Comment Arthur Sternbach apporta la balle courbe sur Mars

C’était un grand gamin martien boutonneux, timide et dégingandé, au dos rond et tout en pattes, comme un chiot. Pourquoi ils le faisaient jouer troisième base ? Mystère et pomme d’arrosoir. Cela dit, on me faisait bien jouer arrêt court, alors que je suis gaucher et que j’aurais été infoutu d’arrêter une balle à terre. Enfin, j’étais américain, alors on m’avait mis là. C’est toujours comme ça quand on apprend un sport avec la vidéo : il y a des choses tellement évidentes qu’on oublie de vous les signaler. Par exemple, qu’il ne faut jamais confier la position d’arrêt court à un gaucher. Mais pour les Martiens, tout ça c’était nouveau. Il y en avait qui étaient tombés amoureux du base-ball, ils avaient commandé le matériel, l’équipement, roulé des pelouses, et c’était parti.

Et nous étions là, ce gamin – Gregor – et moi. À massacrer le champ intérieur gauche. Il avait l’air tellement jeune que je lui demandai son âge. Il me répondit « huit ans », et je me dis, Seigneur, il ne peut pas être si jeune que ça, puis je réalisai qu’il parlait en années martiennes, évidemment ; il devait avoir seize ou dix-sept ans, mais il ne les faisait vraiment pas. Il était arrivé récemment à Argyre – d’où, je ne sais pas –, et il habitait dans la coop locale avec sa famille ou des amis, je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire. En tout cas, il me faisait l’effet d’un solitaire. Il ne ratait jamais un entraînement, bien qu’il soit le plus mauvais membre d’une équipe effroyable, et il était manifestement frustré par ses retraits à la batte et toutes ses erreurs. Je me suis toujours demandé ce qu’il faisait là, en fait. Il était tellement timide ! Il fallait le voir rougir, marmonner, faire le dos rond et se marcher sur les pieds. Il réalisait une synthèse du genre.

L’anglais n’était pas sa langue maternelle. Il était arménien, morave ou quelque chose comme ça. En tout cas, il parlait une langue que personne ne comprenait, à part peut-être quelques vieillards dans sa coop. Sinon, il baragouinait ce qui passait pour de l’anglais sur Mars. Et il faisait beaucoup de fautes. Il avait parfois recours à un traducteur électronique, mais dans l’ensemble il s’arrangeait pour ne pas avoir besoin de parler. Nous devions faire un sacré numéro, tous les deux : Double Patte et Patachon jouant à la baballe. Quand par hasard nous réussissions à jouer une balle, c’était pour la rabattre sur le sol, courir après comme des dératés et l’expédier au-delà de la première base. Nous arrivions rarement à faire des retraits. Nous nous serions fait remarquer. Sauf que tout le monde était comme ça. Le base-ball, sur Mars, était un jeu où on faisait de gros scores.

Enfin, c’était beau quand même. Un rêve, en fait. D’abord, l’horizon, quand on est sur une plaine comme Argyre, n’est qu’à cinq kilomètres au lieu de huit ou neuf. Ça saute aux yeux, quand on vient de la Terre. Le champ intérieur de leurs terrains est d’une taille juste un peu supérieure à la normale, mais le champ extérieur est carrément gigantesque. Le terrain de mon équipe faisait neuf cents pieds à partir du centre et sept cents le long des lignes. Quand on était debout sur la plaque de but, la barrière du champ extérieur était une petite ligne verte dans le lointain, sous un ciel violet, assez près de l’horizon. Ce que je veux dire, c’est que le terrain de base-ball occupait à peu près tout le monde visible. C’était génial.

Ils jouaient avec quatre joueurs de champ extérieur, comme au softball, et pourtant il y avait encore beaucoup de place entre eux. L’air était aussi ténu qu’au camp de base de l’Everest, et la gravité n’est que des deux cinquièmes de la gravité terrestre. Autant dire que quand on frappait la balle bien comme il faut, elle volait comme une balle de golf cognée par un bûcheron. Mais si grands que soient les terrains, il y avait encore un certain nombre de home runs à chaque partie. Il était rare qu’une équipe perde sans marquer un seul point. Jusqu’à mon arrivée, en tout cas.

J’étais venu là après avoir escaladé Olympus Mons pour les aider à fonder un nouvel institut de sciences des sols. Ça, ils avaient eu assez de jugeote pour ne pas essayer de le faire avec des cassettes vidéo. Au début, pendant mes loisirs, je faisais de l’escalade dans les Charitums, et puis j’avais été happé par le base-ball et ça me prenait presque tout mon temps. Très bien, je vais jouer, leur avais-je dit. Mais je refuse de coacher. Je n’aime pas dire aux gens ce qu’ils ont à faire.

Alors je commençais par m’entraîner avec eux comme au football, pour réchauffer tous ces muscles qu’on n’a jamais l’occasion d’utiliser. Ensuite, Werner nous entraînait au champ intérieur, et nous nous mettions à gesticuler comme des matadors, Gregor et moi. Il nous arrivait de temps en temps d’attraper une balle, de l’expédier vers la première base, et le joueur de première base, un gaillard qui faisait largement plus de deux mètres et était large d’autant, rattrapait parfois nos lancers, alors nous nous tapions dans les gants. À force de faire ça, jour après jour, Gregor devint un peu moins timide avec moi, mais à peine. Je vis alors qu’il cognait rudement fort. Il avait des bras aussi longs que j’étais haut, et qui paraissaient dépourvus d’os, comme des tentacules de calmar, si souples aux poignets qu’il imprimait une sacrée force à la balle. Certaines fois, elle continuait à monter même après être passée dix mètres au-dessus de la tête du joueur de première base. Ça, elle y allait, il n’y a pas à dire. Je commençai à penser qu’il venait jouer parce que ça lui permettait non seulement de se retrouver parmi des gens sans avoir besoin de leur parler, mais aussi de lancer des choses de toutes ses forces. Et je compris accessoirement qu’il était moins timide que taciturne. Ou les deux.

Quoi qu’il en soit, notre jeu était grotesque. La frappe s’améliora un peu. Gregor apprit à rabattre la balle vers le bas et à frapper les balles à terre au milieu du terrain ; tout ça avec une certaine efficacité. Quant à moi, à force, je trouvai mes marques. J’arrivais là après avoir passé des années à jouer au softball balle lente, et au début je swinguais tout ce qui bougeait avec une semaine de retard. Entre ça et le fait que je jouais arrêt court, je suis sûr que mes coéquipiers devaient commencer à se dire qu’en fait d’Américain, ils avaient touché le mauvais numéro. Et comme il y avait un règlement qui limitait à deux le nombre de Terriens par équipe, ils étaient sûrement déçus. Mais peu à peu je perfectionnai mon timing, et après ça je frappai vraiment bien. Le truc, c’est que leurs lanceurs ignoraient les balles courbes et à effet. Ces grands échalas prenaient du recul et lançaient le plus fort possible, comme Gregor, mais ils n’avaient pas trop de toutes leurs forces rien que pour envoyer la balle dans le gant du receveur. C’était un peu effrayant, parce qu’il leur arrivait souvent de vous viser sans le faire exprès. Mais quand ils arrivaient à mettre la balle au milieu, vous n’aviez plus qu’à attendre le bon moment. Et si vous touchiez la balle, il fallait la voir voler ! Chaque fois que je réussissais à l’atteindre, ça me faisait l’effet d’un miracle. J’avais l’impression que, en m’y prenant bien, je pourrais la satelliser. En fait, c’est comme ça qu’ils appelaient les home runs : « Elle est sur orbite », voilà ce qu’ils disaient en regardant la balle sortir du terrain et filer vers l’horizon. Ils avaient un genre de cloche de bateau, fixée au back stop, et chaque fois que quelqu’un renvoyait une balle, ils sonnaient la cloche pendant que le batteur faisait le tour des bases. C’était une très jolie coutume locale.

Bref, j’aimais bien ça. C’est un jeu magnifique, même quand on joue comme un pied. Les muscles que je faisais le plus travailler au cours de l’entraînement étaient ceux de mon estomac : j’avais des crampes à force de rire. Je commençai même à avoir un certain succès comme arrêt court. Quand j’attrapais des balles qui passaient à ma droite, je me retournais vers l’arrière pour lancer vers la première ou la seconde base. C’était ridicule, vraiment, mais les gens étaient impressionnés. J’étais le borgne au royaume des aveugles. Non qu’ils ne fussent de bons athlètes, comprenez-moi bien, mais ces gens-là n’avaient pas le sens du base-ball ; pour ça, il faut être tombé dans la marmite quand on est petit. Eux, ils aimaient jouer, c’est tout. Et je comprenais ça : ces balles jaune verdâtre qui volaient dans tous les sens sur ces terrains aussi grands que le monde, sous ce ciel violet… C’était vraiment magnifique. Ah, ce que nous pouvions nous amuser !

Je commençai même à donner quelques tuyaux à Gregor, et pourtant je m’étais bien juré de ne pas coacher. Encore une fois, je n’aime pas dicter leur comportement aux gens. C’est un jeu trop difficile pour ça. Mais quand il frappait des balles en l’air aux joueurs de champ extérieur, c’était difficile de ne pas leur dire de regarder la balle, de courir dessous, puis de lever le gant et de l’attraper, plutôt que de cavaler les bras en l’air comme la Statue de la Liberté. Ou quand ils se mettaient à frapper des balles en l’air à leur tour (c’est plus difficile qu’il n’y paraît), de ne pas leur donner des conseils sur leur jeu. Nous passions notre temps d’échauffement, Gregor et moi, à nous faire des passes, alors rien qu’en me regardant, en essayant de viser une cible si proche, il s’améliora. Il lançait vraiment très fort. Et je m’aperçus qu’il mettait beaucoup de mouvement dans ses lancers. Ils m’arrivaient dessus par toutes les directions, ce qui n’avait rien d’étonnant quand on voyait ses poignets désarticulés. Je devais faire très attention, ou j’aurais loupé la balle. Il était incontrôlable, mais il avait du potentiel.

La vérité m’oblige à dire que nos lanceurs étaient mauvais. Je les adorais, mais ils auraient été incapables de réussir un strike même s’ils avaient été payés pour ça. Ils accordaient régulièrement la première base au frappeur dix à vingt fois par match, et c’étaient des rencontres en cinq manches. Werner regardait Thomas accorder dix fois la première base aux frappeurs, puis il prenait le relais avec soulagement, et il en faisait autant. Il leur arrivait de faire le coup deux fois de suite. Nous restions plantés là, Gregor et moi, pendant que les coureurs de l’autre équipe passaient comme à la parade, ou comme s’ils faisaient la queue à l’épicerie. Quand Werner montait sur le monticule, je restais à côté de Gregor et je lui disais : Tu sais, Gregor, tu lancerais mieux que cette bande de branlos. Tu as un bon bras. Et il me regardait, terrifié, et il marmonnait : Non, non. Non, non, pas possible.

Mais une fois, après s’être échauffé, il me balança une balle courbe vraiment perverse, et je la pris sur le poignet. Tout en me frottant vigoureusement, je m’approchai de lui.

Tu as vu comme la trajectoire de cette balle s’est incurvée ? je lui demandai.

Oui, dit-il en détournant les yeux. Je suis désolé.

Ne sois pas désolé. Ça s’appelle une balle courbe, Gregor. Ça peut être un lancer très utile. Tu as tordu la main au dernier moment, et la balle est partie par le haut, comme ça, tu vois ? Là, refais-le-moi.

Et c’est comme ça que nous nous y sommes mis, en douceur. Je jouais dans le Connecticut, pendant ma dernière année de lycée, et toute la stratégie reposait sur le lancer : courbe, balle glissante, changement de vitesse. Je voyais Gregor faire tout ça comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir, mais pour ne pas l’embrouiller je me concentrai sur la balle courbe proprement dite. Je lui dis de me la lancer comme il avait fait la première fois.

Je croyais que tu ne voulais pas me coacher, dit-il.

Je ne te coache pas ! Lance-la-moi comme ça, c’est tout. Et pendant la partie, lance-la droit. Aussi droit que possible.

Il m’invectiva quelque peu en morave et il ne me regarda plus dans les yeux, mais il le fit. Et au bout d’un moment, il apprit à réussir une bonne courbe. Évidemment, la densité de l’air étant inférieure sur Mars, les balles avaient moins de prise. Mais je remarquai que la piqûre de leurs balles à couture bleue était plus épaisse que celle des balles à couture rouge. Ils jouaient indifféremment avec les unes ou avec les autres comme s’il n’y avait pas de différence, mais il y en avait une. Je rangeai cette information dans un coin de ma tête et je continuai à travailler avec Gregor.

Nous nous entraînâmes beaucoup. Je lui montrai comment lancer en position arrêtée, en me disant que s’il tentait un mouvement sans arrêt il allait se faire des nœuds. Bref, vers le milieu de la saison, il lançait des balles courbes vraiment vicieuses de cette position. Nous n’avions parlé de ça à personne. Son lancer manquait encore de précision, mais ses courbes étaient très belles. Certaines fois, il fallait vraiment que je m’arrache pour rattraper. Je m’améliorai aussi à l’arrêt court. Sauf le jour où, lors d’une partie où nous étions menés 20 à 0, selon notre bonne habitude, un batteur frappa une chandelle monumentale et je partis à reculons pour la rattraper, mais comme le vent la poussait de plus en plus loin, je continuai à la suivre et, quand je la rattrapai, je me retrouvai étalé entre les joueurs du champ centre, sidérés.

Tu devrais peut-être jouer au champ extérieur, dit Werner.

Dieu du Ciel ! répondis-je.

C’est ainsi qu’après ça je jouai champ centre gauche ou champ centre droit, et je passai mon temps à courir après des coups en flèche vers la barrière pour les renvoyer vers celui qui interceptait les lancers de champ extérieur. Ou, le plus souvent, à rester planté là et à regarder courir l’autre équipe. Je les gratifiais du vocabulaire habituel, et c’est alors que je remarquai que, sur Mars, personne ne criait jamais rien pendant ces parties. J’aurais aussi bien pu jouer dans une équipe de sourds-muets. Pendant deux cents ans au centre, je dus fournir la bande son pour toute l’équipe, y compris, naturellement, les commentaires sur les jugements de l’arbitre en chef. J’avais une vision restreinte de la plaque de but, mais je m’en serais mieux sorti que lui, et ils le savaient ; c’était vraiment marrant. Les gens passaient et disaient : Hé, il doit y avoir un Américain dans le coin !

Un jour, après une défaite sur notre propre terrain – 28 à 12, si je me souviens bien –, tout le monde partit manger un morceau et Gregor resta planté là, à regarder dans le vide. Tu veux y aller ? lui demandai-je en indiquant les autres, mais il secoua la tête. Il fallait qu’il rentre chez lui. Il avait du travail. Comme c’était également mon cas, je le suivis en ville, un endroit comme on en voit dans ce qu’on appelle au Texas « la queue de la poêle ». Bref, je m’arrêtai devant sa coop, qui était une grande maison, ou un petit immeuble, je n’ai jamais réussi à faire la différence, sur Mars. Il restait planté là, comme un lampadaire, et je m’apprêtais à repartir quand une vieille femme est sortie et m’a invité à entrer. Gregor lui avait parlé de moi, dit-elle dans un anglais approximatif. C’est ainsi qu’on me présenta aux gens qui se trouvaient dans la cuisine. Ils étaient presque tous incroyablement grands. Gregor avait l’air vraiment gêné. Il n’avait pas envie que je sois là, alors je partis aussi vite que je pus. La vieille femme était mariée. Ça devait être les grands-parents de Gregor. Il y avait aussi une jeune fille de son âge à peu près, qui nous zyeutait comme un faucon et dont Gregor évitait minutieusement de croiser le regard.

La fois suivante, à l’entraînement, je lui demandai si c’étaient ses grands-parents.

Pareil que des grands-parents.

Et la fille, qui c’était ?

Pas de réponse.

Une cousine, quelqu’un comme ça ?

Oui.

Et tes parents, Gregor ? Où sont-ils ?

Il se contenta de hausser les épaules et commença à me lancer la balle.

J’eus l’impression qu’ils vivaient dans une autre branche de sa coop, quelque part ailleurs, mais je n’en eus jamais vraiment la confirmation. La plupart des choses que je voyais sur Mars me plaisaient beaucoup : la façon dont ils travaillaient ensemble, dans des coops, était beaucoup moins stressante, et ils menaient une vie sensiblement plus détendue que nous, sur Terre. Mais leur système familial – les enfants élevés par des groupes, ou par un parent unique, tout ça – me plaisait moins. Si vous voulez que je vous dise, pour moi, c’est des trucs à avoir des histoires. Des bandes d’ados prêts à tabasser le premier venu. Enfin, peut-être que ça finit toujours comme ça, n’importe comment.

Quoi qu’il en soit, nous arrivâmes finalement au bout de la saison et je devais rentrer sur Terre après ça. Le record de notre équipe était de trois victoires pour quinze défaites, et nous étions bons derniers dans le classement de la saison. Mais un tournoi final fut organisé, un week-end, pour toutes les équipes du bassin d’Argyre, une série de rencontres en trois manches, parce qu’il y en aurait beaucoup. Nous perdîmes tout de suite la première partie, et nous étions dans les derniers au classement. Puis nous perdîmes la suivante, à cause des bases sur balle, surtout. Wemer remplaça un moment Thomas, et comme ça ne marchait pas mieux, Thomas remonta sur le monticule pour remplacer Werner. À ce moment-là, je courus depuis le centre pour les rejoindre sur le monticule. Je leur dis : Écoutez, les gars, laissez lancer Gregor.

Gregor ? répondirent-ils d’une seule voix. Pas question !

Il serait encore pire que nous, ajouta Werner.

Comment serait-ce possible ? répliquai-je. Dites, les gars, vous venez d’accorder la première base à onze batteurs d’affilée. Il fera nuit avant que Gregor arrive à faire pire.

Alors ils acceptèrent. À ce stade, ils étaient complètement découragés, comme on pouvait s’y attendre. J’allai donc trouver Gregor et je lui dis : C’est bon, Gregor, tu vas pouvoir essayer, maintenant.

Oh non, non non non non non non non. Il ne voulait pas en entendre parler ; il jeta un coup d’œil vers les gradins, où il y avait quelques centaines de spectateurs, surtout de la famille, des amis, et quelques curieux qui passaient par là. Et je vis alors que ses grands-parents et sa petite amie ou je ne sais quoi étaient là et le regardaient. Je voyais mon Gregor se fermer comme une huître.

Allez, Gregor, insistai-je en lui mettant la balle dans le gant. Je vais te dire, c’est moi qui vais recevoir. Tu lances et je reçois. Comme à réchauffement. Lance ta balle courbe, c’est tout. Et je l’entraînai vers le monticule du lanceur.

C’est ainsi que Werner l’échauffa pendant que je m’équipais. Au passage, je mis une boîte de balles à coutures bleues à la disposition de l’arbitre. Je voyais bien que Gregor était nerveux, et je l’étais aussi. Il n’avait jamais lancé, mais je n’avais jamais joué receveur, et les bases étaient pleines ; il n’y avait pas de retrait. C’était un moment de base-ball assez inhabituel.

Lorsque j’eus revêtu mon équipement, je m’approchai de lui. N’aie pas peur de lancer trop fort, lui dis-je. Mets-moi juste ta balle courbe dans le gant. Ne t’occupe pas du batteur, je te donnerai le signal avant chaque lancer : deux doigts pour une courbe, un doigt pour une balle rapide.

Une balle rapide ?

C’est quand tu lances la balle très vite. Ne t’inquiète pas. On va juste lancer des balles courbes, de toute façon.

Tu disais que tu ne voulais pas coacher, dit-il amèrement.

Je ne te coache pas, là, je suis receveur.

Je regagnai donc mon poste derrière la plaque de but. Regarde bien les balles courbes, dis-je à l’arbitre. Des balles courbes ? répéta-t-il.

La minute d’après, c’était parti. Gregor était accroupi sur le monticule comme une grande mante religieuse, le visage rouge, boudeur. Il lança la première balle juste au-dessus de nos têtes, vers le back stop. Le temps que j’aille la récupérer, deux gars marquèrent, mais j’éliminai le coureur qui allait de la première à la troisième base, et je retournai voir Gregor. Bon, lui dis-je, les bases sont dégagées et on a un retrait. On va juste lancer, maintenant. En plein dans le gant. Comme la dernière fois, mais plus bas.

Et c’est ce qu’il fit. Il lança la balle au batteur, qui la rata, et la balle arriva juste dans mon gant. L’arbitre en était baba. Je me retournai, lui montrai la balle dans mon gant et lui dis : Ça, c’était un strike.

Un strike ! hurla-t-il en me regardant avec un immense sourire. C’était une balle courbe, hein ?

Tu parles que c’en était une !

Hé, dit le batteur. Qu’est-ce que c’était que ça ?

On va te montrer, répondis-je.

Après ça, Gregor commença à les laminer. Je n’arrêtais pas de lever deux doigts, et il continuait à lancer des balles courbes. Pas que des strikes, bien sûr, mais suffisamment pour qu’il n’ait pas à accorder trop de bases sur balle. Que des balles à couture bleue. L’arbitre commençait à piger.

Entre deux tours de batte, je regardai derrière moi et je vis que la foule des spectateurs et toutes les équipes qui ne jouaient pas en ce moment-là étaient agglutinées derrière le back stop pour regarder lancer Gregor. Personne sur Mars n’avait jamais vu de balle courbe, et ils n’en perdaient pas une miette. Ils regardaient ça en poussant des oh et des ah, et ils commentaient chaque lancer. Le batteur ratait, ou il tentait mollement un swing, et il se retournait vers la foule avec un grand sourire comme pour dire : Vous avez vu ça ? C’était une balle courbe !

Alors on est remontés au score et on a gagné la rencontre. On a gardé Gregor comme lanceur et on a gagné les trois rencontres suivantes aussi. Pendant la troisième, il lança vingt-sept fois, éliminant les neuf batteurs chacun en trois lancers. Une fois, dans un tournoi universitaire, Walter Johnson avait éliminé les vingt-sept batteurs. C’était comme ça.

La foule était en délire. Gregor était moins rouge. Il se tenait plus droit sur son monticule. Il refusait encore de regarder quoi que ce soit en dehors de mon gant, mais son expression de terreur abjecte était devenue un air de farouche concentration. Il était peut-être sec comme un coup de trique, mais il était grand. Sur ce monticule, il commençait à avoir l’air sacrément formidable.

C’est ainsi que nous remontâmes dans le classement, pour atterrir en demi-finale. Des hordes de gens venaient voir Gregor entre les matches pour lui faire signer leurs balles. Il avait l’air passablement ahuri, mais à un moment donné, je le vis jeter un coup d’œil en direction de sa famille de coop, dans les gradins, et leur faire un petit signe de la main, avec un bref sourire.

Comment va ton bras ? lui demandai-je.

Qu’est-ce que tu veux dire ? répliqua-t-il.

D’accord, répondis-je. Alors, écoute. Je voudrais rejouer au champ extérieur, pour cette partie. Tu peux lancer à Werner ? Parce qu’il y avait quelques Américains dans l’équipe que nous devions affronter ensuite, vous comprenez, Ernie et Caesar, que je soupçonnais de pouvoir lancer une balle courbe. Juste une intuition.

Gregor acquiesça, et je compris que tant qu’il y aurait un gant dans lequel lancer, pour lui, rien d’autre n’aurait d’importance. Alors je m’arrangeai avec Werner, et en demi-finale je me retrouvai au champ centre droit. Nous jouions sous les lumières, cette fois, et le terrain ressemblait à du velours vert sous un ciel crépusculaire violet. Vu du champ centre, tout paraissait minuscule. On se serait crus dans un rêve.

Il faut croire que j’avais eu le nez creux, parce que j’attrapai une frappe tendue d’Ernie, en glissant, et puis j’effectuai une autre course vers le milieu du terrain de trente bonnes secondes, à ce qu’il me sembla, avant d’arriver sous une gigantesque balle en l’air de Caesar. Gregor vint même me féliciter entre deux manches.

Vous connaissez le vieux principe selon lequel un bon jeu défensif mène à un bon jeu offensif. Je ne m’en étais pas mal sorti pendant les rencontres de la journée, mais au cours de cette demi-finale je frappai un lancer haut et rapide, si fort que j’eus l’impression d’avoir carrément raté la balle, qui fila comme une fusée. Home run, par-dessus la barrière du champ centre. Je la perdis de vue dans le crépuscule avant qu’elle retombe.

En finale, je claquai encore un home run au cours de la première manche, et Thomas en fit autant. Ça faisait deux d’affilée, et nous étions en train de gagner. Gregor les ratatinait. Lorsque je revins, lors de la manche suivante, je me sentais bien, et les gens me réclamaient un autre home run. Le lanceur de l’équipe adverse avait l’air vraiment résolu. Il était particulièrement grand, aussi grand que Gregor, mais avec plus de coffre, comme beaucoup de Martiens. Il prit du recul, et me lança la première en pleine tête. Pas exprès ; il ne la contrôlait pas. Puis je manquai plusieurs lancers, en swinguant très tard, jusqu’à ce que le compte soit plein : trois balles, deux strikes, et je me dis : Tans pis, quoi, si je suis éliminé maintenant, ce n’est pas très grave. Au moins, j’ai frappé deux home runs de suite.

Et puis j’entendis Gregor hurler : Allez, coach ! Tu peux le faire ! Cramponne-toi ! Reste concentré ! Tout ça en m’imitant, pas mal d’ailleurs, j’imagine, parce que le reste de l’équipe se mit à rire à gorge déployée. J’imagine que c’étaient des choses que je leur avais moi-même dites ; c’est bien le genre de chose qu’on crie sans y penser au cours d’une rencontre, ça ne veut rien dire. Je ne savais même pas que les autres m’écoutaient. Bref, j’entends Gregor qui m’asticote, et je recule dans le rectangle du frappeur en me disant : Écoutez, les gars, je ne suis vraiment pas fait pour être coach, j’ai joué dix parties comme arrêt court en serrant les dents pour ne rien vous dire. Au final, j’étais tellement énervé que, sans m’en rendre compte, j’ai tapé la balle comme un bûcheron et je l’ai envoyée par-dessus la barrière du champ droit, plus haut et plus loin que les deux premiers home runs. C’était une balle rapide à hauteur de genou, à l’intérieur. Comme m’a dit Ernie, par la suite : Mon petit vieux, tu l’as bien explosée ! Les gars de l’équipe ont fait sonner la petite cloche de bateau pendant que je faisais le tour des bases, en leur tapant dans la main à chacun en revenant de la troisième à la plaque de but. Je devais avoir un sourire qui me faisait trois fois le tour de la figure. Quand je me suis assis sur le banc, je sentais encore la force du coup dans mes mains. Je la verrai toujours partir comme une fusée.

Bref, nous menions 4 à 0 dans la dernière manche quand l’autre équipe arriva, bien déterminée à nous flanquer la pâtée. Gregor commençait à en avoir plein les pattes, à la longue. Il donna encore quelques bases sur balle, puis il lança une balle courbe, celle-ci facilement frappable, et le grand lanceur de l’équipe adverse me l’expédia loin au-dessus de la tête. Bon, quand il fallait jouer une balle tendue, j’étais dans mon élément, mais dès qu’on m’envoyait une balle en l’air, j’étais perdu. Je tournai le dos au missile et je courus vers la barrière, en me disant que soit elle sortait, soit je la cueillais contre la barrière, mais que, dans l’air, je ne la reverrais jamais. Seulement, c’est vraiment bizarre de courir sur Mars. On va trop vite, et on fait des soleils en essayant de ne pas se retrouver à plat ventre. C’est ce que je fis en voyant la piste d’avertissement [1]. Puis je relevai les yeux et je localisai la balle qui retombait. Alors je fis un bond sur place – c’est-à-dire que j’espérais sauter tout droit en l’air, vous comprenez, mais j’avais pas mal d’élan, et j’avais complètement oublié la gravité. Bref, j’ai bondi comme un diable hors de sa boîte et j’ai rattrapé la balle. C’est stupéfiant, mais je me suis littéralement retrouvé en train de voler par-dessus la barrière.

En retombant, j’ai roulé dans le sable et la poussière, la balle coincée dans mon gant. J’ai ressauté par-dessus la barrière et j’ai levé la balle pour que tout le monde la voie. Mais ils ont accordé un home run au batteur, parce qu’il faut rester à l’intérieur du terrain pour attraper une balle, c’est une règle locale. À vrai dire, ça m’était bien égal. Tout le but du sport, c’est de vous amener à vous surpasser, hein ? Et c’était bien dans l’esprit du jeu que le batteur frappe lui aussi un home run.

Alors on a repris la partie et Gregor a été retiré à la batte. On a gagné le tournoi et on nous a portés en triomphe, surtout Gregor. C’était le héros du jour. Tout le monde voulait lui faire signer quelque chose. Il ne parlait pas plus que d’habitude, mais il se tenait droit comme un i, subitement. Il n’en revenait pas. Ensuite, Werner a pris deux balles et tout le monde les a signées, en guise de trophées pour Gregor et moi. Plus tard, j’ai vu que la moitié des signatures qui figuraient sur ma balle étaient fantaisistes : Mickey Mantel, des noms comme ça. Gregor avait écrit : Au coach Arthur, salut, Greg. Je l’ai toujours sur mon bureau, à la maison.

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