonait :

— Vous ne l’avez pas retrouvé, hein ?

— Qui ?

— L’assassin de Van der Donck…

— Retrouvé ?… Pourquoi ?… Nous ne l’avons jamais perdu…

— Mais la nuit dernière, à l’hôpital…

— J’espérais bien qu’il ficherait le camp par la fenêtre… Entrez !… Posez le plateau ici… Merci…

Il y avait quatre demis à la mousse crémeuse et deux épais sandwiches au jambon, dans l’un desquels le Petit Docteur se mit à mordre.

— Quant à vos méthodes, mon cher docteur, si elles donnent des résultats dont j’admire la rapidité, je suis obligé de vous dire qu’elles nous coûteraient cher au cas où nous voudrions les employer… Faux… Usage de faux… Détournement de correspondance… Vol qualifié d’une malle… Et enfin, si on veut pousser les choses jusqu’au bout, tentative de vol et recel de cadavre… Avec ça !…

— N’empêche que je vous ai mis entre les mains, dans les vingt-quatre heures, le cadavre de Van der Donck… Je veux parler du vrai Van der Donck…

— C’est exact… Et peut-être ne l’aurions-nous retrouvé que dans deux ou trois jours… Par contre, nous avons sous les verrous le faux Van der Donck…

Au fond, ils avaient de l’admiration l’un pour l’autre, mais ils croyaient nécessaire de prendre des airs bourrus.

— De quoi êtes-vous parti, docteur ? De raisonnements ! Par exemple, c’est un raisonnement dont j’admire fort la subtilité qui vous a conduit à la chambre 658 du Métropole… Nous, nous y sommes arrivés autrement… J’ai demandé à la police de Bruxelles de me retrouver la trace de Van der Donck…

— Avec les moyens dont vous disposez !

— Le coup de feu de cet idiot d’amoureux transi, je parle de René Fabry, a failli nous entraîner sur une fausse piste… N’empêche que je faisais surveiller notre Hollandais… Et que je me suis dit : « Toi, si tu as quelque chose sur la conscience, tu ne resteras pas longtemps à l’hôpital… »

« Ce qui est arrivé… Un de mes hommes l’attendait dans le jardin de Beaujon… Il l’a suivi jusqu’au Havre, où il ne lui a mis la main au collet que quelques minutes avant le départ du courrier d’Amérique du Sud…

« Maintenant, ce que je me demande, c’est comment, avec le peu que vous saviez, vous, docteur…

Le Petit Docteur s’essuya la bouche, car il venait de dévorer les deux sandwiches et de boire deux des demis. Il louchait vers le troisième, non encore entamé.

— Moi, déclara-t-il, je me mets dans la peau des gens… Et si j’étais M. Van der Donck…

— J’écoute !

— Si j’avais mon appartement retenu pour ainsi dire à l’année dans plusieurs capitales, je ne téléphonerais pas de la gare du Midi, à six heures du matin, pour demander à un portier de faire suivre une malle à Paris… Surtout à la consigne !… Surtout en donnant, pour le reçu, une adresse à la poste restante…

— Pourquoi ne buvez-vous pas ?

— Je croyais que c’était pour vous…

— Mais non ! Trois demis pour vous et un pour moi…

— À votre santé !… Le faux Van der Donck est sans doute un aventurier connu…

— C’est le récidiviste hollandais Peter Krull.

— Bon ! Il descend au Métropole… Il sait que son compatriote s’y trouve et qu’il a toujours de fortes sommes sur lui… La nuit, il pénètre dans son appartement et l’assassine… Au moment où il va faire disparaître le corps dans une des malles qui se trouvent dans le couloir, Lydia Nielsen, sur qui il n’a pas compté et qu’il ne connaît pas, surgit…

« Voilà la paille, celle qui empêche toujours ce qu’on appelle les beaux crimes, la faute grâce à laquelle la justice finit invariablement par triompher… Peter Krull, comme vous l’appelez, n’a pas soupçonné que son compatriote a donné rendez-vous cette nuit-là à une danseuse de cabaret…

« Pour la faire taire, il lui remet dix mille francs… Elle s’en va… Il quitte l’hôtel à son tour sans être vu du portier de nuit…

« Mais il pense que la malle ne tardera pas à dégager une odeur révélatrice… Il téléphone… Il la fait envoyer à Paris, dans une consigne de gare où elle pourra rester des semaines sans qu’on songe à l’examiner.

« Il se rend lui-même à Paris, descend au Grand-Hôtel, fait la bombe à sa manière…

« Jusqu’au moment où il se trouve face à face avec Lydia Nielsen… Celle-ci, à la réflexion, a-t-elle jugé que dix mille francs n’étaient pas assez pour payer son silence ? D’après ce que nous savons d’elle, c’est probable. Elle venait faire chanter Krull… Sans doute comptait-elle le retrouver la nuit dans quelque cabaret de Montmartre… Au lieu de cela, elle le rencontre plus tôt qu’elle ne pensait…

« Du coup… Il congédie ses deux petites amies… Sous prétexte de régler leurs comptes, il entraîne Lydia dans un hôtel proche… Il la tue…

« Et la fatalité s’acharne sur cet assassin hollandais… Il laisse son portefeuille dans la chambre !… Il revient…

— Dites donc, docteur !

— Quoi ?

— Savez-vous que vous êtes très fort ?… Savez-vous que vous avez reconstitué les faits avec une exactitude presque rigoureuse ?

— C’est naturel… Du moment qu’on prend un raisonnement par un bout et qu’on se met dans la peau de…

— À propos de peau, vous vous êtes tellement mis dans la peau de l’assassin que c’est à vous qu’on a passé les menottes et que c’est vous qui avez vécu quelques heures dans la cellule 2 !…

— Grâce à vos…

— Parce que, je l’avoue, je ne voulais pas vous voir triompher… J’attendais des nouvelles de mon agent qui était derrière le faux Van der Donck… Je voulais vous éblouir…

— Moi aussi…

— Vous avez trouvé la malle… Je l’aurais sans doute trouvée dans quelques jours…

— Moi, je serais sûrement arrivé jusqu’au Havre…

— Mais le bateau aurait été parti…

Le Petit Docteur murmura rêveusement :

— Peut-être !…

Il réfléchissait. Il avait le front barré d’une ride, comme au plus fort d’une enquête. Mais la question à laquelle il essayait de répondre, cette fois, était celle-ci : « Qui, de la PJ ou de moi, a obtenu les résultats les plus importants ? »

Il voulait répondre en toute honnêteté. Il fronçait les sourcils. Il en oubliait son interlocuteur.

Et celui-ci concluait avec bonhomie :

— Allons ! Vous êtes un as, docteur ! La prochaine fois, c’est moi qui irai prendre une leçon en Charente… Promettez-moi de me faire signe à la première affaire… Et, en attendant, si nous nous offrions un de ces repas qui comptent dans la vie d’un gourmet ?…

Il n’y avait que René Fabry à rester en prison. Il y resta trois mois, en attendant son tour de passer aux Assises.

Où il fut acquitté.

Tandis que le faux Van der Donck, Peter Krull, disait aux policiers français qui le conduisaient à la frontière où l’attendait l’inspecteur Snoek :

— Je m’en f…, comme on dit chez vous ! En Belgique, la peine de mort n’existe pas… Et, comme mon premier crime a été commis en Belgique, vous avez du temps à attendre avant que je revienne en France répondre du second…

Il avait toujours, avec sa grosse gueule mal dessinée et ses petits yeux bleus, l’air du meilleur garçon du monde !

Загрузка...