Cyrus Miller pénétra si brusquement dans la « cage » que les filins d’acier en tremblèrent ! Encore plus couperosé que d’habitude. Il s’assit, dit à peine bonjour à Malko et attaqua d’une voix furieuse :
— Qu’est-ce qui vous prend de refuser notre « filière » ! Vous réalisez les efforts qu’il a fallu pour mettre sur pied quelque chose comme cela en quelques heures. Jamais on n’aurait dû vous laissez venir ici. D’autant plus que votre histoire est vaseuse.
Heureusement que les déflecteurs électroniques fonctionnaient. Sinon, les gens du S.B. se seraient tordus de rire.
— Plaignez-vous au Directorat des Plans, fit Malko amèrement.
Cyrus Miller ramena en arrière ses derniers cheveux et dit :
— Ici, c’est moi le patron. J’estime que vous courez un risque beaucoup plus grand. Nous avons eu une conférence à votre sujet hier. Si vous étiez pris, cela risquerait de mettre en péril le travail de plusieurs années. Et ils ne vous échangeraient pas contre rien…
Charmante perspective.
— Je ne peux pas partir sans ordre de mon Directorat, dit Malko qui connaissait les arcanes de la C.I.A.
Le chef de station fouilla dans sa poche et y prit un télex décodé qu’il lui mit sous le nez.
— Voilà. J’ai carte blanche de Langley. Cessez de jouer au con. Ils peuvent décider n’importe quand de vous arrêter et nous n’y pourrons rien. Or, vous détenez des informations « sensibles » sur la Company. Il serait préjudiciable pour la sécurité du pays qu’elles tombent entre les mains des Polonais.
Malko demeura silencieux. Tout cela était vrai.
— J’ai besoin de quelques heures, dit-il. Ou j’aurai des éléments qui me permettront de continuer ou je laisse tomber. De plus je n’ai pas une confiance absolue en vos filières d’évasion et vous savez pourquoi.
Un ange passa. En deuil.
Deux mois plus tôt, deux agents hollandais avaient été abattus par des gardes frontières est-allemands alors qu’ils empruntaient une filière C.I.A. pour les conduire hors du pays.
— Cela vaut mieux que le Goulag, dit Cyrus Miller. Quels sont les éléments que vous attendez ?
Malko résuma la situation. Sans omettre sa soirée avec Anne-Liese.
— Je crois que le S.B. se sert de moi pour faire avancer son enquête, dit-il. Eux non plus ne connaissent pas les preuves qui peuvent exister contre Ziolek. Ils comptent sur moi pour les réunir. Ensuite… Mais tant que je n’ai pas réussi, ils veilleront sur moi…
— Ce père Jacek Pajdak, vous le connaissez ?
— Oui, reconnut l’Américain. Il est assez connu. C’est un des animateurs du Znak, le groupe catholique libéral.
— Donc, s’il peut m’aider, il le fera, conclut Malko.
Dans la Pologne communiste, l’église catholique continuait d’être une force avec laquelle il fallait compter. 95 % des Polonais sont catholiques pratiquants et même le tout-puissant parti ouvrier unifié ne peut se heurter de front à l’église.
— Je vous donne jusqu’à ce soir, conclut Cyrus Miller sans emballement. Attention à Anne-Liese.
Malko sourit.
— Qu’espèrent-ils ? Que je me confie sur l’oreiller ? L’Américain ne sourit pas.
— Les gens de l’Est ont toujours les mêmes méthodes, remarqua-t-il. C’est une façon pratique de vous « marquer », sans utiliser trop de monde. Eux aussi ont des problèmes de personnel. Quand vous la larguez, ils savent que c’est le moment d’activer le dispositif de surveillance intensif. Elle voit les gens que vous rencontrez, vous pouvez laisser échapper une information importante… Si vous la fuyez, ils essaieront autre chose.
— Je ne la fuirai pas, dit Malko.
Quand on était au contact d’un agent ennemi, on avait toujours une minuscule chance de le retourner… Cette partie d’échecs mortels excitait Malko. Il y avait parmi le million et demi d’habitants de Varsovie une femme qui détenait un secret terrible. Il fallait la trouver avant les autres.
Cyrus Miller se leva lourdement.
— Je ne vous souhaite pas bonne chance, dit-il. Je veux vous voir ici cet après-midi, si votre tuyau est crevé, O.K. ?
— O.K., promit Malko.
Le chef de station de la C.I.A. arrêta les déflecteurs électroniques et ouvrit la porte de la « cage ».
Malko ressortit de l’église Sainte-Anne un peu réchauffé. Il fallait une volonté de fer pour se replonger dans le froid. C’était sa quatrième église depuis qu’il avait quitté l’ambassade. De quoi amuser ses suiveurs. Il avait commencé par celle de la Sainte-Croix, où l’on conservait pieusement le cœur de Frédéric Chopin. Habitude qui aurait dû se généraliser. En répartissant équitablement les viscères du grand musicien, on aurait grandement favorisé le tourisme…
Une rafale glaciale le balaya, gelant d’un coup son nez et ses oreilles. Il enfonça plus profondément ses mains dans ses poches et se courba sous le blizzard. La prochaine était la bonne. Mais, avant, il avait une ultime précaution à prendre. Il traversa en courant la place Zamkovy et ralentit dans l’Ulica Swietojanska, à l’orée de la vieille ville.
C’était incroyable : chaque maison avait été reconstruite exactement comme elle existait avant la guerre. Mais la réalisation était si parfaite que cela faisait décor de cinéma. Autre signe insolite : le silence. Les voitures étaient interdites et les passants se hâtaient sans bruit dans le brouillard glacé montant de la Vistule.
Un son inattendu rompit le silence : des musiciens ambulants et frigorifiés jouaient au coin de la rue Zapiecek.
Devant le restaurant Krokodyl, deux fiacres attendaient d’hypothétiques clients…
Malko s’engouffra dans le couloir du numéro 27. Là où il était entré avec Wanda Michnik. Il le traversa et se retrouva dans une cour. Il y avait un petit mur à droite, de deux mètres de haut. Il s’y agrippa, le franchit et retomba de l’autre côté.
À peine était-il au sol qu’il entendit des pas qui traversaient la cour en courant.
Ses suiveurs. Ils allaient déboucher dans l’étroite rue Pivna. Deux autres rues la croisaient à courte distance et ils ne pourraient pas savoir immédiatement où Malko était passé. Celui-ci attendit quelques secondes et ressauta par dessus le mur. La cour était déserte. Il traversa à nouveau le couloir et se retrouva, essoufflé, sur le Rynek. Il passa devant deux miliciens en train de s’engueuler avec le propriétaire des fiacres, tourna à gauche dans la rue Nowomiezka qui filait vers la « barbacane », les anciens remparts ceinturant la vieille ville.
Cent mètres plus loin, il franchit une sorte de pont-levis flanqué de deux tours et sortit de la vieille ville. L’église des Dominicains était juste en face de lui, au coin de Fréta et de Moskowa. Il s’y engouffra, descendit quelques marches pour atteindre la nef et s’arrêta dans la pénombre. C’était bon de ne plus avoir froid. Il laissa ses yeux s’habituer à l’obscurité. L’église comportait une nef principale et deux latérales. Il savait que le père Jacek Pajdak confessait dans celle de gauche. Il passa devant la statue de saint Hyacinthe, patron de l’église, et se retourna : personne n’était entré à sa suite, donc il avait semé ses suiveurs.
Il pénétra dans la petite nef.
Des hommes et des femmes attendaient, agenouillés sur des prie-Dieu, le tour de se confesser. Malko lut les noms sur les confessionnaux. Le troisième portait le nom de Jacek Pajdak. Trois femmes attendaient devant et deux étaient agenouillées de chaque côté du confessionnal. Malko choisit un prie-Dieu et attendit. Dès que l’une des pénitentes se leva, il se précipita, coupant l’herbe sous les pieds de sa voisine, prit place dans le confessionnal et tira le rideau.
Il attendit, le cœur battant, craignant un esclandre, mais la charité chrétienne joua… Au bout de quelques instants, le petit volet de bois le séparant du prêtre coulissa devant lui et une voix d’homme annonça :
— Que puis-je pour vous, mon fils ?
— Prosze Ksiçzza Pajdak[35] ? demanda Malko.
— Tac[36].
— Je viens de la part de Maryla Nowicka, murmura Malko.
— Attendez ! Sortez de ce confessionnal, coupa vivement le prêtre.
Plutôt surpris, Malko émergea du confessionnal pour se trouver en face d’un visage rubicond et grave au-dessus d’une soutane élimée. Le père Jacek Pajdak le scrutait d’un air inquisiteur. Il écarta d’un geste impatient une pénitente qui s’apprêtait à prendre la place de Malko. Prenant ce dernier par le bras, il l’entraîna vers un pilier et se planta en face de lui.
— Que voulez-vous ? Maryla Nowicka m’a dit qui vous étiez.
Malko alla droit au but, chuchotant comme s’il avait d’abominables péchés sur la conscience.
— L’organisme pour lequel je travaille pense que Roman Ziolek appartient au S.B. et qu’il manipule les dissidents pour les pousser à se découvrir. Une de vos pénitentes en détient, paraît-il, la preuve. Je voudrais entrer en contact avec elle.
Pajdak avait baissé la tête. Comme si Malko l’avait accusé lui-même. Soudain, il dit à voix basse :
— Moj Boze[37] ! Roman Ziolek !
Il y avait plus de tristesse que d’incrédulité dans sa voix.
— Pourquoi ne retournons-nous pas dans le confessionnal ? suggéra Malko. Nous y serions plus tranquilles.
Le père Pajdak secoua la tête.
— Non, ce ne serait pas prudent. Les agents du Département n°4 du S.B. mettent parfois des micros. Et, de toute façon, j’ai dit à Maryla Nowicka que je ne savais rien de cette femme. Ni son nom, ni son adresse.
— Et à travers ce qu’elle vous a dit en confession ?
Le père Pajdak jeta à Malko un regard à faire fuir un démon de première classe.
— Même pour sauver ma vie, dit-il, je ne pourrais trahir le secret de la confession. Mais je peux vous dire qu’elle ne m’a rien dit qui puisse vous aider à la retrouver… Je sais qu’elle habite seule, à Kamionek. Mais elle sera là dimanche prochain entre neuf et dix.
On était mercredi. Quatre jours à attendre.
— Dimanche, c’est trop loin, dit Malko. J’ai besoin de ce renseignement aujourd’hui…
Le père Pajdak hocha la tête, tristement.
— Je voudrais pouvoir vous aider, mais c’est impossible.
Ils se toisèrent quelques secondes. Malko était désespéré. Dieu sait ce qui l’attendait en sortant de cette église. Les pénitents autour d’eux commençaient à s’impatienter. Soudain, le prêtre sembla se souvenir de quelque chose.
— Je pense à quelque chose qui pourrait peut-être vous aider, dit-il. Pour Noël, l’année dernière, cette femme m’a apporté une petite boîte de caviar russe… Comme je ne voulais pas l’accepter, elle m’a expliqué qu’elle en vendait au marché noir… Que cela ne lui coûtait pas cher… Moins que les 8 000 zlotys le kilo qui est le prix habituel.
Malko le regarda, perplexe.
— Où cela peut-il nous mener ?
— Je crois qu’elle m’a dit travailler dans un « bazar ». Vous savez, nous en avons plusieurs à Varsovie. On y vend de tout. Du neuf, du vieux… et du marché noir.
— Où ?
— Oh, il y en a un peu partout.
— Vous m’avez dit que cette femme habitait le quartier de Kamionek. Y en a-t-il un par là ?
Le père Pajdak fronça les sourcils.
— Attendez ! Je crois qu’il y en a à Praga. Ce n’est pas très loin. Celui de Rözyckiego. D’ailleurs, là-bas, il y a bien une personne qui pourrait vous renseigner, mais elle n’est pas très digne de confiance. C’est un prêtre… Enfin, il ne pratique plus. Il n’a plus de paroisse. Il vit avec une femme…
Un défroqué. Cela manquait à la collection. Malko repensa au réseau Zydowski. C’était peut-être le même.
— Peu importe, pourquoi pourrait-il m’aider ? demanda Malko. Comment s’appelle-t-il ?
Le père Pajdak baissa la tête, comme s’il avait honte pour l’autre.
— Jacisk Mikolawska. Il avait une petite paroisse près de Wilanow. Une femme l’a présenté à des trafiquants d’objets d’art. Il s’est mis à voler… Pour donner de l’argent à cette femme. Il a été honteusement chassé de son église. Finalement il est parti avec elle. On m’a dit qu’il travaillait maintenant avec une bande qui pille les églises de Pologne. Il a une petite boutique à Rözyckiego. Vous le trouverez facilement, c’est un homme assez gras, avec une barbe rousse.
Malko en savait assez.
— Merci, mon père, dit-il. J’espère que je trouverai cette femme.
Le père Pajdak lui adressa un sourire encourageant :
— Que Dieu bénisse vos recherches, mon fils.
Il replongea dans le confessionnal. Assailli aussitôt par ses pénitentes. Malko traversa la grande nef et sortit de l’église. Plus il avançait dans son enquête, plus il se rapprochait des frontières de l’impossible. Comment faire pour semer ses anges gardiens et continuer ses contacts ? La tentation était grande de filer sur le fameux bazar, mais deux choses le retenaient. D’abord, il n’était pas absolument certain de ne pas être suivi. Or, il ignorait les éléments dont ils disposaient, eux. Ensuite, il fallait rendre compte. Due ce qu’il savait au cas où. Que quelqu’un puisse prendre la suite. Donc direction l’ambassade U.S.
A voir la tête de Cyrus Miller, Malko sut immédiatement qu’il y avait du nouveau et pas du bon. D’ailleurs, le chef de station de la C.I.A. n’attendit même pas d’être dans la cage pour lui annoncer la nouvelle. Avant même que Malko ait pu relater le résultat de sa visite.
— Maryla Nowicka a été arrêtée, dit-il.