La manchette « Teuflischer Mord im Wien[14] » occupait les six colonnes de la première page du Kurier. Le quotidien viennois était étalé sur le bureau en plexiglas de Hank Bower, le chef de station de la C.I.A. à Vienne. Hank, mâchonnant son cigare noirâtre, lisait attentivement. C’était un homme de haute taille, très brun, avec des traits énergiques, plutôt taciturne. Il avait épousé une femme très riche, ce qui lui donnait une assurance complémentaire. Malko contemplait le Danube. Cette annexe de l’ambassade U.S. était nichée au huitième étage d’un grand immeuble moderne, au début de Radetzkystrasse.
Hank Bower leva enfin la tête et dit, sans ôter son cigare de sa bouche :
— Travail de professionnels.
Toute la première page du Kurier était consacrée à l’assassinat de l’antiquaire. Photos de Julius Zydowski, de la boutique et de la Vierge de Nuremberg.
D’après la presse autrichienne, Julius Zydowski avait été liquidé par un commando israélien traquant les criminels de guerre. À cause de sa conduite dans le ghetto de Varsovie. Le mot NEKAMA, signifiant vengeance en hébreu, et l’étoile de David signaient le crime.
Malko leva les yeux vers le ciel de plomb pesant comme un couvercle. Il allait encore neiger. Il ressentait une étrange impression de malaise.
— Vous pensez vraiment que Julius Zydowski a été liquidé par des Israéliens ? demanda-t-il.
Hank Bower lâcha une bouffée de fumée, replia le journal, faisant apparaître trois dossiers. En provenance de Langley, Varsovie et Moscou.
— Peut-être. Peut-être pas.
— Et l’histoire qu’il m’a racontée hier ? Vous l’avez vérifiée ? Qu’y a-t-il dans son dossier ?
Malko regarda le dossier gris de Julius Zydowski posé sur le bureau du chef d’antenne de la C.I.A., à côté des trois autres.
Tous les indicateurs de la C.I.A. avaient leur dossier, recoupé auprès des divers services de renseignement amis… Bower l’ouvrit et le feuilleta distraitement. Il l’avait regardé avant l’arrivée de Malko.
— Les Allemands ont confirmé que de fin 1941 à janvier 1943, Julius Zydowski a bénéficié d’un Ausweis lui permettant de quitter librement le ghetto. D’autre part, on retrouve son nom dans la liste des gens protégés par le bureau IV D de la Gestapo de la rue Piviak.
— Les Israéliens ont mis du temps à le retrouver, remarqua Malko. Trente-trois ans. Il ne se cachait pourtant pas…
Hank Bower le fixa, les sourcils froncés.
— Je sais, reconnut-il, ce n’est pas clair. Moi aussi, je me demande s’il n’y a pas autre chose.
— Lié à Roman Ziolek ? L’Américain secoua lentement la tête.
— Non. J’ai interrogé Langley, Varsovie et Moscou. Résultat négatif. Nous avons la trace de Ziolek à partir de mai 1941. Ex-étudiant en architecture. Bien entendu, il a abandonné ses études et a rejoint l’Armia Krajowa, l’armée secrète polonaise non communiste, aux ordres du gouvernement polonais en exil à Londres.
— Il grimpe très vite les échelons et devient un des coordinateurs des forces antiallemandes. Pas de contacts spéciaux avec les gens de la « Gwardia Ludowa[15] », les communistes qui dépendaient du Comité de Libération de Lublin. Échappe par miracle aux Allemands. Sa tête est mise à prix 100 000 zlotys par la Gestapo.
— Et du côté soviétique ?
— Rien du tout. Aucune trace, ni au Kominform, ni dans aucun des documents concernant la Résistance polonaise. Au contraire, à plusieurs reprises, Roman Ziolek essaie de convaincre les communistes de collaborer avec l’A.K. La plupart du temps en vain…
— Édifiant, murmura Malko.
— Lorsque l’insurrection de Varsovie éclate, le 1er août 1944, continua l’Américain, Roman Ziolek en est un des chefs. Il y a encore plusieurs témoins vivants pour l’affirmer. Il se bat jusqu’au 14 septembre, dans des conditions effroyables. Ses troupes menaçant d’être écrasées par les Allemands, il franchit la Vistule et va demander du secours aux Russes. Ceux-ci refusent et l’empêchent de repartir à Varsovie. Il n’y reviendra qu’avec l’Armée Rouge, le 17 novembre 1945.
— Ensuite ?
— Pas grand-chose jusqu’en 1970, avoua le chef de la C.I.A. Puis, à partir de là, Roman Ziolek se signale plusieurs fois par des prises de position en faveur d’une Pologne indépendante. Il signe des manifestes antisoviétiques, proteste contre les purges staliniennes. Il est un des animateurs de la « lettre des 120 » réclamant la révision de la Constitution.
— Plusieurs fois, Gierek[16] le met pratiquement en résidence surveillée. Mais on ne peut pas trop y toucher. C’est un héros de la Résistance, un des derniers survivants, un morceau d’histoire.
Malko enregistrait. Quelques flocons vinrent s’écraser contre la fenêtre et fondirent immédiatement. La chaleur était étouffante dans le bureau.
— Qu’est-ce qui l’a fait sortir de son mutisme ? demanda-t-il.
— On ne sait pas exactement, avoua Hank Bower. Mais, d’après notre station de Varsovie, l’audience de Roman Ziolek est énorme. Il est respecté même par les plus staliniens. Jusqu’ici, une centaine de personnes ont accepté de signer son manifeste. Mais il paraît qu’il reçoit des centaines de lettres de soutien, de tous ceux qui n’osent pas encore relever la tête.
— Inutile de vous dire que nous surveillons tout cela de très près. Dès que nous pourrons agir…
— Comme en Hongrie en 1956, murmura Malko.
La C.I.A. avait la spécialité de pousser ses alliés au crime, pour se défiler ensuite sur la pointe des pieds, les laissant se débrouiller.
Hank Bower referma le dossier de Roman Ziolek d’un geste net.
— Les choses ont changé depuis 1956, dit-il. Nos analystes sont persuadés que des gens comme Roman Ziolek peuvent faire bouger les choses. La situation économique est mauvaise en Pologne. Les autorités ne peuvent pas matraquer trop fort. De plus, un homme comme lui est intouchable.
— Espérons qu’il ne lui arrivera pas d’accident.
Hank Bower posa sur Malko un regard totalement dénué d’humour :
— Il est exact que la malchance semble s’acharner contre les contestataires polonais. Deux d’entre eux ont été tués récemment dans des incidents suspects. Mais le président Carter, lors de sa visite en Pologne, a fait comprendre aux dirigeants polonais qu’il ne fallait pas qu’un accident arrive à Roman Ziolek. Que ce serait très mal vu par l’Occident.
— Si ce ne sont pas les Israéliens ni les Polonais, qui ont tué Julius Zydowski ? interrogea Malko.
Hank Bower écrasa le mégot de son cigare dans le cendrier.
— Peut-être ses complices dans le trafic d’objets d’art. Pour un différend financier. Je fais interroger à ce sujet par la station de Varsovie un de ses rabatteurs. Un prêtre défroqué.
Malko regarda la neige qui formait maintenant un mur compact et blanc de l’autre côté de la vitre.
— Julius est mort juste après m’avoir parlé de Roman Ziolek.
Hank Bower eut un mince sourire.
— Il ne faut pas surestimer nos amis de l’Est. Ils n’ont pas le don de double vue. Mais j’aimerais que vous fassiez une enquête approfondie. De mon côté, je vais avoir le dossier de la police autrichienne.
— J’ai un rendez-vous à l’Intercontinental dans une heure, dit Malko.
Dans l’ascenseur, son cerveau n’arrêta pas de fonctionner. Étrange histoire. Elko Krisantem attendait dans la Rolls. Un blizzard glacé soufflait du Danube.
— Nous allons à Johannesstrasse, dit Malko. L’Intercontinental.
L’homme faisait tourner lentement son verre entre ses doigts. Le visage épais, un peu déplumé, mais des yeux vifs et intelligents. La cinquantaine sportive. Un des correspondants du Mossad[17] à Vienne. Malko attendait anxieusement la réponse à la question qu’il venait de poser.
— Nous ne contrôlons pas tout, reconnut-il, mais je pense que j’aurais entendu parler d’une opération de ce genre…
Un couple passa dans le hall glacial du grand hôtel et il se tut. Malko buvait ses paroles. L’homme qu’il avait en face de lui était au courant de beaucoup de choses. Surtout en ce qui concernait les criminels de guerre.
— Vous avez vérifié chez Wisenthal ? demanda-t-il. L’autre hocha la tête.
— Il n’y a rien. S’il y avait eu quelque chose, il aurait changé de nom.
Malko vida sa Stolichnaya d’un trait et reposa son verre. Son vis-à-vis avait préféré un cognac Gaston de Lagrange, produit de luxe à Vienne.
— Rien d’autre ?
— Oh, reconnut l’homme du Mossad, Julius Zydowski n’était pas un saint. Il a peut-être collaboré avec les Allemands, mais ce n’était pas facile de survivre à Varsovie. Qui sait quels services il a rendus ? Tous ceux qui pourraient nous l’apprendre sont morts.
— Je vous remercie, dit Malko.
Il était à la fois très heureux et déçu. Julius Zydowski pouvait avoir été tué par des associés mécontents. Son interlocuteur se leva. Ils se serrèrent la main et l’homme disparut dans la porte tournante. Mais Malko n’était guère plus avancé. Machinalement, il regagna la Rolls. La tempête de neige redoublait.
— Allons chez Julius, dit-il à Krisantem.
La Rolls avançait à une allure d’escargot. Cela prit plusieurs minutes pour traverser la Kärtnerstrasse pour rejoindre Grabenstrasse. On n’y voyait pas à dix mètres. Les voitures roulaient avec leurs phares. Vienne hivernait. Située dans une cuvette, le brouillard s’y accumulait facilement, retenant toutes les odeurs. Kohlmarktstrasse était toujours aussi calme. Malko descendit et manqua s’étaler sur le verglas.
La police avait accroché un écriteau derrière la vitrine de l’antiquaire. Geschlossen[18] À titre définitif. Julius Zydowski n’avait pas d’héritiers.
Hank Bower mâchonnait son éternel cigare noirâtre, impénétrable comme d’habitude. En manches de chemise à cause de la chaleur d’enfer régnant dans le bureau. Il écouta d’un air distrait Malko lui rapporter sa conversation avec l’agent du Mossad. Puis il eut un sourire en coin.
— Pendant ce temps-là, j’ai avancé, dit-il. Deux ou trois choses intéressantes.
— Ah, dit Malko. Lesquelles ?
— Vous m’avez bien dit que Julius Zydowski avait l’intention de porter sa boîte à Thora à Jérusalem ?
— C’est ce qu’il m’avait dit, confirma Malko.
Le chef de station de la C.I.A. hocha la tête.
— Bien. Seulement un certain Georges Mayer s’est présenté à la police pour la réclamer. C’est un représentant du Musée Guggenheim de New York. Julius Zydowski la lui avait vendue et avait touché déjà dessus 5 000 dollars…
Un ange passa et s’envola à tire-d’aile vers Jérusalem…
— Julius était une vieille fripouille, remarqua Malko. Cela ne m’étonne pas, mais ne justifie pas son meurtre.
— Bien sûr, fit Hank Bower, seulement il y a autre chose. La fameuse Vierge de Nuremberg avec laquelle on l’a tué. Elle n’avait pas cinq siècles, mais cinq mois. Les experts de la police sont formels… Fabriquée en Pologne par d’habiles faussaires. Dirigés par le prêtre défroqué dont je vous ai parlé. Julius était, semble-t-il, coutumier du fait. 80 % des antiquités qu’il arrivait à faire venir de l’Est étaient des faux… Comme il ne les vendait pas toujours à de doux collectionneurs, cela peut expliquer son meurtre…
Malko écoutait, perplexe.
— Évidemment, reconnut-il. C’est troublant…
— J’ai gardé le meilleur pour la fin, dit suavement Hank Bower. Julius vous a parlé d’une liste remise à la Gestapo. Des chefs de l’A.K. Soi-disant par Roman Ziolek, voulant décapiter pour le compte des communistes la Résistance polonaise non communiste ?
— En effet, dit Malko.
Il sentait que l’Américain allait porter l’estocade finale à son hypothèse.
Hank Bower se rejeta en arrière dans son fauteuil, lissa ses cheveux plats et annonça :
— Eh bien, je viens d’avoir une longue conversation avec les gens de Gehlen, à Pullach[19]. Ils ont récupéré quelques archives du gouvernement général de Pologne. Entre autres, de la Gestapo. La fameuse liste s’y trouve. 27 noms. Savez-vous par qui elle a été transmise à la Gestapo de Varsovie ?
Malko connaissait déjà la réponse.
— Julius ?
— Right ! Julius Zydowski lui-même. Informateur de la Gestapo et fournisseur de la Wehrmacht… Pas mal, non ? Le S.D. de Varsovie a demandé des instructions à Berlin. Parce que le bon Julius demandait cher. 20 000 zlotys par tête et pas 2 000 comme il vous l’avait dit. Berlin a dit oui. L’argent a été versé contre la liste. Mais la Résistance polonaise a eu vent de la trahison et cinq résistants seulement sur 27 ont été arrêtés et fusillés.
— Roman Ziolek n’était pas sur la liste ?
— Les Allemands connaissaient déjà son nom. Il se cachait dans Varsovie. Je crois que votre histoire s’arrête là…
Toute la théorie de Malko s’effondrait.
— Quelle est votre hypothèse ? demanda-t-il. Julius ne m’a pas mentionné cette histoire pour s’amuser.
Hank Bower secoua la tête.
— Sûrement pas. Mon idée est la suivante. Julius a toujours travaillé sur deux tableaux. Pour se livrer à son petit trafic, il avait besoin de la protection du S.B.[20] L’action de Roman Ziolek gêne le S.B. Ils ont eu l’idée de nous intoxiquer via Julius. Belle opération de « désinformation »… Nous convaincre par l’entremise d’un de nos propres informateurs que Ziolek est un traître…
— Oui, évidemment, fit Malko.
Il n’avait rien à redire à la construction logique de Hank Bower. Rien à opposer que son intime conviction.
— Je peux quand même avoir le rapport de police ? demanda-t-il.
L’Américain alluma un nouveau cigare, encore plus horrible que le précédent.
— Ma secrétaire vous en a préparé une photocopie. Ne le laissez pas traîner, bien entendu. Nous ne sommes pas censés l’avoir.
Par moments, il était blessant… Comme tous les fonctionnaires de carrière envers les « free-lance », style Malko. Hank Bower souffrait de n’avoir jamais été invité aux soirées « in » de Vienne, bien qu’étant en poste depuis deux ans déjà…
— Passez demain, dit-il à Malko. Il va falloir songer à remplacer Julius.
— Hé, Malko !
Sortant du bureau de Hank Bower, Malko se retourna. Une grosse bête au visage couperosé et à l’estomac distendu de buveur de bière fonçait sur lui. Chef-d’œuvre d’élégance discrète avec une gourmette de trois livres au poignet, un costume à carreaux et des chaussures à triple semelle de crêpe…
Il manqua envoyer Malko dans le mur avec une tape dans le dos à tuer un rhinocéros.
— Alors, Ned, dit Malko lorsqu’il eut retrouvé son souffle, comment vont les furets ?
— Mal, fit le dénommé Ned. Ce fumier d’Amiral[21] nous fout à la retraite. Après dix-huit ans de « Company ». Il paraît qu’on coûte trop cher et qu’on ne sert à rien. Je suis viré à la fin de l’année. J’ai plus qu’à aller offrir mes services à la Mafia.
— Ils vous prendront sûrement, dit Malko. Comment va Tom ?
Ned et Tom étaient les meilleurs « furets » de la Technical Division. Passant leur existence à sonder les murs de toutes les stations de la C.I.A. à travers le monde pour s’assurer qu’ils n’étaient pas truffés de micros adverses. Travail fastidieux. Ils se déplaçaient avec deux énormes valises bourrées d’équipement électronique et de petites pioches destinées à défoncer les murailles suspectes. Malko les avait déjà rencontrés à plusieurs reprises, à Langley et au cours de différentes missions.
— Tom va mal aussi, fit le « furet ». Il est viré comme moi.
— Vous arrivez ou vous partez ?
— On part, dit Ned, mais on a encore une journée à passer dans cette belle ville. Seulement, avec le blizzard, il n’y a rien à foutre. À moins que vous ne connaissiez un claque super et pas trop cher.
Une idée traversa soudain le cerveau de Malko.
— En attendant le claque, proposa-t-il, je peux vous offrir un cognac à la cafétéria…