La Demoiselle en bleu pale


I

Où le Petit Docteur tire une jeune fille d’une étrange situation et reçoit une récompense plus étrange encore

Plus tard, c’est vrai, le Petit Docteur devait, avec la passion farouche d’un collectionneur, rechercher toutes les occasions de résoudre des énigmes, ou plus exactement d’exercer le curieux don qu’il s’était découvert de démêler la simple vérité humaine dans les histoires les plus compliquées en apparence.

Mais il n’en était pas encore arrivé là. Il n’y avait qu’un mois que ses propres talents lui avaient été révélés, lors du crime de la Maison-Basse, et il s’était sagement contenté, depuis, de dispenser ses soins médicaux à sa clientèle campagnarde.

L’été continuait, radieux et chaud. Ce dimanche-là était plus radieux encore qu’un jour de semaine, avec une menace d’orage au fond de l’air, et le Petit Docteur avait poussé sa 5 CV pétaradante et brinquebalante jusqu’à Royan.

Or il y était à peine arrivé d’un quart d’heure qu’il était déjà amoureux !

Il est bon d’ajouter que cela lui arrivait au moins une fois par mois, souvent plusieurs fois, et que la plupart du temps l’objet de sa flamme n’en savait rien.

Avait-il gardé, à trente ans, une âme tendre de potache ? Était-ce un grand timide qui s’ignorait et fallait-il mettre sur le compte de cette timidité le fait qu’il restait célibataire ?

Aujourd’hui encore, il s’agissait d’une jeune fille. Les jeunes filles les plus « jeunes filles » avaient le don de le troubler jusqu’à le faire rougir et lui donner envie d’écrire des vers !

La plage, à quatre heures de l’après-midi, était couverte de corps bronzés, de shorts, de maillots et de peignoirs multicolores. Dans le kiosque, au milieu des jardins du casino, des musiciens jouaient des airs d’opérette et des familles buvaient des orangeades autour des petites tables d’osier.

Machinalement, en cherchant l’ombre, Jean Dollent, que tout le monde appelait le Petit Docteur, était entré dans la salle de boule où une trentaine de personnes s’agitaient près du tapis vert.

— Messieurs, faites vos jeux… Rien ne va plus !… Le sept !…

Le croupier exagérait en lançant gravement :

— Messieurs, faites vos jeux ! Les messieurs étaient ailleurs, dans la salle de roulette ou de chemin de fer. À la table de boule, il n’y avait guère que de petites jeunes filles dont les parents buvaient des rafraîchissements dehors, des jeunes gens et de rares vieilles personnes.

— Faites vos jeux… Encore le sept !…

C’est au moment où le Petit Docteur cherchait quelque monnaie dans sa poche qu’il aperçut la jeune fille en bleu pâle et, dès lors, on peut dire qu’il ne la quitta plus des yeux. Ce n’était pas une jeune fille : c’était la jeune fille, dans toute l’acception du mot, avec sa fraîcheur, sa grâce encore indécise, sa peau claire et duvetée, ses grands yeux de gazelle. Le Petit Docteur pensa vraiment à une gazelle !

Il en oublia de jouer pour l’admirer, et le sept sortit une troisième fois ; elle ramassa de ses doigts négligents les jetons que le râteau du croupier poussait vers elle. À quoi pensait-elle, en jouant de la sorte, avec si peu de conviction qu’elle semblait absente ? Ses parents à elle aussi étaient-ils quelque part autour du kiosque à musique ? Aucun des jeunes gens ne lui adressait la parole.

Elle était là, debout, seule dans la foule ; elle prenait un jeton ou deux ; elle les poussait sur le tapis. Puis elle regardait ailleurs et il parut plusieurs fois à Dollent que de l’angoisse passait dans ses prunelles comme, de temps à autre, les menaces d’orage passaient au fond du ciel.

Il ne la reverrait peut-être plus ? Tant pis ! Cela ne l’empêchait pas d’être amoureux, de ne s’inquiéter que d’elle et, pendant des jours et des jours, il en rêverait en allant soigner ses malades au fond des fermes de Marsilly.

— Le cinq…

Elle toucha le cinq. La chance, elle aussi, s’était attachée à elle. Puis elle toucha le quatre. Et maintenant, parmi les jetons blancs de cinq francs qu’elle tenait dans sa main, on apercevait des jetons rouges d’un louis et même une plaque de cent francs.

N’était-ce pas excitant de se demander qui elle était ? La fille de gros bourgeois, sans doute ? Une provinciale ? Une Parisienne ? Si elle séjournait longtemps à Royan, peut-être le Petit Docteur reviendrait-il et…

Elle s’ennuyait, c’était sûr. On ne joue pas avec cette nonchalance si on ne s’ennuie pas. En face d’elle, une grosse dame âgée lui jetait un vilain coup d’œil chaque fois qu’elle gagnait. La grosse dame avait l’air de dire : « Il n’y en a donc que pour cette péronnelle ? »

Car elle perdait, elle ; elle jouait farouchement, comptait et recomptait les billets de cent francs qu’elle avait posés devant elle, notait les coups comme une habituée de Monte-Carlo qui suit une savante martingale.

Un coup de tonnerre éclata brutalement, juste au-dessus du casino, aurait-on pu croire. En même temps, une averse tomba, une vraie trombe d’eau. Les musiciens, abrités, continuaient de jouer. Mais la foule s’éparpillait en tous sens. Un instant plus tard, la salle de boule était pleine, on se pressait, on se bousculait, tandis que les croupiers avaient toutes les peines du monde à maintenir de l’ordre autour des deux tables.

— Faites vos jeux… Le neuf…

Et le Petit Docteur se hissait sur la pointe des pieds pour ne pas perdre de vue sa nouvelle idole qui restait imperturbable.

Quelqu’un le heurta. Il se retourna vivement pour une remarque désobligeante, mais il ne la fit pas, s’excusa au contraire, car il s’agissait d’une dame aux cheveux blancs, une de ces petites vieilles encore coquettes, au visage sucré, qui se maquillent d’une façon touchante pour se donner une dernière illusion.

— Excusez-moi, dit-il.

Elle ne parla pas, mais hocha la tête en souriant. Cet incident sans importance était d’autant plus ridicule que, juste à cet instant, la jeune fille en bleu pâle regardait de son côté, si bien qu’il aurait pu, sans la vieille, rencontrer enfin son regard.

— Faites vos jeux… Rien ne va plus…

Aussi vite la pluie s’était mise à tomber, aussi vite elle cessa et, dehors, il y eut un grand silence, les arbres s’égouttèrent, la foule se rua dans les jardins comme elle était venue, il ne resta plus qu’une vingtaine de joueurs à la boule.

C’est alors que l’événement incroyable se produisit. Un quart d’heure, exactement, après la fin de cette pluie. Le Petit Docteur devait se reprocher, par la suite, de n’avoir pas suivi avec plus d’attention le jeu de la jeune fille. Gagnait-elle ? Perdait-elle ? Qu’importe, puisqu’il s’agissait en définitive de sommes insignifiantes ? En tout cas, elle toucha deux fois le quatre, puis…

Elle avait changé de place. Un moment, il avait craint de la perdre. Il était prêt à la suivre partout où elle irait, pour le seul plaisir de la contempler. Il ne craignait qu’une chose : la voir rejoindre un jeune homme à qui elle poserait la main sur le bras en disant tout naturellement : « Chéri… »

Mais non ! Elle restait dans la salle ! Elle tournait autour de la table ! Elle était maintenant derrière la grosse femme qui jouait avec acharnement et qui avait tiré de nouveaux billets de banque de son sac en fausses perles.

Jean Dollent fronça les sourcils. Avait-il réellement un instinct anormal ? Il sentit que quelque chose se préparait. La jeune fille, avec trop d’indifférence, regardait tout le monde autour d’elle, puis…

Il faillit éclater de colère. Non ! Cela n’était pas permis ! Surtout si naïvement, si maladroitement, si bêtement, pour tout dire ! La grosse dame désagréable était assise à la gauche du croupier. Elle suivait la boule du regard.

Mais il n’était pas possible de ne pas sentir la main de la jeune fille qui se glissait tout contre elle et saisissait quelques billets !

Il l’aurait battue, cette jeune fille ! Est-ce qu’on vole quand on est aussi jolie, aussi fraîche, quand on a ce regard candide ?

« Et quand on se mêle de voler, mademoiselle, du moins le fait-on avec adresse ! »

Voilà ce qu’il avait envie de lui déclarer crûment !

Le scandale éclatait, bien sûr ! La vieille darne fixait la main pleine de billets de cent francs et poussait un cri. Le croupier n’avait pas besoin de changer de place pour saisir cette main coupable et la prendre littéralement en flagrant délit. Des gens, autour de la table, faisaient :

— Oh !… Oh !…

Le croupier, sans lâcher la main, lançait à son collègue :

— Veuillez appeler l’inspecteur…

Mais le plus inouï, c’était le visage de la jeune fille en bleu. Se rendait-elle compte de ce qu’elle avait fait ? Réalisait-elle sa position ? Était-elle capable de penser qu’elle venait de se déshonorer pour moins que rien ?

C’est tout juste si elle ne souriait pas ! Elle n’avait pas rougi ! Elle soupirait seulement, en désignant son poignet d’un mouvement du menton :

— Vous me faites mal…

Alors… alors… Le Petit Docteur ne se rendit pas tout à fait compte, lui, de ce qu’il faisait, ni des conséquences possibles de son geste. Il s’avança. Il bouscula des gens près de lui. Il se précipita vers le croupier, vers l’inspecteur qui arrivait.

— Messieurs, je vous demande pardon…

On le regarda avec étonnement et ce fut lui qui rougit d’être le point de mire de la foule.

— Tout ceci est ma faute… C’est une plaisanterie… une très mauvaise plaisanterie, j’en conviens…

Il n’avait que quelques secondes pour trouver une histoire plausible, mais n’était-ce pas dans ces cas-là qu’il avait ses meilleures trouvailles ? On l’écoutait, c’était déjà cela. L’attention s’était détournée de la jeune fille pour se porter sur lui.

— Tout à l’heure… J’ai parlé avec Mademoiselle… Nous parlions de Madame ici présente… Je la prétendais étourdie… Je vous demande pardon, madame… Mademoiselle, au contraire, affirmait qu’elle possédait beaucoup d’attention et de sang-froid… « Je parie, ai-je dit, que vous lui prendrez la moitié de l’argent qui est devant elle sans qu’elle s’en aperçoive… »

Les gens étaient surpris, intrigués, ne sachant s’ils devaient le croire ou non. Et lui, nerveux, prenait sa carte dans son portefeuille, la tendait à l’inspecteur :

— Docteur Jean Dollent, de Marsilly… D’ailleurs, si vous voulez bien me conduire au directeur, il me connaît… Cette jeune fille n’a fait que jouer un jeu stupide auquel je l’ai encore plus stupidement poussée…

— Venez par ici…

Les croupiers étaient satisfaits de mettre fin à l’incident et de continuer la partie. Comment se fait-il qu’on oublia la jeune fille ? Quand on arriva à la porte du directeur, on s’aperçut qu’elle était restée parmi les joueurs, comme si cette histoire ne l’eût même pas concernée.

— Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter d’elle… Vous verrez que le directeur…

Dollent le connaissait, en effet, car il avait soigné son plus jeune fils. Il répéta sa comédie, se montra confus et, comme la grosse dame entrait, mal remise de sa fureur, il lui fit un grand coup de charme, s’excusant, ne comprenant pas comment il avait pu, surtout vis-à-vis d’une personne aussi distinguée…

Il avait hâte d’être dehors. Sa seule crainte était de ne pas retrouver la jeune fille. Est-ce qu’elle n’allait pas en profiter pour disparaître ?

— Vous me permettrez, madame, de vous envoyer une boîte de chocolats en signe d’amende honorable…

Le directeur, heureux d’éviter le scandale, appuyait :

— Je puis vous affirmer que le docteur Dollent est un parfait galant homme et qu’il regrette sincèrement cette gaminerie…

Elle n’était plus là !

— Naturellement ! grommela-t-il entre ses dents.

Comment la retrouver parmi les quelques milliers de personnes s’ébattant joyeusement sur la plage et au casino ?

Là, il fut vraiment comme un collégien qui a perdu sa cousine. Il se mit à aller et venir en tous sens, se précipitant en avant dès qu’il apercevait une tache bleu pâle dans la foule.

Rien au casino ! Rien dans les jardins ! Près d’une heure s’était écoulée. Il avait chaud. Son col commençait à mollir exagérément quand, sur la promenade, il aperçut la robe bleu pâle paisiblement installée sur un banc.

À croire que la jeune fille n’avait plus rien d’autre en tête que d’admirer le coucher du soleil ! Elle était là, immobile et paisible, l’œil fixé sur la mer qui virait au violet.

Sur un autre banc, la vieille dame au maquillage savant, qui avait bousculé Dollent, suivait avec intérêt le défilé des passants.

Tant pis s’il se faisait rabrouer ! Il se précipita vers le premier banc, celui de la jeune fille. Il s’assit. Il balbutia avec maladresse :

— Je vous demande pardon d’être intervenu, mais j’ai trouvé inadmissible qu’une jeune fille comme vous…

Elle regarda de l’autre côté et il rougit, peut-être de colère.

— Je sais que vous ne m’avez rien demandé et que je passe sans doute à vos yeux pour une sorte de Don Quichotte… N’empêche que, sans mon intervention, vous seriez maintenant au poste de police et que vos parents…

Elle regardait toujours de l’autre côté, comme une honnête femme à qui le premier goujat venu adresse des propositions. Elle ne daignait pas lui répondre ! C’était comme s’il eût parlé dans le vide !

— Vous remarquerez, mademoiselle, que je ne vous ai pas demandé votre nom et que je n’ai agi ainsi que par…

Il remarqua qu’elle remuait son pied droit avec impatience. Mais c’était sa nuque qu’il fixait, une nuque admirablement galbée dont il aurait voulu embrasser les petits cheveux follets.

— Avouez que je pouvais espérer, sinon de la reconnaissance, du moins un tout petit peu de considération. Je me suis rendu volontairement ridicule et, si ma clientèle de Marsilly apprend…

Il lui sembla qu’elle souriait, mais c’était vague, car il ne découvrait d’elle qu’un profil perdu.

Il devenait vraiment furieux. Il sentait qu’il n’avait jamais été aussi ridicule de sa vie. Et voilà qu’il allait l’être davantage encore. La vieille dame maquillée de l’autre banc se levait, s’approchait d’eux.

« Sans doute une vieille Anglaise ! » se dit Dollent en détaillant sa menue silhouette nerveuse.

Elle s’arrêtait devant la jeune fille. Et elle prononçait :

— Vous savez bien, Lina, que je vous ai toujours défendu d’adresser la parole aux jeunes gens… Rentrez !…

Un regard de mépris pour le Petit Docteur. La jeune fille — elle s’appelait Lina donc ! — se levait et s’éloignait en haussant les épaules, accompagnée du dragon maquillé.

Sa mère ? Sa tante ? Plutôt une gouvernante, décida-t-il. Un chaperon comme on en donne aux jeunes filles que les parents ne peuvent pas accompagner en vacances.

Où était ce chaperon pendant l’incident du jeu de boule ? Dollent n’avait pas remarqué la petite vieille à cet instant. Il est vrai qu’il était trop occupé par la jeune fille et par l’autre vieille, la grosse qui avait été volée.

« Eh bien ! Mon vieux… comme leçon !… »

Car c’en était une, et une fameuse. Si, après cela, il se mêlait encore de ce qui ne le regardait pas…

La jeune fille et sa gouvernante s’éloignaient le long de la promenade. Il allait les suivre. Tant pis ! Il en avait trop gros sur le cœur.

Mais, au moment de se lever du banc, il abaissa machinalement le regard. Le banc était planté sur du sable fin. Et, sur ce sable, le soulier pointu de la jeune fille avait tracé, pendant qu’il lui parlait, un mot, un seul : Imbécile !

— Allô !… Marsilly ?… Allô ! C’est vous, Anna ?… Ici, c’est Monsieur… Je vous téléphone pour vous avertir que je ne rentrerai pas dîner… Non… Je ne rentrerai peut-être pas non plus coucher… Allô !… Vous dites ?… Mais si, vous avez dit quelque chose… J’ai bien compris et vous ne perdez rien pour attendre… Je parle sérieusement, vous entendez, et j’ai horreur de vos insinuations… Allô !… Si je ne rentrais pas demain… parfaitement, il est possible que je ne rentre pas demain !… vous téléphoneriez au docteur Magné… vous lui diriez que j’ai un empêchement et que, s’il y a des cas urgents dans ma clientèle, il veuille bien les voir… À charge de revanche… S’il vous questionne, répondez que je suis retenu par une affaire de famille… Non ! Inutile de préciser que c’est à Royan…

Il était huit heures quand il téléphonait de la sorte, de la cabine de l’Hôtel Métropole…

Un de ces hôtels confortables qui ne se parent pas du titre de palace et qui sont surtout fréquentés par des familles à leur aise. Du hall, il apercevait la vaste salle à manger avec toutes ses petites tables et, sur chacune, une lampe électrique à abat-jour de soie saumon.

À une des tables, Lina et sa gouvernante.

— Vous pouvez me retenir une chambre ?

— Pas sur la mer, monsieur. De ce côté, tout est complet. Mais nous nous arrangerons pour vous loger malgré tout… Vous dînez ici ?…

Certes, qu’il y dînait ! Et le plus près possible des deux femmes !

Et ce n’était plus parce qu’il était amoureux ! Il l’était peut-être encore, mais il avait désormais d’autres mobiles. Un déclic s’était produit dans son esprit, exactement comme dans l’affaire de la Maison-Basse. Qu’est-ce qui lui avait fait découvrir tous les ressorts du drame d’Esnandes alors que la police et les magistrats pataugeaient ?

Une première vérité, simple comme tout : On n’avait pu lui téléphoner à midi et demi de la maison puisque, à cette heure, le téléphone d’Esnandes ne fonctionnait pas.

Le reste avait suivi, comme un écheveau.

En l’occurrence, c’était presque aussi simple. Il y avait eu le coup de tonnerre et l’averse !

— En supposant qu’une jeune fille ait l’intention de voler dans une salle de jeu…

Ainsi qu’il l’avait fait dans l’autre affaire, il essayait de se mettre à la place de ses personnages. Voilà une salle où il y a une trentaine de personnes seulement. Donc, il existe peu de chances de faire un geste sans qu’il soit aperçu par quelqu’un !

Par contre, un coup de tonnerre providentiel éclate, une averse subite oblige les gens du dehors à s’abriter dans la salle de jeu. Ce ne sont pas des joueurs. Ils regardent vers la porte. Ils attendent la fin de l’ondée. Et ils sont tellement serrés les uns contre les autres qu’on ne distingue plus qu’une masse confuse.

« C’est à ce moment que je volerais ! » décida le Petit Docteur.

Or, Lina, elle, avait choisi le moment le plus calme, le plus vide, cinq minutes après, pour accomplir son acte insensé.

Pourquoi ?

Qu’est-ce qui l’avait empêchée de voler alors que c’était possible ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à le faire alors que c’était pratiquement impossible ?

Lina mangeait sans le regarder, du bout des dents, comme mangent la plupart des jeunes filles. En face d’elle, au contraire, la gouvernante au corps nerveux, au menton pointu, dévorait les viandes rouges avec appétit.

Il était difficile de distinguer quelque chose dans le brouhaha joyeux de la salle à manger et pourtant, après quelques minutes, le Petit Docteur avisa une table placée juste en face de celle de la jeune fille. Contrairement à la majorité des tables, elle était occupée par un homme seul.

« Trente-cinq ans ? Quarante ans ? » se demanda Dollent avec quelque envie.

Car il avait toujours regretté d’être petit et maigre. L’inconnu, au contraire, était grand, bâti en athlète. Il avait le visage hâlé et on devinait que c’était un de ceux qui, à l’heure du bain, nagent si loin que, de la plage, on ne voit plus que le point blanc ou rouge de leur bonnet.

— Je parie…

Eh ! Oui, parbleu… Il ne se trompait pas… Il suffisait d’un peu de patience pour s’apercevoir que, quand elle ne se croyait pas observée, Lina lançait un long regard à l’inconnu…

… Et que celui-ci, éperdu de joie, lui rendait son regard en dix fois plus chaud, puis baissait le nez vers son assiette…

Dès lors, qu’est-ce qu’il faisait là, lui ? De quoi avait-il l’air, sinon d’un gêneur d’autant plus ridicule qu’on ne l’avait pas invité ?

Le dîner fini, Lina et sa gouvernante disparurent dans l’ascenseur. Quant au jeune homme, il fuma une cigarette dans le hall, puis se dirigea vers le bar de l’hôtel.

— Qui est-ce ? demanda Dollent au portier.

— Vous ne le connaissez pas ? Bernard Villetan, le fils des roulements à billes Villetan, champion de hors-bord… Il a encore gagné une course cet après-midi… Il vient ici toutes les années.

Évidemment que, quand on est le fils d’un riche industriel et champion de hors-bord… Qu’attendait le Petit Docteur pour s’en aller et lui céder la place ?

— Je voudrais encore vous poser une question… La jeune fille… Hum !… La jeune fille en bleu pâle… Vous voyez qui je veux dire…

— Mlle Lina ?

Et le portier fit un clin d’œil, questionna, malicieux :

— Vous avez remarqué ?

— Ma foi…

— Moi aussi… Seulement, il y a la gouvernante… La camérière, comme elles disent. Mlle Esther… Si elle s’apercevait de quelque chose, elle qui est un véritable dragon…

— Qui est Mlle Lina ?

— Je n’en sais rien… C’est la première année qu’elle descend ici… Il y a déjà un mois qu’elle est chez nous… Son nom de famille… Attendez…

Il consulta ses fiches.

— Grégoire… Lina Grégoire, venant de Paris… Encore de l’industrie ou du gros commerce, pour se payer une gouvernante anglaise…

— Vous savez son âge ?

— Je vais consulter sa fiche… Un instant…Dix-neuf ans…

— Je vous remercie…

Cinq francs de pourboire. Ce n’était peut-être pas beaucoup, mais le Petit Docteur n’était pas riche, n’étant pas né dans les roulements à billes et n’ayant pas eu de gouvernante anglaise pour passer ses vacances dans un des meilleurs hôtels de Royan.

Il était triste, le Petit Docteur. Il avait envie de s’en retourner dans sa maison de Marsilly, mais il hésita à cause d’Anna, sa bonne, qui se moquerait de lui et qui triompherait sans doute : « Alors, monsieur ? Ça n’a pas marché comme vous vouliez ? »

Il retourna au casino et ne vit ni Lina ni le jeune Roulement à Billes. Il joua cinquante francs à la boule et les perdit, tandis que le croupier le regardait de travers et surveillait les sacs à main de ces dames.

Il rentra se coucher à l’hôtel. On ne lui avait trouvé qu’une chambre qui, en temps ordinaire, devait être une chambre de domestique, presque sous les toits. Il ferma la porte à clé, ouvrit la fenêtre, éteignit la lumière et chercha le sommeil.

— Étant donné, se répétait-il, que le vol n’était possible qu’au moment de la cohue provoquée par le coup de tonnerre et l’averse…

Il tenait à son idée. Puisque ça lui avait réussi une fois de suivre farouchement une idée jusqu’au bout, il n’y avait pas de raison pour…

Malheureusement, il avait commis une faute. Lors de l’affaire de la Maison-Basse, il avait beaucoup bu, sans le vouloir. Cette fois, il l’avait fait exprès, pour retrouver l’inspiration. Et, avant de monter dans sa chambre, il avait encore avalé un whisky au bar, lui qui ne buvait jamais de whisky. Cela lui valait une étrange somnolence. Il était à la fois lucide et engourdi. Il ne dormait pas, mais ce n’était pas non plus l’état de veille absolu. Longtemps un moustique l’agaça. Puis ce fut un bruit léger qu’il ne parvenait pas à déterminer, comme le grattement d’une souris quelque part dans un coin de la chambre.

Pourquoi cette Lina avait-elle…

Soudain, il se leva en sursaut. Il était certain que la souris était là, près de sa table. Il cherchait le bouton électrique. Il ne le trouvait pas. Il perdit quelques secondes. Enfin, il tint la poire, pressa le bouton d’ivoire, et la lumière inonda la pièce.

Rien ! Pas de souris ! La fenêtre toujours ouverte sur un ciel pâle. Sa montre marquait deux heures du matin. Il était sûr de n’avoir pas dormi, de s’être assoupi tout au plus. Il voulut boire un verre d’eau. Avant de se coucher, il avait mis son veston (il était soigneux, car il n’avait que deux complets) sur le dossier d’une chaise.

Or, au revers de son veston, tranchait une tache blanche, une feuille de papier attachée par une épingle…

Quelqu’un était donc entré dans la pièce tandis qu’il était étendu sur son lit, et c’était ce quelqu’un qui avait fait ce bruit à peine perceptible de souris trottinante.

On n’avait pu entrer par la porte, qui était fermée à clé et dont le verrou était tiré. Pour entrer par la fenêtre…

Il se pencha. Il était au cinquième étage. Pour arriver jusqu’à lui, il aurait fallu se hisser le long du tuyau de gouttière et effectuer un rétablissement ahurissant…

Toujours en chemise, car il n’avait pas apporté de pyjama, il revint vers son veston et lut enfin le billet, rédigé en lettres majuscules :

Si vous vous obstinez à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, il vous arrivera malheur. Si, au contraire, vous rentrez sagement chez vous, vous recevrez un joli cadeau.

Pas de signature, comme de juste ! Ce qui était le plus hallucinant, c’est que le quidam qui avait écrit ça avait trouvé le moyen de pénétrer quelques minutes plus tôt, sans faire de bruit, sans trahir sa présence autrement que par un grattement de souris, dans la chambre où le Petit Docteur se trouvait et ne dormait pas !

Il aperçut soudain un appareil téléphonique à la tête de son lit. Il se souvint qu’il y avait le téléphone dans toutes les chambres.

— Allô ! Donnez-moi Mlle Lina Grégoire, s’il vous plaît…

La sonnerie retentit trois fois. Enfin une voix endormie fit péniblement :

— Allô ?… Qui est là ?…

Il raccrocha, appela la gouvernante. La voix fut plus sèche, l’accent anglais très prononcé.

— Allô !…

Il raccrocha encore.

— Donnez-moi la chambre de M. Bernard Villetan, s’il vous plaît…

Pas de réponse. Il rappela la téléphoniste, demanda le portier.

— Allô ! M. Villetan n’est pas à l’hôtel ?

— Pardon, monsieur. Il est toujours au bar. Si vous voulez que je l’appelle… Mais j’aime mieux vous prévenir qu’il a fêté sa victoire avec ces messieurs du Yacht Motor Club et qu’en ce moment…

— Je vous remercie !

Malheur ou joli cadeau ?

Il n’était pas question d’hésiter : il resta ! Et toute la nuit il rêva qu’il était chargé de voler les billets posés devant une vieille joueuse de boule et qu’il étudiait le meilleur moyen d’arriver à ses fins.

Pouvait-il se douter que, pendant ce temps-là, un crime se commettait à quelques mètres de lui ?

II

Si des gens entrent volontairement par les fenêtres, d’autres sortent involontairement par le même chemin

À six heures du matin, alors qu’il avait les yeux ouverts depuis une bonne heure, le Petit Docteur, constatant que sa montre ne consentait à marquer la fuite du temps qu’à une lenteur irritante, sauta de son lit et décida :

— Je vais prendre un bain !

Il n’avait pas de maillot, pas le moindre bagage. Il se contenta de s’envelopper dans un immense peignoir d’hôtel, persuadé qu’il trouverait à louer un caleçon sur la plage. Et, comme il y serait à peu près seul à cette heure matinale, peu importait que le caleçon fût ou non à sa mesure.

Il descendit l’escalier en sifflotant, parce qu’il était toujours gai le matin, surtout quand, comme ce matin-là, il y avait un soleil couleur de champagne. Il enjamba presque une femme de ménage qui nettoyait les dernières marches et, au moment où il allait traverser le hall, une voix l’appela :

— Hé ! Dollent…

C’était Ricou, un camarade de la Faculté qui s’était installé à Royan. Solennel comme un bon médecin de petite ville, il portait déjà, malgré l’heure, son faux col à pointes cassées, son veston noir et son pantalon rayé.

— Où vas-tu ? questionna-t-il.

— Dans l’eau… Et toi ?


— Il y a une demi-heure que j’ai été appelé par la direction de l’hôtel. Un accident stupide…

Les petits yeux de Jean Dallent se firent plus vifs. On aurait dit que son regard devenait soudain pointu comme un crayon que l’on taille.

— Raconte…

— Un type qui est resté trop longtemps au bar cette nuit et qui a pris le rebord de son balcon pour son lit. C’est miracle qu’il ne se soit pas tué. Il est tombé du troisième étage et il a d’abord rebondi sur la pergola. Sur la terrasse, il n’a pas dit ouf, puisque c’est seulement à cinq heures ce matin que les femmes de ménage, en arrivant, l’ont découvert.

— Fracture du crâne ?

— Même pas ! Je l’ai envoyé à la Clinique Chevrel. Il en a pour quelques semaines et il en sortira amoché pour un bout de temps…

— Tu connais son nom ?

— Bernard Villetan, le type des roulements à billes… Il avait gagné je ne sais quelle course l’après-midi…

Eh bien ! il faut faire un aveu. Pensant au magnifique garçon de la veille, le Petit Docteur ne put s’empêcher de murmurer, rêveur :

— Et tu dis qu’il sera amoché pour quelque temps ?

— Tu le connais ?

— Très peu… À propos, comment était-il habillé, ton blessé ?

— Pantalon de smoking et chemise blanche… Il avait déjà retiré son faux col et sa cravate… Ses chaussures aussi… Il était pieds nus…

L’autre fut bien étonné de voir le Petit Docteur rebrousser chemin sans mot dire et remonter chez lui. Le directeur de l’hôtel courut après lui.

— Un instant, monsieur Dollent… Je voudrais vous demander d’être discret… Il est inutile que nos clients apprennent ce qui s’est passé cette nuit… Nous n’y sommes pour rien, certes, mais ces accidents-là font toujours tort à un hôtel…

— Vous êtes sûr qu’il était pieds nus ?

— Absolument sûr…

— Le sol du balcon est en quoi ?

— En béton, comme tous nos balcons…

— Merci !

Si Bernard Villetan était pieds nus… si le sol du balcon était en béton… Voyons ! Toujours se mettre dans la peau des gens… On rentre dans sa chambre… Si on a une demi-cuite et si on veut prendre l’air, on retire à la rigueur son faux col et son smoking avant d’aller s’accouder au balcon… Mais pas ses souliers !… Pas ses chaussettes !…

À peine chez lui, le Petit Docteur décrocha le téléphone, car il avait oublié de se renseigner sur un point.

— Pardon, monsieur le directeur. C’est encore moi. Est-ce que son lit était défait ?

Le lit n’était pas défait. Donc, le Bernard en question, trop beau garçon, trop bien bâti et trop riche pour être tout à fait sympathique, était occupé à se déshabiller dans sa chambre.

— Il a entendu du bruit sur le balcon et il est allé voir ! décida le Petit Docteur.

À moins… N’y avait-il pas, la même nuit, quelqu’un qui se baladait le long de la façade et qui avait pénétré chez Jean Dollent ? En supposant que ce quelqu’un soit justement Bernard… Et que Bernard, au cours de ses exercices acrobatiques, ait fait un faux mouvement…

Le Petit Docteur s’habillait, sans se raser, faute de rasoir. Et une barbe de deux jours suffisait à lui donner un vague aspect de réfugié politique, surtout que ses vêtements n’étaient jamais très correctement repassés.

Il suivait son idée, tout doucement. Il continuait à la suivre en prenant son petit déjeuner dans le hall, à une table d’osier. Mais il la suivait plus mal, parce qu’en face de lui il y avait la jeune fille en bleu et son Anglaise de gouvernante. La jeune fille mangeait des croissants trempés dans du chocolat Sa compagne à museau pointu, déjà barbouillé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, s’attaquait a une confortable portion d’œufs au bacon.

Le temps était splendide, l’hôtel aéré et gai. Déjà la plus grande partie de la clientèle se préparait à s’ébattre sur la plage et sur les courts de tennis.

Le Petit Docteur retrouvait la volupté du chercheur sur une piste, la volupté de celui qui voit les gens et les choses, non comme chacun les voit, mais de la coulisse.

Pas une seule fois la jeune fille en bleu ne le regarda, mais ce ne fut pas réciproque, car, pendant un grand quart d’heure, il ne cessa de la dévorer des yeux, en proie à une étrange impatience.

Qu’est-ce qui n’allait pas ? Qu’est-ce qui le chiffonnait en elle ? Il avait un malaise vague… Voyons ! Elle était jolie, plus que jolie… Il avait presque envie de trouver qu’elle était trop jolie, trop parfaitement jeune fille…

C’est cela ! La perfection est rare, si elle existe… Aucun bébé ne ressemble aux belles poupées, et toujours il y a, dans la réalité, un petit rien qui cloche…

Or, chez Lina, rien ne clochait, pas un faux pli à la robe, pas une irrégularité des traits ; pas le plus petit désordre dans les cheveux bruns… Rien de rien ! Les cils battaient… Elle ouvrait ses grands yeux, découvrait des prunelles magnifiques et candides, exactement comme ces poupées de luxe, à la carnation impeccable, auxquelles il venait de penser… Même quand elle mangeait, occupation bien prosaïque, elle gardait cet air aérien, céleste…

Elle a volé au moment où elle avait le plus de chances de se faire prendre…

La vieille Anglaise le regardait. Parfois, il avait vaguement l’impression qu’elle était sur le point de lui sourire…

— Dites-moi, portier… Savez-vous ce que font cette dame ou cette demoiselle le matin ?

— D’habitude, docteur, elles s’installent sous un des parasols de la plage, comme tout le monde. Elles parcourent les journaux.

— Prennent-elles un bain ?

— La gouvernante, jamais… La jeune fille, oui, vers onze heures…

Il était tranquille. Il saurait où les retrouver. En attendant, il pénétra dans le bar, qui était désert, et où Jef, le barman, faisait le « mastic ».

— Donnez-moi un porto, voulez-vous ?…

Était-ce sa faute si, pour suivre une enquête, on est sans cesse obligé de boire ?

— Dites donc… Bernard Villetan, hier soir… Il était un peu gai, hein ?

— Un peu pompette, oui… Il ne voulait à aucun prix aller se coucher… À une heure, ses amis sont partis… Je voulais fermer le bar, mais il s’est obstiné… Il me réclamait sans cesse un dernier whisky, en jurant que c’était le der des der… Il faut reconnaître qu’il tient magnifiquement le coup et qu’un autre, à sa place…

— À quelle heure lui a-t-on apporté une lettre ?

— Pourquoi demandez-vous ça ?

— Pour rien… Une idée…

Et le Petit Docteur sentit une certaine admiration dans le regard du barman.

— Il n’a pas reçu de lettre, non… Mais il en a écrit une… Je me demande comment vous avez deviné…

— Prenez un verre avec moi… Vous dites qu’il a écrit une lettre… À quelle heure ?

— Il était au moins deux heures du matin… Je voyais, à sa façon de boire, que quelque chose n’allait pas… Je lui demandai :

« — Des ennuis, monsieur Bernard ?

« Parce qu’il faut vous dire que c’est un vieux client, un chic type, pas fier pour deux sous.

« — C’est plus bête que des ennuis ! qu’il me fait.

« — Alors, que moi je réponds, c’est que vous êtes amoureux !

« — Justement, et ce n’est pas rigolo !

« — Pourtant, vous n’êtes pas un homme avec qui les femmes sont cruelles…

« J’ai bien compris à son regard que c’était plus sérieux que je ne croyais.

« — Un dernier whisky ! commanda-t-il. Et ne parlons plus de ça…

« Là-dessus, il ramasse un journal qui traînait sur le bar. Il le lit comme quelqu’un qui veut absolument penser à autre chose… Un peu comme on lit chez le coiffeur ou dans la salle d’attente des dentistes, vous savez, de la première à la dernière ligne, n’importe quoi, y compris les annonces…

Les yeux du Petit Docteur étaient redevenus minuscules.

— Attendez, Jef… Il lisait… Il buvait… Et tout à coup… Donnez-moi un autre porto…

Et le barman de s’émerveiller :

— Juste comme lui !

— Que voulez-vous dire ?

— Que, tout à coup, il a levé la tête. Il n’était plus le même. Il avait une idée. Il me regardait sans me voir. Et il a lancé :

« — Un whisky…

« Il ne jurait plus que c’était le dernier. Il n’y pensait plus. Il cherchait quelque chose sur les tables et enfin, nerveux, il a réclamé de quoi écrire.

— À deux heures du matin ?

— Il était au moins ça… J’ajoute que ce ne fut pas brillant. Il n’était pas ce qu’on peut appeler fin soûl, mais enfin il avait un joli pompon… Peut-être aurait-il pu marcher à peu près droit !… Mais écrire ! Je le voyais hésiter… Il traçait des lettres trop grandes et de toutes petites… Il Passait un bout de langue entre les lèvres comme un gamin qui s’applique à ses devoirs…

— Et il vous a donné la lettre à poster ?

— Non… Il l’a emportée…

— Il est sorti de l’hôtel ?

— Pas davantage. Il est monté chez lui en me disant d’inscrire le tout sur sa note…

— Il a pris l’ascenseur ?

— Non ! Il s’est engagé dans l’escalier… Sa chambre est au troisième…

Et celle de la demoiselle en bleu au second !

— Vous souvenez-vous du journal qu’il a lu ?

— Voilà ce qui est plus embêtant… Si vous étiez venu une demi-heure plus tôt avant que je commence le mastic Maintenant, tous les journaux que j’ai ramassés sont en tas dans un seau…

— Vous pouvez me les donner ?

Une lueur amusée passa dans les yeux du barman.

— Vous savez, ils ne sont plus très frais. Je les ai ramassés pêle-mêle avec les noyaux d’olives, les écorces de cacahuètes et les mégots… Enfin ! Si cela peut vous faire plaisir…

Il y avait un peu de tout, des quotidiens français et anglais, des hebdomadaires et des illustrés.

— Essayez de vous rappeler, Jef… Le journal était-il grand ? Était-il en couleurs ?…

— Attendez… M. Bernard était sur ce tabouret… Je me souviens que le shaker était devant lui et que j’ai dû soulever le journal pour le prendre… C’était un journal anglais… J’en suis sûr… Avec beaucoup de pages…

Il y en avait trois dans le lot, tous trois épais comme des magazines, et le Petit Docteur soupira en les emportant.

Se mettre à la place des gens… Bernard boit avec ses amis… On fête sa victoire sportive, mais il refuse d’aller se coucher en même temps qu’eux… Il est lugubre, abattu… Il est sur le point, faute de mieux, de faire des confidences au barman…

Mais, à ce moment-là, il n’a aucunement l’idée d’écrire une lettre !

Pour écrire cette lettre, il faut une raison. À deux heures du matin, la raison n’existe pas encore.

Or, dès ce moment, il ne parle à personne, personne ne lui parle. Par contre, il lit un journal, farouchement, comme chez le coiffeur, selon le mot du barman.

Donc, c’est le journal qui lui a donné l’idée d’écrire, et décrire tout de suite.

— Pardon, monsieur le directeur… C’est encore moi…

Cette fois, le directeur de l’hôtel fronça les sourcils, trouvant sans doute que le Petit Docteur devenait bien encombrant.

— Quand on a découvert le blessé, je suppose qu’on l’a déshabillé avant de le hisser dans l’ambulance… Vous étiez présent… S’il avait eu une lettre sur lui… Une lettre sur papier à en-tête de l’hôtel, je suppose que vous l’auriez vue…

— Il n’y avait pas de lettre ! affirma le directeur. Il espérait en être quitte, mais Dollent se raccrochait.

— Un mot encore… Je suppose aussi que vous avez visité sa chambre ?

— Je viens de la visiter avec le commissaire de police, à qui j’ai été obligé de signaler l’accident…

— Parfait !

Le directeur, lui, ne partageait pas l’enthousiasme du Petit Docteur.

— Vous trouvez que c’est parfait, vous ? riposta-t-il, presque hargneux.

— Je veux dire que, s’il y avait eu une lettre de ce genre dans la chambre, vous l’auriez aperçue…

— Il n’y en avait pas…

— J’en étais sûr !

— Pourquoi ?

— Pour rien… Tout va très bien, monsieur le directeur… Peut-être garderai-je encore une chambre cette nuit ?… Ce qui fut loin d’enchanter l’hôtelier.

… Bernard écrit une lettre au bar, passé deux heures du matin… Il remonte chez lui par l’escalier… On le retrouve à cinq heures du matin étendu sur la terrasse et la lettre a disparu.

Donc, elle a été remise à destination !

Donc, c’est cette lettre qui…

À la rigueur, tout cela se tenait. Mais qu’est-ce qui prouvait que la lettre en question n’était pas celle, précisément, qu’un inconnu était venu placer dans la chambre de Dollent ?

Bernard était mis au courant de l’attitude de ce dernier pendant l’après-midi… Il le voyait à l’hôtel le soir, non loin de la demoiselle en bleu… Il était jaloux… Il le menaçait… Il lui promettait au surplus un cadeau s’il acceptait de s’éloigner et de lui laisser le terrain libre…

— Hum !… Hum !… toussotait le Petit Docteur en suivant la promenade, ses journaux sous le bras, et en dévisageant les jeunes filles et les vieilles dames sous les tentes multicolores de la plage. Mais le journal ?

Que devenait, en effet, dans ce cas, le rôle du journal ? Pourquoi est-ce en lisant un quotidien anglais de trente-deux pages que le jeune homme avait eu l’idée de menacer celui qu’il considérait comme son rival ?

Et qui lui avait appris, tout sportif qu’il était, à se hisser le long des façades, ce qui est généralement le fait d’un très petit nombre de spécialistes qu’on appelle avec à propos des monte-en-l’air ?

Jean Dollent portait son habituel complet grisâtre, celui avec lequel il faisait ses visites dans les campagnes, et, ma foi, il n’était pas trop fier dans la foule demi-nue qui encombrait la plage. Il lui semblait qu’il sentait pousser sa barbe, qu’il avait terriblement drue.

Tant pis ! Il n’était plus l’amoureux de la jeune fille en bleu pâle. Il était un homme tout à sa passion de déchiffreur d’énigmes humaines.

Les deux femmes étaient là ! Il faillit, tant il était préoccupé, marcher sur la jeune fille, car elle était étendue de tout son long, à plat ventre, dans le sable doré. Elle portait un maillot bleu clair comme sa robe et elle faisait brunir au soleil ses épaules et ses cuisses.

À deux mètres, à l’ombre d’un parasol rayé de rouge et de jaune, la gouvernante était installée dans un fauteuil transatlantique et elle lisait… elle lisait un journal anglais, justement un des trois que le Petit Docteur avait sous le bras.

Elle ne le vit pas approcher. Décemment, il aurait dû aller s’asseoir ailleurs, car il y avait assez de place sur la plage. Avec un cynisme tranquille, il s’installa par terre, à trois mètres à peine de la vieille Anglaise, à moins de deux mètres de la jeune fille.

Il avait l’air ainsi de ces gens qui viennent passer quelques heures sur les plages, entre deux trains, et qui font tache parce qu’ils ne sont pas dans la même tenue que les autres. Pour comble, ne portait-il pas des souliers noirs, alors qu’autour de lui c’était une débauche de pieds nus et d’espadrilles plus fantaisistes les unes que les autres ?

« À quelle page en est-elle ? » se demanda-t-il.

Et il penchait la tête, aussi cynique que ces spectateurs qui, au théâtre, vous écrasent l’épaule pour lire votre programme.

« Quatrième page… Bon !… »

Il ouvrit le sien à la même page. Il lui aurait fallu des heures, avec un dictionnaire, pour traduire correctement un article anglais. Mais ce qui l’intéressait surtout, puisque Lina avait le visage dans le sable, c’était la physionomie de la gouvernante.

Celle-ci leva les yeux. Les gens sentent-ils vraiment qu’un regard est posé sur eux ? Elle le dévisagea et son premier réflexe fut de froncer les sourcils. On aurait dit qu’elle allait se fâcher, lui crier qu’il était un malotru de venir ainsi se camper près de la jeune fille dévêtue.

Tous ces sentiments, il les lut sur ses traits, baissa à nouveau les yeux sur son journal. Cela lui donnait le temps de réfléchir.

Elle relevait la tête… Elle était déjà moins revêche… Elle la baissait à nouveau…

Enfin elle esquissait un léger sourire, comme on en adresse parfois aux personnes à qui on n’a pas été présenté, mais qu’on a rencontrées à plusieurs reprises.

Le Petit Docteur, tout miel, sourit à son tour.

III

Qui prouve que la lecture des annonces peut mener loin, voire à la mort violente

Le plus extraordinaire, aux yeux du Petit Docteur, ce n’était pas tant le drame sourd qui se jouait entre trois personnages, une vieille gouvernante, une jeune fille et lui, que l’atmosphère dans laquelle ce drame se déroulait.

Combien pouvait-il y avoir de personnes sur la plage ? Mille ? Deux mille ? Peut-être davantage. Et pour tout le monde, c’était une chaude journée de vacances. Chacun ne pensait qu’à se bronzer la peau, à exécuter des mouvements de culture physique ou à s’ébattre dans l’eau d’un beau bleu turquoise.

Entre les groupes, quelques mètres à peine, et des enfants à peu près nus couraient dans ces sortes de couloirs, heurtaient les corps étendus, allaient reprendre leur ballon sous les tentes.

Or, entre les trois personnages, la partie qui se jouait…

Qui sait où cela pouvait mener ? Est-ce que Bernard Villetan, qui la veille assourdissait la foule du bourdonnement orgueilleux de son hors-bord, n’était pas couché, entouré de bandelettes comme une momie, sur un lit articulé de clinique ?

La vieille gouvernante avait souri et s’était replongée dans sa lecture. Quant à la jeune fille en bleu pâle, jugeant sans doute qu’elle était assez cuite d’un côté, elle avait fait un mouvement pour se retourner. Dans ce mouvement, elle avait eu le temps de découvrir le Petit Docteur, si près d’elle qu’elle aurait pu le toucher en étendant le bras, et elle avait tressailli, mais sans aucune envie de sourire.

D’où ils étaient tous trois, on découvrait la façade de l’hôtel, avec un balcon à chaque chambre, y compris le fameux balcon d’où le jeune Bernard…

Qu’est-ce qu’elle faisait maintenant, la jeune fille ? Décidément, c’était chez elle une manie d’écrire sur le sable. Du doigt, elle traçait des lettres, en surveillant sa gouvernante du coin de l’œil. Serait-ce encore une injure, comme la veille, près du banc ?

Souriant, le Petit Docteur attendait… F… I… L…

Elle s’arrêtait un instant, parce que l’Anglaise avait bougé. Puis, patiente, elle recommençait : F… I… L…

— Filez !

Un drôle de mot, entre parenthèses, pour une jeune fille si parfaitement jeune fille qu’elle ! Il est vrai que les jeunes filles d’aujourd’hui affectent de parler l’argot…

La veille, il n’était qu’un imbécile ! Aujourd’hui, on lui ordonnait, sans prendre de gants, de filer !

Et il souriait. Il ne bougeait pas, son journal anglais déployé sur les genoux. Il aurait bien voulu voir passer le marchand de verres fumés, car la réverbération de la lumière sur le sable lui cuisait les yeux.

Tant pis ! À quelle page en était la vieille dame ? Page 8… Il chercha la page 8 de son propre journal… Toujours des articles, en caractères minuscules, avec des noms d’hommes politiques dans les titres…

— Filez !

Mais voilà qu’un événement bien plus inattendu se produisait. Une voix, qui n’était autre que celle de la vieille, une voix sucrée qui était bien une voix d’Anglaise de cet âge, questionnait :

— Vous parlez l’anglais ?

Il en était si surpris qu’il ne trouvait pas tout de suite une réponse.

— Oui… Non… Je l’ai appris autrefois au lycée…

— C’est très difficile, n’est-ce pas ?… Mais je crois que vous lisez couramment notre langue… Mlle Grégoire lit l’anglais aussi, mais elle le parle avec un horrible accent…

Drôle de femme, décidément ! Plutôt une caricature ! Pourquoi, au point où elle en était, ne pas avouer son âge une fois pour toutes ? Pourquoi ces modes surannées, cette robe ridicule sous laquelle on devinait un corset, ces bas mauves et surtout ce maquillage agressif qui ne donnait le change à personne ?

Et ce sourire, donc ! Un sourire mielleux qui n’empêchait pas Mlle Esther de découvrir de longues dents prêtes à mordre ! Et parmi ces dents il y en avait une bonne moitié en or !

— Vous êtes pour longtemps à Royan ?

— Je ne sais pas encore…

— J’ai honte de ne pas vous avoir remercié plus tôt… J’ai appris, en effet, la façon si élégante et si spirituelle dont, hier, au casino, vous avez réparé l’espièglerie de Mlle Grégoire… Car c’est évidemment une espièglerie… N’est-ce pas, mademoiselle ?

Celle-ci s’était retournée et regardait durement les deux interlocuteurs.

— Vous voyez comment ces drames arrivent… Je m’étais absentée un moment…

Une lumière se fit et le Petit Docteur faillit déclarer : « Ce n’est pas vrai ! »

Il ne le dit pas, mais il le pensa. Il revoyait maintenant la scène de la veille. Des détails oubliés lui revenaient. Et il était sûr qu’au moment de l’algarade il avait aperçu la vieille demoiselle se faufilant vers la sortie.

— Ces jeunes filles d’aujourd’hui… Enfin ! J’en serai quitte pour ne plus relâcher ma surveillance… J’étais seulement confuse de ne pas vous avoir remercié au nom des parents de Mlle Grégoire…

— Ils habitent sans doute Paris ?

— Ils sont pour le moment en Amérique du Sud… Ils voyagent beaucoup… C’est pourquoi il leur fallait une personne de tout repos pour…

« Toi, ma vieille, pensait le Petit Docteur, voilà que tu deviens trop bavarde d’un seul coup… »

Le plus comique, c’est qu’un couple, non loin d’eux, le voyant entrepris par cette caricature, lui adressait des clins d’œil qui signifiaient : « Est-elle marrante, la vieille ! Vous n’allez plus pouvoir vous en débarrasser… »

Le fait est qu’elle devenait insistante.

— Vous n’êtes pas trop au soleil ? Vous ne voulez pas vous mettre à l’ombre de notre parasol ?

— Je vous-remercie… Non, vraiment…

— Royan est une plage délicieuse… En Angleterre, nous n’avons que des…

Le plus difficile, c’était de penser, de penser d’une façon forcenée, à toute vitesse, pour ne pas être pris de court, et en même temps de montrer un visage candide et souriant.

Surtout que Lina le regardait, le front dur, les yeux plus durs encore, et qu’il avait l’impression qu’en quelques minutes elle venait de vieillir de cinq ou six ans…

Où était la poupée idéale de tout à l’heure, la jeune fille rose et candide comme on n’en voit que sur les cartes postales ?

— Vous êtes médecin, m’a-t-on dit ? Susurrait la vieille.

— Médecin de campagne, oui…

— Cela doit être passionnant…

Pourquoi passionnant ? Et pour quelle raison, soudain, lui avait-elle ainsi adressé la parole ? Pour quelle raison semblait-elle ne plus vouloir le lâcher, quitte à jouer une interminable comédie ?

C’est ce qu’il se demandait. Il sentait qu’il fallait trouver la solution très vite, que tout dépendait de là. Il sentait aussi que Lina s’impatientait, le souhaitait à tous les diables, lui faisant comprendre que plus tôt il s’en irait et mieux cela vaudrait.

— Monsieur désire sans doute aller se baigner ? dit-elle. C’est l’heure de la pleine mer.

Un regard foudroyant de la vieille.

— Si vous désirez aller vous baigner, Lina, allez-y, mais ne vous occupez pas des grandes personnes…

Est-ce que ce n’était pas comique ? À condition de ne pas regarder du côté de l’hôtel, de ne pas voir un balcon parmi tant d’autres, d’où, la nuit précédente, un jeune homme plein de vie et d’entrain…

— Je suppose que ce n’est pas comme médecin que vous êtes ici, mais que vous prenez vos vacances ?

— C’est-à-dire que… Vous savez, dans notre métier… Tenez, cette nuit, j’ai failli être réveillé pour un accident qui s’est produit à l’hôtel…

Il les regardait tour à tour. La vieille ne bronchait pas. Lina attendait avec angoisse.

— On n’a pas pensé à moi et on a appelé un confrère de Royan… L’homme, d’ailleurs, n’est pas mort, ce qui est un miracle… Tomber d’un troisième étage !…

Deux enfants qui couraient et qui vinrent presque s’écraser sur lui l’empêchèrent de constater l’effet de ses paroles. Il entendit cependant l’Anglaise qui disait :

— C’est fou, le nombre d’accidents qu’il y a aujourd’hui… Vous restez quelques jours encore à l’hôtel ?

— Une nuit au moins…

— Dans ce cas, je me demande si, au nom des parents de Lina, mon devoir n’est pas de vous remercier en vous priant de dîner avec nous… Je ne sais pas si cela vous amusera…

C’était décidément impossible d’avoir une conversation suivie sur cette plage. Un ballon rouge et bleu, venu Dieu sait d’où, faillit atteindre la vieille demoiselle au visage et elle serra involontairement les genoux pour le rattraper dans son giron.

— … En toute simplicité, bien entendu, poursuivit-elle. Nous ne sortons jamais le soir et nous ne nous habillons pas…

C’était avec son pied, cette fois, que la jeune fille avait écrit sur le sable :

— Filez !

Elle y tenait ! Dollent n’avait aucune envie de s’en aller ! Depuis quelques instants, il était devenu très rouge. Il regardait le gosse s’éloigner avec son ballon rouge et bleu. Puis il regardait le terrible balcon.

Puis…

La brise qui venait de la mer avait tourné la page de son journal. Machinalement, il avait baissé le regard.

Maintenant, il relevait la tête. Il avait pâli. Il s’efforçait de prendre un air joyeux.

— J’accepte votre invitation, disait-il, mais à une condition. C’est que, de votre côté, vous consentiez à prendre toutes deux l’apéritif avec moi au bar de l’hôtel… Jef prépare les cocktails à la perfection…

— Je ne bois pas de cocktails ! Laissa tomber Lina.

— Taisez-vous ! Ordonna sa camérière. Monsieur est trop aimable, après ce qu’il a fait pour vous, de vous inviter par surcroît, surtout que vous ne lui témoignez guère de reconnaissance… Si vos parents étaient ici…

N’y eut-il pas comme un voile sur les prunelles de la jeune fille ?

— Nous acceptons, monsieur, continua la vieille. À quelle heure voulez-vous ?…

— Mais il me semble que maintenant… Si du moins cela vous convient…

— Lina ! Passez votre robe de plage… Je vous ai toujours répété que ce maillot est d’une indécence…

Et le Petit Docteur, en se levant, avait la gorge sèche, les mains moites. Manque d’habitude ! Certes, presque tous les jours il jouait la vie des autres. Mais c’était la première fois qu’il jouait la sienne !

IV

Où le Petit Docteur aurait préféré travailler pour son compte

Choisir le moment ! Toute la question était là ! Des quantités d’imbéciles, pendant ce temps, le regardaient avec une douce ironie parce qu’il promenait gravement une vieille demoiselle au maquillage aussi ridicule qu’insolent. Peut-être certains pensaient-ils : « Un malin ! Il fait la cour à la vieille pour avoir la jeune fille… »

Personne ne se doutait que jamais de sa vie il ne s’était senti aussi près d’une mort violente. Est-ce que Bernard s’en doutait, la nuit précédente, quand dans sa chambre il se déshabillait tranquillement ?

Choisir le moment ! Et le choisir de telle sorte que…

C’était affreusement compliqué. Le bar, par sa configuration, ne s’y prêtait pas trop mal ; le principal avantage qu’il présentait était de ne comporter qu’une seule porte, pas très large, en dehors de la petite porte de service située derrière le comptoir.

C’était l’heure creuse. La foule se baignait encore et n’arriverait pour l’apéritif que vers une heure. Seuls étaient là les quelques habitués qui continuent, à Royan, comme à Deauville ou à Biarritz, leur vie de Paris et qui, à peine levés, soignent par un violent cocktail leur gueule de bois.

— Trois Roses, Jef… Asseyez-vous, miss… Car c’est miss n’est-ce pas ?…

Son œil brillait. Il se souvenait du ballon rouge et bleu. Il était tellement content de lui, de tout ce qu’il avait découvert et du chemin assez subtil qu’avait pris sa pensée pour y arriver, qu’il en oubliait son angoisse.

— Vous fermerez la fenêtre, Jef… Il y a un courant d’air…

Ce n’était pas vrai, mais la fenêtre était une issue par trop commode, car cette fois on n’était pas au troisième étage mais au rez-de-chaussée.

Le journal, il l’avait toujours sous le bras. Son doigt trouverait facilement la page huit…

Voyons, combien y avait-il de personnes dans le bar ? Jef et son garçon… Un chasseur qui, n’ayant rien à faire, regardait chacun avec ennui… Deux jeunes gens sur les hauts tabourets… Un groupe de trois hommes à une petite table, des hommes d’affaires que les vacances n’empêchaient pas de se mettre l’esprit à la torture pour gagner de l’argent…

— Ce cocktail n’est pas trop sec, miss ?… Excusez-moi… Je voudrais demander à Mlle Lina… C’est bien son prénom, n’est-ce pas ?… Je voudrais lui demander, en souvenir, de me signer son nom sur une carte postale… Et je voudrais qu’elle choisisse celle-ci elle-même… Elle en trouvera chez le portier… J’ai conscience d’abuser, mais je suis un peu maniaque…

Ce n’était peut-être pas très malin ; seulement il n’avait pas le choix. Il fallait l’écarter à tout prix.

Elle s’éloignait, résignée, ou plutôt furieuse. Le chasseur restait près de la porte. Jef était costaud. Il devait avoir eu, dans sa vie, quelques algarades avec des ivrognes…

— Je disais, miss, que la lecture des journaux anglais… Quand je dis lecture… Mon anglais est devenu si mauvais… Heureusement qu’il y a les images…

Elle avait une main prise par son verre, dont elle sirotait lentement le contenu, et soudain, alors qu’il venait d’ouvrir le journal à la page huit, le Petit Docteur se conduisit comme un fou — du moins ce fut un moment l’impression de Jef et de ceux qui étaient là…

Sans crier gare, il saisit la main gauche de la vieille Anglaise tandis que, de l’autre main, il lui empoignait la chevelure et… l’arrachait d’un seul coup.

L’instant d’après, tous deux avaient roulé par terre, Dix secondes ne s’étaient pas écoulées qu’un coup de feu éclatait et qu’une balle allait s’enfoncer dans l’acajou du bar.

Le Petit Docteur savait bien que, tout seul, il ne pouvait avoir le dessus. Il savait aussi que Jef et les autres interviendraient. Il savait qu’il n’y avait qu’une seule issue et qu’ainsi il tenait le bon bout.

La perruque de miss Esther était quelque part sur le tapis et on voyait maintenant, aux prises avec Dollent, un être extraordinairement nerveux et musclé qui n’avait plus rien d’une vieille gouvernante.

— Appelez la police ! criait le Petit Docteur en frappant de toutes ses forces son partenaire au visage.

Car c’était un homme, cela ne faisait plus aucun doute.

Il haletait encore. Son veston s’était déchiré à l’épaule. Il avait le visage couvert de sueur, ce qui faisait ressortir l’ombre de sa barbe.

Le directeur de l’hôtel, qui avait mis son bureau à la disposition de « ces messieurs », le regardait d’un air féroce, tandis que le commissaire de police ne cachait pas son étonnement.

— Vous prétendez que cette vieille demoiselle… je veux dire cet homme… enfin cette personne…

— Il m’est difficile, monsieur le commissaire, de vous résumer en quelques minutes, alors que je suis à bout de souffle, des choses que j’ai mis des heures et des heures à penser, bout à bout, idée par idée… Tout est parti du vol du casino… Si vous aviez à commettre un vol…

— Je vous prie, docteur, de ne pas faire de personnalités…

Tous les mêmes, ces policiers ! Et personne pour comprendre ses méthodes à lui ! Tant pis !

— Je prétends, pour résumer, que la personne qui a commis ce vol l’a commis pour se faire prendre, c’est-à-dire pour être pendant un certain temps sous la protection de la police, donc pour se mettre à l’abri d’un danger…

« La preuve, c’est qu’après mon accès de don-quichottisme, cette jeune fille m’a traité d’imbécile, sauf votre respect, monsieur le commissaire…

« Vous me suivez ?

Ils ne le suivaient pas. Mais il parlait pour lui-même.

— Bernard Villetan est amoureux de la jeune fille… Il ne peut jamais l’approcher, à cause de la terrible gouvernante… Il en a le cafard… Il boit… Puis il tombe sur un journal… Il aperçoit une annonce et cette annonce lui donne une idée…

« Il faut réfléchir, messieurs… La garde que monte cette gouvernante autour de Lina a quelque chose d’anormal… Elle-même semble plutôt sortir d’une caricature du Punch que de la vie…

« Or, l’annonce… La voici… Je vous traduis le texte : Elle devenait chauve… Elle vieillissait de dix ans chaque mois… Les Perruques Sander…

« Et voyez les deux images… Avant et après… Avant, ce visage dur et masculin… Après, ces traits attendrissants et comiques de vieille coquette…

« Je suis sûr, messieurs, qu’à ce moment, Bernard a compris pourquoi on l’écartait de la jeune fille qu’il aimait… Il a compris aussi sans doute pourquoi celle-ci le fuyait…

« Miss Esther était un homme… Son amant ? Je n’en sais encore rien… Toujours est-il que Bernard réclame du papier à lettres… Il écrit… Il proclame sa découverte… Il glisse la missive sous la porte de Lina…

« Et cette lettre, bien entendu, tombe dans les mains de la fausse gouvernante, qui couche dans l’appartement…

« La même nuit, Bernard passera par la fenêtre de sa chambre, et c’est miracle qu’il vive encore…

« La même nuit aussi, je reçois un billet qui m’ordonne de m’éloigner…

« Comprenez-vous, messieurs ?

Non ! Ils ne comprenaient pas, mais la pseudo-gouvernante laissait peser sur le Petit Docteur un regard dur qui n’était pourtant pas exempt d’admiration.

— Je sais que je me mêle de ce qui ne me regarde pas… Je m’en excuse…

Le directeur hochait la tête comme pour approuver. N’était-il pas tranquille avant l’arrivée de ce petit médecin encombrant, toujours tendu comme un fil électrique et prêt à faire des étincelles ?

— Réfléchissez !… Une jeune fille a si peur qu’elle préfère la prison… Une fausse gouvernante n’hésite pas à tuer l’homme qui a découvert une partie de son secret et à écarter par la menace un autre individu — moi-même ! — qui semble prendre le même chemin.

« Ce matin, quand je me suis installé sur la plage, l’homme que je ne peux encore appeler autrement qu’Esther — riez si vous voulez ! — comprend que je sais quelque chose… m’invite pour ce soir… Et, sans doute, aurais-je eu cette nuit le sort de Bernard Villetan…

« J’ajoute que, quand un ballon est tombé sur miss Esther, elle a serré les genoux, comme un homme, au lieu de les écarter, ce qui est le mouvement instinctif d’une femme…

« Vous y êtes, à présent ?

Ils n’y étaient toujours pas. Mais qu’importait ? Le Petit Docteur savait ! Il savait qu’il ne pouvait pas se tromper, que son raisonnement était sans une paille.

— J’ai écarté la jeune fille un instant… Vous remarquerez qu’elle n’est pas revenue et qu’elle a disparu…

— Cela ne nous dit toujours pas, docteur, pourquoi vous vous êtes occupé de…

Pouvait-il leur répondre : « Parce que, depuis l’affaire de la Maison-Basse, j’aime les problèmes criminels comme un collectionneur aime les vieilles faïences ou les tabatières anciennes ! »

Il se contenta de dire :

— J’ai soif !

Trois jours plus tard, Scotland Yard, qui avait reçu les empreintes digitales de la fausse miss Esther, envoyait un rapport qui peut se résumer ainsi :

« Empreintes de John O’Patrick… Longtemps acrobate et prestidigitateur dans les cirques… Y a connu Lina Powel, de mère française… Lina Powel faisait, depuis l’âge de douze ans, la danse des poupées… Après la mort de ses parents, survenue dans un accident de chemin de fer, s’est mise, à seize ans, en ménage avec John O’Patrick… »

Voilà donc pourquoi, en la regardant, le Petit Docteur avait toujours pensé à une poupée ! Elle n’avait pas d’âge ! Elle restait ce qu’elle avait toujours été sur la piste et sur la scène des music-halls…

« … Ont quitté tous deux le cirque à la suite de la mort d’un homme, l’Allemand Von Hoest, acrobate au trapèze, qui faisait la cour à Lina…

« O’Patrick fortement soupçonné d’être la cause de cette mort. »

Le couple gagne la France. Cirques et music-halls lui sont désormais interdits. O’Patrick est d’autant plus jaloux de sa compagne qu’il a vingt ans de plus qu’elle et qu’il n’est pas beau.

Faute de pouvoir monter un numéro, il invente le couple de la jeune fille et de sa gouvernante.

Écument les plages et les villes d’eaux…

Jusqu’au jour où Lina rencontre Bernard Villetan à Royan. Elle en a assez de cette vie. Elle voudrait se libérer. Mais son amant lui annonce qu’il la tuera à la première tentative.

Il en est capable. Il a déjà tué un homme pour elle.

Alors, un jour de lassitude, voulant échapper coûte que coûte à son pouvoir, elle profite de ce qu’elle est au casino pour voler, le plus maladroitement possible…

En prison, en somme, elle sera libre…


Le Petit Docteur avait repris le cours de ses consultations, de ses visites dans les bicoques et dans les fermes du pays.

Les aventures de Royan dataient déjà de six jours. Il tenait le téléphone d’une main un peu nerveuse.

— Allô… Ricou… C’est vous ? Dollent, oui… Et votre malade ?… Vous dites qu’il va de mieux en mieux ?… Oui… Comment ?… Où compte-t-il aller ?… En Espagne ?… Pourquoi ?…

Et quand il reçut la réponse, il raccroche lentement.

— Parce que, avait répondu le docteur Ricou, il a reçu un message mystérieux d’Espagne… Quelqu’un l’attend là-bas dès qu’il pourra voyager… Un jeune homme…

Parbleu ! La jeune fille en bleu !

Et lui, dans tout ça…

Загрузка...