Les faits sont les faits et tous les raisonnements de la terre ne pourront jamais rien contre eux. Les gens de la petite ville eurent beau répéter, à propos de la disparition de l’Amiral :
— C’est impossible !
Il n’en restait pas moins vrai que l’Amiral avait disparu, en pleine rue, en plein jour, pour ainsi dire au vu de tous. Et l’Amiral n’était pas un de ces maigriots capables de se hisser le long d’une gouttière ou de passer par un soupirail, mais un bel homme dans les quatre-vingt-dix kilos, au ventre avantageux.
La ville, il est dangereux de la nommer, à cause des susceptibilités locales, mais on peut indiquer que c’est une de ces petites villes ensoleillées de Provence, situées dans le quadrilatère Avignon, Aix, Marseille, Nîmes.
Une de ces villes où tout le monde se connaît et où, quand quelqu’un, le panama sur la tête, se risque sur le trottoir embrasé, on entend murmurer derrière des persiennes :
— Tiens ! Voilà M. Taboulet qui va chercher sa femme à la gare. Heureusement qu’il a un haut chapeau, peuchère, pour cacher tout ce qui lui pousse sur le front…
Des maisons blanches. Des volets verts. Un mail ombragé par de clairs platanes. Des rideaux en perles devant les portes pour interdire l’accès aux mouches…
L’événement eut lieu le mercredi 25 juin, au plus fort des chaleurs, car il y avait un mois que le mistral n’avait pas soufflé. La plupart des messieurs avaient sorti leu complets de toile ou d’alpaga et on voyait même le percepteur et quelques autres arborer leur casque colonial.
Sur le coup de cinq heures de l’après-midi, comme chaque jour, l’Amiral quittait le Restaurant À la Meilleure Brandade, situé juste au coin de la route nationale et la rue Jules-Ferry.
Il faut savoir que la route nationale passe un peu dehors du centre de la ville, dans le haut. La rue Jules Ferry est en pente et conduit au mail, où se trouvent la poste et la Banque de France.
À soixante-huit ans, l’Amiral était encore vert. Son teint était fleuri, sa barbe soyeuse et, contrairement aux hommes d’aujourd’hui, il n’avait aucune honte de son ventre, qu’il portait au contraire avec une certaine fierté. Peut-être parce qu’il avait les cuisses grasses, il marchait les jambes un peu écartées, à petits pas pleins de majesté.
— Tiens ! Voilà Marius… s’était écrié un jour un Parisien qui passait près de lui avec de jolies femmes. L’Amiral n’en avait pas été vexé. Bien au contraire !
— Tu paries que c’est Tartarin ? Avait risqué un gamin qui n’était pas de la ville.
Et l’Amiral ne s’était pas fâché davantage. Ni Marius, Tartarin, il n’était pas non plus amiral. Mais, dans son jeune temps, il avait beaucoup navigué comme aide-cuisinier à bord des paquebots et, depuis lors, il continuait à porter une casquette d’officier de marine.
C’était lui qui avait fondé le Restaurant À la Meilleur Brandade. Puis, à soixante et des ans, il l’avait cédé à sa nièce qui avait épousé un homme du Nord, un Lyonnais et il vivait avec eux.
À cinq heures donc, l’Amiral descendait à petits pas la rue Jules-Ferry. Celle-ci n’a pas plus de trois cents mètres et, sur ce qui se passa en moins de dix minutes, on ne possède évidemment que des témoignages assez vagues.
— Il était juste cinq heures — j’ai regardé la pendule du magasin — quand l’Amiral est passé… affirma M. Pichon, le chapelier, dont le magasin, rue Jules-Ferry, est à côté du restaurant.
Donc aucune erreur quant au départ de cette étrange promenade, car nul n’a jamais mis en doute la parole de M. Pichon, ancien adjoint au maire et conseiller municipal, président du Comité des fêtes de la ville.
Et ensuite ?… Trois maisons plus bas, il y a le bureau de tabac tenu par la vieille Tatine. C’est en même temps une mercerie et un dépôt de journaux. Ce jour-là, comme Tatine avait ses rhumatismes, c’était Polyte, son fils, qui servait à la boutique.
— L’Amiral est entré quelques minutes après cinq heures, comme les autres jours. Il a pris le journal et son paquet de cigarettes et il a dit :
« — Beau temps, fiston ! Cela me rappelle Madagascar…
Car, qu’il plût, qu’il ventât ou qu’il fît torride, cela rappelait toujours à l’ancien aide-cuisinier quelque pays lointain.
Au bas de la rue, juste où le mail commence, la partie de boules battait son plein. C’était d’ailleurs le but de la promenade de l’Amiral, qui, les autres jours, venait se camper sans rien dire près des joueurs, attendant une contestation dont il serait fatalement l’arbitre.
Près de la partie, l’horloge électrique de la poste, de sorte que chacun avait pour ainsi dire l’heure devant les yeux. Or, M. Lartigue, le marchand de poissons, qui venait de lancer le cochonnet et qui le trouvait trop loin, alors que son adversaire prétendait le coup régulier, leva la tête vers la rue Jules-Ferry.
— Dommage que l’Amiral soit encore trop haut dans la rue ! remarqua-t-il.
Et ils furent quatre pour le moins à voir l’Amiral bedonnant qui se trouvait à ce moment à mi-chemin, exactement en face du troisième bec de gaz.
Il était cinq heures cinq minutes. La partie continua. M. Lartigue, qui était râleur comme pas un, fit encore un coup douteux, chercha l’Amiral des yeux et s’étonna :
— Tiens ! Il a disparu…
En effet, la rue Jules-Ferry était vide, moitié ombre, moitié soleil, et il n’y avait littéralement pas un chat sur les pavés.
Il est à noter qu’aucune rue, aucune ruelle, ne débouche dans la rue Jules-Ferry.
L’Amiral n’était pas arrivé au bas de celle-ci.
Il n’était pas remonté non plus !
Quand le Petit Docteur descendit de voiture en face de la Meilleure-Brandade, il était couvert de sueur, de poussière d’huile et de cambouis, car il avait eu de sérieux ennuis avec Ferblantine, qui n’était plus de première jeunesse.
Dans la salle de restaurant, il ne vit d’abord qu’une petite bonne à l’œil noir d’Andalouse qui, lui sembla-t-il, l’examinait avec une audacieuse ironie.
— Il y a moyen d’avoir une chambre ?
— Je vais appeler M. Jean…
C’était le patron. Il surgit, en veste et toque blanches. Un grand garçon de trente à trente-cinq ans, plutôt maigre, qui ne respirait pas particulièrement la gaieté.
— On me dit que vous désirez une chambre… C’est pour quelques jours ?
Et le Petit Docteur, agressif, de répliquer :
— Comment savez-vous que c’est pour quelques jours ?
— Je n’en sais rien… Je disais ça pour parler… Vous voulez peut-être monter tout de suite pour faire un brin de toilette ?…
La bonne, qui s’appelait Nine, le conduisit au premier étage et le Petit Docteur continua à lui trouver un air ironique qui ne lui plaisait pas du tout.
N’avait-il pas eu tort d’abandonner une fois de plus sa clientèle de Marsilly pour relever un défi assez ridicule ? Car personne ne l’avait appelé. Il n’était au courant de cette affaire que par les journaux qui n’en avaient pas dit grand-chose. Par contre, dans son courrier de l’avant-veille, il avait trouvé une lettre anonyme disant :
Je parie que, tout malin que vous vous croyez, vous êtes incapable de retrouver l’Amiral.
Drôle d’hôtel ! À se demander de quoi les patrons vivaient, car on n’apercevait pas un client. Pourtant huit tables étaient dressées pour le dîner, comme si on eût attendu du monde.
À droite de la salle de restaurant, il y avait une salle plus petite, un café-bar où on ne voyait pas davantage de consommateurs.
Enfin, à la caisse, Mme Angèle, comme Nine l’appelait, c’est-à-dire la femme du patron, la nièce de l’Amiral.
— Il est possible de boire un verre, dans cette maison ? Ce fut M. Jean en personne qui vint le servir.
— Un pastis ?… Je ne sais si vous êtes amateur, mais celui-ci, c’est du vrai… À votre santé…
M. Jean s’était servi un pastis, lui aussi, et d’autorité il trinquait avec son client inconnu.
La boisson opaline ne le rendait pas plus gai et il soupirait en regardant sa terrasse ombragée d’un vélum orange et entourée de lauriers-roses dans des tonneaux verts.
— Vous avez toujours autant de monde que ça ? Plaisanta le Petit Docteur, qui éprouvait le besoin de se venger de la chaleur et des ennuis variés que lui avait donnés Ferblantine.
— Quelquefois moins… répliqua M. Jean du tac au tac.
Quelquefois plus aussi… Dans le temps, du temps du vieux, c’était bon… Les autos n’allaient pas si vite et avaient à tout bout de champ des pannes… Maintenant, elles filent à cent à l’heure et ne se donnent plus la peine de s’arrêter…
— Il y a longtemps que vous avez pris l’affaire ?
— Depuis mon mariage, voilà six ans…
Dollent fronça les sourcils, intéressé par le regard que son interlocuteur venait de lancer, de loin, à la jeune femme qu’on apercevait à la caisse.
« Tiens ! Tiens ! pensa-t-il. Voilà un monsieur qui n’a pas l’air très heureux en ménage. »
— En somme, fit-il à voix haute, vous regrettez de vous être installé ici…
— Je regrette sans regretter… Sans ces ennuis que nous avons depuis une semaine… Vous n’avez pas lu, dans les journaux ?
— Non.
— Le vieux, qui vivait avec nous, a disparu… Je suis allé avertir la police… Vous me croirez si vous voulez, mais ils ne m’ont pas pris au sérieux et c’est à peine s’ils ont fait un semblant d’enquête.
« — Monsieur Jean, m’a déclaré comme ça le commissaire, il disparaît chaque année, d’après les statistiques, trente mille personnes en France. On finit un beau jour par les retrouver… Tout au moins les neuf dixièmes… Vous pensez que si la police devait s’occuper de ces trente mille personnes qui ne se trouvent pas bien là où elles sont et qui s’en vont sans crier gare…
— Votre oncle n’était pas heureux ici ?
— Comme un coq en pâte, monsieur !
Pourquoi disait-il cela avec cet accent lugubre ?
— Contrairement à ce qu’on pourrait insinuer — il y a toujours des voisins malintentionnés ! — c’est lui qui avait réussi la bonne affaire… Car, quand sa nièce m’a épousé, M. Fignol, que tout le monde appelait l’Amiral, était quasiment ruiné… Seulement, ça, les gens ne le savaient pas… Il avait risqué de drôles de placements, qui devaient lui rapporter trente du cent et qui lui ont mangé tous ses sous… Le fonds de commerce était hypothéqué… Je l’ai repris et je me suis engagé à garder le vieux et à le nourrir jusqu’à sa mort… je lui donnais même un peu d’argent de poche pour ses cigarettes et ses parties de cartes…
— Il n’avait aucun argent personnel ?
— Vous croyez que pour un homme de son âge, qui n’a plus de passions, ce n’est pas assez de vingt francs par semaine ? Encore un petit pastis ?… C’est ma tournée… Enfin !… Maintenant, il a disparu et le malheur c’est qu’il y a la suite…
— Quelle suite ?
— Vous n’êtes pas du pays, n’est-ce pas ? Sinon, vous sauriez… Deux fois, en moins d’une semaine, l’hôtel a été cambriolé… Et qu’on ne me parle pas de la bande des Marseillais qui, paraît-il, écume la région… Comment les Marseillais auraient-ils aussi bien connu la maison ?… Au point qu’ils ont pu entrer, aller et venir, ouvrir les portes et les armoires sans qu’on les entende…
— Ils ont emporté beaucoup ?
— Tous les effets de mon oncle… Des vieux complets, des valises usées et qui ne valaient plus quatre sous, une serviette dans laquelle il gardait sa correspondance, qu’est-ce que je sais encore…
— Et la seconde fois ?
— C’est la seconde fois… La première, ils n’ont rien emporté… Ils s’étaient contentés de fouiller la chambre… Du coup, je croyais que la police allait enfin prendre l’affaire au sérieux… Eh bien ! Non ! Au contraire !
« — Vous voyez, m’a-t-on répondu, que votre oncle n’est pas mort, puisqu’il est revenu chercher ses affaires…
« Remarquez que l’Amiral, avec ses quatre-vingt-dix kilos, ne pouvait pas monter les escaliers sans faire craquer toutes les marches ! Remarquez aussi que, d’après ce que j’ai vu, le ou les cambrioleurs sont entrés par une fenêtre du premier étage en grimpant le long d’une treille…
« Alors, je prétends, moi, monsieur — et j’ignore qui vous êtes — que si c’est pour avoir une police aussi fainéante que nous payons autant d’impôts, ce n’est plus la peine d’être contribuable français et… À votre santé…
« J’affirme, monsieur, que l’Amiral a été assassiné, parce que, s’il était vivant, on finirait par le retrouver, d’autant plus que la rue Jules-Ferry n’est pas longue et qu’on connaît tous ceux qui l’habitent…
— Il n’aurait pas pu être emmené en auto ?
— En auto ! s’écria l’autre avec pitié. Vous croyez, vous — mais vous êtes peut-être de Paris ? — qu’il passe toute la journée des autos dans la rue Jules-Ferry ?… À part le boulanger le matin, et l’agent d’assurances qui habite au 32, et qui a sa voiture… Non, monsieur !… Aucune auto n’est passée ce soir-là…
— Jean ! appela une voix féminine.
Le Petit Docteur se tourna vers la caisse et vit Angèle, la femme du patron, qui manifestait une véritable terreur. Près d’elle, un gamin à l’air éveillé attendait.
— Vous permettez ? Encore ma femme ! Elle ne peut jamais, se passer de moi. Si elle pouvait m’attacher avec une chaîne…
Il se dirigea vers la caisse sans enthousiasme. Le couple parla bas. M. Jean saisit une enveloppe qu’on lui tendait.
— Ça, par exemple !… Eh bien !… Qu’est-ce qui tu attends pour donner vingt sous à ce gamin afin qu’il s’en aille ?
Sans plus s’occuper de sa femme, il revint vers le Petit Docteur.
— Des manigances… gronda-t-il. Voilà maintenant que mon oncle serait censé m’écrire… Le plus fort, c’est que c’est bien son écriture…
Chers Jean et Angèle,
Ne vous inquiétez pas de moi. Je suis allé à la campagne. Je reviendrai dans quelques jours.
— C’est le gamin qui a apporté cette lettre ?
— Oui. C’est le fils du facteur. En triant le courrier, celui-ci a reconnu l’écriture de l’Amiral et a envoyé son gosse tout de suite pour gagner du temps…
— Que dit le cachet de la poste ?
— La lettre a été mise à la boîte ici même, du bureau du mail…
Depuis un certain temps, le Petit Docteur observait M. Jean avec insistance, puis regardait vers la caisse. Mais ce n’était pas Angèle qu’il observait ainsi. C’était un encrier où l’on voyait des bavures d’encre violette.
— Dites donc… lança-t-il en tirant à son tour une lettre de sa poche.
— Quoi ?
— Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?
— Moi ?
— Oui, vous… Avouez que c’est vous qui m’avez adressé ce billet et que, si vous m’avez raconté tout ce que vous m’avez raconté, c’est que vous saviez parfaitement qui je suis…
L’hôtelier hésitait encore. Il avait rougi. Il saisissait son verre d’une main tremblante.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
— Lisez !… Voulez-vous me montrer un spécimen de votre écriture ?… Tenez-vous à ce que je fasse intervenir un expert ?…
— Non… Ce n’est pas la peine… Je vous demande pardon, docteur… J’avais envie que vous vous occupiez de cette affaire, car j’ai beaucoup entendu parler de vous. J’ai pensé que, si je vous racontais les choses telles qu’elles sont, vous n’accepteriez pas…
Il détourna la tête, avoua :
— Je me suis dit aussi qu’un homme célèbre comme vous me réclamerait des ors et des ors… Je ne suis pas riche… Alors…
— Alors, vous avez trouvé le moyen d’obtenir gratuitement ma collaboration…
— Évidemment, je ne vous compterai ni la chambre, ni les repas… Ni même les petits verres !… Vous pourrez boire tant que vous voudrez… Et, si vous retrouvez mon pauvre oncle, je trouverai bien un ou deux billets de mille…
Bon ! Un avare ! C’était net ! Non seulement un avare, mais un avare assez astucieux, assez compliqué pour trouver la combine de la lettre anonyme.
— Vous restez, n’est-ce pas ?… Je m’excuse d’avoir fait ça… J’étais affolé…
— Vous permettez que j’échange quelques mots avec votre femme ?
Il y eut comme un nuage dans les prunelles de M. Jean.
— Je préférerais que vous me laissiez seul avec elle, monsieur Jean… Je suppose qu’à cette heure vous avez du travail à la cuisine…
Le Petit Docteur s’était accoudé à la caisse et regardait de très près Angèle, qui paraissait toute jeunette, mais qui ne respirait pas davantage la gaieté que le patron.
— Cette lettre est bien de l’écriture de votre mari, n’est-ce pas ?
— Oui…
Elle était effrayée. Elle essayait de comprendre.
— Il m’a attiré ici par ce moyen pour m’occuper de votre oncle… Cela vous surprend ?…
— Je… je ne sais pas…
— Je suppose que vous vous entendiez bien tous les trois ?
Il savait déjà le contraire. Il n’y avait qu’à la regarder !
— On s’entendait, oui ! soupira-t-elle.
— Sauf quand on se disputait…
— Ils se disputaient quelquefois…
— Pourquoi ?
— D’abord, parce que mon oncle n’aimait pas les Lyonnais et qu’il prétendait que mon mari parlait « pointu », ce qui, dans le Midi, est mauvais pour la clientèle… Mais ce n’est pas la faute de Jean s’il n’a pas l’accent !… Puis la brandade, où mon mari ne mettait pas assez d’ail… Puis des tas de petits détails…
— Votre mari, de son côté, devait reprocher à l’Amiral de lui coûter trop cher… C’est bien cela ?
— Peut-être un peu…
— Il y a eu entre eux des scènes violentes ?
— Pas violentes… Des scènes… Surtout à cause de la caisse. Elle se retourna pour s’assurer que Jean n’était pas à écouter par l’entrebâillement de la porte de la cuisine.
— C’est d’abord moi qui ai pris l’algarade… En semaine, il ne vient presque personne, mais le dimanche il nous arrive de servir vingt et trente couverts… Cela fait de l’argent qui rentre…
— Il en manquait souvent ?
— Comment le savez-vous ?… Il en manquait presque tous les dimanches, et toujours c’était un billet de cent francs… D’abord, mon mari, qui est terriblement jaloux a cru que je prenais cet argent pour le passer à un amant… Moi qui ne quitte pour ainsi dire jamais la maison !… Même si je le voulais, peuchère…
Un profond soupir ! Décidément, le ménage n’était pas heureux ! Peut-être la petite Mme Angèle n’aurait-elle pas été fâchée de se consoler avec un beau gars de son pays.
— Un soir, il a surpris mon oncle qui glissait la main dans le tiroir…
— J’imagine la scène !
— Mon pauvre oncle n’osait rien répondre ! Lui que tout le monde respecte dans la ville, il était honteux comme un enfant pris en faute et il ne disait rien…
— Vous ne savez pas ce qu’il faisait de cet argent ?… Je vais vous poser une question délicate… Est-ce que l’Amiral était encore assez vert pour courir après des jeunesses ? Vous me comprenez ?…
— Oh ! Non… Il y a longtemps que cela lui a passé… Manger, boire, jouer à la manille et regarder la partie de boules, oui… Mais pour le reste…
— La lettre que vous venez de recevoir est bien de son écriture ?… Vous êtes certaine que celle-ci n’a pas été imitée ?…
— On n’aurait pas pu l’imiter aussi bien…
À cet instant, Nine, la petite bonne, mit en marche l’appareil de TSF, à l’aide duquel on espérait sans doute attirer les clients. Mais Angèle fronça les sourcils. L’appareil, en effet, n’émettait que des sons cacophoniques et des sifflements.
— Nine ! Je vous ai déjà dit de ne pas faire marcher la radio tant que l’appareil ne sera pas réparé… L’électricien n’est pas encore venu ?…
Elle soupira, lasse, et dans cette maison chacun semblait accablé de lassitude !
— Voilà quinze jours que l’électricien doit venir réparer le poste et on ne l’a pas encore vu… Par contre, il est tous les après-midi à jouer aux boules sur le mail… Nine ! Voyez terrasse…
Un couple en tandem venait de s’asseoir à la terrasse et la femme avait pris un coup de soleil qui donnait à son visage un teint ardent de tomate mûre.
— Deux limonades, deux !
— Dites-moi, madame… Depuis la disparition de l’Amiral, il n’y a plus eu de trous dans la caisse ?
— Non… Pas depuis…
— Votre oncle n’avait pas d’amis dans la rue ?
— À part un, M. Béfigue, le pharmacien… Mais il y a déjà trois semaines qu’il est dans une clinique de Marseille à la suite d’un accident d’auto…
— L’Amiral n’avait donc aucune raison d’entrer dans une maison de la rue Jules-Ferry ?
— Sauf le bureau de tabac… Il ne faisait qu’entrer et sortir… Il savait qu’on l’attendait sur le mail… Vers cinq heures et demie, il y a tous les jours la grande partie, celle des champions… Et c’était mon oncle qui arbitrait… Il était secrétaire de la Société bouliste des joyeux garçons…
Elle regardait toujours autour d’elle avec inquiétude. Son mari, las d’attendre, émergeait de la cuisine surchauffée et s’épongeait le visage avec une serviette.
— Elle vous a appris des choses intéressantes ? Savez-vous ce qui me déroute le plus ? J’y pense depuis que je suis à mon fourneau. À propos, ce soir, vous aurez une alose farcie… Ce qui me déroute le plus, c’est cette lettre… On dirait que l’assassin vous a vu arriver, ou qu’il a su que vous viendriez, et qu’il a essayé de vous faire repartir… Si mon oncle était vraiment à la campagne — où il n’allait jamais ! — comment la lettre, qui a été postée aujourd’hui, aurait-elle été mise dans la boîte du mail… Hein ?… Répondez à cela, vous !
Il se retourna vivement. Quelqu’un entrait, s’asseyait près d’un ventilateur, à une place qu’on devinait être la sienne.
— Ah ! Vous voilà, vous, commissaire ?… Vous allez encore prétendre que je me fais des idées, n’est-ce pas ?… Le commissaire portait un complet d’alpaga, un chapeau de paille, et fumait une longue pipe au mince tuyau.
— Je n’ai encore rien dit… Et d’abord je voudrais boire un pastis bien frais… Pas du pastis du rayon, hein !… De l’autre, celui qui est en dessous du comptoir…
Autrement dit, le pastis interdit par la loi.
— C’est vrai que vous avez reçu une lettre de l’Amiral.
— Comment le savez-vous ?
— N’est-ce pas notre métier de tout savoir ?… Même des choses que les autres ignorent encore… Par exemple, qu’on a retrouvé les effets et les valises de l’Amiral dans la rivière…
Angèle sursauta.
— Mon oncle est noyé ?
— Je n’ai pas parlé de votre oncle, mais des valises et des vêtements qui ont disparu de sa chambre quelques jours après lui…
— Et les vêtements qu’il portait ?
— On ne les a pas encore retrouvés… répliqua cyniquement le commissaire de police. Sans doute qu’il les a toujours sur lui… Seulement, je vous préviens… Dans deux ans, je dois prendre ma retraite… Eh bien ! Celui qui se moquera de moi n’est pas encore né…
Une menace ? On pouvait le croire. À qui s’adressait-elle ? C’est ce que le Petit Docteur s’efforça de deviner, mais il n’y parvint pas.
— Je ne vois pas pourquoi on se moquerait de vous ! soupira M. Jean.
Alors Dollent préféra aller prendre l’air, surtout que l’horloge marquait cinq heures, l’heure à laquelle, une semaine plus tôt, l’Amiral avait quitté la maison.
Le trottoir qu’il suivait était en plein soleil. Il regarda un instant l’énorme gibus rouge suspendu dans les airs et qui servait d’enseigne au chapelier, et il aperçut dans la boutique un petit monsieur à barbiche à qui rien de ce qui se passait dehors ne pouvait échapper.
Puis trois maisons particulières. Puis l’étroite vitrine de la mercerie où l’on vendait du tabac et des journaux. Il entra.
— Un paquet de Gitanes…
Par contraste avec le dehors, il faisait sombre comme dans une cave. Un jeune homme tendit le bras et attrapa un paquet jaune. Autour de lui, c’était le décor traditionnel : des journaux illustrés, des quotidiens rangés sur des fils de fer, des boîtes avec du coton à broder, des pelotes de laine, le comptoir grillagé avec le tabac, les timbres, les dixièmes de la Loterie nationale et, dans un coin, des sucettes en sucre et d’autres bonbons pas chers pour les enfants.
— Il vous revient encore trente centimes…
Le jeune homme fouillait dans le tiroir, posait la monnaie sur le comptoir…
Cinq maisons plus loin, une plaque de cuivre : Assurances. Puis, à côté, le panonceau d’un huissier.
À croire que tout le monde dormait dans cette rue !
Une devanture noire, un bocal vert à droite, un jaune à gauche et une porte au milieu : la Pharmacie Béfigue, spécialité d’ordonnances.
Elle était ouverte malgré l’accident de M. Béfigue, qui était toujours à Marseille. Et il en sortait des bouffées de musique émanant d’un appareil de TSF.
Sur le seuil, un jeune homme d’une vingtaine d’années, aux lunettes cerclées d’écaille, semblait tout fier de la blouse blanche qui lui donnait vaguement l’air d’un médecin dans une clinique.
Pas un recoin dans la rue. Pas une palissade, pas un terrain vague. Des maisons encore, l’échoppe d’un cordonnier qu’on voyait tirer son alène, une épicerie qui vendait aussi des légumes.
Enfin, à cent mètres du mail où, dans le bleu de l’ombre, tranchaient les chemises blanches des joueurs de boules, un bâtiment un peu plus important : Distillerie provençale…
Cinq minutes plus tard, le Petit Docteur, fumant cigarette sur cigarette, semblait suivre avec une attention soutenue la partie de boules à laquelle il ne comprenait rien.
Le mercredi précédent, l’Amiral n’était pas arrivé jusque-là ! La rue Jules-Ferry n’était pas longue, et pourtant il n’en avait pas atteint le bas !
Pas un endroit où se cacher ! Impossible de passer inaperçu, surtout pour un homme connu de toute la ville. Et, malgré tout…
Avec ses parties de lumière éclatante et ses parties d’ombre presque violette, avec le tronc clair des platanes et le léger frémissement des feuilles, l’éclat des chemises et cette sorte de vie au ralenti qu’impose la chaleur, la petite ville, vue d’où il était, apparaissait comme un décor de Carmen.
La fenêtre donnait sur la cour. Celle-ci était claire et gaie, avec des fleurs vives dans des pots, et depuis les premières roseurs de l’aurore on entendait chanter les oiseaux dans un tilleul qu’on apercevait derrière la maison.
Ce n’était pas à la nature, ce matin-là, que s’intéressait le Petit Docteur. Un autre spectacle l’avait alléché. Comme il sortait du lit, une fenêtre s’était ouverte, à peu près en face de la sienne, découvrant une chambre en désordre, un lit défait, découvrant surtout Nine, la petite bonne, qui vaquait à sa toilette.
À peu près vers le même moment, M. Jean descendait dans la cour, en négligé du matin, les pieds nus dans des savates : il jetait quelques poignées de grains aux poules et aux tourterelles, restait là, les mains dans les poches, et semblait attendre quelque chose…
Ce quelque chose, c’était Nine qui descendait à son tour. On l’entendait moudre du café, tisonner le feu, puis on la voyait traverser vivement la cour, un broc à la main, et pénétrer dans une sorte de remise.
L’instant d’après, M. Jean, comme s’il n’avait rien de mieux à faire, se glissait lui aussi dans la remise.
Le Petit Docteur sourit et resta à son poste d’observation. Nine sortit la première, ébouriffée, son broc était plein de vin blanc, et son teint plus animé que d’habitude. Quant à l’hôtelier, il resta encore quelques minutes et, pour se donner une contenance, il sortit avec quelques bûches dans les bras.
Pendant ce temps, dans une autre chambre, Angèle s’habillait, mais le Petit Docteur la distinguait mal, car elle n’avait pas ouvert sa fenêtre.
Des pas dans l’escalier… On frappa à sa porte…
— Entrez…
C’était Nine, portant un plateau avec le petit déjeuner.
— Je n’ai pas appelé… protesta-t-il. Comment savez-vous que je suis levé ?…
Elle sourit, malicieuse.
— Je vous ai aperçu derrière vos rideaux… Alors, j’ai pensé que c’était le meilleur moment pour vous parler sans que la patronne nous écoute…
Drôle de fille, vive, effrontée, qui avait encore les cheveux en désordre et qui répandait comme un parfum d’amour. Sous son tablier de toile, on la sentait à peine vêtue, peut-être pas du tout, et le Petit Docteur détourna la tête en soupirant.
— Quel âge avez-vous ? Questionna-t-il en mettant du sucre dans son café.
— Dix-huit ans… Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit… C’est de la garce…
— Hein ?
— Celle qui est en face, en train de s’habiller… Tenez, d’ici, je la vois qui colle de la poudre sur son museau de belette… Je tenais à vous mettre en garde, parce que, avec ses airs de sainte Nitouche, elle est capable de vous entortiller… À la voir, toujours calme et comme résignée, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession… N’empêche qu’avant de se marier, c’était déjà une coureuse de la pire espèce, et que tout lui était bon, y compris les hommes mariés.
Il était difficile de ne pas sourire en évoquant la scène de la remise à laquelle le Petit Docteur venait presque d’assister !
— Je crois que c’est pour ça que son oncle a tout de suite donné son accord au mariage… Il avait peur, le pauvre, qu’un jour ou l’autre ce soit trop tard… Vous comprenez ?… Avec ça, elle est fausse comme un jeton… Vous l’avez vue… L’année dernière, c’était avec le charcutier de la rue Haute… Cette année, c’est avec l’aide-pharmacien…
— Celui de la Pharmacie Béfigue ?
— Celui-là, oui, un mauvais sujet, Tony, comme on l’appelle, qui fait les quatre cents coups avec Polyte du bureau de tabac… Eh bien ! Elle, une femme mariée, qui est à la tête d’un établissement comme celui-ci, elle n’a pas honte de courir après Tony… Car c’est elle qui court après !… Pour un oui, pour un non, elle file à la pharmacie chercher un cachet ou des pastilles contre le mal de gorge…
— Son mari le sait ?
— Bien sûr, qu’il le sait… C’est pour ça qu’ils font chambre à part… Si ce n’était pas le commerce, il y a longtemps qu’ils auraient divorcé…
— Et que vous seriez la femme du patron, n’est-ce pas ?
Elle ne sourcilla pas. Un instant, elle se demanda seulement pourquoi il était aussi catégorique. Mais elle regarda par la fenêtre, aperçut la porte encore entrouverte de la remise et sourit.
— Vous nous avez vus ?… Il n’y a pas de mal à ça !… Du moment que c’est elle qui a commencé… Je vais vous dire mieux… Je suis sûre qu’il n’y avait pas que le vieil Amiral à prendre de l’argent dans la caisse… Il en prenait, c’est sûr… Je l’ai vu plusieurs fois, moi aussi… Mais qu’est-ce que la patronne doit en chiper, elle, pour payer des cravates et des souliers en daim blanc à son gigolo !… Voyez-vous, si ce n’était pas que l’Amiral n’avait plus aucune fortune, je ne serais pas éloignée de croire…
— Que c’est la patronne et son aide-pharmacien qui l’ont fait disparaître ?
— Chut… La voilà qui descend… Il faut que je descende aussi… Quant à ce que je vous ai raconté, vous en ferez ce que vous voudrez…
Et le Petit Docteur resta seul, dans un rayon de soleil, devant son café au lait.
Ainsi, M. Jean était l’amant de Nine et semblait désireux de l’épouser !
Angèle était la maîtresse de l’aide-pharmacien, après l’avoir été d’une foule de gens. Entrevoyait-elle, elle aussi, la perspective d’un mariage ?
Quel était, dans cet imbroglio, le rôle de l’Amiral disparu ? Quel intérêt un des deux couples pouvait-il avoir à sa mort ?
Il n’avait plus aucune fortune et il en était réduit, comme un jeune homme mal élevé, à chiper des billets de cent francs dans la caisse ! Le restaurant n’était plus à lui, ni la maison.
Il n’avait aucune autorité non plus et on semblait le traiter comme un pensionnaire encombrant.
M. Jean était-il avare au point de l’avoir fait disparaître pour ne pas continuer à le nourrir pendant quelques années encore et pour économiser les vingt francs d’argent de poche qu’il lui octroyait chaque semaine ?
C’était ce qui plaisait tant au Petit Docteur : vingt-quatre heures auparavant, il ne connaissait rien de cette maison et voilà qu’elle se mettait à vivre devant lui, qu’il était là à en scruter les moindres recoins, à en deviner les intrigues et jusqu’aux plus petits secrets de chacun.
La veille au soir, dans un bistrot, près du mail, après la partie de boules, le marchand de poissons, avec qui Dollent avait lié connaissance en lui offrant l’apéritif, lui avait déclaré :
— Ce M. Jean, ce n’est rien de bien… Ce n’est même pas quelqu’un d’ici !
Dans sa bouche, cela équivalait presque à une condamnation !
Son déjeuner terminé, il descendit et trouva le patron qui mettait la salle du café en ordre. Il n’était pas plus gai que la veille. Il travaillait sans entrain, comme un homme qui a une peine secrète.
— Vous n’avez pas reçu la visite des cambrioleurs, cette nuit ?
M. Jean s’assura que sa femme n’était pas à portée de sa voix.
— Qu’est-ce que la petite vous a raconté ? Questionna-t-il alors. Il ne faut pas faire trop attention à ce qu’elle dit… C’est jeune, vous comprenez ?… Cela se figure des choses…
Il observait le visage du Petit Docteur qui refrénait son envie de sourire.
— N’empêche que vous n’êtes pas trop mal avec elle, hein ?
— Si c’est de ça que vous voulez parler… Vous savez ce que c’est… Ça ne tire pas à conséquence…
— Et les relations de votre femme avec l’aide-pharmacien ?
— Je me doutais qu’elle viderait son sac… Je ne prétends pas que ce soit faux… N’empêche qu’il n’y a pas de preuve… Elle le voit volontiers… Cela n’a aucun rapport avec la disparition de l’oncle… Tenez !… Regardez ce qu’ils ont fait…
Et il montra au Petit Docteur un journal local où la photographie de Dollent s’étalait sur deux colonnes en première page. La photo avait été prise la veille, tandis qu’il assistait à la partie de boules.
Un célèbre détective à la recherche de l’Amiral.
— Remarquez, insistait M. Jean, que je ne leur ai parlé de rien… Ici, c’est inouï comme les nouvelles sont connues de tout le monde… Et pendant ce temps-là notre pauvre oncle… Entre nous, docteur, qu’est-ce que vous en pensez ?… Est-il mort ou n’est-il pas mort ?
Dollent se retourna et vit Angèle qui était entrée sans bruit et qui les écoutait.
— Je vous répondrai ce soir… dit-il. Il faut que j’aille acheter des cigarettes et que je passe à la pharmacie prendre un cachet… J’ai la migraine…
— Moi, annonça M. Jean, je vais faire mon marché… Que diriez-vous, ce midi, d’un bon aïoli ?
— Docteur !…
Il allait sortir, ainsi qu’il l’avait annoncé, mais c’était Angèle, cette fois, qui le rappelait. Son mari était parti. On apercevait, dans la cuisine, Nine qui lavait les carreaux.
— Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?
— Rien… Ils m’ont parlé de choses et d’autres…
— De moi, n’est-ce pas ?… Ils me détestent tous les deux… Au point que je me demande quelquefois si ce n’est pas moi qu’ils auraient voulu faire disparaître…
Décidément, si cette maison était à certaines heures la maison de l’amour, c’était aussi la maison de la haine.
— Mon mari ne m’a épousée que parce qu’il a cru mon oncle plus riche qu’il n’était… Quand il a compris qu’en dehors du restaurant il n’y avait pas d’argent, il a été furieux et c’est tout juste s’il n’a pas prétendu qu’on l’avait trompé… Quant à cette fille, il y a longtemps qu’il tourne autour de ses jupes.
Elle hésita, lui jeta un regard en dessous.
— Je parie qu’ils vous ont parlé de Tony ?… S’ils ont dit qu’il y avait quelque chose entre nous, ils ont menti… Tony est un brave garçon qui m’aime… Mais, tant que je serai mariée, il est trop respectueux pour seulement m’embrasser… D’ailleurs, les deux autres seraient trop contents ! Cela leur donnerait l’occasion de demander le divorce à mes torts et je serais mise à la porte sans un sou…
Ouf !… Le Petit Docteur commençait à en avoir assez de cette charmante famille et des petites combinaisons plus ou moins malpropres qui semblaient faire partie intégrante du train de maison.
— Pensez qu’ils avaient tout intérêt à se débarrasser de moi, docteur… Mon oncle les gênait peut-être…
De grâce ! Il avait besoin d’air et de soleil, de se retremper dans la vraie vie ! Il sortit. Tout de suite, il fut enveloppé de la tiède atmosphère du matin et des bruits familiers, rassurants, d’une petite ville.
Sa première visite fut pour le bureau de tabac et il y trouva, derrière le comptoir, Polyte qui n’avait pas encore fait sa toilette. Il avait le teint brouillé, les yeux cernés d’un garçon qui ne se couche pas de bonne heure et à qui les excès sont familiers.
— Alors, il paraît que c’est vous qui allez retrouver le vieux ? lança-t-il non sans ironie en désignant le journal du matin.
— J’essaie… répondit modestement le Petit Docteur. Vous le connaissiez bien, n’est-ce pas ? Puisqu’il venait ici chaque jour…
— C’est moi qui n’y étais pas tous les jours… Si vous croyez que c’est un métier pour un homme de vendre des timbres, dix sous de tabac à priser, des rubans et des dixièmes de la Loterie… Si ce n’était pas que ma tante est malade… Qu’est-ce que vous vouliez ?… Des cigarettes, comme hier ?
— Des Gitanes, oui… Je suppose que votre tante se tient dans l’arrière-boutique ?
— Elle est là-haut, dans sa chambre… Ses jambes sont trop enflées pour qu’elle descende et monte les escaliers…
— Elle doit s’ennuyer, toute la journée…
— Elle lit des romans d’amour… C’est fou ce que les vieilles filles peuvent dévorer de romans d’amour… Elle doit se figurer que c’est elle l’héroïne…
— Vous fermez de bonne heure ?
— À huit heures… Après, il n’y a plus un chat dans la rue.
— Vous manquez de distractions, le soir, dans une petite ville comme celle-ci…
— Je vais à Avignon en moto avec un ami…
— Tony ?
— C’est cela… Il a une vieille moto… Je me mets derrière…
— Et en route pour la grande vie ! Plaisanta le Petit Docteur.
Il allait sortir quand il se ravisa.
— Dites donc… Avec vous, on peut parler plus franchement qu’avec la famille… Vous ne croyez pas que l’Amiral avait un vice ?
Polyte se gratta la tête en répétant rêveusement :
— Un vice ?…
— Je me demande ce qu’il pouvait faire de son argent… Car, certaines semaines, il dépensait deux cents et même trois cents francs… Comme il ne buvait pas… Comme il n’était plus d’âge à courir les jupons…
— C’est curieux… murmura Polyte. Vous êtes sûr qu’il dépensait tant d’argent que ça ? Dites donc !… Des fois qu’il aurait joué au PMU ?…
Le chapelier était sur son seuil, juste en dessous du gibus gigantesque qui lui servait d’enseigne, il salua le Petit Docteur avec le désir évident d’engager la conversation. Toute la ville, désormais, le connaissait, grâce au journal qui avait publié son portrait en première page.
— Belle journée, n’est-ce pas ?… Tout à l’heure, cela chauffera… Ainsi, il paraît que vous allez retrouver notre brave Amiral ?… Vous ne voulez pas vous mettre à l’ombre un moment ?…
Dans certaines enquêtes, c’était pour décider les gens à parler que le Petit Docteur avait eu le plus de mal. Dans celle-ci, au contraire, il prévoyait le moment où il aurait toutes les peines du monde à les faire taire. Combien de personnes allaient encore le happer au passage tandis qu’il descendrait la rue Jules-Ferry ?
— Un petit verre de vin blanc, docteur ?… Car vous êtes médecin, à ce qu’il paraît ?… Il y a quelque chose que je n’aurais confié à personne d’autre qu’à vous, car ici les gens ont tellement mauvaise langue !… L’Amiral et moi, nous étions de vieux amis… L’hiver, quand il faisait mauvais temps, il entrait ici et nous causions, comme nous le faisons maintenant…
« — Ils m’en veulent parce que je n’ai plus d’argent, me disait-il une fois en parlant de qui vous devinez. Mais ils pourraient bien, un jour ou l’autre, avoir une surprise… Alors, on fera des mamours au vieil oncle au lieu de regarder ce qu’il met dans son assiette ou ce qu’il verse dans son verre…
« Voilà ce qu’il m’a dit, docteur… J’ai pensé qu’il attendait peut-être un héritage ?… Ou qu’il avait des intérêts aux colonies, dont il parlait toujours ?…
À cet instant, le Petit Docteur vit Polyte qui passait, en tenue négligée du matin, les cheveux non peignés. Il se pencha pour savoir où il allait et le jeune fils de la mercière pénétra en coup de vent dans la pharmacie.
Dollent écouta encore les confidences du chapelier, puis il continua de descendre la rue, croisant Polyte qui rentrait chez lui et qui lui lança un bonjour familier.
Le Petit Docteur, comme l’autre l’avait fait, entra dans l’officine de M. Béfigue, où l’aide-pharmacien semblait l’attendre.
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, docteur ? N’est-ce pas malheureux que, dans une petite ville comme la nôtre, on ne puisse pas vivre tranquille ?
Il avait, tout comme Polyte, un teint de papier mâché, ce qui n’était pas étonnant s’ils avaient tous les deux l’habitude de passer une partie de la nuit à Avignon.
— Vous habitez dans la maison ? Questionna le Petit Docteur.
— Non… Le soir, je ferme, et, en l’absence de M. Béfigue, que Mme Béfigue est allée rejoindre à Marseille, la maison reste vide… J’ai une chambre un peu plus bas, chez le cordonnier que vous avez dû remarquer en passant…
— L’Amiral entrait souvent dans la pharmacie ?… Il avait l’habitude de prendre des médicaments ?
— Jamais… Il se moquait, sauf votre respect, des médecins et des marchands de purges, comme il disait… Et en l’absence de M. Béfigue, je ne l’ai jamais vu franchir ce seuil…
Ce n’était pas la peine de se cacher, ni de s’entourer de mystère. Il entra chez le cordonnier.
— Je sais ce que vous allez me demander… Mon ami le commissaire m’a déjà posé la même question… Non, je ne me souviens pas d’avoir vu passer l’Amiral mercredi dernier… La plupart du temps, je lève la tête quand il passe sur le trottoir, parce que je sais que c’est son heure… Cependant il m’arrive d’être trop occupé…
— La chambre de Tony est au rez-de-chaussée ?… Est-ce qu’elle a une sortie particulière ?…
— Regardez vous-même… Vous n’avez qu’à traverser la cuisine… C’est la pièce qui est à gauche… Il faut passer par la boutique pour entrer et sortir…
La pièce était vide, en désordre, et la femme du cordonnier était occupée à retourner, dans un nuage de fine poussière, le matelas du lit.
Il fallait toujours en revenir à la seule vérité absolue : le mercredi 25 juin, à cinq heures, l’Amiral avait quitté la Meilleure-Brandade et s’était engagé, comme chaque jour, dans la rue Jules-Ferry.
Le chapelier l’avait vu passer. L’Amiral était entré au bureau de tabac et Polyte l’avait servi.
Puis le pharmacien, lui aussi, avait vu passer l’ancien aide-cuisinier. D’en bas, les joueurs de boules avaient d’ailleurs aperçu l’Amiral à la hauteur de la pharmacie.
C’était tout !
Or, l’Amiral, qui semblait n’avoir pas de besoins, avait l’habitude de puiser dans la caisse !
Le Petit Docteur se doutait bien peu, en traversant le mail les mains dans les poches, et en subissant, l’air crâne, la curiosité de chacun, qu’une seconde disparition se préparait.
— Non, môssieu ! Avait soupiré, l’air dégoûté, le patron du bar qui prenait les paris pour le PMU… Non seulement votre Amiral était trop fada pour jouer aux courses, mais il ne mettait pas les pieds ici, vu que c’était un homme de la haute ville…
Une heure ! Le Petit Docteur était maintenant assis dans la salle à manger où il n’y avait, en dehors de lui, que quatre consommateurs, un couple avec deux enfants.
— Tiens-toi bien… Ne mange pas avec tes doigts… Je te défends de prendre la viande de ton petit frère…
La litanie habituelle… De la chaleur… Un aïoli pas mauvais et un vin rosé qui portait à la tête…
De temps en temps, M. Jean passait sa tête surmontée de la toque blanche par l’entrebâillement de la porte de la cuisine. Nine, en robe noire et tablier blanc, rappelait au docteur, quand elle remuait en marchant son petit derrière, la scène du matin. Quant à Angèle, à la caisse, elle avait les yeux rouges, comme si elle avait pleuré.
À quel moment cela se passa-t-il au juste ? À vrai dire, il ne la vit pas se lever, ni sortir de la pièce. Il regardait plus volontiers Nine et…
C’était l’heure où toutes les persiennes, dans une ville du Midi qui se respecte, sont closes sur les rues brûlantes, l’heure où la vapeur semble sortir du sol.
— Vous prendrez du café, docteur ?
— Mais oui… Mais oui…
Il était même assez décidé à faire la sieste, comme tout le monde. Il ne s’attendait pas, au moment où il sirotait son café, à voir surgir M. Jean, qui demanda à la bonne :
— Où est Madame ?
Encore moins au remue-ménage qui allait s’ensuivre ! Angèle, en effet, avait disparu à son tour. C’est en vain qu’on fouilla toutes les pièces de la maison. C’est en vain qu’on chercha dans les rues voisines.
Non seulement elle avait disparu, mais elle n’avait rien emporté, ni un chapeau, ni son sac à main…
Le chapelier dormait déjà, sous le figuier de sa petite cour. Le bureau de tabac était fermé, et c’est par la fenêtre du premier que Polyte répondit.
Les volets de la pharmacie n’étaient pas clos, mais une montre de carton indiquait sur la porte, dont le bec-de-cane avait été retiré, que l’officine ne s’ouvrirait qu’à deux heures et demie.
Par la vitre, on voyait, dans l’arrière-boutique, Tony qui mangeait paisiblement en lisant un journal. En apercevant du monde, il se leva, étonné, traversa la pharmacie, entrouvrit la porte.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Vous n’avez pas vu ma femme ? Questionna M. Jean, qui était à cran.
— Votre femme ?… Et pourquoi aurais-je vu votre femme, moi ? J’en ai assez, à la fin, d’entendre toujours parler de votre femme !…
On aurait pu croire que les deux hommes allaient en venir aux mains, mais il n’en fut rien : l’un rentra dans son antre où régnait un frais clair-obscur ; l’autre repartit vers le mail, entraînant le Petit Docteur avec lui.
— Vous n’avez pas vu ma femme ?…
Est-ce que quelqu’un, au restaurant, pensait encore à servir la famille aux deux enfants ? Sans doute que non. On abordait les gens dans la rue :
— Vous n’avez pas vu ma femme ?…
Personne ne l’avait vue et pourtant elle avait bel et bien disparu, tout comme son oncle l’Amiral.
— Dites, docteur, est-ce que vous pensez que…
M. Jean se retourna, étonné de ne voir personne près de lui, et il aperçut le Petit Docteur en arrêt devant une vieille affiche, à la vitrine d’un bureau de tabac de la rue aux Ours.
— Je pense… commença Dollent, le front plissé.
Et, s’énervant soudain :
— Je pense qu’il va falloir faire vite, sacrebleu !… Votre femme… Votre femme… Montrez-moi vite le chemin du commissariat…
Il s’agitait comme un pantin. Il ne marchait pas : il courait. Il lui arrivait de prononcer des phrases sans suite, à mi-voix.
— Si jamais ils l’ont trouvée… C’est encore loin ?…
— La première rue à gauche… Je me demande… Heureusement que le commissaire habite au-dessus… Il fera la sieste, mais nous le réveillerons…
Il en fut comme M. Jean le prévoyait.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce qui vous prend d’éveiller les gens à pareille heure ?… Ah ! C’est vous, monsieur le détective ?… Vous avez retrouvé notre Amiral ?
— Oui…
— Hein ?… Quoi ?…
— Enfin… Je crois que nous allons le retrouver… Mais il faut faire vite… Car je me demande s’il sera encore vivant… Venez avec des hommes… Trois, quatre, cinq hommes… Tous les hommes que vous pourrez…
— Je n’en ai que quatre en tout et il y en a un en congé…
— Peu importe… Venez…
Il prit la tête de la petite troupe en direction du Restaurant À la Meilleure-Brandade.
L’affiche officielle devant laquelle il était tombé en arrêt annonçait :
C’était à Dieppe que le tirage avait lieu…
— Où allons-nous ? s’inquiéta le commissaire. Vous ne me direz pas que l’Amiral est caché chez lui ?
Mais non ! La preuve, c’est que le Petit Docteur passait devant le restaurant sans s’arrêter, stoppait un instant en face du bureau de tabac :
— Laissez un homme ici… Qu’il empêche qui que ce soit de sortir…
Et il continua à descendre la rue Jules-Ferry.
À travers les vitres de la pharmacie fermée, on voyait le préparateur, dans la seconde pièce, qui lisait toujours son journal devant la table non desservie.
— Ou bien l’Amiral et sa nièce sont là, prononça alors le Petit Docteur avec fièvre, ou je vais me couvrir de ridicule et je fais le vœu de ne plus me livrer à la moindre enquête.
Méfiant, le commissaire frappa à la vitre. Tony s’approcha, l’air étonné, chercha le bec-de-cane qu’il remit en place, questionna :
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Je voudrais jeter un coup d’œil dans la maison… Vilain regard à M. Jean, regard qui signifiait : « C’est encore toi qui as raconté des histoires, n’est-ce pas ? » Mais, à voix haute, Tony disait :
— Visitez tout ce que vous voudrez… La maison n’est pas à moi… Seulement, vous vous arrangerez avec le patron quand il reviendra, et je pense que cela fera du pétard…
Le commissaire, consciencieux, commençait déjà la visite des différentes pièces, cependant que Tony, l’œil méprisant, restait dans l’officine où il faisait mine de remettre des bocaux en place.
Le Petit Docteur eut une hésitation, puis haussa les épaules. Il était déchiffreur d’énigmes, comme il aimait le répéter, mais pas détective, et encore moins policier. Son métier n’était donc pas de…
Tant pis pour le commissaire qui ne prenait pas assez de précautions !
— Et cette porte, qu’est-ce que c’est, à votre idée ?
Ils se trouvaient dans une cave voûtée et ils avaient atteint une dernière porte munie d’une solide serrure.
— Je crois, intervint le Petit Docteur, que c’est le réduit où le pharmacien enferme les produits dangereux, comme par exemple les bonbonnes d’acide sulfurique…
— Nous n’en avons pas la clé… Brigadier… Allez demander à l’aide-pharmacien s’il a la clé de cette pièce…
Le Petit Docteur prévoyait la suite. L’aide-pharmacien avait déjà filé sans bruit. Du moins jusqu’à la maison du cordonnier, car ensuite il avait mis en marche la plus bruyante des motos et il s’était élancé sur la route nationale.
— Faites venir un serrurier, brigadier… L’homme, on le rattrapera toujours… Mais il me semble que cela bouge, là-dedans…
Cela bougeait, en effet, puisque, quelques minutes plus tard, la serrure forcée, on apercevait deux êtres humains : l’Amiral, les mains et les jambes entravées par des cordes, un bâillon sur la bouche, mais les yeux bien vivants, et Angèle qui paraissait évanouie.
— Vous croyez qu’elle est morte ?
— Portez-la dans la cour…
Elle n’était ni entravée, ni bâillonnée, mais une odeur caractéristique apprit au docteur qu’elle avait été chloroformée.
— Vous y comprenez quelque chose, vous ?
— Oui ! fit-il simplement.
— Vous n’allez pas prétendre que vous saviez ce que nous trouverions ici ?
— Si !
— Alors, comme ça, vous voulez nous faire croire qu’en vingt-quatre heures, rien qu’en buvant des pastis avec Pierre et Paul, vous avez…
— Ma foi, oui, commissaire… Je pouvais me tromper… Je vous en ai averti… Cependant il y avait tellement de chances pour que mon raisonnement soit juste !… Voyez-vous, ce qui m’a mis la puce à l’oreille, pour parler vulgairement, c’est que l’appareil de TSF était détraqué, à la Meilleure-Brandade…
C’est toujours un plaisir, certes, de triompher, mais ce plaisir eût été d’une autre qualité si Dollent avait eu autour de lui des personnages capables d’apprécier, des gens comme le commissaire Lucas, par exemple !
Ils étaient tous réunis dans la salle de café de la Meilleure-Brandade, et l’Amiral avait bu tant de petits verres pour se remettre qu’il en était tout somnolent. Quant à Angèle, revenue à elle depuis longtemps, elle restait pâle et évitait de regarder les gens en face.
Polyte était là. L’agent lui avait sauté dessus au moment où le neveu de la buraliste, entendant la moto de son camarade, avait essayé de se précipiter dehors et de renverser te représentant de l’autorité.
Quant à Nine, elle se tenait au dernier rang et lançait des regards suppliants au Petit Docteur.
— Cherchez d’abord, disait celui-ci, ce qu’un homme d’un certain âge, qui n’a plus de passions, peut se procurer avec cent francs. Il ne joue pas ! Il ne boit pas ! Il ne s’intéresse plus à ce qu’on appelle le beau sexe. Cependant, il éprouve le besoin de prendre régulièrement des billets de cent francs dans la caisse…
« Remarquez que cet homme s’est ruiné en faisant des placements audacieux…
« Remarquez aussi qu’il annonce à son ami le chapelier qu’un jour ou l’autre il pourrait être à nouveau riche…
« La réponse est simple : l’Amiral, sachant qu’il ne ferait jamais sa fortune autrement, achetait régulièrement, à l’insu de son neveu et de sa nièce, des billets de la Loterie nationale…
« Il les achetait au bureau de tabac voisin, en même temps que ses cigarettes, et il les cachait Dieu sait où…
Pourquoi Nine se mit-elle à lui adresser des signes impérieux ? Et qu’est-ce que ces signes voulaient dire ?
Il poursuivit :
— Or, ce mercredi-là, jour du tirage, la radio ne fonctionnait pas dans le restaurant…
« Au surplus, depuis quelques semaines, ce n’était pas la vieille mercière buraliste qui servait au comptoir, mais son mauvais sujet de neveu, qui n’a jamais rien fait de propre…
« C’est lui qui avait vendu le billet à l’Amiral…
« Chez lui, la radio marchait…
« À cinq heures, il savait que l’Amiral avait gagné un lot important… Un lot de combien, Polyte ?
— Un million ! grogna celui-ci, à regret, en fixant ses menottes.
— Un million… L’idée de s’emparer de ce million… L’Amiral ne sait encore rien… Il entre comme d’habitude… Sans doute demande-t-il, sachant qu’il y a la TSF dans la maison :
« — Je n’ai rien gagné ?
Impossible d’agir dans cette boutique étroite, trop proche du restaurant, sans compter que la mercière, du premier étage, pourrait tout entendre.
« — Je ne sais pas… répond Polyte. Je n’ai pas pu prendre le radioreportage… Mais mon ami Tony, l’aide-pharmacien, est en train de le prendre… Si vous voulez allez lui demander de ma part…
« Les deux jeunes gens, qui passent ensemble la plupart de leurs nuits dans les mauvais lieux d’Avignon et de Marseille, se sont mis d’accord…
« L’Amiral entre…
« — Par ici… J’ai la liste dans l’arrière-boutique…
« Au moment où il se penche sur le papier, l’Amiral est chloroformé…
« Les deux vauriens espèrent qu’il aura le billet sur lui… Dans ce cas, son compte est bon… On le tuera… On le fera disparaître définitivement. Ils iront toucher le million à Paris et ils passeront la frontière avec de quoi mener la grande vie pendant un certain temps.
« Or il se fait que le billet n’est pas dans les poches du vieillard…
« On l’enferme dans la cave… On le questionne… On le terrorise… Et lui refuse de révéler son secret…
« Voilà la raison des deux cambriolages…
« Retrouver un bout de papier qui vaut un million…
L’Amiral, à ce moment, releva la tête et regarda son neveu avec défi. Nine, de son côté, adressa de nouveaux signes au Petit Docteur. Mais celui-ci passa outre.
— Voilà, messieurs dames, la lutte qui s’est déroulée pendant une semaine environ dans une cave… D’une part, un vieillard décidé à se taire… Il devait comprendre qu’en possession du billet, les autres n’auraient plus d’autre ressource que de le tuer…
« Puis ils se sont effrayés… Ce sont des vauriens, certes, mais des amateurs, et les amateurs sont toujours maladroits… Pour mettre fin à l’enquête, ils ont cru intelligent d’arracher à leur prisonnier une lettre annonçant qu’il était à la campagne… Ils ont voulu aussi se débarrasser des valises volées, et des vêtements enlevés dans la chambre, en les jetant dans la rivière, qui les a rendus aussitôt…
« Des petits voyous sans envergure…
« Et ils n’avaient toujours pas le billet !…
Il sentit peser sur lui le regard d’Angèle, le regard aussi de M. Jean.
— Une femme, à la suite des conversations que nous avons eues ensemble, a tout deviné… Elle a même deviné avant moi… Elle s’est précipitée à la pharmacie… Elle voulait empêcher un meurtre, obliger Polyte à relâcher son oncle… Car cette femme, c’est Mme Angèle…
« Je pourrais ajouter…
Non ! Il préféra se taire ! Inutile d’expliquer que les gens ne sont jamais si bons ni si mauvais qu’on le croit. Angèle était peut-être capable d’avoir un amant, mais elle n’était pas capable de laisser tuer son oncle par cet homme !
Tony était, de son côté, capable de lui faire la cour, mais incapable, pour ses beaux yeux, de renoncer à la fortune.
— Il l’a chloroformée, pour gagner du temps ! affirma le Petit Docteur en un audacieux raccourci. Et le billet, le fameux billet valant un million, restait introuvable…
« Et nos deux mauvais sujets allaient être obligés, pour en finir, de tuer deux personnes, sans le moindre profit…
« Voilà, messieurs, quelle était la situation à deux heures de l’après-midi, quand je me suis arrêté devant une affiche annonçant le dernier tirage de la Loterie nationale…
« Des commerçants peu soigneux l’avaient laissée à leur devanture et c’est grâce à cette négligence…
Tout le monde se tourna vers l’Amiral, qui poussait de sourds grognements et qui finit par articuler :
— Le plus fort, c’est que je ne puisse pas me souvenir… Un million !… Dire qu’un million va être perdu si… Il se prenait la tête à deux mains.
— D’habitude, je cachais les billets au-dessus de la garde-robe… Cette fois-ci… Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir eu cette fois-ci ?…
Nine appelait désespérément l’attention du Petit Docteur, qui finit par se tourner vers elle. On eût dit un écolier qui lève le doigt pour avertir son instituteur d’un petit besoin.
— Je peux monter un instant dans ma chambre ?… demanda-t-elle.
— À condition que j’y aille avec vous…
— Venez si vous voulez…
Ils gravirent l’escalier en silence. Le lit n’était toujours pas fait. Sous le matelas, elle prit un livre.
— Je crois qu’il est dedans, annonça-t-elle. J’ai vu quelque chose comme un billet de la Loterie nationale et je n’y ai pas fait attention…
Elle se frottait à lui, était coquette.
— Il faut que je vous fasse un aveu… L’Amiral rapportait toujours des livres… comme dirais-je ?… des livres assez légers… Et moi, j’en emportais parfois un dans ma chambre pour lire le soir… Quand, tout à l’heure, vous avez parlé d’un billet de loterie, je me suis souvenu du dernier livre que j’ai emprunté… Tenez !… Il y est toujours… L’Amiral a dû l’y placer comme signet et l’oublier…
C’était vrai ! Le million était là, sous forme d’un bout de papier vulgaire, mal imprimé !
L’aide-pharmacien fut arrêté par la gendarmerie de Carcassonne et le plus curieux c’est qu’il n’eût sans doute pas attiré l’attention s’il n’avait pas fait d’excès de vitesse avec sa moto.
L’Amiral toucha son million.
Et le Petit Docteur fut très mal vu dans la maison où chacun s’était tant empressé, au moment du drame, de lui faire des confidences.
M. Jean, en effet, se montrait soudain un mari et un gendre modèle…
Sa femme lui souriait et souriait davantage encore à son oncle…
Nine n’était plus qu’une petite bonne qui fait son travail en conscience et, si elle retrouvait encore le patron dans la remise, elle le faisait avec plus de mystère.
Qui est-ce qui, désormais, chiperait des billets dans la caisse ?
Il n’y avait pas jusqu’à la mercière qui n’eût repris sa place au comptoir, en dépit de ses jambes enflées.
Il y eut un grand banquet à la Meilleure-Brandade pour fêter le nouveau millionnaire.
Les joueurs de boules y étaient, et le chapelier, et toute la ville haute…
Mais personne n’insista pour retenir le Petit Docteur, qui s’éloigna mélancoliquement avec Ferblantine. C’est tout juste si, à regret, on lui avait dit merci.
Il connaissait trop de choses… Il était devenu gênant…
— Vous savez… essaya d’expliquer M. Jean. Dans des moments pareils… Quand on vit sur les nerfs… On exagère. On parle à tort et à travers…
Dollent était déjà loin quand le banquet eut lieu, et, après le nouveau millionnaire, ce fut le commissaire de police qui occupa la place de second héros.
— Puisque nous avons la bonne fortune d’avoir à la tête de la police de notre ville un homme dont le flair… dont le sang-froid… dont la valeur professionnelle…
On ne peut pas tout exiger, les joies intérieures et les satisfactions de la popularité !
— Pas de maladies graves ? Se contenta de demander Jean Dollent à Anna, en reprenant possession de sa maison de Marsilly et de sa clientèle.
— Deux accouchements de nuit…
— Tant mieux ! Je n’étais pas là !
Il revenait tout hâlé par le soleil de ce sacré Midi !