Le château de l’arsenic


I

Où le Petit Docteur va gentiment demander à quelqu’un s’il est un assassin, et où il est reçu avec une parfaite courtoisie

Il hésita un quart de seconde, pas plus, se hissa sur la pointe des pieds, car il n’était pas grand, et la sonnette était placée exagérément haut. Aussitôt, deux sortes de bruits distincts semblèrent vouloir se disputer le domaine des sons : la cloche, d’abord, que le Petit Docteur avait déclenchée et qui constituait à elle seule, quelque part du côté du château, tout un carillon ; d’autre part les aboiements d’une multitude de chiens.

Et ce n’est pas là une image : il s’agissait bien d’une multitude, pour autant que ce mot puisse s’appliquer à une bonne quarantaine de roquets affreux, à une quarantaine de sales petits chiens roux, sans race, mais tous semblables les uns aux autres, avec la seule différence qu’il y en avait des jeunes et des vieux.

Ils venaient, eux aussi, de quelque recoin du château, et s’élançaient en courant vers la grille, traversant ce qui avait été jadis un parc, dont il ne restait, au pied de quelques grands arbres, qu’un fouillis de ronces.

Le Petit Docteur savait qu’on l’observait, non seulement du château, mais des maisons du village, où on devait se demander qui osait, à un pareil moment, sonner à cette grille.

C’était dans la forêt d’Orléans, un bourg dans une clairière. Mais la clairière, comme un vêtement ancien, était trop étroite pour le château et pour les quelques bicoques. La forêt débordait, étouffait le hameau, où il semblait que le soleil eût de la peine à se glisser.

Quelques toits d’ardoises. Une épicerie, une auberge, des maisons basses. Puis le château, trop grand, trop vieux, tout délabré, qui avait l’air d’un nouveau pauvre aux habits en loques mais de bonne coupe.

Allait-il devoir, le Petit Docteur, déclencher à nouveau le vacarme de la cloche tandis que tous les petits chiens roux, montrant les dents, se jetaient par grappes sur la grille ?

Un rideau bougea, au rez-de-chaussée… Une pâle silhouette parut un instant derrière les vitres du premier étage…

Enfin quelqu’un… Une jeune femme ou une jeune fille de vingt à vingt-cinq ans, une domestique accorte, aux chairs et au visage appétissants, qu’on ne s’attendait guère à trouver dans ce lieu.

— Qu’est-ce que c’est ? Questionna-t-elle, en repoussant les chiens qu’elle saisissait par la peau du dos et qu’elle rejetait loin en arrière.

— Je voudrais parler à M. Mordaut…

— Vous avez rendez-vous ?

— Non.

— Vous êtes du Parquet ?

— Non… Mais si vous aviez l’obligeance de lui passer ma carte…

Elle s’éloigna. Les chiens recommencèrent leur concert. Un peu plus tard, elle revint en compagnie d’une autre domestique, celle-ci d’une cinquantaine d’années, au visage méfiant.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Mordaut ? Alors, le Petit Docteur, désespérant de franchir cette grille trop bien gardée, de jouer le tout pour le tout.

— C’est au sujet des empoisonnements, dit-il avec son plus gracieux sourire, comme il eût offert un bonbon.

La silhouette avait reparu derrière les vitres du premier étage. M. Mordaut, sans nul doute ?

— Entrez toujours… C’est à vous, la voiture ?… Entrez-la aussi, parce que dehors les gamins auront vite fait de la briser à coups de pierres…

— Bonjour, monsieur… je m’excuse d’avoir quelque peu forcé votre porte, d’autant plus que vous n’avez sans doute jamais entendu prononcer mon nom ?…

— Jamais, avoua le triste M. Mordaut en secouant la tête.

— Comme d’autres font de la graphologie ou de la radiesthésie, je me suis passionné pour les problèmes humains, pour les énigmes, si vous préférez, que sont presque toujours à leur début les affaires criminelles…

Le plus difficile restait à faire, ou plutôt à dire. Il était là, assis, dans un salon. Et ce salon, c’était toute une époque, c’était plutôt le résidu de dix époques, entassé là au hasard des années, voire des siècles.

Comme l’aspect extérieur du château, c’était triste et poussiéreux, déteint, passé, minable. Et tel était aussi M. Mordaut, dans son veston trop long qui faisait penser à une redingote de jadis, avec ses joues creuses que couvrait comme du lichen une courte barbe d’un gris sale.

— Je vous écoute…

Allons ! Il n’était plus temps de reculer !

— J’ai été extrêmement intéressé, monsieur, par les rumeurs qui courent depuis un certain temps sur le compte de ce château et sur votre compte. J’ai appris que la Justice s’était émue et qu’elle avait ordonné l’exhumation de trois corps… Je préfère vous déclarer avec franchise : je suis ici pour découvrir la vérité, c’est-à-dire pour savoir si vous avez empoisonné votre tante Émilie Duplantet, puis votre femme, née Félicie Maloir, puis enfin votre nièce Solange Duplantet…

C’était bien la première fois qu’il adressait à quelqu’un un pareil discours, et il était d’autant plus inquiet qu’un long chemin, barré de maintes portes, le séparait de la route et du village. Quant à son interlocuteur, il n’avait pas bronché. Il balançait au bout d’un long cordon noir un lorgnon d’un ancien modèle et, pour décrire l’expression de son visage, on ne pouvait que répéter qu’il était triste, triste, triste !

Il suait la tristesse ! Il était la tristesse même ! Il était l’incarnation en chair et en os de toute la tristesse du monde !

— Vous avez eu raison de me parler franchement… Puis-je vous offrir quelque chose ?

Malgré lui, le Petit Docteur tressaillit, car il est assez inquiétant de se voir offrir à boire par un quidam qu’on vient d’accuser plus ou moins crûment de trois empoisonnements.

— Ne craignez rien… Je boirai avant vous… J’ai encore un vieux vin cuit qu’on faisait au château avant le phylloxéra… Vous êtes passé par le village ?

— Je me suis arrêté un instant à l’auberge pour m’assurer qu’on pouvait m’y loger…

— C’est inutile, monsieur… Monsieur comment ?…

— Jean Dollent…

— Je me permettrai, monsieur Jean Dallent, de vous offrir l’hospitalité…

Il débouchait un flacon poudreux, d’une forme inusitée, et le Petit Docteur but, presque sans appréhension, un des meilleurs vins cuits qu’il eût connus.

— Vous resterez ici autant de temps qu’il vous plaira… Vous prendrez vos repas à ma table… Vous circulerez en pleine liberté dans tout le château, et je répondrai à vos questions avec une franchise absolue… Vous permettez ?

Il tira sur un cordon de laine, et une sonnette grêle tinta quelque part, puis la vieille qui avait ouvert la grille à Dollent se présenta.

— Ernestine, vous mettrez un couvert de plus… Vous ferez aussi préparer pour Monsieur la chambre verte… Il est ici chez lui, vous m’entendez, et vous satisferez toutes ses curiosités…

Resté seul avec Dollent, il soupira :

— Vous êtes peut-être étonné par cet accueil ? Qui sait s’il ne vous paraît pas anormal ? Sachez, monsieur Dollent, qu’il arrive un moment où l’on accepte n’importe quelle chance de salut. Si une cartomancienne, un fakir ou un derviche, une bohémienne ou un de ces radiesthésistes dont vous parliez tout à l’heure offrait de m’aider, je lui donnerais d’égales facilités…

Il parlait avec lenteur, d’une voix lasse, en fixant le tapis usé et en essuyant machinalement, avec un soin exagéré, les verres des lorgnons qu’il ne mettait jamais devant ses yeux.

— Je suis un homme que la malchance a poursuivi depuis sa naissance… S’il existait des concours de malchance, des championnats de malchance, je suis sûr que je remporterais le premier prix… Que je fasse n’importe quoi, cela se retourne contre moi… Chacun de mes gestes, chacune de mes paroles me porte préjudice… Je suis né pour accumuler les malheurs, non seulement sur ma tête, mais sur tous ceux qui m’entourent…

« Mes grands-parents étaient très riches… Mon grand-père Mordaut est l’homme qui a construit la plus grande partie du quartier Haussmann à Paris, et il a amassé des millions…

« Or, le jour de ma naissance, il s’est pendu, à cause d’un scandale dans lequel il était mêlé, ainsi que quelques politiciens…

« Ma mère, sous le coup de l’émotion, a fait une fièvre puerpérale et a succombé en trois jours…

« Mon père a essayé de remonter le courant… De toute la fortune acquise, il ne restait que ce château… J’avais cinq ans quand j’y suis venu… En jouant, dans la tour, j’ai mis le feu à toute une aile, qui a été détruite et qui contenait les objets de valeur…

C’était trop ! Cela en devenait cocasse !

— À dix ans, j’avais une petite amie de mon âge que j’aimais beaucoup, Gisèle, la fille de l’aubergiste d’alors. À cette époque, il y avait encore de l’eau dans les douves. Un jour que nous pêchions des grenouilles avec un bout de chiffon rouge, elle a glissé et elle s’est noyée sous mes yeux…

Je pourrais continuer longtemps la liste de mes malheurs…

— Pardon ! interrompit le Petit Docteur. Il me semble, jusqu’ici, que ces malheurs se sont plutôt abattus sur les autres que sur vous…

— Et vous croyez, vous, que ce n’est pas là le plus grand des malheurs ? Il y a huit ans, ma tante Duplantet, restée veuve, est venue vivre avec nous et, six mois plus tard, elle mourait d’une crise cardiaque…

— On prétend qu’elle a été lentement empoisonnée avec de l’arsenic… N’avait-elle pas pris une assurance vie à votre profit, et n’avez-vous pas touché une forte somme ?

— Cent mille francs… À peine de quoi faire étayer la tour sud qui croulait… Trois ans plus tard, ma femme…

— Mourait à son tour, et toujours au cours d’une crise cardiaque… Elle avait, elle aussi, souscrit une assurance vie qui vous valait…

— Qui me valait les accusations que vous connaissez, et une somme de deux cent mille francs…

Il soupirait en fixant son lorgnon aux verres luisants.

— Enfin, termina le Petit Docteur, il y a quinze jours que votre nièce, Solange Duplantet, devenue orpheline, s’est éteinte au château, à vingt-huit ans, d’une maladie de cœur, en vous laissant la fortune des Duplantet, soit près d’un demi-million…

— En terres et en immeubles ! Rectifia l’étrange châtelain.

— Cette fois, les langues se sont déliées, des lettres anonymes sont parvenues au Parquet, et une enquête a été ouverte…

— Ces messieurs sont déjà venus trois fois, et ils n’ont rien trouvé… Deux autres fois, j’ai été convoqué à Orléans pour être interrogé et confronté avec « leurs » témoins… Je crois que si je me risquais dans le village, je serais abattu…

— Parce qu’on a retrouvé des traces d’arsenic dans les trois cadavres…

— Il paraît qu’on en retrouve toujours…

C’est pourquoi le Petit Docteur était là ! Il avait fait, en venant, un crochet par Paris. Il avait vu son ami le commissaire Lucas. Et Lucas lui avait déclaré :

— Je suis persuadé qu’on ne découvrira rien. Les affaires d’empoisonnement sont les plus mystérieuses. Y en a-t-il beaucoup ou peu ? Nous ne pouvons même pas répondre à coup sûr, mais c’est sûrement dans ce domaine qu’il y a le plus de crimes impunis.

« Vous verrez qu’on retrouvera de l’arsenic dans les viscères ou dans ce qui en reste… Là-dessus, les experts discuteront à perdre haleine, les uns prétendant qu’il y a toujours une certaine dose d’arsenic dans les cadavres, les autres penchant pour l’empoisonnement…

« Si l’affaire va jusqu’aux Assises, les jurés, abrutis et découragés par ces discussions savantes et par tant de conclusions contradictoires, préféreront rendre un verdict négatif…

« C’est dans ce rayon-là qu’un homme comme vous, avec un peu de chance, pourrait…

Il était dans la place. Il reniflait, s’imprégnait de cette ambiance désespérément morne.

— Puis-je vous demander pourquoi vous avez tant de chiens, tous de la même race, si on peut dire ?…

M. Mordaut fut tout étonné de la question.

— Tant de chiens ?… répéta-t-il. Ah ! Oui… Tom et Mirza ! Figurez-vous que mon père avait deux chiens qu’il aimait beaucoup… Ces chiens, Tom et Mirza, ont eu des petits… Les petits ont eu des petits à leur tour… Depuis que ma petite amie s’est noyée sous mes yeux, je n’ai jamais voulu entendre parler de noyer de jeunes chiots ou des petits chats… Ce que vous avez vu, c’est la descendance de Tom et de Mirza… Je ne sais pas combien il y en a… On ne s’en occupe presque pas… Ils vivent dans le parc, et ils redeviennent peu à peu sauvages…

Une idée parut le frapper, le rendit rêveur.

— C’est curieux… murmura-t-il. Ce sont les seuls êtres autour de moi qui prospèrent… Je n’y avais jamais songé…

— Vous avez un fils ?

— Hector, oui… On a dû vous en parler… À la suite d’une maladie infantile, Hector s’est mis à croître en hauteur tandis que son cerveau, lui, s’arrêtait dans son développement… Il vit au château… À vingt-deux ans, il possède à peu près l’intelligence d’un gamin de neuf ans… Cependant il n’est pas méchant…

— La personne qui m’a introduit, et que vous avez appelée Ernestine, est depuis longtemps à votre service ?

— Depuis toujours… C’est la fille des jardiniers de mon père… Ils sont morts, et elle est restée…

— Elle ne s’est jamais mariée ?

— Jamais…

— Et la jeune femme ?

— La Rose ? fit M. Mordaut avec un léger sourire. C’est une nièce d’Ernestine… Il y a près de dix ans maintenant qu’elle vit au château, où elle sert de femme de chambre… Quand elle est arrivée, c’était une gamine de seize ans…

— Vous n’avez pas d’autre personnel ?

— Personne… Ma fortune ne me permet pas de mener grand train… Il y a vingt ans que j’ai la même auto, et les gens se retournent sur son passage… Je vis parmi mes livres, mes bibelots…

— Vous allez souvent à Paris ?

— Pour ainsi dire jamais… Qu’est-ce que j’y ferais ?… Je ne suis pas assez riche pour me payer des distractions… Je ne suis pas assez pauvre pour accepter une place d’employé… Et je suis sûr que si je spéculais, je perdrais tout ce que je voudrais… Avec ma chance !…

Il y avait des moments où, en entendant cette voix feutrée et monotone, on avait l’impression de vivre sous un immense éteignoir.

Tous les êtres de cette maison, y compris la Rose aux formes avenantes, étaient-ils pareillement repliés sur eux-mêmes ? Pouvait-on imaginer que parfois un éclat de rire, un véritable éclat de joie retentît dans ces pièces ou dans les couloirs ?

Le Petit Docteur tressaillit. Il venait d’entendre un bruit qui lui était familier, celui du moteur de Ferblantine qu’on mettait en marche.

Il regarda durement son hôte.

— On touche à ma voiture… dit-il.

Et il n’était pas loin de penser que…

— Hé ! Oui… Vous voyez !… Vous êtes à peine arrivé… Nous causions en paix… Vous allez voir que c’est Hector…

Il se dirigea en soupirant vers une fenêtre qu’il ouvrit. On aperçut en effet un immense garçon installé sur le siège de Ferblantine, et occupé à faire grincer horriblement les vitesses.

— Hector !… Veux-tu descendre ?…

Pour toute réponse, Hector tira la langue à l’adresse de son père.

— Hector… Si tu ne laisses pas l’auto du monsieur…

M. Mordaut se précipita dehors… Le Petit Docteur suivit. Il put assister ainsi à une scène à la fois pénible et grotesque. Le père essayait d’arracher son fils de son siège. Mais Hector avait une tête de plus que lui, et il était particulièrement bien bâti.

— Je veux la faire marcher… s’obstinait-il.

— Si tu ne descends pas immédiatement…

— Je te préviens que je ne me laisserai plus donner le fouet…

Sur le seuil de la cuisine, Ernestine était debout, les mains aux hanches, et suivait les péripéties de la lutte sans s’émouvoir.

Par contre, une autre porte s’ouvrit. La Rose, qui avait mis un tablier blanc pour servir à table et qui, ainsi, paraissait encore plus accorte, se précipita vers la voiture.

Laissez-le… dit-elle à M. Mordaut. Vous savez bien qu’avec vous il s’obstinera… Voyons, monsieur Hector, vous n’allez pas casser l’automobile de M. le docteur ?…

— C’est un docteur ? fit le jeune homme, méfiant. Pour qui vient-il ?

— Descendez… Soyez sage…

Elle avait de l’autorité sur lui. Rien que sa voix semblait apaiser le demi-fou qui, maintenant, délaissant les commandes de Ferblantine, examinait Jean Dollent.

— Pour qui vient-il ?… C’est encore le cancer d’Ernestine ?

— C’est cela, oui… Il vient pour le cancer d’Ernestine…

La 5 CV mise en lieu sûr dans le garage où il y avait déjà l’antique voiture de M. Mordaut, celui-ci attira le Petit Docteur dans le jardin.

— Remarquez qu’Ernestine n’a pas de cancer… Mais elle en parle tout le temps… Depuis que sa sœur, qui était la mère de Rose, est morte d’un cancer, elle croit dur comme fer qu’elle en a un aussi… Par exemple, elle ne sait pas au juste où il est… Tantôt c’est dans le dos, tantôt à la poitrine, tantôt au ventre… Elle passe son temps à consulter les docteurs, et elle est vexée qu’ils ne lui trouvent rien… Si elle vous parle de son cancer, je vous conseille…

Mais Ernestine était devant eux, furieuse.

— Alors, est-ce que vous allez vous mettre à table, oui ou non ?… Si vous croyez que le déjeuner peut attendre à l’infini…

Ainsi, trois femmes, en dehors des deux domestiques, avaient vécu dans cette maison, et toutes trois, à des âges différents, étaient mortes de maladies de cœur, ce qui est généralement le diagnostic superficiel des empoisonnements par l’arsenic. Tout au moins des empoisonnements lents !

De ces empoisonnements qui exigent que l’assassin, jour par jour, distille un peu de mort à sa victime…

Et cela pendant des mois…

À table, il y avait une carafe de vin et une carafe d’eau. Quant au repas, il était banal, sinon pauvre : quelques sardines et quelques radis, tout comme dans les restaurants de second ordre, puis un ragoût de mouton, un bout de fromage déjà sec et deux biscuits par personne.

Le Petit Docteur, qui pensait aux trois femmes, laissa-t-il percer une légère inquiétude ? Toujours est-il que M. Mordaut dit tristement :

— Ne craignez rien… Je prendrai de chaque plat, de chaque boisson avant vous… Pour moi, cela n’a plus aucune importance…

« Il faut que vous sachiez, docteur, que j’ai, moi aussi, une maladie de cœur… Depuis trois mois, je ressens les mêmes symptômes que ma tante, ma femme et ma nièce dans les débuts de leur mal…

Il fallait vraiment de l’appétit pour toucher aux plats ! Jean Dollent n’aurait-il pas mieux fait d’aller coucher et prendre ses repas à l’auberge ?

Hector, lui, mangeait gloutonnement, comme un enfant mal élevé, et ce n’était pas gai non plus de contempler ce grand garçon de vingt-deux ans, au regard rusé de gamin.

— Qu’est-ce que vous comptez faire cet après-midi, docteur ? Puis-je encore vous être utile ?

— J’aimerais autant aller et venir seul… Je verrai les champs… Peut-être poserai-je quelques questions aux domestiques ?…

C’est par là qu’il commença. Il se dirigea en effet vers la cuisine, où il trouva Ernestine occupée à laver la vaisselle.

— Qu’est-ce qu’il vous a raconté ? demanda-t-elle avec une méfiance toute paysanne. Il vous a parlé de mon cancer ?

— Oui…

— Il vous a dit que ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ?… Mais il a juré qu’il avait une maladie de cœur… Eh bien ! Je suis sûre, moi, que c’est tout le contraire… Il n’a jamais eu de maladie de cœur… Quand il se plaint, on voit qu’il n’a pas mal… D’abord, il n’a pas du tout les mêmes sueurs que les pauvres dames…

— Elles avaient des sueurs ?

— Le soir, oui… Et quand elles faisaient le moindre effort… Vers la fin, elles se plaignaient de vertiges, et il n’y avait jamais assez de couvertures sur leur lit pour les tenir au chaud… Elles grelottaient, même avec deux bouillottes… Est-ce qu’il a l’air d’un homme qui grelotte, lui ?

Elle parlait sans cesser de travailler, et on la sentait robuste et saine. Elle avait dû jadis être une belle fille, plantureuse comme l’était maintenant sa nièce Rose. Elle n’avait pas froid aux yeux. Elle regardait les gens en face, tenait à son franc-parler.

— Je voulais vous demander, docteur… Est-ce qu’on peut donner le cancer à quelqu’un avec de l’arsenic ou avec d’autres poisons ?

Il préférait ne dire ni oui, ni non, car il lui semblait préférable d’entretenir la vieille servante dans ses craintes.

— Que ressentez-vous ? tergiversa-t-il.

— Des douleurs comme si on enfonçait une pointe… Surtout dans les reins… Quelquefois aussi entre les omoplates.

Il ne fallait pas sourire, car cela suffirait pour s’en faire une ennemie.

Pourquoi eut-il l’idée de répondre :

— Si vous voulez, tout à l’heure, je vous examinerai…

S’il avait été question de Rose, cela aurait été compréhensible. Mais Ernestine, qui avait dépassé la cinquantaine ? Quelle idée de vouloir la contempler déshabillée ?…

— Dès que j’ai fini ma vaisselle ! dit-elle avec précipitation. Tenez… Plus que ces trois assiettes et les couverts… J’en ai pour cinq minutes…

Est-ce que ?… Non ! Il ne voulait pas y croire. Certes, il avait rencontré des clientes de cet âge qui n’avaient pas désarmé et pour qui le médecin semblait avoir un attrait tout particulier. Il y en avait une, à Marsilly, qui venait le voir chaque semaine, ayant toujours mal quelque part, éprouvant toujours le besoin de se dévêtir.

Mais Ernestine ?…

Et dans ce château si lugubre !…

— Voilà… J’ai fini… Je donnerai la pâtée aux chiens quand nous redescendrons… C’est au second… Venez par ici… Vous n’avez pas besoin de votre trousse ?…

L’escalier était dans une tour. On atteignit le second étage, où sept ou huit chambres donnaient sur un long couloir. Il n’y avait plus de tapis sur le sol. De vieilles gravures, des tableaux sans valeur pendaient encore au mur, de guingois, couverts de poussière.

Ernestine poussa une porte. Et il fut étonné de se trouver dans une chambre proprette, qui avait même un certain charme.

C’était la chambre d’une paysanne aisée, à l’esprit ordonné. Un grand lit d’acajou, à l’ancienne mode, couvert d’une courtepointe immaculée. Une table ronde bien astiquée. Un poêle. Un fauteuil de tapisserie et un tabouret pour les pieds, puis, dans un coin, un secrétaire de dame d’époque Louis XVI avec une jolie serrure en bronze doré.

— Ne faites pas attention au désordre…

Il n’y avait pas de désordre du tout, pas un grain de poussière.

— Quand on vit chez les gens, on n’a pas autant de goût que si on était chez soi… Je vous assure que si j’avais une petite maison à la campagne, ailleurs que dans cette maudite forêt… Tournez-vous, docteur, pendant que je me déshabille…

Il avait un peu honte. C’était presque un abus de confiance ! Il savait pertinemment qu’elle n’avait pas de cancer. Alors, à quoi bon cette auscultation qui prenait des allures équivoques ?

— Voilà… Vous pouvez vous retourner…

Elle avait une chair extraordinairement blanche, presque une chair de jeune fille, et, si elle s’était empâtée avec l’âge, ses formes étaient restées harmonieuses.

— C’est ici, docteur… Touchez…

On frappait à la porte.

— Qui est là ? demanda Ernestine, agressive.

— C’est moi, répondit la voix de Rose. Qu’est-ce que tu fais ?

— Si on te questionne, tu diras que tu n’en sais rien.

— Le docteur est chez toi ?

— Cela ne te regarde pas…

— Je le cherche pour lui montrer sa chambre…

— Tu la lui montreras tout à l’heure…

Et elle grommela entre ses dents :

— Petite peste !… Si elle le pouvait, elle regarderait par le trou de la serrure… Mais j’ai eu soin de remettre la clé à l’intérieur… Tenez !… Elle écoute… Elle a fait semblant de partir et elle est revenue sans bruit… Voilà la vie dans cette maison !… On passe son temps à s’espionner, et quand ce n’est pas l’un c’est l’autre… On croit être seule quelque part, et on voit tout à coup devant soi quelqu’un qu’on n’a pas entendu arriver… Même le patron qui s’amuse à ce jeu-là !… Et son fils qui grimperait le long des gouttières s’il le fallait pour vous faire peur !… Ne parlez pas trop fort… Ce n’est pas la peine qu’elle entende… Touchez… Vous ne sentez pas comme une grosseur ?

— Si tu crois que je n’entends pas tout ! Persifla, dans le corridor, la voix de la Rose. Je vous souhaite bien de l’amusement à tous les deux…

Et cette fois elle parut s’éloigner réellement.

II

Où un déshabillage est suivi d’un second déshabillage, et où un troisième déshabillage met le Petit Docteur sur la trace de l’arsenic

— Vous ne trouvez rien ?

Il y avait un bon quart d’heure que l’auscultation se poursuivait, et chaque fois que le Petit Docteur faisait mine d’y mettre fin, Ernestine le rappelait à l’ordre.

— Vous n’avez pas pris ma tension artérielle…

Pour s’assurer qu’elle savait de quoi elle parlait, il demanda :

— De combien était-elle la dernière fois ?

— Minimum 9, maximum 14… Au Pachot…

Or, rares sont les malades, surtout à la campagne, qui savent si on leur prend la tension avec un Pachot ou avec un autre appareil.

— Dites donc, ma bonne dame, plaisanta le Petit Docteur, je constate que vous êtes bien au courant des choses de la médecine…

— Pardi ! répliqua-t-elle. La santé, ça ne s’achète pas au marché… Et si je veux vivre cent deux ans comme ma grand-mère…

— Vous avez lu des livres de médecine ?

— Dame, oui ! J’en ai encore fait venir un le mois dernier de Paris… Je me demande maintenant si je ne ferais pas bien d’envoyer mon sang à analyser, pour savoir si je n’ai pas d’urée…

Il en connaissait d’autres comme elle, pour qui le souci de leur santé était une hantise et en quelque sorte une maladie, mais les moindres originalités prenaient, dans ce château de l’arsenic, une tout autre valeur. Il n’avait pas envie de sourire. Il la regardait se rhabiller, et il pensait qu’en effet cette femme était taillée pour vivre de nombreuses années encore si…

— Dans vos livres, on parle des poisons, évidemment ?

— Bien sûr, qu’on en parle… Et je ne vous cache pas que j’ai lu tout ce qu’on en dit… Quand on a eu trois exemples sous les yeux, on tient à être sur ses gardes !… Surtout quand on est dans le même cas que les trois autres !

— Que voulez-vous dire ?

Ce n’était pas au hasard qu’elle avait lancé ce bout de phrase. Cette femme-là ne faisait rien au petit bonheur, mais prenait en toutes choses le temps de réfléchir.

— Qu’est-ce qu’on a découvert, quand la tante Duplantet est morte ? Qu’elle avait souscrit une assurance vie au profit de Monsieur… Et quand sa femme est morte ?… Encore une assurance vie ! Eh bien ! Moi, je suis assurée sur la vie aussi…

— Au profit de votre nièce, je suppose ?

— Non pas ! Au profit de Monsieur… Et pas pour une petite somme, mais pour cent mille francs…

Les bras de Jean Dollent en tombaient.

— Votre patron vous a assurée pour cent mille francs ? Il y a longtemps de cela ?

— Il y a bien quinze ans… C’était longtemps avant la mort de la tante Duplantet… De sorte que je ne me méfiais pas…

C’était avant la mort de la tante Duplantet… Cela fut casé aussitôt dans un coin de la mémoire du Petit Docteur.

— Vous comprenez que, dans ces conditions, je me demande toujours si ce n’est pas bientôt mon tour…

— Sous quel prétexte vous a-t-il assurée ?

— Sous aucun prétexte… Il m’a dit comme ça qu’un représentant d’assurances était venu le voir, que c’était intéressant, que cela ne me coûterait rien et que, s’il m’arrivait malheur, il y aurait au moins quelqu’un à qui ça profiterait…

— Vous aviez quarante ans quand cette police a été signée ?

— Trente-huit…

— Et il y avait déjà des années que vous étiez dans la maison ?

— Quasiment depuis toujours…

— Est-ce que, quand il était jeune, votre patron était déjà aussi triste et… comment dirais-je ?… aussi éteint ?

— Je ne l’ai jamais connu autrement…

— A-t-il toujours vécu aussi renfermé ?… Ne lui avez-vous jamais connu d’aventures ?

— Jamais…

— Vous êtes au courant de tous ses faits et gestes, n’est-ce pas ? Êtes-vous sûre qu’il n’a pas de maîtresse dans le pays ?

— Sûre ! Il ne sort pas ! Et s’il venait une femme ici, on la verrait…

— Il y a cependant une possibilité… Votre nièce Rose est jeune et jolie… Pensez-vous que…

Elle le regarda bien en face pour répondre :

— Rose ne se laisserait pas faire… D’ailleurs, lui, ce n’est pas l’homme à ça… Il n’y a que l’argent qui l’intéresse… Il passe son temps à dresser des inventaires de ce qu’il a dans le château, et parfois il est des journées entières à la recherche d’un objet sans valeur, une potiche ou un cendrier qui a disparu… Voilà sa passion !…

Il y avait longtemps qu’elle était rhabillée et qu’elle avait repris son dur aspect de cuisinière revêche. Elle semblait soulagée. Son regard proclamait clairement : « Maintenant, vous en savez autant que moi… Je n’avais pas le droit de me taire… »


Drôle de maison, en vérité. Construite pour loger une bonne vingtaine de personnes, avec des chambres à n’en plus finir, des coins et des recoins, des escaliers inattendus, elle n’abritait plus en tout et pour tout que quatre habitants, en dehors de l’horrible meute à poils roux.

Or, ces quatre êtres, au lieu de se grouper, ne fût-ce que pour se donner la sensation de la vie, semblaient s’être ingéniés à s’isoler aussi farouchement que possible.

La chambre d’Ernestine était tout au fond du couloir du second étage, dans l’aile gauche. Quand le Petit Docteur se mit en quête de celle de Rose, c’est en vain qu’il ouvrit toutes les portes au même étage. Les chambres étaient inoccupées et exhalaient une fade odeur de moisissure.

C’est au premier étage qu’il dut chercher. Là, il trouva sans peine la chambre de M. Mordaut. Entendant du bruit, il frappa.

— Je voudrais que vous me désigniez la chambre de votre domestique Rose, dit-il.

— Elle en a changé deux ou trois fois… Je crois que maintenant elle est au-dessus de l’ancienne orangerie… Quand vous serez au fond du corridor, tournez à gauche… C’est la deuxième ou la troisième porte…

— Et votre fils ?

— Je le garde à côté de moi… Il occupe la chambre de sa pauvre mère, et je suis obligé, par prudence, de l’enfermer chaque nuit… Est-ce que votre enquête avance, docteur ?… Cette vieille Ernestine vous a-t-elle donné des renseignements intéressants ?… C’est une honnête fille, je pense… Mais, comme beaucoup de ses pareilles à qui on laisse trop d’autorité, elle a tendance à en abuser…

Il prononçait toutes ces phrases sur un même ton lugubre.

— Enfin !… Si vous avez besoin de moi, je suis toujours à votre disposition… Savez-vous ce que je fais en ce moment ?… Entrez, si le cœur vous en dit… C’est ma chambre… Il y a un peu de désordre… J’étais occupé, quand vous avez frappé, à classer dans un album les photographies des trois femmes qui sont mortes dans ce château… Voici ma tante Émilie… Voici ma femme quelques jours avant notre mariage… Ceci, c’est elle quand elle était enfant…

« Elle n’a jamais été très jolie, n’est-ce pas ? Mais elle était douce, effacée… Elle brodait toute la journée… Elle ne sortait que pour se rendre à l’église… Elle ne s’ennuyait jamais… Quand je l’ai épousée, elle avait trente ans… C’était la fille d’un riche propriétaire des environs mais, comme elle sortait peu, on ne l’avait jamais demandée en mariage…

« J’aurais dû savoir que je porte malheur…

Dollent ne pouvait supporter longtemps le tête-à-tête avec cet homme morne et accablé, et il se dirigea vers la chambre de Rose. Il venait de faire un rapide calcul : Rose était depuis près d’un an dans la maison quand la tante Émilie avait succombé à l’arsenic ou à une maladie de Cœur.

Était-il possible d’imaginer une empoisonneuse de seize ans ?

Il écouta à la porte, n’entendit rien et tourna doucement le bouton. L’impression fut plus que désagréable. Il croyait s’introduire sans bruit dans une chambre vide, et soudain il voyait devant lui la jeune fille qui le regardait tranquillement.

— Eh bien !… Entrez !… s’impatienta-t-elle. Qu’est-ce que vous attendez ?…

Elle s’était doutée qu’il viendrait, c’était évident. Et elle avait préparé la place ! La chambre venait d’être mise en ordre, et le Petit Docteur remarqua qu’il y avait des papiers brûlés dans la cheminée.

— Alors, après ma tante, je suppose que c’est mon tour ? Railla-t-elle. Est-ce qu’il faut que je me déshabille aussi ?

Il fronça les sourcils. C’était elle qui venait de lui en donner l’idée.

— Ma foi, je ne serais pas fâché de vous examiner. On parle tant d’arsenic dans ce château qu’il serait peut-être intéressant de s’assurer que vous n’êtes pas en train d’en prendre à petites doses…

Avec une désinvolture méprisante, elle avait déjà passé sa robe par-dessus la tête, et elle découvrait une poitrine orgueilleuse, une chair aussi blanche, mais plus riche, que celle de sa tante.

— Allez-y ! lança-t-elle. Voulez-vous que j’enlève le reste aussi ? Tant que vous y êtes, ne vous gênez pas…

— Penchez-vous… Bien… Respirez… Toussez… Étendez vous, maintenant…

— Vous savez, j’aime mieux vous prévenir tout de suite que je suis saine comme un brochet…

Pourquoi un brochet ? Il ne comprit jamais pourquoi cet animal, dans l’esprit de Rose, représentait plus que tout autre la santé parfaite.

— Vous avez raison… Vous pouvez vous rhabiller… M. Mordaut m’a donné l’autorisation de questionner les habitants de la maison… Si vous le permettez…

— J’écoute… Je sais déjà ce que vous allez me demander… Du moment que vous sortez de chez ma tante… Avouez qu’elle vous a raconté que je couchais avec le patron…

Elle allait et venait, pleinement vivante, à travers la pièce, qui était une des plus gaies de la maison et qui, par exception, avait aux fenêtres des rideaux de couleur vive.

— Ma pauvre tante ne pense qu’à ça !… Parce qu’elle n’a jamais eu de mari ou d’amant, cette question la hante… Quand elle parle des gens du village, ce n’est jamais que pour imaginer des coucheries entre eux… Tenez ! Maintenant, elle doit être persuadée que je vous fais ou que vous me faites des propositions… Pour elle, du moment qu’un homme et une femme sont ensemble…

— J’ai constaté qu’Hector, en tout cas, vous regardait d’une manière qui…

— Le pauvre garçon ! Sûr qu’il tourne un peu autour de moi… Au début, cela m’a fait un peu peur, parce qu’il est assez violent… Mais j’ai vite compris qu’il n’oserait seulement pas m’embrasser…

Il regarda les cendres, dans la cheminée, murmura plus lentement :

— Vous n’avez pas d’amoureux, ou de fiancé ?

— Ce serait de mon âge, vous ne trouvez pas ?

— On peut connaître son nom ?

— Si vous le trouvez… Puisque vous êtes ici pour chercher, cherchez !… Maintenant, il faut que je descende, parce que c’est le jour des cuivres… Vous restez ici ?

Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas jouer le même jeu cynique qu’elle ?

— Je resterai, oui, si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

Elle fut dépitée, mais elle sortit, et il l’entendit s’engager dans l’escalier. Sans doute ignorait-elle qu’on peut lire l’écriture sur le papier carbonisé ? Elle n’avait pas pris la peine de disperser suffisamment les cendres, et il y avait entre autres une enveloppe qui, d’un papier plus épais que le reste, était restée presque entière. D’un côté, on distinguait encore le mot « … restante », ce qui laissait supposer que Rose recevait son courrier à la poste restante.

De l’autre côté, l’expéditeur avait écrit son adresse dont il subsistait : … Régiment d’infanterie coloniale… Puis, en dessous, la mention : … Côte-d’Ivoire.

Presque à coup sûr, Rose avait un amoureux, un fiancé ou un amant, et celui-ci, qui faisait partie des troupes coloniales, se trouvait en garnison sur la Côte-d’Ivoire.


— Je vous dérange à nouveau, monsieur Mordaut, alors que vous êtes tellement occupé par votre album de photographies… Vous m’avez dit ce matin qu’il vous arrive de ressentir certains malaises… Comme médecin, je voudrais m’en assurer, m’assurer surtout qu’il ne s’agit pas d’empoisonnement lent…

Résigné, le châtelain esquissa un amer sourire et commença, comme les deux domestiques, à se dévêtir.

— Il y a déjà longtemps, soupira-t-il, que je m’attends à subir le sort de ma femme et de ma tante… Quand j’ai vu Solange Duplantet mourir à son tour…

Il laissa retomber les bras avec lassitude. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser en le voyant habillé, il était d’une constitution robuste et il avait une poitrine plus développée que la moyenne, couverte de longs poils, avec cette peau blême de ceux qui vivent toujours enfermés.

— Vous voulez que je m’étende ? Que je reste debout ? Vous avez ausculté mes domestiques ?

— Elles ne sont atteintes ni l’une ni l’autre… Mais… Ne bougez plus… Respirez normalement… Penchez-vous un peu en avant…

Cette fois, la consultation dura près d’une heure, et le Petit Docteur devenait de plus en plus grave.

— Je ne voudrais rien affirmer avant de m’entretenir avec des confrères plus calés que moi… Cependant, les malaises que vous ressentez pourraient provenir d’un empoisonnement arsenical…

— Je vous le disais !

Il ne s’indignait pas ! Il ne s’effrayait pas non plus !

— Une question, monsieur Mordaut… Pourquoi avez-vous assuré Ernestine sur la vie ?

— Elle vous en a parlé ?… C’est bien simple… Un jour, un agent d’assurances est venu me trouver… C’était un garçon habile, capable de trouver d’excellents arguments… Il m’a représenté que nous étions plusieurs dans cette maison, et presque tous d’un certain âge…

« J’entends encore son raisonnement…

« — Quelqu’un mourra fatalement le premier… disait-il. Ce sera triste, certes… Mais pourquoi cette mort ne servirait-elle pas à vous permettre de restaurer le château ?… En assurant toute votre famille…

— Pardon ! interrompit le Petit Docteur. Hector est assuré aussi ?

— La compagnie n’assure pas les anormaux… Donc, je me suis laissé séduire… Et, pour augmenter les chances, j’ai assuré Ernestine aussi, malgré sa solide santé…

— Encore une question. Vous êtes vous-même assuré ? Cette idée parut frapper M. Mordaut pour la première fois.

— Non, dit-il rêveusement.

— Pourquoi ?

— Oui, pourquoi ?… La vérité, c’est que je n’y ai jamais pensé… Sans doute ne suis-je qu’un sordide égoïste… Dans mon esprit, c’était nécessairement moi qui devais survivre…

— Et vous avez en effet survécu !

Il baissa la tête, tenta timidement :

— Pour combien de temps ?

Fallait-il le prendre pour une loque humaine et le plaindre ? Fallait-il au contraire considérer toutes ses attitudes comme le comble de l’habileté ?

Pourquoi avait-il sans hésiter laissé le champ libre au Petit Docteur ?

Pourquoi lui avait-il parlé des symptômes qu’il ressentait ?

Un homme capable d’empoisonner trois femmes, dont la sienne, n’était-il pas capable aussi, pour sauver sa tête, d’avaler une quantité de poison insuffisante pour donner la mort ?

Jean Dollent, en quittant la chambre, se souvenait des paroles du commissaire Lucas.

— Des assassins, disait l’homme de la PJ, il y en a de toutes les sortes, des jeunes, des vieux, des doux et des violents, des gais et des tristes… On tue pour des quantités de raisons, l’amour, la jalousie, la colère, l’envie, la cupidité… Bref, tous les péchés capitaux y passent…

« Mais les empoisonneurs sont presque toujours d’une seule espèce… Si l’on examine la liste des empoisonneurs et des empoisonneuses célèbres, que remarque-t-on ? Il n’y en a pas un de gai… Pas un n’a mené, avant son crime, une vie normale…

« Toujours, il y a une passion à la base, une passion intérieure assez violente pour dominer les autres sentiments, pour inspirer cette cruauté atroce qui consiste à regarder sa victime mourir à petit feu…

« Une passion physique… Et, dans ce cas, il faut plutôt parler d’un vice, car il ne s’agit pas de l’amour…

« Ou alors l’avarice la plus sordide…

« Des empoisonneurs ont dormi des années sur une paillasse de mendiant qui contenait une fortune…

Une heure s’écoula. Le Petit Docteur, accablé d’une sorte de dégoût que sa curiosité seule rendait supportable, errait dans le château et dans le parc, où les chiens ne lui faisaient plus la guerre.

Il était près de la grille, et il se demandait s’il n’allait pas pousser jusqu’au village, ne fût-ce que pour changer d’air, quand il entendit un remue-ménage du côté de la maison et un grand cri d’Ernestine.

Il se précipita, dut contourner en partie le château. Non loin de la cuisine, il y avait une sorte de grange qui contenait encore de la paille et des outils aratoires.

Dans cette grange, Hector était étendu, mort, les yeux vitreux, le visage convulsé, et le Petit Docteur n’avait pas besoin de se pencher pour décider :

— Arsenic à haute dose…

Près du cadavre, qui était couché dans la paille, une bouteille brune portant les mots : Rhum de la Jamaïque.

M. Mordaut se retournait lentement, une étrange lueur dans les yeux. Ernestine pleurait. Rose, un peu à l’écart, comme quelqu’un que les morts impressionnent, tenait la tête basse.

III

Où il peut paraître que tous les hôtes du château l’ont échappé belle, et où la police procède à une arrestation

Une demi-heure plus tard, tandis qu’on attendait toujours la gendarmerie alertée par téléphone, le Petit Docteur, de la sueur froide au front, commençait à se demander s’il irait jusqu’au bout de cette enquête.

En effet, il venait d’élucider, tout au moins en partie, l’histoire de la bouteille de rhum.

— Vous ne vous souvenez pas de la conversation que j’ai eue avec Monsieur à la fin du déjeuner ? faisait Ernestine. Pourtant, vous étiez là ! Il m’a demandé ce que je préparais pour dîner… J’ai répondu :

« — Une soupe aux haricots et un chou-fleur…

C’était exact. Le Petit Docteur avait vaguement entendu quelque chose de ce genre, mais n’y avait pas pris garde.

— Monsieur m’a répliqué que ce n’était pas assez, vu que vous mangeriez avec nous, et il m’a demandé d’ajouter une omelette au rhum…

C’était encore vrai !

— Pardon ! s’écria Dollent. Lorsqu’il vous arrive d’avoir besoin de rhum, où le prenez-vous ?

— Dans le placard de la salle à manger… C’est là que sont toutes les bouteilles d’alcool et les apéritifs…

— Vous en avez la clé ?

— Je la demande quand c’est nécessaire…

— Vous l’avez demandée pour prendre le rhum ?

— Un peu après que vous m’avez quittée dans ma chambre…

— La bouteille était entamée ?

— Oui… Mais il y a bien longtemps qu’on n’en avait bu, de ce rhum !… Peut-être l’hiver dernier s’en était-on servi pour un grog ou deux…

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

J’ai rendu la clé à Monsieur… Je suis allée dans ma cuisine, et j’ai nettoyé les légumes pour la soupe…

— Où était le rhum ?

— Sur la cheminée… Je n’en avais besoin qu’au moment de préparer l’omelette…

— Personne n’est entré dans la cuisine ?… Vous n’avez pas vu M. Hector y rôder ?…

— Non…

— Et vous n’êtes pas sortie ?

— Seulement quelques minutes, pour porter la pâtée aux chiens…

— Quand vous êtes revenue, le rhum était encore là ?

— Je n’ai pas fait attention…

— Hector avait-il l’habitude de s’emparer des boissons ?

— Cela lui arrivait… Pas seulement des boissons !… Il était très gourmand… Il chipait tout ce qu’il trouvait, et il allait, comme un jeune chien, le manger dans son coin…

Que serait-il advenu si Hector…

Ernestine aurait préparé l’omelette… Aurait-on constaté un goût anormal ?… N’aurait-on pas mis l’amertume sur le compte du rhum ?…

Qui aurait évité, de manger de cette omelette ?

Cette omelette préparée dans la cuisine…

Servie par Rose…

M. Mordaut, Hector et le Petit Docteur se trouvant dans la salle à manger…


Il n’y eut pas de dîner au château ce soir-là. La gendarmerie était toujours sur les lieux, et deux gendarmes, à la grille, avaient peine à contenir les gens du village, qui poussaient des cris menaçants. La police d’Orléans était arrivée, ainsi que le Parquet. Il y avait de la lumière dans toutes les pièces du château, ce qui ne devait pas être arrivé depuis longtemps, et ainsi il reprenait un peu de son ancienne splendeur.

On fouillait partout. Des policiers bousculaient meubles et tiroirs, méchamment, car l’indignation était à son comble.

Dans le salon pisseux, M. Mordaut, livide, l’œil hagard, essayait de comprendre les questions des enquêteurs, qui parlaient tous à la fois et qui cachaient mal leur envie de le brutaliser.

Quand la porte s’ouvrit et qu’il sortit, il avait les menottes aux poings, et on le conduisit dans une pièce voisine où il se trouva enfermé avec deux gardiens.

Le juge d’instruction d’Orléans n’avait pas vu sans impatience le Petit Docteur déjà sur les lieux, et pour ainsi dire installé dans la place.

— Vous ne vous contentez pas d’enquêter sur les crimes remarqua-t-il, sarcastique. Maintenant, vous les précédez…

— Je crois même que je suis la cause de celui-ci…

— Hein ?

— Plus exactement de l’accident qui s’est produit… Car il n’y a aucun doute que ce soit un accident… Nul ne pouvait prévoir qu’Hector, qui ne suivait que sa fantaisie, passerait par la cuisine en l’absence d’Ernestine et s’emparerait de la bouteille de rhum…

Le juge le regarda, étonné.

— Mais… Dans ce cas… Vous aviez des chances d’y passer vous aussi ?

— C’est improbable…

— Comment ?

— Je me trompe peut-être, et je m’en excuse… Mais je pense plutôt que mon raisonnement se tient… Supposez que l’omelette ait été servie… Tout le monde en mangeait, sauf l’assassin, n’est-il pas vrai ?… À moins de prétendre que celui-ci voulait se suicider en entraînant toute la maisonnée et moi-même dans la tombe… Or, généralement, ces sortes d’assassins-là sont lâches…

« Je reviens à mon idée…

« Tout le monde mourait, sauf l’assassin…

« Cela ne vous paraît pas invraisemblable, à vous, qu’une personne qui a déjà réussi trois crimes en dix ans se conduise d’une façon aussi sotte ?

« Car c’est signer le crime !… C’est un aveu !…

Le juge, perplexe, réfléchissait.

— Si bien que, selon vous, ce serait un accident ?

— Je sais que c’est difficile à expliquer, et pourtant, je crois, oui, je crois que le jeune Hector n’était nullement visé aujourd’hui… Je crois que personne ne devait mourir aujourd’hui… Je crois que, pour l’assassin, ce qui s’est passé constitue une véritable catastrophe… C’est pourquoi je voudrais tant pouvoir reconstituer minute par minute les événements de cet après-midi…

IV

Où le Petit Docteur ne possède que des « bases solides » pour arriver à un résultat

Combien de fois avait-il répété ce mot :

— Une base solide, une seule, et, si on ne déraille pas, si on ne lâche pas le fil, on arrive automatiquement à la vérité…

S’il avait appartenu à la PJ, ses collègues l’auraient sans doute appelé M. Base-Solide !

Ou encore M. Dans-la-Peau, à cause d’une autre locution favorite :

— Se mettre dans la peau des personnages…

Il répugnait, cette fois, à se mettre dans la peau des hôtes du château aux chiens roux, lesquels chiens, renfermés sur l’ordre de ces messieurs de la police, glapissaient sans relâche.

Les bases solides… Voyons…

1° M. Mordaut ne mettait aucun obstacle à l’enquête du Petit Docteur et insistait pour le garder chez lui ;

2° Ernestine était solide, vigoureuse, et comptait vivre cent deux ans comme sa grand-mère ; elle faisait tout pour ça et était hantée par le spectre de la maladie ;

3° Ernestine affirmait que sa nièce n’était pas la maîtresse de M. Mordaut ;

4° Rose était, elle aussi, « saine comme un brochet », et avait un amoureux ou un amant dans les troupes coloniales ;

5° Rose prétendait, elle aussi, qu’elle n’était pas la maîtresse du patron ;

6° M. Mordaut subissait un commencement d’empoisonnement lent par l’arsenic ;

7° Ernestine, comme deux des trois femmes mortes, avait une assurance vie au bénéfice du châtelain.

— Vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée ?… C’était Ernestine maintenant qui, dans le salon mal éclairé, répondait aux enquêteurs.

— Le docteur qui est ici vous confirmera que je n’aime pas parler mal des gens… Cet après-midi encore, il m’a questionnée, et je n’ai pas voulu être méchante… D’autant plus que je n’avais pas de preuve… N’empêche que nous n’étions que quatre ici à avoir pu empoisonner ces pauvres dames… M. Hector ne compte plus, puisqu’il est mort… Nous ne restons donc que trois… Eh bien ! Moi, je prétends que mon patron était devenu à peu près fou… Quand il a compris qu’il serait pris, il a préféré en finir… Mais, comme c’était un vicieux, un homme qui ne faisait rien comme les autres, il a voulu que rien ne reste derrière lui de ce qui avait été sa maison…

« Sans ce pauvre M. Hector, qui a bu le rhum, nous serions tous morts à l’heure qu’il est, y compris le docteur…

Cette idée, chaque fois, faisait passer un frisson dans le dos de Dollent. Penser que, le lendemain, cette même maison n’eût été peuplée que de cadavres…

Et encore ne les aurait-on pas découverts tout de suite, personne ne sonnant depuis longtemps à la grille du château…

Qui sait si les chiens affamés…

— Vous n’avez rien à dire ? demandait le juge d’instruction à la Rose, qui regardait fixement le plancher.

— Rien.

— Vous n’avez rien remarqué d’anormal ?

Elle épia le Petit Docteur et eut une hésitation. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce qu’elle hésitait à avouer ?

— Si quelqu’un a pu remarquer dans le château quelque chose d’anormal, c’est le docteur…

Si quelqu’un a pu remarquer…

Si quelqu’un…

Dollent en était devenu tout rouge. À quoi faisait-elle allusion ? Comment pouvait-elle savoir qu’il avait remarqué ?…

— Expliquez-vous clairement, fit le magistrat.

— Je ne sais rien… J’ai dit simplement que le docteur, qui s’y connaît, a fait une enquête sérieuse… S’il n’a rien remarqué, c’est que…

Elle n’acheva pas.

— C’est que ?

— Rien… Je croyais que, quand on se donnait la peine d’ausculter tout le monde…

Eh ! Oui, parbleu, qu’elle avait raison ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?

— Monsieur le juge, balbutia-t-il en s’approchant de la porte, je désirerais vous parler un moment en tête à tête…

Ce fut dans le couloir, aussi mal éclairé que les autres pièces.

— Je suppose… J’espère que vous en avez le pouvoir… Il est encore temps… Si un commissaire part en voiture…

Il avait fini son travail. Le déclic s’était produit. Et, comme toujours, cela s’était fait d’un seul coup.

Des éléments épars… Des petits points lumineux dans le brouillard… Puis, soudain…

Il savait maintenant pourquoi il y avait mis tant de temps ! C’est que, dans cette maison des poisons, il n’avait rien osé boire pour se fouetter l’esprit.

V

Méditations à deux voix devant un lapin aux morilles qu’accompagne un coquin de vin blanc

Les deux hommes, le juge et le Petit Docteur, n’avaient trouvé d’autre moyen d’échapper à la curiosité publique que de réclamer, à l’auberge, la salle des noces et banquets qui se trouvait au premier étage. On leur avait servi, après une omelette qui n’était pas au rhum mais aux fines herbes, un lapin aux morilles dont ils se régalaient, tandis que tantôt l’un, tantôt l’autre, prenait la parole et qu’aussi tantôt l’un, tantôt l’autre, mais plus souvent le Petit Docteur, levait son verre de vin blanc et le vidait.

— Tant que nous n’aurons pas la réponse du notaire, tout ce que je puis vous dire, monsieur le juge, n’est que du domaine des hypothèses. Or, la Justice que vous représentez a horreur des hypothèses… C’est peut-être pourquoi elle se trompe si souvent !

— Je proteste et…

— Videz donc votre verre… Qu’est-ce qui vous a frappé en premier lieu au cours de vos interrogatoires ?… Rien !… Encore quelques champignons ?… Tant pis ! Ils sont fameux… Eh bien ! Moi, je suis frappé par le fait qu’un homme qui assure tout le monde sur la vie ne soit pas assuré lui-même…

Supposez que cet homme soit un assassin… Supposez que son intention soit de toucher ces assurances… Que fera-t-il pour se mettre à couvert ? Avant tout, s’assurer personnellement afin de se donner une attitude plausible…

— Les assassins, vous l’avez prétendu souvent, mon cher docteur, sont presque toujours des imbéciles…

— Mais des imbéciles compliqués !… Des imbéciles qui prennent dix précautions au lieu d’une !… Et ce sont ces précautions, souvent, qui les font arrêter…

Donc, M. Mordaut n’a pas d’assurance vie… Il n’a plus de famille depuis quelque temps… Depuis quelque temps aussi il subit, comme les précédentes victimes, les effets de l’arsenic… Je pose la question : qui, à sa mort, héritera de sa fortune ?… C’est pourquoi je vous ai demandé d’envoyer un commissaire chez le notaire, qui…

Le patron de l’auberge vint leur demander des nouvelles du lapin et proposer un savoureux fromage des environs d’Orléans.

— Suivez-moi bien, monsieur le juge… La personne qui sera l’héritière de M. Mordaut sera presque fatalement l’assassin…

« Émilie Duplantet meurt… À qui cela profite-t-il en apparence ?… À M. Mordaut… C’est lui qui sera accusé s’il y a une enquête… Mais, dans le cas contraire, à qui cela profite-t-il, sinon à celui qui héritera de M. Mordaut ?…

« La femme de celui-ci meurt à son tour… Donc, elle n’était pas coupable du premier crime… Elle faisait simplement partie de la série…

« Et voilà le magot qui grossit… C’est un peu ce que les joueurs appellent une martingale… Seulement, celle-ci est une martingale à la mort…

« Solange Duplantet arrive-t-elle au château ?… Son oncle est son héritier… Sa mort, à elle aussi, grossira la fortune… Elle meurt…

— Cela paraît invraisemblable ! soupira le juge d’instruction, qui se régalait de fromage crémeux.

— Tous les crimes paraissent invraisemblables à ceux qui ne sont pas des criminels… Où en sommes-nous ?… Qui hérite, jusqu’ici ?… Mordaut… Après lui, son fils. Et après son fils ?…

— Seul le testament peut nous l’apprendre…

— En attendant, il faut encore que j’éclaircisse un point… L’assassin avait nécessairement dans la maison une assez forte provision d’arsenic… Je venais d’arriver… Je semblais mener l’enquête activement…

— J’écoute…

— Et, moi, je réfléchis… Mordaut, à midi, parle par hasard d’omelette au rhum… Quel meilleur moyen de jeter les soupçons sur lui que d’empoisonner ce rhum ?… Quitte à dire par la suite qu’on lui trouve une drôle d’odeur… Car je suis sûr que le rhum n’aurait pas été versé dans l’omelette… Je vous en ai déjà parlé… Ainsi, voilà l’arsenic hors des mains de celui qui le possédait…

« Si, par-dessus le marché, Hector, qui a l’habitude de rôder autour de la cuisine, atteint qu’il est de boulimie, pouvait…

« Croyez-moi, monsieur le juge… La personne qui a commis tous ces assassinats…

— C’est ?

— Attendez… Voulez-vous que je vous dise qui, à mon avis, est l’héritier de Mordaut ?… La Rose…

— Si bien que ?…

— N’allez pas si vite… Et laissez-moi faire du roman, si je puis employer ce mot, jusqu’à ce que votre commissaire revienne, avec des précisions… Souvenez-vous de ce que Rose m’a rappelé tout à l’heure… J’ai ausculté toute la maison… N’ai-je donc rien remarqué ?…

« Si J’ai fait une remarque médicale… C’est qu’Ernestine n’est nullement ce qu’on appelle une vieille fille ; c’est que tout, dans sa personne, fait plutôt penser à une femme, dans toute l’acception du mot…

« Je jurerais que, tout jeune, Mordaut en a fait sa maîtresse… Comme ceux qui n’ont pas de vie sociale, pas de vie extérieure, la passion l’a pris tout entier… C’était l’homme qui ne vivait que pour la sexualité…

« Les années ont passé… Il s’est marié pour arranger quelque peu ses affaires, et Ernestine ne s’y est pas opposée…

« Seulement, elle a tué sa femme à petit feu, comme elle venait de tuer la tante dont la mort rapportait de l’argent…

« Elle était, elle, plus que la femme de Mordaut… Elle était son héritière… Elle savait que tout ce qu’il posséderait un jour lui reviendrait, à elle…

« Je jurerais que c’est elle, et non quelque agent d’assurances, qui a inspiré cette série d’assurances vie…

« Et elle a eu l’idée géniale d’en faire prendre sur son propre nom, pour pouvoir se ranger un jour parmi les victimes…

« Vous ne comprenez pas cela, monsieur le juge ? C’est que vous ne vivez pas comme moi à la campagne, que vous ne connaissez pas certains projets à longue portée…

« Elle vivra vieille… Peu importe de perdre vingt ans, trente ans, avec Mordaut… Après, elle sera libre, elle sera riche, elle aura la maison de ses rêves et elle vivra aussi vieille que sa grand-mère…

« C’est pourquoi elle a si peur de la maladie… Elle ne veut pas travailler pour rien…

« Il faut d’abord que le magot soit assez rond…

« Émilie Duplantet… Mme Mordaut… Solange Duplantet…

« Que risque-t-elle ? Ce n’est pas elle qu’on soupçonnera, puisque ce n’est pas elle la bénéficiaire apparente de ces meurtres…

« Personne ne sait qu’elle a obtenu de son amant un testament faisant d’elle, faute d’héritiers directs, sa légataire universelle…

« Elle tue sans danger…

« S’il y a du vilain, c’est lui qui ira en prison et qui sera condamné…

« Elle ne commence à être inquiète que le jour où elle sent l’influence de sa nièce qu’elle a, malgré elle, introduite dans la maison…

« Car Rose est plus jeune et plus fraîche… Et Mordaut…

— C’est dégoûtant ! Trancha le juge.

— C’est la vie, hélas ! Sa passion pour Ernestine se reporte sur la nièce de celle-ci… Rose à un amoureux ou un amant ?… Qu’importe !… Elle est un peu de la race de sa tante. Elle attendra quelques années… Elle attendra l’héritage que le châtelain lui promet… Elle n’a pas besoin de tuer, elle !… Soupçonne-t-elle ces meurtres ?… Elle n’a qu’à les ignorer… C’est à elle que cela profite, car…


— Cela a été long, monsieur le juge, soupira le commissaire, qui n’avait pas dîné et qui louchait vers les reliefs du repas. La légataire universelle de M. Mordaut est, en dehors de la part réservée au fils, Mlle Rose Saupiquet…

Les yeux du Petit Docteur étincelaient.

— Il n’y a pas d’autre testament ? Questionna le juge.

— Il y en a eu un autre auparavant… La légataire était Mlle Ernestine Saupiquet… Ce testament a été échangé voilà déjà près de huit ans…

— Mlle Ernestine le savait ?

— Non… Ce changement a été fait en secret…

Le Petit Docteur ricanait… Il est vrai qu’il venait de boire plus d’une bouteille de vin blanc si sec qu’il avait un peu le goût de pierre à fusil.

— Alors, monsieur le juge ? Vous y êtes ? Ernestine ignorait le nouveau testament… Elle était sûre, un jour ou l’autre, de profiter de ses crimes… Mais encore ne fallait-il tuer Mordaut lui-même que quand il aurait amassé suffisamment…

— Et la Rose ?

— Légalement, elle n’est sûrement pas complice… Je me demande cependant si elle n’avait pas deviné les calculs de sa tante… Quoi de plus facile que de laisser faire celle-ci, puisque, en réalité, c’était à elle et à son amant de l’infanterie coloniale que cela profiterait un jour ?…

« Réfléchissez, juge…

Il devenait familier, comme toujours quand il avait bu.

— Des intérêts sordides… Des femelles capables de tout pour s’assurer la grosse somme… Et lui, l’idiot, le malheureux, le passionné, lui, l’homme ne pouvant se passer de femmes dociles, lui qu’elles étaient en fin de compte deux à asservir, tiraillé entre elles, ne sachant plus où donner de la tête…

« Avouez qu’il y a des individus, comme ce Mordaut, qui sont faits pour tenter les criminels…


On avait posé une nouvelle bouteille sur la table, soi-disant pour le commissaire. Ce fut le Petit Docteur qui se servit le premier et qui, après avoir fait claquer la langue, déclara :

— Savez-vous ce qui m’a mis la puce à l’oreille ?… C’est quand Ernestine s’est portée garante de la vertu de sa nièce… Car, en douter, c’était douter de la vertu de Mordaut… Et si je doutais de celle-ci, j’en arrivais fatalement à soupçonner…

« Nous l’interrompons, en somme, au milieu de son travail… Hector, qu’elle n’a tué que par hasard, pour se débarrasser du poison et enfoncer Mordaut qui avait commandé devant moi l’omelette au rhum…

« Restait ensuite la Rose…

« Puis Mordaut…

« Puis la belle maison claire à la campagne et les quarante ans à vivre selon ses rêves…

Le Petit Docteur se servit à nouveau et conclut :

— Car il y a encore des gens, monsieur le juge, surtout en province, qui font des rêves à longue portée… C’est pourquoi ils tiennent tellement à vivre vieux !

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