— Dix gouttes trois fois par jour, vous entendez ? hurlait le Petit Docteur à sa dernière cliente de ce jour-là.
Et celle-ci, la mère Tatin, hochait doucement la tête en souriant à la façon des sourds. Qu’avait-elle compris ? Peu importait, puisqu’il s’agissait d’un médicament sans danger.
Comme il en avait l’habitude, Jean Dollent ouvrit à sa malade la petite porte donnant directement sur la route. Comme d’habitude aussi, il alla entrouvrir l’autre porte, celle de la salle d’attente, pour s’assurer qu’il n’y avait plus personne. La salle d’attente était sombre. Il ne distingua pas très bien, tout d’abord, la jeune fille qui se levait et entrait délibérément dans son cabinet.
Lorsqu’il la vit en pleine lumière, le corps net dans un tailleur de grande classe, il ne put s’empêcher de froncer les sourcils, car c’était la première fois que son modeste cabinet de campagne recevait la visite et d’une aussi jolie fille, et d’une personne si élégante.
— Je vous prie d’excuser le désordre… balbutia-t-il. J’ai eu une vingtaine de malades cet après-midi et…
S’il avait seulement pu passer une blouse et se donner un coup de peigne !
L’inconnue, cependant, s’asseyait sur le bras d’un fauteuil dont le siège était encombré. Elle tirait une cigarette d’un étui marqué à son chiffre, l’allumait avec un briquet d’or et commençait :
— Votre remplaçant est libre pour le moment ?… C’est le docteur Magné, n’est-ce pas ?… Je me suis renseignée avant de venir… Je sais que, lorsqu’une enquête vous occupe, vous lui confiez votre clientèle… Or, je voudrais vous emmener dès ce soir…
Dire qu’il était étonné serait ridiculement faible. Ébahi est encore trop mou. Il écarquillait littéralement les yeux en regardant cette demoiselle qui n’avait pas vingt-quatre ans et qui disposait de lui avec une assurance désinvolte.
— Excusez-moi, mademoiselle… Je suis médecin et non détective… Il se peut qu’il me soit arrivé, par hasard…
— Et si le hasard vous donnait une fois de plus l’occasion d’exercer vos talents ? Je suppose que vous avez entendu parler du mystérieux mort de Dion ?
C’était un village, à quarante kilomètres de Marsilly, à trois ou quatre kilomètres de Rochefort. Le Petit Docteur passionné comme il l’était d’histoires criminelles, n’avait pas eu le temps de lire les journaux pendant les derniers jours.
— Je vous demande pardon, mais je ne suis pas au courant…
— Dans ce cas, je vais vous raconter ce qui est arrivé à Dion et, quand vous m’aurez entendue, vous me suivrez, Laissez-moi tout d’abord vous remettre ces deux billets de mille francs à titre de provision… Je suis allée aujourd’hui exprès à Niort où j’ai vendu une bague pour me procurer cet argent… Je tiens à ce que ce soit pour moi, et pour moi seule, que vous fassiez cette enquête…
« Pauvre type ! Ne put s’empêcher de penser le Petit Docteur en essayant d’imaginer l’homme qui épouserait un jour cette jeune fille. En voilà un qui n’aura pas grand-chose à dire chez lui ! »
Mais, quelques instants plus tard, il ne pensait plus qu’à l’histoire qu’on lui narrait sobrement, avec une simplicité et une netteté qui se rencontrent rarement dans les rapports de police.
Le temps passait, Anna entrouvrit la porte, demanda, avec un coup d’œil curieux à la jeune fille qui était maintenant assise sur le bord du bureau et qui fumait cigarette sur cigarette :
— Pour quelle heure, le dîner ?
Le regard de Dollent rencontra celui de sa visiteuse. Il aurait bien voulu ne pas céder, ne fût-ce que pour la faire un peu enrager. Mais il ne put s’empêcher de répondre :
— Je ne dînerai pas à la maison… Je ne rentrerai pas coucher non plus…
Peu après, la jeune fille remontait dans une luxueuse voiture qu’elle pilotait elle-même, tandis que le Petit Docteur, après s’être changé, mettait en marche Ferblantine.
C’était Cogniot, plus connu à Dion sous le nom de Cogniot le Bègue, qui avait découvert le corps. Il y avait déjà de cela six jours. On était en avril, le premier mardi d’avril. À six heures et demie du matin, Cogniot, les sabots aux pieds, la pipe aux dents, était entré dans le potager, poussant une brouette qu’il venait de prendre à la remise. Le temps était clair et frais.
Le potager était vaste, aussi minutieusement entretenu qu’un jardin public. Un mur blanc l’entourait de trois côtés, couvert d’espaliers. Le quatrième côté était limité par la maison des patrons, qu’on avait pris l’habitude dans le pays, à cause de son importance, d’appeler le château.
Depuis une quinzaine d’années, le château avait été acheté par des gens extrêmement riches, les Vauquelin-Radot, qui l’habitaient la plus grande partie de l’année.
Cogniot était leur jardinier. Sa femme travaillait comme basse-courière. Il y avait en outre quatre domestiques : un homme, qui servait de maître d’hôtel et de valet de chambre, une cuisinière et deux femmes de chambre.
— Tout cela pour trois maîtres seulement ! Soupirait Cogniot en hochant la tête.
À six heures et demie, il était tranquille, ne pensant qu’au fumier qu’il allait étaler sur les plates-bandes. Une minute plus tard, il courait vers le château en appelant au secours, ce qui, avec son bégaiement, faisait un effet assez drôle.
Cogniot venait de découvrir, dans les salades fraîchement repiquées le long des murs, le cadavre d’un homme qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vu, qui ne ressemblait à rien de ce qu’on était habitué à rencontrer dans le pays.
Non seulement l’homme était mort, mais il y avait non loin de lui un grand couteau couvert de sang et, Dieu sait comment, du sang avait giclé sur le mur blanchi à la chaux.
Tout cela, le Petit Docteur, qui roulait sur la route de Rochefort, le savait par la jeune fille, Martine Vauquelin-Radot, nièce de Robert Vauquelin-Radot, le propriétaire du château de Dion.
Le garde champêtre était venu, puis le maire, puis la police de Rochefort, et enfin le Parquet. Toute une journée durant, on avait piétiné les plates-bandes du pauvre Cogniot, qui n’avait jamais tant bégayé de sa vie, car il avait dû recommencer au moins vingt fois son récit.
— J’avançais, comme ça, avec ma brouette et ma pipe, et je pensais que ce serait une année à limaces quand…
On avait photographié le cadavre sur toutes ses faces. On avait publié ses photos dans les journaux, ainsi que son signalement minutieux. Personne ne l’avait vu. Personne ne le connaissait. C’était à croire qu’il était tombé du ciel pour mourir, d’un coup de couteau en plein cœur, dans ce paisible potager.
La mort, affirmait le médecin, remontait à la veille au soir, vers neuf heures.
Le spécialiste de l’Identité judiciaire qui avait examiné le couteau était encore plus catégorique : il n’y avait pas une seule empreinte digitale sur le manche, qui était en bois, et par conséquent susceptible de garder de belles empreintes.
Or, le mort n’était pas ganté.
— Il n’y a pourtant que le suicide de plausible ! disait M. Vauquelin-Radot. Je ne vois pas qui serait venu tuer un homme dans mon potager…
— Expliquez-vous davantage qu’un homme que personne ne connaît soit venu spécialement ici pour s’y suicider d’un coup de couteau, ce qui exige un sang-froid particulier et ce qui est pratiquement impossible, sans laisser d’empreintes ?
Mais il y avait, dans cette affaire, des détails encore plus extravagants.
Le mort d’abord, sa personnalité tout au moins apparente, puisque personne ne l’avait vu vivant. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Il était très maigre, mal portant, le corps usé par les excès, les privations et l’alcool, disait avec quelque emphase le médecin légiste de Rochefort, qui était père de huit enfants et président d’une société de tempérance.
Il portait très longs, « à l’artiste », ses cheveux argentés et il avait une barbiche taillée en pointe sous laquelle il arborait une lavallière noire à la façon des anciens peintres de Montmartre.
Sur la Butte, entre le Sacré-Cœur et la rue Lepic, il n’aurait pas été remarqué… Mais à Dion !… Fallait-il croire que c’était réellement un vieux peintre nécessiteux, ou un photographe bohème, ou encore quelque miteux chanteur de cabaret ?
La même question revenait toujours, quelle que fût l’hypothèse envisagée : « Qu’était-il venu faire à Dion ?… Et pourquoi avait-il enjambé un mur, assez bas il est vrai, et non couvert de tessons de bouteilles, pour pénétrer dans le potager de M. Vauquelin-Radot ? »
Enfin, comment était-il venu là sans un centime en poche ? Car les poches de son complet, très usé et luisant, étaient rigoureusement vides. Ni tabac, ni cigarettes, ni porte-monnaie, ni aucun de ces menus objets que les plus déshérités des hommes portent sur eux. Pas un mouchoir !
Une seule chose : un portefeuille qu’il avait dû traîner avec lui pendant des années, car l’objet n’avait plus de forme. Et ce portefeuille, jadis gonflé sans doute de papiers de toutes sortes, ne contenait qu’une seule et unique feuille.
Quelle importance lui attribuer ? Fallait-il croire, comme le juge d’instruction, que ce papier était le pivot de toute l’affaire ?
C’était un message, constitué avec des lettres découpées dans un journal et collées les unes à côté des autres :
Lundi neuf heures, où vous savez. Discrétion et mystère.
Ces derniers mots surtout ne suggéraient-ils pas l’idée de mystification, ou de l’œuvre d’un gamin trop romanesque ? Hélas ! L’homme était précisément mort le lundi à neuf heures du soir !
Était-ce à l’aide de ce message qu’on lui avait donné rendez-vous, qu’on l’avait attiré à Dion, dans le potager du château ?
Personne ne l’avait vu traverser le village. Pourtant, le temps était beau et, malgré l’obscurité, certains prenaient le frais, assez tard, sur le pas de leur porte.
On n’avait pas retrouvé de vélo. L’inconnu n’avait pas pris l’autobus.
L’enquête, à tout prendre, n’avait pas été plus mal menée qu’une autre. C’est ainsi que les vêtements avaient été examinés avec un grand soin. Or, les marques en étaient enlevées et il ne restait plus d’indication visible dans les chaussures éculées qui devaient prendre l’eau.
Un inspecteur avait questionné les employés de la gare de Rochefort. L’un d’eux se souvenait vaguement d’avoir vu un voyageur, répondant au signalement donné, descendre le lundi, à cinq heures de l’après-midi, du train de Bordeaux. Le voyageur lui avait remis un billet simple de troisième classe Bordeaux-Rochefort.
Et le Petit Docteur classait machinalement dans une case de sa mémoire : « Un billet simple ! Donc, l’homme ne comptait pas retourner à Bordeaux, en tout cas pas à bref délai… »
C’était tout. Dans le domaine positif, du moins. Mais c’est alors que le drame commençait. Le front de Martine était devenu plus dur, ses narines avaient laissé échapper une bouffée de fumée. Après un court silence, elle avait laissé tomber :
— Cet homme, docteur, j’ai la conviction que c’est mon père, Marcel Vauquelin-Radot… Et, si je ne suis pas encore capable d’accuser, je soupçonne mon oncle Robert de l’avoir attiré chez lui pour l’assassiner… Voilà pourquoi je veux…
Elle avait dit je veux sans hésitation.
— … je veux que vous fassiez une enquête personnelle, pour mon compte, en dehors de l’enquête officielle qui est trop influencée par mon oncle… Mon oncle est riche… Il est devenu, après son mariage, un des gros administrateurs de la Compagnie de Suez… Son nom et ses titres impressionnent les fonctionnaires et jusqu’aux magistrats… Il écrit des livres d’histoire et il espère entrer un jour à l’Institut…
Contrairement à sa première idée, le Petit Docteur n’alla pas à Dion ce soir-là. Il était trop tard. Il avait faim. Il commença par dîner confortablement au buffet de la gare de Rochefort, puis, ayant retenu une chambre à l’hôtel, il fit ce qui lui était arrivé si souvent au cours de ses enquêtes : il entra dans des bistrots, avec une volonté ferme de se priver de boissons alcooliques, mais avec une force de caractère beaucoup moins grande.
— Dites donc, garçon… Vous étiez de service lundi dernier ?
— Oui, monsieur… Vous allez me demander si je n’ai pas vu un type portant une lavallière… C’est la troisième fois qu’on me pose la question cette semaine…
Un peu vexant… Mais enfin ! Il ne se découragea pas… Au sixième débit, tenu par une brave femme bavarde, il obtint un résultat.
— Je vois ce que vous voulez dire… Un artiste, n’est-ce pas ? J’ai été bien retournée quand j’ai vu son portrait sur le journal… Et j’ai dit à Ernest, le livreur de limonade qui est venu mercredi, qu’on aurait dit que le pauvre homme se doutait de ce qui l’attendait…
— Il était triste, inquiet ?
— Je ne peux pas préciser… Non ! Mais il avait de drôles de petits yeux… Il buvait comme quelqu’un qui veut chasser ses soucis…
— Il a bu beaucoup ?
— Trois cognacs doubles… Tenez ! Voici les verres… Il les vidait d’un trait, puis il regardait par terre et il lui arrivait de murmurer des mots à mi-voix… Je n’ai malheureusement pas compris ce qu’il disait…
— Quelle heure était-il ?
— Quand il est parti ? Exactement sept heures dix. Je m’en souviens parce qu’il a regardé l’horloge et qu’il s’est écrié :
« — Il est temps ! Si je veux arriver à neuf heures…
« C’est tout ce que je sais… Je croyais que la police viendrait m’interroger plus tôt… Car vous êtes de la police, n’est-ce pas ?… Oh ! J’ai toujours été bien avec elle… Je ne fais rien de mal… Je…
Le lendemain, à sept heures du matin, le Petit Docteur arrêtait Ferblantine devant l’unique auberge de Dion, en face de l’église, à l’enseigne des Deux-Marronniers.
Si on lui avait demandé ce qu’il comptait faire, il eût été bien en peine de répondre, car il n’en avait pas la moindre idée.
Il y avait maintenant sept jours que les événements s’étaient produits. On était à nouveau mardi… Le corps de l’inconnu, après avoir subi les dernières injures de l’autopsie, avait été enterré au cimetière de Rochefort sans que personne prît la peine de suivre le convoi et sa tombe ne portait qu’un numéro d’ordre.
Les vêtements, la feuille de papier aux lettres découpées devaient se trouver au greffe du tribunal.
Que restait-il qui pût servir de base à des recherches ? Une grosse maison bourgeoise dont il apercevait la grille, avant le premier tournant, une maison spacieuse, aux hautes fenêtres, au perron de cinq marches, précédée d’un petit parc très propre ; à gauche, la maisonnette du jardinier. Le potager était derrière, ainsi qu’un second jardin planté de fleurs, et on comprenait que les gens du pays pussent appeler cette propriété le château.
— Je ne serais pas fâché de casser la croûte ! dit le Petit Docteur au tenancier de l’auberge. Un morceau de saucisson, du pain bis et une chopine de blanc, par exemple…
— Je vais voir si le charcutier est ouvert pour le saucisson… Cela ne vous fait rien qu’il y ait de l’ail ?
Bah ! Il y avait des chances pour qu’il ne rencontrât pas la jeune fille de la veille, et il mangea du saucisson à l’ail tandis que la petite place, ombragée non par deux, mais par six marronniers, vivait sa claire et naïve existence matinale.
Soudain, alors que depuis quelques instants il écoutait des voix sans y prendre garde, il tressaillit, car un bégaiement le frappait. C’était à la porte du boulanger, voisin de l’auberge. L’homme qui bégayait, et qui n’était autre que Cogniot, était furieux, comme si le mauvais sort l’eût pris personnellement pour cible.
— C’est pas possible que ça dure ! grommelait-il, non sans de multiples répétitions de syllabes. Parce que, si c’est pour se moquer de moi, je ne mettrai plus les pieds dans leur maudit jardin… C’était bien déjà assez d’y trouver un homme qui avait passé… Jeudi, toute la journée, je cherche mon décamètre, vu que j’en avais besoin pour rectifier les allées… Je savais exactement où je l’avais laissé… Je vais dans la cabane, je glisse ma main sur la planche : pas de décamètre… Le soir, j’avance dans le second jardin pour faire des semis et je manque de trébucher… Sur quoi ?… Sur mon décamètre qui était tout déployé !… Je vais pour le ramasser en me demandant quel malotru l’avait pris sans ma permission… Et, au bout du décamètre, pour un peu, je tombais dans un trou de près d’un mètre, juste au pied d’un figuier…
« Je me fâche… Je cours dans la maison et je demande qui a pris le décamètre et qui a creusé le trou… Personne ne sait… Ils ont tous, et leur maître d’hôtel aussi, des airs innocents…
« Alors, ce matin…
Il était indigné. Il en perdait le souffle, et un bègue indigné à en perdre le souffle !…
— Donne-moi un coup de blanc, tiens, Eugène !… Ce matin, je vais jusqu’au ruisseau pour voir si le cresson a poussé… C’est un coin où on ne va pas tous les jours, tout au fond de la propriété… Qu’est-ce que je trouve ?… Les fiches qui me servent pour les cordeaux plantées en file indienne à un mètre les unes des autres… Tenez, un peu comme font ces terrassiers quand ils tracent une tranchée…
« Une fois de plus, je cours au château… Je les engueule. Je dis que, si je ne suis plus maître du jardin et si on y tripote sans ma permission, je donne ma démission…
« Et tous prennent un air encore plus bête que la veille, Auguste, le maître d’hôtel, me jure que personne n’a mis les pieds au fond du jardin…
« Je voudrais quand même bien savoir ce que signifient ces manigances et si ça va continuer…
— Pardon… fit la voix nette du docteur.
On le regarda. On commençait à avoir l’habitude des policiers dans le village et on dut le prendre pour l’un d’eux.
— Est-ce que, depuis lundi dernier, vous étiez retourné dans les deux endroits que vous venez d’indiquer ? Réfléchissez bien…
— Pour ce qui est du ruisseau, j’en suis sûr… Je n’ai pas travaillé de ce côté-là de toute la semaine… Quant au figuier… Je suis peut-être bien passé, mais plus au large…
— Si bien que le trou pouvait être creusé depuis lundi soir ?… Et le décamètre en place ?… À plus forte raison les fiches plantées près du ruisseau…
— Vous prétendez que ce serait le mort ?…
Et Cogniot, qui n’aimait visiblement pas les cadavres, fit la grimace, remua les épaules comme quelqu’un en proie à un malaise physique…
— S’il avait pu trépasser ailleurs, celui-là… Quand je pense… Juste l’endroit où je venais de repiquer mes salades…
Il se retourna. On entendait les pas d’un cheval. Le Petit Docteur crut un instant que c’était un gendarme qui faisait sa tournée, mais il vit la gêne du jardinier qui fonça vers la boulangerie et entra dans la boutique. L’instant d’après, un cavalier apparaissait, un homme de cinquante-cinq à soixante ans, grand, maigre, très vieille France, très noblesse de province.
Il passa, en saluant vaguement de la main le groupe d’où le jardinier avait disparu, et ce geste de la main était celui d’un véritable seigneur passant au milieu de ses manants.
— Vauquelin-Radot ? Questionna Jean Dollent.
— Vous ne le connaissez pas ? Il fait ses dix kilomètres à cheval presque chaque matin. Parfois la demoiselle l’accompagne. Ils ont deux chevaux, de belles bêtes…
— Qui les soigne ? C’est Cogniot ?
— Non… Il ne s’y entend pas assez… C’est un retraité de la cavalerie, un ancien adjudant, le père Martin, qui habite le haut de la rue et qui va chaque matin et chaque soir à l’écurie…
— Et l’écurie se trouve ?…
— Un peu plus haut que la maison… Vous ne la voyez pas à cause du tournant… Un petit bâtiment sans étage qui donne directement sur la rue et, derrière, dans une cour…
Cogniot montrait la tête.
— Il faudra quand même que je lui demande tout à l’heure, au patron, si c’est lui qui s’amuse à creuser des trous et à chiper mes cordeaux… Parfaitement, que je lui en parlerai… Et net, encore !… Je dirai : « Monsieur… monsieur, voilà quinze ans que… »
Le Petit Docteur n’écoutait plus. Certes, il avait entendu parler de terribles drames de famille. Il avait connu, dans son secteur de Marsilly, des haines féroces alimentées par de mesquines questions d’intérêt — parfois un vulgaire mur mitoyen ou le curage d’un fossé !
Mais comment penser que cet homme riche et distingué, futur membre de l’Institut, qui venait de passer à cheval pour sa promenade quotidienne, eût froidement attiré son frère dans un guet-apens par un procédé si vulgaire qu’il en était enfantin, avec des mots ridicules et même grossiers découpés dans de vieux journaux ?…
Et cet assassinat à coups de couteau, d’un gros couteau commun !… Le manche essuyé… Le cadavre abandonné dans la plate-bande et le sang sur le mur blanc…
Le village était frais et pimpant comme un jouet. Il n’y manquait même pas le bruit allègre du marteau sur l’enclume du forgeron, ni la chaude odeur du pain frais qui s’échappait de la boutique du boulanger…
Le château était l’image d’une maison heureuse, d’un luxe simple et discret. L’homme qui vivait là, et qui était assez riche pour mener ailleurs une existence tapageuse, avait le sens des joies sereines et profondes, de l’ordre et du bon goût.
Alors, ces histoires de fiches, de trou au pied du figuier et de décamètre déployé dans le jardin ?…
Enfin, comment l’autre homme, que nul n’avait reconnu et qui venait Dieu sait d’où, aurait-il pu être Marcel Vauquelin-Radot, puisque, officiellement, celui-ci était mort depuis cinq ans ?
Avec sa netteté ahurissante, Martine avait dit tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle pensait.
— Ils n’étaient que deux frères, mon père Marcel et mon oncle Robert… Mon père, paraît-il, a gaspillé sa part de fortune… Quand je suis née et que ma mère est morte en couches, il a décidé d’aller se refaire une vie aux colonies et il m’a confiée à mon oncle…
— Qui était encore riche ?
— D’autant plus riche qu’il venait d’épouser une jeune fille dont le père possédait un gros paquet d’actions de Suez… Je vous avoue tout de suite que je n’ai pas connu mon père… Je n’ai vu de lui qu’un portrait quand il était enfant, avec son frère… J’ai été élevée par mon oncle et ma tante… J’étais déjà grande quand on m’a expliqué en grand mystère que mon père n’était pas tout à fait un homme honorable… qu’il avait fait des bêtises, même en Afrique où il s’était réfugié… qu’à Dakar, enfin, il n’avait eu que le choix entre la prison et l’asile d’aliénés… À force de boire, sa raison s’était-elle vraiment dérangée ?…
« C’est ce que l’on m’a affirmé… Puis il y a eu, voilà cinq ans, ce terrible accident dont vous avez sûrement entendu parler… L’asile de Dakar a flambé… Tous les pensionnaires, sauf deux ou trois — et mon père n’était pas de ceux-ci ! — brûlés vifs… J’ai porté le deuil…
« Et maintenant…
Était-ce l’éducation de son oncle, véritable quintessence de grand bourgeois, qui avait donné à cette jeune fille un pareil sang-froid ? Elle regardait les choses en face, comme aujourd’hui elle regardait le Petit Docteur.
— On a essayé de me cacher le cadavre du potager… J’ai néanmoins pu m’approcher… Mon oncle m’a lancé un méchant regard… En apercevant le visage, j’ai eu comme un choc… Je ne prétends pas que j’aie entendu la voix du sang, car je suis une jeune fille d’aujourd’hui et je crois à peu de choses…
« Ensuite j’ai réfléchi… Il y encore un détail qui m’a frappée… Voilà huit jours que ma tante est soi-disant malade et qu’elle ne quitte pas son appartement… Cela l’a prise juste le dimanche, la veille de l’arrivée de l’inconnu…
« Si mon oncle prévoyait quelque chose, il a pu…
N’était-ce pas effrayant de l’entendre énoncer avec calme d’aussi monstrueuse accusations ?…
— Vous prétendez que votre oncle aurait rendu sa femme malade d’une façon ou d’une autre ?
— Ou qu’il aurait obtenu d’elle qu’elle feignit une maladie…
— Quel genre de femme est votre tante ?
— Molle… Toujours triste, sans raison… Toujours préoccupée de ses médicaments et plongée dans ses livres de médecine… Elle prétend qu’elle est atteinte d’un cancer et qu’elle ne vivra pas vieille… Les radiographies sont toutes négatives, mais elle accuse les médecins de s’entendre pour la tromper… Vous ferez une enquête, pour moi, parce qu’il faut que je sache…
Assis devant un guéridon peint en vert, à la terrasse de la petite auberge, face à l’église et aux six marronniers dont les bourgeons éclataient en vert tendre, le Petit Docteur se demandait maintenant si…
N’avouait-elle pas que son père n’avait jamais rien fait de bon, était ce qu’on appelle une tête brûlée, et avait fini par être interné à l’asile d’aliénés de Dakar ?
S’il était fou, n’était-il pas possible que sa fille…
Et, dans ce cas-là, si elle était folle à quelque degré que, ce fût, ne jouait-il pas un rôle odieux ? Car il était là, en somme, à suspecter un homme d’avoir assassiné son frère dans les conditions les plus ignobles qui fussent.
Que répondrait-il à cet homme si celui-ci lui jetait à la face : « Vous n’avez pas honte, vous médecin, d’accepter deux mille francs de la première jeune fille venue, que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam, pour une pareille besogne ? »
Car c’était la vérité. Plus exactement, il avait voulu rendre à sa visiteuse les deux billets de mille francs que celle-ci avait posés sur le bureau. Puis, à l’instant de son départ, pris par ce qu’elle venait de lui dire, il n’y avait plus pensé. C’était Anna qui les avait trouvés au moment où le Petit Docteur allait partir à son tour, et Anna elle-même avait quelque mépris dans la voix en prononçant :
— Je vois qu’en effet le nouveau métier de Monsieur rapporte… Il en aurait fallu des visites à vingt francs pour…
Sa décision était prise. Il n’avait pas promis de faire son enquête de telle ou telle manière. Eh bien ! Tout à l’heure, quand il verrait repasser le cavalier, il sonnerait à la grille du château. Il demanderait à voir Robert Vauquelin-Radot. Il se présenterait. Il lui dirait…
La vérité, parbleu ! Sauf, bien entendu, qu’il ne parlerait pas de la démarche de la jeune fille.
La sonnerie du téléphone retentit dans le bistrot. Le patron fut longtemps avant de comprendre. À la fin, il vint sur la terrasse, étonné.
— On vous demande à l’appareil…
— Moi ? C’est impossible…
— Il n’y a que vous à la terrasse, n’est-ce pas ?… On m’a dit : Appelez au téléphone le monsieur qui est à la terrasse…
Il se précipita.
— Allô !
— C’est vous, docteur ?… Je vous ai aperçu de ma chambre… Oui !… C’est moi qui suis allée chez vous, hier… Écoutez ! Je crois qu’il se doute de quelque chose… Quand je suis rentrée, il s’est tout de suite aperçu de la disparition de ma bague… J’ai prétendu que je l’avais perdue… Alors, il a eu une idée dont je ne l’aurais pas cru capable… Il est allé vérifier au compteur de l’auto le nombre de kilomètres que j’avais faits… Il est rentré la mine sévère… Il m’a ordonné d’aller me coucher… Puis il a ajouté que, tant que cette histoire ne serait pas terminée… le mot histoire est de lui… il me priait… (et quand il prie !…) il me priait, dis-je, de ne pas quitter la maison…
— Je vous remercie…
— Qu’est-ce que vous comptez faire ? S’il soupçonne que nous nous connaissons, je me demande de quoi il est capable… Je commence à avoir peur… Écoutez, docteur…
Le Petit Docteur fronça les sourcils, devinant la suite.
— Peut-être serait-il plus prudent de renoncer… ou de remettre à plus tard ce… cette…
Éternelle contradiction humaine ! Alors qu’un instant plus tôt Dollent se demandait dans quel guêpier il s’était fourré et n’aspirait qu’à s’en tirer, il suffisait maintenant qu’on l’en priât pour faire naître en lui la volonté de rester !
— Vous êtes là ?… Vous avez entendu ?…
— Oui…
— Et vous décidez ?…
La communication fut coupée net. Est-ce que quelqu’un était entré dans la pièce ? Était-ce la tante toujours malade ? Ou le cavalier rentré au château par un autre chemin ?
— Je crois que je déjeunerai chez vous, patron… Qu’est-ce que vous aurez de bon ?…
— Nous, vous savez… À part un fricandeau à l’oseille… Des sardines comme hors-d’œuvre, si vous voulez… C’est tout ce que je peux vous offrir… Vous feriez mieux de pousser jusqu’à Rochefort…
Mais ici encore il s’obstina. Et, à onze heures, il sonnait à la grille du château…
Certes, il était arrivé à Jean Dollent de fréquenter cette grosse bourgeoisie provinciale souvent plus inaccessible que la noblesse d’autrefois. Pourquoi, dès lors, la maison des Vauquelin-Radot et les Vauquelin eux-mêmes l’impressionnaient-ils ?
Quand il sonna à la grille, il dut attendre longtemps et c’est en vain qu’il épia les rideaux de la façade : aucun ne bougeait. Martine n’était-elle donc plus aux aguets ?
Enfin la porte s’ouvrit. Le maître d’hôtel descendit avec majesté les marches du perron, traversa le court espace de gravier qui le séparait de la grille et fronça les sourcils.
— Vous désirez ? Questionna-t-il avec un regard qui semblait vouloir faire l’inventaire complet du Petit Docteur et de ses vêtements.
— Parler à M. Vauquelin-Radot…
— Je regrette, mais à cette heure-ci Monsieur ne reçoit pas. Monsieur travaille. Si vous voulez me laisser votre carte, il est probable que Monsieur vous convoquera…
— Je désirerais que vous lui passiez ma carte dès maintenant et je pense qu’il me recevra…
Le maître d’hôtel entrouvrit la grille, permit même, à regret, à cet intrus de pénétrer dans le hall, où régnait une douce pénombre. Puis il frappa discrètement à une porte de chêne sculpté, disparut dans une pièce, revint un peu plus tard, l’œil malicieux.
— Je vous avais prévenu. Monsieur regrette, mais il ne peut vous recevoir…
— Un instant… Voulez-vous me rendre ma carte ?…
Et, sous son nom, il écrivit : « qui a connu Marcel Vauquelin-Radot à Dakar. » Tant pis ! Peut-être n’aurait-il pas fait cela sans l’insolence du larbin, sans cette atmosphère de solennité qui régnait dans la maison et qui l’écrasait. Il se piquait au jeu.
— Reportez-lui cette carte et vous verrez que…
« Comme vous voudrez ! Sembla dire le maître d’hôtel. Tant pis pour vous !… »
Et ce fut en effet tant pis pour le Petit Docteur qui se jeta étourdiment dans la plus vilaine impasse où il se fût jamais débattu. Le début, pourtant, fut encourageant, et il crut marquer un point.
— Si vous voulez me suivre…
La porte ouverte découvrit une immense bibliothèque dont les hautes fenêtres donnaient sur le jardin. Robert Vauquelin-Radot, que le Petit Docteur avait vu le matin en tenue de cheval, était maintenant en robe de chambre de soie noire, assis devant un grand bureau, le dos à une cheminée où flambaient des bûches.
C’en était irritant… C’était trop parfait… Que des gens, à une époque aussi agitée, puissent encore vivre comme aux plus paisibles années de jadis… Le cheval du matin…Le domestique en gilet rayé… Cette cheminée monumentale et ces milliers de livres aux belles reliures… Ce jardin bien entretenu qu’on apercevait, et jusqu’aux cheveux soigneusement lissés, d’un argent somptueux, du maître de maison, jusqu’à sa robe de chambre trop riche…
Vauquelin-Radot ne se levait pas pour le recevoir. Il le regardait de loin s’avancer sur un immense tapis de la Savonnerie et il était d’un calme absolu. C’est à peine si une main soignée désigna au visiteur une chaise en face du bureau.
— Quel âge avez-vous, docteur ?
Dollent était venu pour questionner et non pour être interrogé. Aussi perdit-il quelque peu contenance.
— Trente ans…
— Vous avez fait votre médecine en France ?
— À la Faculté de Bordeaux…
— Il y a donc environ cinq ans que vous avez quitté cette ville ?… Dès lors…
Il jouait négligemment avec la carte de visite et il laissa tomber, non sans une nuance de mépris :
— Je me demande pourquoi vous avez jugé bon de me mentir… Il est impossible, en effet, que vous ayez connu mon pauvre frère à Dakar, puisque, au moment où vous auriez pu y être, il était déjà mort… Je regrette, docteur…
Il se levait pour marquer qu’il considérait l’entretien comme terminé, tandis que les oreilles du Petit Docteur devenaient cramoisies.
— Je vous demande pardon si j’ai usé d’un stratagème assez banal et, je le confesse, assez peu élégant, pour m’introduire chez vous…
L’autre coupait avec soin la pointe d’un cigare, sans en offrir à son interlocuteur.
— Je sais que je n’ai aucun titre pour me mêler à une affaire qui ne me regarde pas. Cependant, un homme a été tué et je suppose que, comme tout le monde, vous désirez que la lumière soit faite sur ce drame…
— La Justice a tout pouvoir pour…
— Je la respecte comme vous, mais, à plusieurs reprises, il m’est arrivé de découvrir la vérité là où les professionnels avaient pataugé. C’est pourquoi je me permets d’insister et de vous prier…
— Au regret, monsieur !…
C’était bel et bien un congé, donné cette fois sur un ton très sec, et le Petit Docteur, qui sentait le plancher se dérober sous lui, n’avait plus que la ressource de battre en retraite, quand la porte s’ouvrit sous une vive poussée : Martine entra, vêtue de clair, la mine joyeuse, et s’écria :
— Tiens !… Dollent !… Comment allez-vous, ami ? Puis, tournée vers son oncle :
— Vous ne m’aviez jamais dit que vous connaissiez mon camarade Dollent !… Nous nous sommes rencontrés souvent chez des amis, lui et moi… Nous avons joué au bridge et au tennis ensemble… Alors, docteur, vous êtes venu me dire bonjour en passant ?… J’espère que vous resterez à déjeuner avec nous ?
— Martine !
Toujours ce calme qui donnait à Vauquelin-Radot vraiment de l’allure.
— Je vous serais obligé de rentrer dans votre chambre… Le docteur désire se retirer…
Elle perdit contenance, elle aussi, ce qui vengea un peu le Petit Docteur. Puis, au moment de sortir, elle le regarda avec l’air de dire : « Pourquoi ne m’avez-vous pas écoutée ?… Vous voyez à quoi cela vous a servi… »
Mais Dollent n’était pas au bout de ses peines. La jeune fille avait à peine disparu que Vauquelin-Radot laissait tomber :
— Vous habitez Marsilly, n’est-ce pas ?… Je me demandais ce que ma nièce était allée faire là-bas hier… Des amis ont reconnu ma voiture dans le village… Maintenant, je suis renseigné… Et c’est avec d’autant plus d’insistance que je vous prie de quitter cette maison. J’ignore ce que Martine vous a raconté… Je ne vous le demande pas et je ne désire pas le savoir… Je vous salue, monsieur !
Là-dessus, il pressa un timbre électrique dont on entendit la sonnerie quelque part dans la maison. Au même moment, la cloche de la grille résonnait. Le maître d’hôtel alla ouvrir avant de répondre à l’appel du timbre…
Des pas, des voix dans le hall. Les visiteurs devaient être des visiteurs de marque, puisque le larbin les laissait entrer du premier coup dans la maison La porte s’ouvrit.
— M. le juge d’instruction demande si Monsieur peut le recevoir…
— Faites entrer…
Dollent ne savait pas quel était le juge chargé de l’affaire. Il eut une lueur d’espoir et il ne fut pas déçu. Comme il se dirigeait vers la porte, il rencontra un grand garçon qui s’écria en le reconnaissant :
— Dollent !… Qu’est-ce que vous faites ici ?… J’aurais dû me douter que cette affaire vous passionnerait…
Un silence gêné. Derrière le juge, que Dollent connaissait depuis longtemps, venaient un greffier et un inspecteur de Rochefort.
— Je suis obligé de vous déranger encore une fois, monsieur Vauquelin-Radot, pour mettre au point certains détails… Je vois que vous connaissez mon ami Dollent… Vous avez donc entendu parler de son flair extraordinaire et je suppose…
— M. Dollent a forcé ma porte et je l’ai prié de bien vouloir se retirer ! Énonça froidement le maître de la maison.
La gêne devint générale. Le juge croyait devoir insister, malgré le coup d’œil de son camarade :
— C’eût pourtant été, pour l’enquête, un auxiliaire précieux et je me demande si, dans ces conditions…
— Je regrette, monsieur le juge. Un inconnu a été trouvé mort dans mon jardin et la loi ne me permet pas de vous refuser l’accès de ma maison, ni de vous empêcher de questionner mes domestiques et de m’interroger moi-même… Charbonnier, selon la vieille tradition française, n’en est pas moins maître chez soi, et je vais être forcé, si ce monsieur s’obstine, de le faire jeter dehors par mes gens…
Ce fut l’instant le plus désagréable de la vie du Petit Docteur. Il sentit son sang affluer à son visage, puis refluer vers son cœur, le laissant pâle et sans voix.
Il aurait pu… Qu’aurait-il pu faire ? Se précipiter vers cet homme et le gifler ? Mais, non seulement cet homme était chez lui, par conséquent dans son droit, mais encore, comme il avait deux têtes de plus que Dollent, le geste eût été ridicule.
Il sortit. Il se heurta au chambranle de la porte. Et il eut la désagréable surprise de trouver le maître d’hôtel qui devait avoir tout entendu et qui lui tendait ironiquement son chapeau en murmurant :
— Par ici… Si Monsieur veut se donner la peine… Sauter dans sa voiture ? Rentrer à Marsilly ? Essayer d’oublier cette humiliante aventure ?
D’abord, Ferblantine était restée en face de l’auberge et, quand il se trouva devant la terrasse, Dollent éprouva le besoin d’entrer pour boire un verre. Il n’en but pas qu’un, mais trois. Et, dès lors, ses dispositions d’esprit avaient eu le temps de changer. Son œil était devenu dur.
— À nous deux, monsieur Vauquelin-Radot !…
Mais par quel bout poursuivre une enquête dont les intéressés l’excluaient aussi catégoriquement ? Attendre la sortie du juge d’instruction et lui demander les renseignements indispensables ?
— Vous n’avez pas oublié mon fricandeau ?
— Ça mijote, monsieur… D’ici une heure… Vous ne sentez pas ce parfum ?…
Un homme traversait la place, une énorme poche de cuir sur le flanc, une casquette d’uniforme sur la tête. Il traînait les pieds en marchant.
— Louis !… cria-t-il en entrant. Une lettre pour toi… Une lettre et une facture… Dis donc, t’as des parents à Alger ? Tu me garderas le timbre pour la collection du gamin ?…
Le Petit Docteur, qui était abîmé dans ses réflexions, leva la tête, regarda le facteur rural aux longues moustaches rousses et l’expression d’hébétude disparut de son visage, ses prunelles se rétrécirent, son regard devint aigu, aigu.
— Qu’est-ce que vous prenez, facteur ?… J’en ai assez de boire tout seul…
— Ce n’est pas que je m’ennuie ici, mais il est temps que je m’en aille…
« Faut vous dire que j’ai comme qui dirait deux villages à servir, vu que Dion comporte un hameau à deux kilomètres…
— J’y vais justement ! lança le Petit Docteur à tout hasard.
— Vous allez à Morillon ? Chez qui ? Comme il n’y a que quatre maisons…
— Je vais visiter le pays, en touriste… Si vous voulez que je vous embarque dans ma voiture ?…
— C’est qu’il faudra vous arrêter quelques fois en route, à cause de la tournée…
Et c’est ainsi que Ferblantine remplit ce matin-là une tâche officielle en transportant le courrier de Dion à Morillon.
— Elle est jolie, la collection de votre fils ?
— Heu… Ça commence à aller… Vous comprenez, nous, on est un peu à la source… Quand je vois un timbre étranger sur une lettre, je demande aux gens de me le donner… Je connais tout le monde… C’est rare qu’on me refuse, sauf le boulanger, qui fait collection aussi…
— Sans compter que le château doit recevoir beaucoup de correspondance…
— Beaucoup !… À eux seuls, les Vauquelin-Radot nous donnent autant de travail que tout le bourg réuni…
Sur les quatre maisons de Morillon, il y avait une épicerie-buvette et le Petit Docteur éprouva le besoin de se désaltérer ainsi que son compagnon.
— Vous voyez qu’il n’y a pas grand-chose à visiter… Maintenant, faut que je rentre…
— Je vais vous reconduire… Il n’y a pas grand-chose à visiter, comme vous dites… Par contre, cela m’amuserait de regarder la collection de votre fils… Je suis philatéliste, moi aussi… Peut-être pourrions-nous faire des échanges avec les timbres que nous avons en double ?…
À midi, il était chez le facteur où la femme attendait pour servir le déjeuner.
— Un coup de blanc ?… Tenez !… Voici l’album… Tout n’est pas encore classé…
L’instant d’après, Dollent avait déjà repéré cinq timbres de Dakar.
— Ils sont récents ?
— Oh ! Non… Pendant tout un temps, au château, ils recevaient une lettre de là-bas chaque mois… C’est ce qui m’a décidé à demander au maître d’hôtel de me mettre les timbres de côté… Puis ça a cessé… Tenez ! Voici un timbre de Conakry qui est arrivé un peu après… Il y a cinq ans… Si je m’en souviens, c’est parce qu’un ancien camarade de régiment était à cette époque à Conakry et qu’il m’a écrit la même semaine… Je me suis dit : « M. Vauquelin-Radot et moi, on a des connaissances dans le même coin… »
Quand le Petit Docteur sortit, une demi-heure plus tard, il avait tout au moins une base d’enquête.
En effet, si le courrier de Dakar avait cessé brusquement (sans doute à la suite de l’incendie de l’asile), une lettre de Conakry, à quelques centaines de kilomètres plus au sud, n’avait pas tardé à arriver, puis une de Matadi, plus au sud encore, au Congo belge.
Dès lors, la randonnée devenait intéressante à suivre. On aurait dit que l’homme qui écrivait de la sorte descendait tout le long de la côte d’Afrique, à un rythme plus ou moins lent, pour aboutir au Cap, d’où les lettres continuaient à venir pendant deux ans.
Ensuite, plus rien d’Afrique. Par contre, un timbre daté de Hambourg, quelques semaines plus tard. Or, c’est de Hambourg que partent et c’est à Hambourg qu’aboutissent les lignes allemandes de navigation qui font la côte africaine.
Le timbre de Hambourg ne datait que de deux ans. Puis un timbre belge : Anvers.
Toujours des ports ! Après Anvers, il est vrai, on ne trouvait plus de timbres étrangers provenant du château.
— Mon fricandeau, patron !
— Voilà… Voilà… À propos… Ces messieurs du Parquet viennent de partir… Vous croyez qu’ils découvriront quelque chose, vous, et qu’on saura jamais qui est le bonhomme mort dans le potager ?
— C’est probable… Fameux, votre fricandeau… Dites donc… Elle est gentille, la postière de Dion ?… Car je suppose que c’est une femme ?
— Vous voulez dire une vieille fille… Tout ce qu’il y a de chipie !… Comme elle n’a presque rien à faire, elle est toute la journée embusquée derrière sa fenêtre et elle sait tout ce qui se passe dans le village… Je me suis même demandé un moment si elle n’ouvrait pas les lettres, tant elle connaît de choses…
— Pourriez-vous me dire, mademoiselle, combien coûte un mandat télégraphique pour Dakar ?
— Cela dépend de la somme que vous voulez envoyer… Dakar ? Attendez… Il y a longtemps que…
Elle était barbue, moustachue, énorme, avec des yeux malicieux et une curiosité toujours en éveil. La preuve, c’est qu’elle questionna :
— Vous n’avez pas déjeuné au château ?
— Non ! Pourquoi ?
— Parce que je vous ai vu entrer vers onze heures… C’est si rare qu’ils aient des invités… Cela m’étonne même un peu de la part de gens riches, car enfin la vie n’est pas amusante à Dion et si j’avais leurs rentes… Dakar… Vous disiez mille francs ?… Et il n’y a pas de texte sur le télégramme ?… Quatre-vingt-deux francs… C’est à peu près le même prix que pour Conakry.
— Ah ! Oui… J’oubliais que vous avez dû envoyer des mandats télégraphiques à Conakry…
— Comment le savez-vous ?
— Mon, camarade Vauquelin me l’a dit… Il avait un ami là-bas… Un, ami qui n’a pas réussi…
— Il n’a pas dû y rester longtemps, car on lui a juste envoyé un mandat télégraphique de cinq mille francs… Je m’en souviens, parce que c’était le premier mandat télégraphique que j’envoyais en Afrique… Ici, les gens se servent de mandats ordinaires… Il faut être bien pressé pour…
— Mais ensuite, vous avez eu d’autres mandats, n’est-ce pas ? Matadi… Puis…
— Vous êtes un ami de M. Gélis aussi ? Figurez-vous qu’un moment j’ai cru que c’était un monsieur qui faisait le tour du monde… J’aurais mieux aimé qu’au lieu de lettres il envoyât à M, Vauquelin-Radot des cartes postales, car j’aurais pu me rendre compte du genre de tous ces pays-là.
— Toujours cinq mille francs ?
— À Matadi, le mandat, si je me souviens bien, était de dix mille… Il m’a même donné assez de mal, car il fallait traduire en monnaie belge, et toutes ces questions de change… Après, avec la livre anglaise…
— Lorsque Gélis était au Cap…
— C’est cela !… Je vois que vous connaissez l’histoire… Il y est resté près de deux ans… Presque à chaque bateau, il y avait une lettre de son écriture, une écriture étonnante, que je reconnaissais de loin… C’était tellement irrégulier, avec les lignes qui se chevauchaient, qu’on pouvait à peine lire… Puis il y a eu une lettre de Ténériffe, écrite sur du papier à en-tête d’un bateau allemand… « Tiens, me suis-je dit, ce monsieur revient en Europe… Moi, si on m’envoyait autant d’argent, j’en profiterais pour visiter la Chine et le Japon… »
« Car, à ce moment-là, ce n’était pas encore la guerre chez les Jaunes…
— Hambourg, Anvers…
— C’est cela… On aurait dit qu’il revenait à petites étapes. Il y mettait le temps. Et les mandats étaient toujours moins forts, sauf l’avant-dernier… De mille, on est passé d’un seul coup à vingt mille… C’est le mandat d’Anvers… Après, il y a eu une lettre de Bruxelles, deux ou trois de Paris et enfin, il y a à peine quinze jours, la lettre de Bordeaux… Elle était si mal écrite que, si je n’avais pas connu l’adresse par cœur, je n’aurais pas pu la lire…
— M. Vauquelin-Radot a envoyé un mandat ?
— Non… Je n’ai plus rien vu… Alors, quelle est l’adresse de votre camarade de Dakar ?
— Réflexion faite, je vais attendre un peu… Au prix des mandats télégraphiques…
Quel regard il lança, en passant avec Ferblantine, devant le château de M. Vauquelin-Radot !
Se trompa-t-il en croyant voir une main qui lui faisait signe dans l’écartement des rideaux du premier étage ?
— C’est moi !… Ne vous dérangez pas… Dites donc, Duprez… Qu’est-ce que vous dites de la réception qui m’a été offerte ?
Il avait gagné Rochefort. Il était assis dans le cabinet de son camarade Duprez, le juge d’instruction, et Duprez le regardait avec quelque étonnement.
— Vous semblez bien excité, vieux !… J’avoue que je ne comprends pas encore votre passion pour ces histoires criminelles… Moi, je vous jure que si ce n’était pas mon métier, j’irais plutôt faire une partie de golf et…
— Du nouveau ?
— Pas à proprement parler… D’étranges découvertes, dans les jardins… Une histoire abracadabrante et de décamètre et de trou…
— Je sais…
— Ah ! Une autre histoire de fiches plantées comme pour…
— Je sais aussi… Comme pour marquer un endroit déterminé, ou plus exactement comme pour le retrouver, n’est-ce pas ?… De quoi faire croire qu’on a essayé de déterrer dans le jardin je ne sais quel trésor…
L’étonnement du juge s’accrut.
— J’y ai pensé ! avoua-t-il. Mais je me méfie. Nous ne risquons que trop de nous laisser influencer par toute la littérature policière qui sévit… Si je vous disais que, dans la région, je connais au moins vingt propriétaires qui s’imaginent qu’il y a un trésor caché dans leur domaine et qui dépensent un argent fou à organiser des fouilles ?… C’est une maladie chronique des campagnes… Il suffit qu’un cultivateur déterre quelques vieilles pièces d’or dans ses champs pour que, à cent lieues à la ronde…
— Qu’est-ce que Vauquelin-Radot en dit ?
— Qu’il n’a jamais entendu parler de trésor, ni de quoi que ce soit de ce genre… Que jamais, bien entendu, il ne s’est amusé à faire des trous dans son jardin, ni à chiper le décamètre de son jardinier… Vous ne pensez pas que celui-ci boit un peu trop et qu’il se pourrait que son imagination…
— C’est Vauquelin qui vous a suggéré…
— Non ! Avec moi, il est poli, sans plus… Il répond par oui ou par non… Aujourd’hui, c’était ma troisième visite sur les lieux et, par conséquent, ma troisième entrevue avec lui… Je dois dire qu’il m’a paru manifester une certaine lassitude… Est-ce l’effet de votre visite ?… Il n’a rien perdu de ce calme olympien qui le caractérise et qui en fera un magnifique académicien… Cependant, sous ce calme, il m’a semblé percevoir comme une sourde inquiétude…
— Que faisait-il, le lundi à neuf heures ?
— C’est bien le plus étrange… Il prétend ne pas se souvenir… Selon lui, le dîner terminé (et le dîner se termine toujours vers huit heures et demie), il prend l’air pendant quelques minutes, sur la terrasse ou dans le jardin…
« Après quoi, il rentre dans son bureau, où il consacre une heure environ à la correction de ses épreuves…
— Qui se trouve à ce moment au rez-de-chaussée ?
— Les domestiques, dans l’aile droite, assez loin du bureau que vous avez vu et qui, entre nous, est magnifique…
— Et les femmes ?
— Elles se tiennent le plus souvent dans un boudoir du premier étage… La jeune fille lit ou fait sa correspondance… Sa tante, toujours fatiguée, somnole dans une bergère…
— Et personne n’a rien entendu d’anormal ?
— Personne… Je me suis renseigné pour savoir si les fenêtres étaient ouvertes. Étant donné la saison, elles ne l’étaient pas…
— Les Cogniot ?
— Couchés dès huit heures et demie, car ils se lèvent de très bonne heure…
— Et Martin, celui qui s’occupe des chevaux ?
— Il fait sa dernière tournée à huit heures, donne à boire aux chevaux et rentre chez lui en fermant la porte de l’écurie à clé…
— Encore une question, Duprez… De quel côté le cadavre était-il tourné ?
— Attendez… J’ai ici tout un lot de photographies prises par l’Identité judiciaire… Voyez… Il était tourné vers le mur… Ce que vous apercevez de sombre, à hauteur de la poitrine d’un homme, c’est une tache de sang…
— Le coup a été frappé par-devant ou par-derrière ?
— Par-devant… avec une force peu commune, selon le médecin légiste, et surtout avec une précision rare. Le cœur a été perforé d’un seul coup et le sang a giclé en abondance, faisant la tache que vous voyez…
— Il faisait noir, à neuf heures…
— Bien sûr…
— Et vous n’avez rien remarqué d’anormal ? Ces photos ont beau être excellentes, j’aurais préféré voir les lieux…
— Maintenant que vous m’y faites penser… C’est une idée de l’inspecteur… On m’a adjoint, cette fois, pour m’aider dans mon enquête, un garçon très intelligent, très bien élevé… Il a remarqué que la pierre friable, enduite de chaux, était éraflée à hauteur de la tache de sang, comme si on avait frappé un premier coup qui n’avait pas atteint la victime.
— Je vous remercie… Évidemment, aucune identification ?
— Rien… Comme vous l’avez vu, la photo a paru dans tous les journaux… À part une tenancière de débit, à Rochefort, qui est venue ce matin déclarer à la police qu’un homme l’avait questionnée et que ses allures, après coup ne l’avaient pas rassurée…
— C’était moi !
— Alors, vous êtes au courant… Rien d’autre… M. Vauquelin-Radot commence à s’impatienter et il m’a laissé entendre, ce matin, que, si on continuait à le déranger de la sorte, il ferait le nécessaire en haut lieu pour mettre un frein à… Quant à vous, mon vieux, je ne crois pas qu’il soit prudent de votre part d’aller rôder autour du château, comme ils disent… Après la façon dont vous avez été traité ce matin…
— Vous avez interrogé la jeune fille ?
— Comme tout le monde… Elle ne sait rien…
— J’allais oublier le principal… Excusez-moi de vous prendre encore quelques minutes… Les marques des vêtements du mort ont été enlevées, n’est-ce pas ?… Vos spécialistes peuvent-ils dire si ce travail a été fait récemment ?
— Si vous appelez récemment la nuit du crime, je réponds catégoriquement non… Si vous voulez parler quelques semaines, oui.
— Je vous remercie…
— Vous y comprenez quelque chose ?
— Tout, malheureusement !
— Que voulez-vous dire ? Pourquoi malheureusement ? Et le Petit Docteur eut un sourire amer.
— Parce que !
— Vous ne voulez pas me raconter ?
— Pas maintenant… Je suis, moi aussi, tenu par le secret professionnel…
Dites donc !… Et moi ?… Et tout ce que je viens de vous confier ?
Et Dollent de répondre sans sourciller :
— Ce n’est pas la même chose !
— Allô ! Veuillez me passer Mlle Martine, s’il vous plaît…
— Je ne sais pas si Mademoiselle est éveillée… De la part de qui ?
— Dites que c’est de la part de son ami.
Il était huit heures du matin. Le Petit Docteur était à l’Auberge des Deux-Marronniers et le soleil, ce matin-là encore, donnait à la place de l’Église l’aspect d’une image d’Épinal.
— Allô… C’est vous, docteur ?… Pourquoi vous obstinez-vous ?… Vous me faites peur… Vous allez finir par…
— Allô ! Votre oncle n’est pas sorti à cheval ce matin…
J’ai tout lieu de croire qu’il est inquiet et d’assez mauvais poil… Avez-vous peur de lui ?…
— C’est-à-dire…
— Quand vous ferez ce que je vais vous expliquer, il sera furieux… Il vous reniera… Vous allez passer quelques minutes… extrêmement désagréables… Mais la vérité vaut bien ça, n’est-ce pas ?
— Je ne sais plus…
— Vous allez donc lui parler… Vous lui direz que je vous ai téléphoné à l’instant… Que vous vous excusez de vous être adressée à moi… Que je me révèle tout différent de ce que vous pensiez… Bref, que s’il ne me reçoit pas et n’accepte pas mes conditions, la liste de certains mandats télégraphiques sera communiquée ce matin à la police…
— Mais…
— Si vous refusez de m’aider, j’irai en personne et…
Il raccrocha. Il attendit une demi-heure et la vérité oblige de dire qu’il se montra plus intempérant que jamais. Au point que le marchand de vins commença à regarder avec quelque méfiance ce client qui s’enivrait de si bonne heure.
La grille… Les jambes du Petit Docteur tremblaient un peu tandis qu’il tendait la main vers la poignée de cuivre déclenchant le vacarme de la cloche…
Comme la veille, exactement, le maître d’hôtel parut au haut du perron, mais il devait avoir reçu des ordres, car il s’avança vers la grille, qu’il ouvrit non sans une certaine roideur.
— Voulez-vous annoncer…
— Monsieur vous attend ! Laissa tomber Auguste. Par ici…
Le même homme, à la même place, dans la même tenue, dans le vaste bureau-bibliothèque. Mais un mépris encore plus accentué, en même temps qu’une lassitude qu’on sentait réelle et qui frisait le découragement.
— Je ne vous invite pas à vous asseoir, docteur… Je suppose que ce sera vite fait… Combien ?
— Cinquante mille.
— Et comment me garantissez-vous que vous vous tairez désormais ?
— Cela dépend du point sur lequel vous tenez à ce que je garde le silence. La somme, à vrai dire, en dépendra aussi…
— Vous avez réellement connu mon frère ?
— Non !
— Vous avez correspondu avec lui ?
— Non !
— Vous avez connu de ses anciens camarades ?
— Non !
Les trois « non » tombaient avec une netteté allègre.
— Dans ce cas, je ne comprends pas comment vous…
— Comment j’ai su que c’était votre frère Marcel qui était mort lundi dernier à neuf heures du soir, dans votre potager ?
— Mon frère était fou, vous le savez ?
— C’est exact… Du moins j’ai tout lieu de supposer que c’est exact… D’abord, les asiles officiels n’acceptent pas facilement des gens dont la raison est encore solide… Ensuite son écriture…
— Vous connaissez son écriture ?
Et M. Vauquelin-Radot eut un regard involontaire vers un petit coffre-fort encastré dans le mur à droite de la cheminée.
— Je peux, monsieur, vous faire en quelque sorte le bordereau des lettres qui sont dans ce coffre… Depuis Dakar… Ces lettres de Dakar étaient, n’est-ce pas, des lettres à vous adressées par le directeur de l’asile pour vous tenir au courant de la santé de votre frère ?… La dernière devait être plus officielle encore, puisqu’elle vous annonçait la mort de celui-ci…
« Seulement une lettre de Conakry, dont vous n’avez pas manqué de reconnaître l’écriture, bien qu’elle fût signée Gélis…
— Vous… vous vous êtes introduit dans cette maison ? Bégaya le châtelain, qui en oublia sa morgue.
— Non pas… Après Conakry, Matadi… Après Matadi… Voulez-vous que je vous cite les sommes que vous avez adressées à votre frère qui vous réclamait sans cesse de l’argent ?… Chaque fois, je le suppose, il promettait de s’amender, de disparaître à tout jamais dans la brousse, de ne plus faire parler de lui…
— C’est exact…
— Seulement, il se remettait à boire, peut-être à jouer, et la lettre suivante était à nouveau une demande d’argent… M. Gélis ne valait décidément pas mieux que M. Marcel Vauque…
— Taisez-vous !… Vous avez dit cinquante mille francs… Je vais vous signer un chèque… et…
— Hambourg !
— Hein ?
— Je dis : Hambourg… Anvers… Paris… Bordeaux… Je continue la série des demandes d’argent et des mandats télégraphiques…
— Si nous en finissions, docteur ?
— Non, monsieur Vauquelin-Radot…
— Vous trouvez que cinquante mille francs ne sont pas assez et vous espérez sans doute…
— J’espère en effet quelque chose…
— Je vous préviens que…
— Continuez, je vous prie…
— … que si vous continuez sur ce ton, je vais appeler le Palais de Justice de Rochefort… Que je dirai à ces messieurs…
— Faites-le !
— Vous m’en défiez ?… Comme il vous plaira !
Et, dans ce « comme il vous plaira », il devenait à nouveau le grand bourgeois de la veille.
— Allô ! Mademoiselle… Voulez-vous me donner le… Le Petit Docteur, froidement, posa la main sur l’appareil.
— Ce n’est pas la peine…
— Parce que ?…
— Parce que vous n’avez pas tué votre frère… Parce que vous n’auriez pas pu le tuer, à moins d’être fou vous-même… Parce que votre frère était tourné vers le mur, à moins de trente centimètres de celui-ci, et qu’il était impossible à une autre personne de lui enfoncer le couteau dans la poitrine…
Un silence impressionnant.
— Asseyez-vous, monsieur Vauquelin-Radot… Figurez-vous que je n’imaginais pas que votre orgueil de caste irait jusqu’à…
« Mais je vais, si vous voulez… vous permettez que je fume ?… je vais, dis-je, vous donner quelques indications qui vous éviteront peut-être, par la suite, de mépriser un médecin de village.
« Inutile de vous dire qu’il n’est pas question des cinquante mille francs dont vous avez parlé tout à l’heure…
« Hier, un honnête homme qui ne cherchait que la vérité se présentait honnêtement devant vous et vous le mettiez à la porte sans hésiter…
« Aujourd’hui, pour pénétrer dans ce bureau, pour vous arracher quelques minutes d’entretien, j’ai dû me faire passer pour un maître chanteur…
Il s’était assis, non sur la chaise de la veille, mais dans un profond fauteuil club, et il avait croisé les jambes. C’était déjà un petit commencement de vengeance.
— Remarquez que, dans cette affaire, ce n’est pas vous qui m’intéressez, mais votre frère. Vous avez suivi la route commune et facile… Riche, considéré, enrichi encore par votre mariage, vous vous êtes livré à des travaux d’histoire qui ne demandent aucun génie et vous en tirez gloire et honneur…
« Votre frère, lui, moins discipliné, a sombré dès le début de son existence dans le désordre… À la suite de quelle maladie et de quels excès est-il devenu à moitié fou, sinon tout à fait, je n’ai pas à en parler, car je suppose que vous ne me demandez pas une consultation médicale…
« Toujours est-il que c’était une épave et qu’une fois cette épave enfermée dans un asile de Dakar vous vous sentiez plus à l’aise, car un scandale tachant le nom des Vauquelin-Radot n’était plus à craindre…
« Il y a eu cet incendie malheureux… Et le fait que votre frère en a réchappé à l’insu de tous… Et qu’une fois libre il vous a demandé…
Une voix calme et mate.
— Savez-vous, docteur, ce qu’il m’a demandé ?
— De l’argent…
— Un million d’abord ! Et savez-vous sous quelle menace ? Celle de venir reprendre sa fille, qu’il savait que j’avais adoptée et que nous considérions, ma femme et moi, comme notre enfant…
— Vous avez envoyé cinq mille francs…
— J’ai envoyé des petites sommes, pour l’empêcher de faire de nouvelles bêtises… Il était de plus en plus surexcité… Je le sentais capable de tout… Ses lettres que j’ai ici…
— Je sais…
— Vous les lirez… Le faire interner de nouveau ? J’ai eu pitié… J’espérais qu’il parviendrait à s’ancrer quelque part… Mais, au lieu de cela, il devenait toujours plus menaçant, toujours plus exigeant, et sans cesse il parlait de reprendre Martine…
« Quand j’ai vu qu’il se rapprochait…
— Hambourg !
— Hambourg, oui… Puis Anvers…
— Vous avez eu peur du scandale…
— Moins pour moi que pour Martine… Je lui ai offert de plus fortes sommes s’il acceptait de rester à l’étranger… Mais alors, sa folie allant croissant, il se mit à réclamer des millions… Les lettres sont là…
— Vous l’avez déjà dit…
— Qu’auriez-vous fait à ma place ? Je lui ai envoyé vingt mille francs en lui affirmant qu’il n’aurait plus rien… Et c’est alors…
— Qu’il s’est rapproché davantage… Bordeaux… Et qu’il a commencé à ruminer une vengeance… Dans son esprit, vous étiez l’ennemi, le profiteur de la famille, celui qui avait, non seulement la fortune, mais sa fille, et, par surcroît, la considération…
« J’ai fait quelque peu de psychiatrie, monsieur… Il a cherché une vengeance, une vengeance de fou… Créer un drame tel que votre tranquillité et votre honneur y sombreraient…
« Lucidité des fous… Lucidité qui s’applique à de très petits détails…
« Un corps anonyme… Des vêtements anonymes… Et une lettre étrange lui donnant rendez-vous dans votre potager…
« Ce n’est pas encore assez pour attirer l’attention sur vous… Il complique et c’est en cela qu’il est vraiment fou… sans doute candidat à la paralysie générale… Il est arrivé en avance et il découvre la remise à outils… Il emporte le décamètre dans le jardin, les fiches, une bêche, il creuse un trou…
« Comment l’enquête ne serait-elle pas suivie par toute la presse alors que l’affaire est aussi mystérieuse ?…
« Après quoi il se tue, comme il l’a décidé depuis longtemps… Mais il se tue de façon à faire croire à un crime… Il essuie le manche du couteau avec son veston… Il appuie le manche contre le mur, la lame posée sur la poitrine à hauteur du cœur…
« Il n’a pas de gants… Qui croira que l’absence d’empreintes digitales ne prouve pas l’assassinat ?…
« Il vous hait, je le répète… Il est de votre clan, de votre monde, mais votre clan et votre monde l’ont relégué dans les asiles… C’est vous, vous seul qu’il rend responsable…
— Dites-moi, docteur…
Et le Petit Docteur de lancer :
— Taisez-vous !
C’était son tour d’être catégorique.
— Vous avez tellement peur d’un scandale pour vous et votre famille que vous vous taisez et…
— Vous croyez qu’il valait mieux révéler à Martine ce que son père…
— Et compromettre, n’est-ce pas, votre élection à l’Institut ?
M. Vauquelin-Radot baissa la tête.
— Vous êtes dur, docteur… Le scandale doit toujours, autant que possible, être évité et je ne vois pas en quoi il eût été préférable…
— C’est tout ce que j’avais à vous dire, monsieur… Je ne suis pas, comme vous l’avez dit hier si justement, chargé de l’enquête… Je ne suis entré dans votre maison que par ruse, en prenant les apparences d’un maître chanteur, sinon, comme hier encore, j’aurais sans doute été mis dehors…
— Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Rien… Rentrer chez moi…
— Et ?…
Il hésitait. Il ne savait comment poser la question.
— Si vous rencontrez votre ami le juge d’instruction ?…
— C’est lui que cela regarde, n’est-il pas vrai ? Je ne suis même pas témoin… Quant au chèque… Plus tard, quand on ne pensera plus à cette affaire, que, je le suppose, nul n’élucidera, je me demande s’il ne serait pas souhaitable… que le corps de votre frère… J’ai appris que les Vauquelin-Radot possèdent un caveau de famille à Versailles… Ces cinquante mille francs…
— Un instant, docteur…
— Je vous demande pardon, je suis très pressé… C’était l’autre, maintenant, qui semblait courir après lui ; c’était le Petit Docteur qui se dérobait.
— Il faut cependant que je vous…
— Maître d’hôtel ! appela Dollent une fois dans le hall. Mon chapeau… Mon pardessus…
— Faites-moi au moins le plaisir de…
— Sans façon ! Vous êtes tout à fait aimable, monsieur Vauquelin-Radot… Mais mes obligations… Je suis très pris…
Enfin, ce qu’il avait gardé pour la bonne bouche, en présence du maître d’hôtel ahuri :
— Je vous salue !
Et il dégringola légèrement les marches vers la grille, sauta tout joyeux sur Ferblantine, qui, par exception, démarra du premier coup.