Chapitre XIII

Un silence pesant et insolite enveloppait l’immense bazar Rözyckiego en dépit des centaines de gens qui se pressaient dans les allées de terre battue, aussi serrés que dans le métro à six heures du soir. Aucun rire, aucune conversation, les visages étaient graves, tendus. Les gens se côtoyaient, se bousculaient, se faufilaient, épaule contre épaule, sans s’excuser, sans même paraître se voir. Comme s’ils avaient été isolés les uns des autres par un cocon invisible.

Même l’extraordinaire poitrine d’Anne-Liese n’attirait pas l’attention.

Elle prit le bras de Malko avec enjouement :

— Suivez-moi !

Ils s’enfoncèrent dans une allée à gauche. Le bazar en plein air ressemblait à une gigantesque foire aux puces, avec des stands de fortune où l’on vendait de tout, des chaussures aux antiquités en passant par les vêtements. Presque tout se négociait au marché noir. Un homme engoncé dans une canadienne s’approcha d’Anne-Liese et murmura quelques mots contre son oreille. Elle se tourna vers Malko :

— Il a des bijoux à vendre. Cela vous intéresse ? Des diamants… J’adore les diamants.

— D’où viennent-ils ? demanda Malko, amusé et intrigué.

Anne-Liese haussa les épaules.

— On ne sait jamais. Des vieilles familles. Des trafiquants. Des voyageurs. Beaucoup de choses viennent de Russie. Ils veulent tous être payés en dollars. Ici, on ne voit pas beaucoup de zlotys.

— Les autorités tolèrent ce marché ? demanda Malko.

— Bien sûr, fit Anne-Liese très sérieusement, nous sommes un pays de liberté. Les paysans viennent y vendre leur production. C’est ici qu’il faut faire son marché si on veut bien manger…

Tandis qu’ils avançaient à travers la foule compacte, on leur proposa une télé couleur, des lames de rasoir, encore des bijoux, un fusil de chasse japonais. C’était La Mecque du marché noir.

— Il y a des antiquités ? demanda Malko. Anne-Liese fit la moue.

— Oui, mais ils n’ont pas grand-chose. Quelques icônes.

— J’adore les icônes, affirma Malko.

Cent mètres plus loin ils arrivèrent devant un stand de brocanteur, devant lequel se trouvait un chauve à la barbe rousse, la bedaine pointant, sous un tablier sale. Malko s’arrêta. D’après son physique, il ne pouvait s’agir que de Jacisk Mikolawska, le prêtre défroqué indiqué par le père Pajdak.

Malko commença à inspecter le bric-à-brac sous l’œil intéressé de son propriétaire. Celui-ci les invita à entrer dans le petit stand où, grâce à un petit poêle, il faisait presque chaud.

— J’ai une pièce unique, annonça-t-il, d’un ton confidentiel. Une Vierge de Nuremberg en parfait état qui ferait la gloire d’un musée. Pour un prix ridicule.

— Combien ? demanda Malko.

— En zlotys ou en dollars ?

— En dollars.

— 50 000.

— Il parcourt nos campagnes, expliqua Anne-Liese, inspecte toutes les vieilles églises. Heureusement, les Allemands n’ont pas tout pillé…

— Voyons cette Vierge de Nuremberg, demanda Malko. Avec un geste solennel, le prêtre défroqué fit glisser une toile grise découvrant une superbe statue de bois enluminée. Malko eut du mal à rester impassible. C’était la réplique exacte de celle dans laquelle avait été assassiné le vieil antiquaire à Vienne…

Prenant son silence pour de l’admiration, le barbu roux s’extasia :

— N’est-ce pas qu’elle est superbe. Trois siècles…

Avec un peu de chance, elle avait trois mois. Anne-Liese ouvrit son manteau. Le propriétaire de la Vierge tomba en extase. Comme si on l’avait mis nez à nez avec les Saintes Reliques. Il se retenait d’allonger la main, mais c’était tout juste.

Pour s’amuser, Malko annonça :

— Si vous me faites un prix, je pourrais prendre cette Vierge. Mais comment la sortir du pays ?

— Pas de problème, assura aussitôt le barbu, je me charge de tout.

Malko recula d’un pas, « admirant » la fausse Vierge de Nuremberg. La boucle était bouclée.

— Je vais réfléchir, dit Malko. Nous reviendrons. Vous n’avez pas de caviar, par hasard ? ajouta-t-il en souriant.

Bizarrement, l’œil du défroqué s’alluma.

— Non, fit-il, mais je sais où vous pouvez en trouver. Le stand numéro 37, un peu plus loin sur la gauche.

— Merci, dit Malko.

Ils replongèrent dans la foule silencieuse et terne. On se retournait sur les vêtements de Malko. Il aurait pu repartir de ce marché nu comme un ver et plein de dollars. Un jeune homme l’aborda et lui proposa très poliment de lui acheter son manteau et ses chaussures…

Le cœur de Malko battait plus vite. Ils se dirigeaient droit vers le stand désigné par le prêtre défroqué. Dans quelques secondes, il risquait de se trouver en face de celle qui savait.

— C’est là, annonça Anne-Liese.

Un numéro en peinture bleue annonçait « 37 ». Cette fois, c’était une boutique de jouets. Quelques superbes babas russes trônaient au milieu d’un fouillis incroyable. Derrière une énorme matrone, pesant au moins 120 kg, enroulée dans des nippes sans forme, se chauffant les mains à un brasero. Les cheveux sous un foulard et le teint rubicond…

L’horreur absolue.

Même avec trente ans de plus, ce ne pouvait être la jolie femme décrite par deux personnes.

Anne-Liese s’approcha et se pencha à son oreille. La matrone sourit aussitôt d’un air complice. Fouillant dans un petit frigidaire, elle en sortit une boîte de caviar de 500 grammes. Du russe. Malko l’examina, se demandant comment il allait poser la question qui l’intéressait.

Il sentit la boîte ; aucune odeur.

— C’est tout ce qu’elle a ?

— Elle en aura d’autre demain. C’est 8 000 zlotys le kilo. Ou 70 dollars.

À tout prix la revoir, essayer de comprendre.

— J’en voudrais deux kilos pour demain, demanda Malko, c’est possible ?

— Bien sûr, fit la grosse femme. J’ai aussi des babas russes.

— J’en prendrai, dit Malko.

Malko tira 40 dollars de sa poche et ils changèrent de main. La matrone enveloppa la boîte de caviar dans un papier marron et lui serra vigoureusement la main, après lui avoir rendu la monnaie en zlotys…

Anne-Liese entraîna Malko amoureusement. La nuit tombait.

— Nous allons faire la fête ! Il ne manque plus que de la vodka…

Malko sourit, réussissant à ne pas avoir trop l’air absent. Où se trouvait la femme qu’il cherchait ? Serait-elle là le lendemain ?

Ils émergèrent enfin du Rözyckiego et se postèrent au bord du trottoir pour avoir un taxi. Bien entendu, il n’y en avait pas et le froid était de plus en plus vif. Anne-Liese, amoureusement, s’appuya contre Malko.

— J’ai mis de la vodka au frais, dit-elle. Cela va être merveilleux. On m’a envoyé des marrons glacés d’Allemagne.

Malko ne répondit pas. Pourquoi Anne-Liese mettait-elle tant d’énergie à l’entraîner chez elle ? Tous les signaux d’alarme s’allumèrent dans sa tête. Ce n’était pas pour le photographier en galante compagnie. Il ne donnait pas prise au chantage. Il y avait quelque chose. De plus subtil et sûrement de plus dangereux… Tandis qu’il réfléchissait, un lieutenant de la Milicja sortit du Rözyckiego, les bras chargés de paquets, et s’approcha de la voiture contre laquelle ils étaient appuyés, une petite Syrena de fabrication locale.

— Attends, dit Anne-Liese en se détachant de Malko. Elle s’approcha de l’officier et lui parla à voix basse, puis revint vers Malko.

— Il accepte de nous conduire pour un dollar, dit-elle. Viens.

La nuit était maintenant complètement tombée et il y avait peu de chance de trouver un taxi… Malko monta le premier dans la Syrena. Pas tranquille quand même. Il avait la nette impression d’aller se jeter dans la gueule du loup. Il tenta de se rassurer en se disant que le S.B. attendrait la dernière seconde pour frapper. Il n’y avait qu’une seule inconnue, et de taille. Maryla Nowicka avait-elle parlé ?

Anne-Liese se pencha contre lui.

— Dans cinq minutes, nous serons chez moi.

Les mots résonnèrent sinistrement à l’oreille de Malko.


* * *

— Je vous en prie, achevez-moi, oh, achevez-moi ! Je vous en supplie. Ne me laissez pas comme ça…

Depuis une heure, Maryla Nowicka criait, suppliait son bourreau. Le capitaine Pracek faisait les cent pas sur le ponton, fumant cigarette sur cigarette, tapant ses bottes l’une contre l’autre pour se réchauffer.

Les deux miliciens s’étaient repliés dans leur fourgon gris, où ils se repassaient une bouteille de vodka.

La gynécologue se sentait au bord de la perte de connaissance. Elle essayait, sans y parvenir, de se souvenir combien de temps on pouvait tenir dans l’eau glacée sans mourir. Ses pieds et ses mains étaient durs comme du fer. Sa respiration était courte, une sueur froide couvrait son front, mais surtout il y avait cette douleur insupportable, inhumaine. Comme si on lui avait enfoncé des millions d’aiguilles dans la chair à vif. Le moindre mouvement se traduisait par des ondes de douleur insupportables. Pourtant, elle ne voulait pas parler…

Le capitaine Pracek s’approcha du bord du ponton.

Les cris de la gynécologue ne s’étaient même pas interrompus. Elle avait l’impression d’être brûlée vive. Inquiet, quand même, le capitaine Pracek se pencha sur sa victime et dit d’une voix presque gentille :

— Écoute, ne fais pas l’imbécile. Nous voulons ce renseignement, alors ne t’entête pas…

Le hurlement de Maryla Nowicka s’arrêta d’un coup. D’abord l’officier crut qu’elle se taisait volontairement, qu’elle acceptait de parler. Puis il vit les yeux révulsés et le menton qui tombait hors de l’eau, avec les lèvres noueuses et gonflées.

Il se redressa et, par gestes, fit signe aux deux miliciens de venir. Ils accoururent aussitôt. Pracek était déjà en train de haler le corps hors de l’eau et ils lui prêtèrent main-forte :

— Elle s’est évanouie ! dit-il.

À trois, ils entreprirent de hisser le corps de la gynécologue hors du lac, puis ils retendirent sur le ponton. Le capitaine Pracek se mit à la gifler avec régularité. Sans aucun résultat. La tête bougeait comme celle d’un pantin. De gauche à droite… mais elle n’ouvrait même pas les yeux, et sa peau était toujours aussi glacée.

— Psia Krew[38] ! fit Pracek, il faudrait la réchauffer. Il entrevoyait les conséquences d’un accident.

« Salope, fit-il entre ses dents, elle est capable de crever pour m’emmerder… »

— Il faudrait l’emmener au corps de garde, proposa le milicien, là-bas, ils ont du feu.

— Allons-y, dit Pracek.

Ils la portèrent jusqu’au fourgon gris, la tassèrent à l’arrière et le véhicule prit la direction de la baraque qui abritait les sentinelles du camp, le long d’un chemin gelé. Personne ne disait un mot et les deux miliciens essayaient de dissimuler leur ivresse.

Dix minutes plus tard, le fourgon stoppait devant un bâtiment de bois, isolé au milieu d’un espace découvert. Le capitaine Pracek se rua à l’intérieur où quatre soldats jouaient aux cartes autour d’un poêle. D’autres dormaient dans une pièce voisine.

— Vite, cria Pracek, trouvez-moi des couvertures chaudes !

En deux minutes, ce fut la pagaille. On alla arracher leurs couvertures à ceux qui dormaient. Les miliciens déshabillèrent Maryla Nowicka qui ne donnait toujours aucun signe de vie. On l’enroula dans les couvertures et on l’approcha du poêle. Le capitaine Pracek téléphonait fiévreusement pour trouver un médecin « sûr ».

Un des soldats eut l’idée de mettre une glace devant la bouche de la gynécologue.

— Hé, elle ne respire plus ! cria-t-il.

Le capitaine Pracek avait enfin mis la main sur un médecin du S.B. et lui expliquait les symptômes de Maryla Nowicka. L’autre lui laissa peu d’espoir.

— Vous avez dû lui laisser la nuque dans l’eau, dit-il. Si sa température est au-dessous de 30°, il est impossible de la ranimer. La prochaine fois, ne la laissez pas plus d’une heure et gardez-lui la nuque hors de l’eau.

— Foutez-lui un thermomètre dans le cul, hurla Pracek. Un des miliciens se précipita sur la trousse d’urgence, trouva un thermomètre et l’enfonça dans le rectum de la gynécologue.

Le capitaine Pracek raccrocha et alluma une cigarette, tirant dessus avec nervosité. Au bout de trois minutes, le milicien retira le thermomètre et l’examina. Les autres soldats observaient la scène en silence.

— 27°, annonça le soldat. Maryla était bien morte.

Le capitaine Pracek écrasa sa cigarette à peine entamée, l’estomac serré par l’angoisse. C’était un truc à passer en cour martiale. Avant tout, il fallait se débarrasser du corps.

— Vous vous en occupez, dit-il aux miliciens. Il y a assez de place dans le camp. Tenez, vous irez vous acheter de la vodka.

Il tira de sa poche un billet de 500 zlotys et le laissa sur la table.

C’était la tuile. Il n’avait plus qu’à filer sur Varsovie et s’expliquer avec ses supérieurs. Ce qui n’allait pas être facile.

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