Chapitre IX

Malko réussit à ne pas montrer sa joie. Le chauffeur lui proposait ce qu’il s’apprêtait à lui demander sur la pointe des pieds ! Il scruta attentivement son visage. Il avait l’air sincère. Il fallait courir le risque.

— On prend le pont Lazienkowski, expliqua le Polonais. Comme pour aller à Saska Kepa, par la rampe d’accès de Czierniakowska. Quand on arrive sur le pont, on saute le trottoir du milieu, il n’y a pas plus de 20 centimètres – et on revient sur Varsovie. Il y a toujours pas mal de circulation. Si quelqu’un nous suit, il aura du mal… Je l’ai déjà fait une fois. Ensuite, on va où vous voulez.

— Ça peut vous attirer des ennuis, remarqua Malko. Combien voulez-vous ?

— Bof, fit le Polonais. Ce que vous voulez.

Malko tira un billet de cent dollars de sa poche. Au cours du marché noir, trois mois de salaire d’une secrétaire… Il le tendit au chauffeur.

— Allons-y.

Le taxi s’ébranla. Tandis qu’il roulait, Malko se pencha vers le chauffeur.

— Ensuite, vous me déposerez tout au bout de la Pulawska, dit-il ; après, je continuerai à pied…

Le Polonais se rembrunit.

— Vous n’avez pas confiance ? Malko sourit.

— Si, mais je ne veux pas vous mêler à une histoire qui ne vous regarde pas. Cela pourrait vous attirer des ennuis.

Cinq minutes plus tard, ils s’engagèrent sur la voie suivant la berge de la Vistule, remontant vers le nord. Malko se retourna. Trop de circulation pour voir s’il était suivi. Le taxi prit la rampe d’accès au pont. Suivi de plusieurs autres voitures et d’une camionnette orange… Le taxi s’engagea en biais sur le pont, coupant la route des véhicules venant de Varsovie. L’ouvrage comportait deux bandes de roulement séparées par un mini-trottoir. Le chauffeur de la Mercedes obliqua à gauche tout de suite, coupant la trajectoire des véhicules venant de Varsovie, dans un concert de coups de freins. Dès qu’il eut pris quelques mètres d’avance sur le véhicule qui se trouvait immédiatement derrière lui, le chauffeur donna un brusque coup de volant à gauche, montant sur le trottoir central. Malko fut arraché de son siège par le choc. La Mercedes fut secouée violemment, il y eut un bruit sourd, tandis que la caisse raclait sur le trottoir. Pendant quelques instants, Malko crut que la voiture allait rester échouée sur l’obstacle. Elle tangua, grinça, rugit et retomba lourdement sur la partie de la chaussée en sens unique vers Varsovie. Un gros camion qui arrivait de Saska Kepa pila pour ne pas l’emboutir, bloquant toute une file. Le concert de Klaxons reprit de plus belle.

Le chauffeur avait déjà repris de la vitesse et filait vers la ville.

Malko se retourna juste à temps pour voir un bus rouge prendre en écharpe la camionnette orange essayant de les imiter… En dix secondes, la circulation fut totalement paralysée sur le pont. Malko se laissa aller en arrière. Soulagé.

— Bravo !

Le chauffeur riait franchement.

— Ils vont vous retrouver, remarqua Malko. Qu’allez-vous leur dire ?

Le Polonais aux cheveux blancs haussa les épaules avec philosophie.

— Je dirai que vous avez changé d’avis au milieu du pont, ou qu’on ne s’était pas compris. Que j’ai voulu vous faire plaisir… Parce que vous m’aviez donné 20 dollars. Je serai peut-être obligé de les leur donner, ajouta-t-il, avec un sourire finaud. Eux aussi, il faut qu’ils fassent bouillir la marmite. Et puis, j’ai un cousin qui est dans la Milicja…

Malko se retourna. Cette fois, plus personne ne les suivait. Cinq minutes plus tard, ils roulaient dans Pulawska, un autre grand boulevard à deux voies, filant vers le sud, bordé d’immeubles administratifs et de H.L.M. d’un gris lépreux. La neige avait cessé de tomber. Malko se pencha vers le chauffeur.

— Vous m’arrêtez au coin de Odynla. L’autre se retourna, hilare.

— Vous allez au stade ?

— Tout juste, dit Malko.

Le stade de Varsovie se trouvait juste en face.

Le chauffeur obliqua vers le trottoir. Malko descendit. Il attendit que le taxi ait fait demi-tour au croisement et soit retourné vers le centre pour traverser. Il y avait peu de circulation et encore moins de piétons. Le quartier, entièrement moderne, était tragiquement triste. Des blocs de H.L.M. isolés au milieu de terrains vagues, à perte de vue. Il hâta le pas et trois cents mètres plus loin aperçut une plaque indiquant Ulica Doina.

Il était arrivé.


* * *

C’était l’idée que les Polonais se faisaient d’un pavillon de banlieue : un gigantesque clapier gris en S qui étirait ses douze étages sur 300 mètres, au milieu d’un terrain nu où jouaient quelques gosses frigorifiés. Trente-deux ans après la fin de la guerre, la crise du logement était toujours aiguë.

Malko regarda la porte où il était arrivé : n°6. Il s’y engouffra. Les boîtes aux lettres s’alignaient dans un couloir de ciment nu, au milieu d’une forte odeur de chou. Il trouva celle qu’il cherchait : M. Nowicka.

Au sixième. Bien entendu, il n’y avait pas d’ascenseur, L’escalier sentait encore plus le chou. Malko n’y croisa personne, arriva à une porte jaune, la quatrième dans le couloir, écouta, n’entendit rien et finit par sonner, le cœur battant la chamade. Il ne pourrait pas faire deux fois le coup du pont.

Des pas. La porte qui s’ouvre. Une femme de haute taille, massive, avec des lunettes, un chignon. Les coins de la bouche grande et belle qui tombent. Une blouse blanche. Corpulente sans être forte. Un Rubens. Des yeux gris, fendus en amande, des pommettes saillantes très slaves.

— Maryla Nowicka ?

Une lueur inquiète et surprise passa dans les yeux gris.

— Oui. Vous…

Malko sourit et demanda en polonais :

— Puis-je entrer un moment ?

— Que voulez-vous ?

Elle semblait surprise, mais pas apeurée. Malko ne devait pas ressembler aux gens du S.B…

Soudain, il pensa aux éternels micros. Si Maryla Nowicka était une récidiviste de la dissidence, elle pouvait très bien faire l’objet d’une surveillance constante. Malko tira son « pad » de sa poche et griffonna rapidement : Puis-je vous parler sans être écouté ?

Il avait souligné écouté.

Cette fois, les yeux gris le scrutèrent avec plus d’attention. La Polonaise répondit à haute voix :

— Je ne peux pas vous voir tout de suite, il faut que je sorte. Mais demain, si vous voulez.

— Parfait, dit Malko. Alors à demain.

En même temps, elle s’avança dans le couloir et dit à voix très basse :

— Au cinéma Polonia. Sur Marszalkowska. À la séance de deux heures. Au dernier rang.

Aussitôt, elle referma la porte.

Malko se hâta de redescendre. Il ne fut tranquille qu’en regagnant Pulawska. Pas le moindre taxi en vue. Il ne voulait pas prendre le bus, ses vêtements le désignaient trop comme un étranger, aussi se mit-il courageusement en marche vers le centre.

C’est encore ainsi qu’il passait le plus inaperçu. Les passants se hâtaient, emmitouflés, le nez dans leurs lainages, se souciant peu de qui les croisait. Le froid était son allié objectif, comme disaient les dialecticiens du Parti. Mentalement il priait : pourvu que Maryla Nowicka sache réellement quelque chose !


* * *

Stoïque, Malko ressortit du centre commercial Dom Towarowy, sur Marszalkowska, et se relança dans le froid. Jouant le mieux possible son rôle de curieux. Visitant les boutiques, se mêlant à la foule dense luttant contre le blizzard. Il avait l’impression d’être en pleine campagne de Russie. Le cinéma Polonia était à cent mètres. Cela faisait deux fois qu’il passait devant. De l’autre côté de l’avenue, le Palais de la Culture dressait ses tours carrées au milieu d’un vaste espace vide.

Il s’arrêta de nouveau, le visage gelé, le nez coulant, et regarda les photos du film : l’Ordre de marbre. Il s’approcha de la caisse, surpris de la voir déserte. Il était deux heures dix. La caissière secoua la tête en le voyant et repoussa son billet de cent zlotys.

— On n’entre plus, annonça-t-elle fermement. Il faut revenir à la prochaine séance.

Grâce à son mauvais polonais, Malko apprit que trois minutes après le début de la séance, on fermait les portes… Tant pis pour les retardataires, coupables de conduite antisociale.

— Ça ne fait rien, il y aura de la place à quatre heures, dit la caissière…

C’était le moment de faire appel à Dieu. Malko sortit un billet de cinq dollars et le posa par-dessus les zlotys.

— À quatre heures, je ne peux pas.

La fille se retourna, vérifiant qu’on ne l’observait pas, escamota le billet et dit :

— Attendez, je vais vous accompagner.

Elle donna son billet à Malko et le guida dans le hall jusqu’à une ouvreuse, murmurant quelque chose à l’oreille de celle-ci qui se leva immédiatement et fit signe à Malko de la suivre.

Deux familles polonaises allaient manger de la viande ce soir-là.

Malko essaya de distinguer quelque chose dans l’obscurité. Heureusement, l’ouvreuse l’avait abandonné près de la porte. Il y avait une douzaine de personnes au dernier rang. Il attendit quelques secondes pour laisser ses yeux s’habituer à l’obscurité et se faufila devant les gens assis, les dévisageant tant bien que mal, à la lueur de la projection. Bien entendu, il avait pris le mauvais bout. Maryla Nowicka se trouvait à l’autre extrémité, des sièges libres des deux côtés. Il se laissa tomber à côté d’elle, soulagé.

— Je croyais que vous ne viendriez pas, souffla-t-elle.

— J’ai voulu trop bien faire, dit Malko.

Il n’était pas retourné à l’hôtel pour ne pas risquer d’être de nouveau pris en filature, mangeant une saucisse arrosée de bière Beck’s dans la cafétéria de l’hôtel Forum, sur Marszalkowska. Il devinait que la gynécologue le scrutait dans l’obscurité.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en polonais. Pourquoi avez-vous parlé de micros ?

Elle s’était penchée, parlant les lèvres collées à l’oreille de Malko. Personne ne pouvait surprendre leur conversation de cette façon. Il répondit de la même façon. On aurait dit deux amoureux en plein duo.

Malko ne pouvait pas biaiser.

— Je travaille pour une organisation américaine, dit-il. Je suis à Varsovie pour enquêter sur les mouvements dissidents qui se développent actuellement. Je me suis adressé à vous à cause de vos activités passées. Votre nom se trouvait dans les archives de l’ambassade U.S. de Varsovie.

Elle colla de nouveau sa bouche à l’oreille de Malko.

— Vous avez un passeport ?

Malko tendit son passeport autrichien. Maryla Nowicka alluma un briquet et l’examina avec soin avant de le lui rendre.

— Il pourrait être faux, souffla-t-elle.

— Bien sûr, reconnut Malko. Il faut me croire sur parole. J’ai pris la précaution de ne pas être suivi pour vous parler.

Il lui raconta comment il s’y était pris et il la vit sourire dans la pénombre.

— Nous autres Polonais sommes très débrouillards, dit-elle, mais cela ne suffit pas toujours.

Il la sentait un peu plus détendue. Ils continuaient leur ballet pour se parler, alternant leur bouche à oreille.

— Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle.

— Le S.B. vous a-t-il causé des ennuis récemment ? demanda-t-il.

De nouveau, il la vit sourire. Amèrement cette fois.

— Oh, bien sûr, mais j’y suis habituée. Je suis gynécologue, mais je n’ai plus de clients… On leur a conseillé de ne plus se faire soigner par moi. Pendant un moment, deux miliciens empêchaient même les clients d’entrer en bas. On m’a retiré ma chaire d’enseignement. Les étudiants qui ont continué à venir me voir ont été persécutés. Je survis en pratiquant des avortements clandestins.

— Mais je croyais que c’était libre en Pologne, objecta Malko.

Elle hocha la tête affirmativement avant de coller de nouveau sa bouche à l’oreille de Malko :

— Oui, mais il faut se faire déclarer au Parti. Beaucoup de gens n’aiment pas ça, et puis c’est très lent, il faut attendre son tour. Je soigne aussi des femmes qui ne veulent pas avoir affaire aux médecins-fonctionnaires. Parce que le S.B. a accès aux fiches médicales. Quelquefois, c’est gênant. Enfin, je survis.

Elle avait un maintien digne, avec un rien d’humour. Maryla Nowicka avait dû être belle femme. Avec du maquillage et des vêtements convenables, elle serait encore appétissante.

— C’est une vie difficile, dit-il. La bouche se colla à son oreille.

— Même si vous êtes ce que vous dites, vous ne pouvez rien pour moi. Alors pourquoi être venu me voir ?

— Pourquoi avez-vous cessé de militer ? demanda-t-il. Vous en avez assez, vous n’avez plus le courage de lutter ?

Un rien d’orgueil passa dans sa voix, quand elle répondit :

— Nous autres Polonais, nous n’abandonnons jamais. Quand il y aura quelque chose qui en vaudra la peine, je m’activerai de nouveau. Pour l’instant, je me repose.

Ils demeurèrent un moment silencieux, regardant sans les voir les personnages qui s’agitaient sur l’écran. Puis Malko rapprocha sa tête de nouveau.

— Le mouvement dirigé par Roman Ziolek n’est pas une cause valable à vos yeux ? Je croyais que beaucoup d’intellectuels s’y étaient ralliés…

Maryla Nowicka écarta sa tête de celle de Malko comme si elle était choquée. Puis elle revint et dit :

— Si, c’est une belle cause. Beaucoup de mes amis l’ont rejoint. Des gens que j’estime.

Sa voix était nette, mais pas convaincue.

— Alors pourquoi pas vous ? Nouveau silence. Puis le murmure :

— Oh, peut-être que je suis fatiguée au fond. Je ne suis pas toute jeune.

— Ou alors, vous n’avez pas confiance en Roman Ziolek ?

Cette fois, Maryla Nowicka marqua le coup. Elle s’écarta si brusquement de Malko qu’il crut qu’elle allait se lever. Mais elle demeura assise, fixant l’écran, comme si elle se désintéressait de la conversation. Malko sentait qu’il avait touché un point sensible. Il eut le courage d’attendre qu’elle approche de nouveau la tête. Elle demanda d’une voix basse, détimbrée, qu’elle s’efforçait de contrôler :

— Pourquoi, pourquoi dites-vous cela ? Malko se pencha à son tour.

— Parce que j’ai des raisons de penser que Roman Ziolek n’est pas un dissident, mais un agent du S.B. Que son mouvement n’est qu’une gigantesque et habile provocation pour découvrir les opposants au régime…

Il entendit à peine les deux mots :

Moj Bozê[33] !

Maryla Nowicka avait croisé les mains sur ses genoux si fort que ses jointures craquèrent. Malko n’entendait plus les voix qui sortaient de l’écran. La Polonaise secouait la tête toute seule comme si elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle venait d’entendre. Malko était suspendu à ses lèvres. Il avait touché quelque chose. Comme avec l’antiquaire. Elle colla ses lèvres à son oreille et dit d’une voix changée :

— Si vous saviez le bien que vous me faites !

— Pourquoi ?

Tout son corps était penché vers Malko. Cette fois, elle ne prit même pas la précaution de coller sa bouche contre son oreille.

— Parce que je croyais être devenue folle, dit-elle. Je n’osais plus parler à mes meilleurs amis. On me repoussait. On m’a même soupçonnée de travailler pour le S.B. On a dit qu’ils m’avaient achetée. Et maintenant, vous surgissez, de nulle part, je ne vous connais pas. Et vous me dites que Roman Ziolek est un agent du S.B.

— C’est vrai ?

Maryla Nowicka le fixa. Il y eut quelques secondes de tension incroyable, puis elle jeta :

— Bien sûr que c’est vrai. Mais, dans tout Varsovie, je suis la seule à le croire.

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