Quelques notes de travail et commentaires sur la constitution, par Charlotte Dorsa Brevia

Préambule. Bien que l’idée même de constitution ait rencontré une certaine opposition, la notion de constitution en tant que « structure de débat » l’a emporté, et le processus s’est amorcé.


1.1.2 L’idée de faire assumer le gouvernement par un jury n’a que rarement été mise en pratique, mais les arguments en faveur de cette idée étaient assez intéressants pour tenter les rédacteurs de la constitution. La possibilité théorique pour n’importe quel citoyen de devenir auteur de loi a eu un impact psychologique et social profondément positif, même si, en pratique, la douma actuelle n’a pas vraiment joué un rôle moteur en matière législative. Ce serait même plutôt le cirque, et elle a toujours un parfum (rafraîchissant) d’amateurisme. Mais alliée à l’autonomie économique dont jouit le vulgum pecus, cette sensation tangible d’autogouvernement a élevé le concept de citoyenneté à de nouveaux niveaux de responsabilité et donné aux individus un sens de la collectivité plus fort que jamais.


2.1.1 L’idée de ce conseil exécutif de sept membres a été inspirée par le système suisse. Le but est de dépersonnaliser la fonction exécutive du gouvernement, sans le rendre inopérant, en la transférant à un organisme de la taille d’un congrès. Bien que l’opposition politique entre les membres du conseil soit inévitable, le vote tranchera rapidement les différends et l’exécutif décidera de l’action à entreprendre. La différence avec un comité de conseillers influençant un exécutif unique n’est pas énorme, mais ça supprime la tendance naturelle à personnaliser la politique, à diaboliser les individus ou à les porter aux nues quand, au fond, dans ce domaine particulier de la vie publique, c’est la politique qui compte. Cette méthode a bien marché en Suisse, où beaucoup de citoyens cultivés ne savent pas qui est leur président, mais savent où ils se situent en ce qui concerne tous les problèmes politiques actuels. C’est ce qui s’est passé sur Mars.


2.1.2 La constitution a souvent recours au mode de scrutin australien parce que ses rédacteurs se sont dit qu’il encourageait les candidats à « tendre la main à l’autre ». Les électeurs votent pour au moins trois candidats qu’ils placent en première, seconde et troisième position, et ainsi de suite, leur premier choix pesant plus lourd dans un système pondéré. Les candidats sont donc encouragés à solliciter les votes en deuxième ou troisième position de la part des électeurs en dehors de leur propre parti, quel qu’il soit. Sur Terre, cette méthode s’est révélée très efficace auprès des électorats fragmentés, contribuant, au fil du temps, à combler des divisions très profondes. Les rédacteurs se sont dit que, compte tenu de la nature polyglotte de la société martienne, ce système devrait particulièrement lui convenir.


3.1.3 La division du système judiciaire global en deux branches a été contestée lors du congrès constitutionnel, mais il a été finalement décidé que l’expérience martienne était tellement centrée sur les problèmes environnementaux qu’il était normal de consacrer un organisme spécifique à la régulation de cette fonction. À l’époque, certains ont objecté que la cour constitutionnelle était embryonnaire et redondante, mais la preuve du contraire a été faite depuis, le dossier regorgeant toujours de problèmes cruciaux pour la société martienne. On a également dit que la cour environnementale deviendrait, en raison de la nature artificielle de la biosphère même de Mars, l’organisme politique le plus puissant de Mars. Cette prévision s’est révélée beaucoup plus juste, et on pourrait dire que, depuis la constitution, l’histoire de Mars est celle de la façon dont la cour environnementale a intégré son formidable pouvoir au reste de la vie sociale. Mais ce n’est pas forcément une mauvaise sorte d’histoire.


3.2.2 On s’est beaucoup gaussé du fait que la constitution martienne légiférait sur la pression atmosphérique. C’est pourtant le Grand Geste, ainsi qu’on l’a appelé, envers les préoccupations des Rouges qui a permis la ratification de la constitution. Et ça ne fait pas de mal de rappeler aux gens que l’environnement martien est, dans le fond, une question de choix humain. Ce qui, d’ailleurs, a été vrai sur Terre aussi pendant près de deux siècles, mais ce n’est généralement reconnu que depuis le Grand Déluge.


3.3.1 Cette disposition est une tentative de bornage de la frontière complexe entre l’autonomie locale et la justice globale. C’est le paradoxe d’une société libre et tolérante : pour qu’elle marche, l’intolérance ne peut pas être tolérée. Les deux injonctions : « Le peuple peut se gouverner lui-même » et « nul n’opprimera une autre personne », doivent coexister comme une vivante contradiction ou une tension dynamique.

Dans la pratique, les lois locales qui violent l’esprit martien de justice (tel que détaillé dans la constitution) ressortent comme un furoncle sur le visage d’une belle fille.


3.3.2 L’idée selon laquelle la constitution devrait imposer certains modèles économiques a été très controversée lors du congrès constitutionnel. Les débats ont été animés, mais l’argument qui a prévalu était irréfutable : l’économie est politique, et une existence politique juste, une vie juste dépendent d’un système économique juste. En fonction de cela, les rédacteurs n’étaient pas libres d’ignorer le problème, ou tous leurs efforts auraient été réduits à une sorte d’énorme farce au regard de l’histoire.

Il est vrai que l’instauration d’une économie participative démocratique a été compliquée et entachée de problèmes et de discussions, mais le débat n’a été ni vicié ni particulièrement séparateur. L’antique argument selon lequel la « nature humaine » ne pourrait fonctionner en dehors d’une hiérarchie économique de type féodal a disparu en fumée à l’instant où les peuples ont été affranchis dans leur travail, et où le capital créé par des générations de travailleurs a été restitué à la collectivité et sa gestion confiée à ses acteurs. Il y a toujours des hiérarchies dans toutes les structures sociales, mais dans un contexte d’égalité globale, elles sont considérées comme le résultat du travail, de l’expérience et de l’âge plutôt que d’un privilège immérité, de sorte qu’elles n’engendrent pas les mêmes ressentiments. En d’autres termes, les gens sont toujours des gens, ils discutent, ressentent, détestent, sont égoïstes, ne partagent qu’avec leurs semblables ou leurs connaissances, et n’est-ce pas ce qu’on entend par « nature humaine » ? Mais dans le cadre économique actuel, ils sont plus ou moins égaux à ceux qu’ils méprisent et ne peuvent grossièrement les opprimer ou être opprimés par eux sur le plan financier. Ça désamorce la colère envers autrui, croyez-moi. L’ennui, c’est qu’il faut avoir bien connu l’ancien système pour apprécier la différence.


3.4.1 On a beaucoup ironisé, lors du congrès constitutionnel, sur cette disposition considérée comme une mesure prise a posteriori pour replâtrer les divergences profondes entre le système judiciaire et le gouvernement. On alla jusqu’à prédire que le gouvernement finirait par être dirigé par cette chambre de conciliation inventée par raccroc.

Ce n’était pas complètement faux. Mais quand bien même, ce ne serait pas forcément une mauvaise chose. Il vaut mieux que le gouvernement trouve son point d’équilibre dans les cours plutôt que, disons, dans les quartiers généraux des armées. Les dossiers débattus devant la chambre de conciliation m’ont toujours paru fascinants : toute la philosophie du gouvernement et de la nature humaine, pinaillée jusque dans les moindres détails bureaucratiques. Évidemment, vous pourrez me répondre : C’était votre travail, Charlotte, vous aimez ce genre de chose. Mais je vous répondrai que, de nos jours, des tas de gens sont comme moi, ils adorent leur travail. Travailler n’est plus perdre du temps à gagner de quoi faire ce qu’on veut, mais (si on a deux sous de jugeote) faire quelque chose qu’on a vraiment choisi parce qu’on trouve ça intéressant, parce qu’on s’implique dans le résultat et qu’on en retire une certaine satisfaction. C’est la situation que la société basée sur cette constitution a réussi à créer. C’est ce que je trouve tellement intéressant là-dedans, voyez-vous.


4.2 Toujours le grand paradoxe : faut-il tolérer l’intolérance ? Mais comment pourrait-il y avoir une justice sans cela ?


4.4 Cette clause a été manifestement incluse dans l’espoir de faire pencher la politique martienne vers le local et le global, abolissant de fait tout ce qui aurait pu ressembler aux États nations de la Terre. On pourrait épiloguer sur la responsabilité de l’État nation dans les terribles problèmes de la Terre, mais comme personne ne voyait l’utilité d’introduire des nations sur Mars, la clause passa comme une lettre à la poste. L’État nation ne manque à personne ici, et à vrai dire, quand on réfléchit au sens du mot patriotisme, on comprend tout de suite que c’est un concept qui ne peut concerner Mars.


4.5 Rendre la guerre anticonstitutionnelle ; de cela aussi, on a fait pas mal de gorges chaudes au congrès, mais la mesure est passée quand même. Il se peut que le bien ne se décrète pas, mais ça vaut peut-être la peine d’essayer quand même.


5.1.9 Bien que controversée, cette clause a été un élément majeur du combat pour la justice et l’égalité sur Mars.


5.2.1 Cette mesure a également été empruntée à la Suisse, mais démilitarisée et modifiée afin d’en faire des périodes de bénévolat au service de la collectivité martienne. Le schéma classique est devenu six mois de service après la fin des études secondaires, puis des sessions de trois mois pendant les quatre années suivantes et neuf mois au moment de son choix pendant les années suivantes. L’essentiel du service public est ainsi accompli par les jeunes et fait partie de leur éducation. Une étude a montré que plus de trente pour cent des couples martiens se formaient au cours de leur période de service public, alors, même si ça ne sert pas à grand-chose, ça fait au moins office de mélangeur social et de marieur.


5.2.2 Cette clause a rencontré étonnamment peu de résistance au congrès. Un choix facile, comme disait Art.


6 Le traitement du sol est fondamental pour tous les gouvernements soucieux de permaculture, ainsi, cela va de soi, que la préservation de la biosphère dans l’intérêt des générations futures. La société est « un partenariat non seulement entre les vivants, mais entre les vivants, les morts et ceux à naître » (Edmund Burke). C’est pourquoi nous devons prendre soin du sol.


7 Quatorze amendements ont été votés au cours des vingt dernières années martiennes, c’est-à-dire depuis que la constitution est entrée en vigueur. La plupart remédient aux contradictions inhérentes à la constitution, ou entre les directives locales et globales, ou révisent les lois sur le terraforming afin qu’elles entrent dans le cadre des conditions actuelles.


8 Mesure votée le 11 octobre, M-52, par 78 % de voix pour et 22 % contre. Maintenant appliquée avec succès depuis vingt et une années martiennes.

À ce stade, je crois que la constitution peut être considérée comme une réussite. Ceux qui prétendaient à l’époque que l’idée de constitution était anachronique et superflue n’avaient pas compris sa fonction : être moins une loi « finie », statique, qui résoudrait à jamais toutes les contradictions sociales, qu’un moyen de structurer la discussion, une incitation à plus de justice. Malgré les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des sections plus vagues ou plus radicales du document, je crois que, comme ses grands prédécesseurs américain ou suisse, dans cette mesure, il a réussi.

La forme de gouvernement impliquée par cette constitution pourrait être appelée polyarchie. Le pouvoir est réparti entre un grand nombre d’institutions et d’individus, dans un réseau de contrôles et de réajustements qui réduit toute possibilité d’oppression par quelque hiérarchie que ce soit. Les finalités de la constitution, telles qu’énumérées dans le préambule, se résument à la justice et à la divergence pacifique. Là où elles sont obtenues, tout le reste suivra.

Évidemment, depuis, la constitution a été quelque peu refoulée à l’arrière-plan par l’énorme corpus législatif et toutes les pratiques informelles qui s’y sont attachées, et qui régulent les activités quotidiennes de la plupart des Martiens. Mais il ne faut pas s’en plaindre ; c’était sa fonction dès le départ.

Dans mon esprit, la constitution a été écrite pour donner aux gens l’impression que la façon dont ils géraient leurs affaires n’était en aucun cas « naturelle » ou gravée dans le marbre ; les lois et les gouvernements ont toujours été des inventions artificielles, des pratiques, des habitudes. Ils peuvent changer, ils ont changé, ils changeront toujours. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer de les améliorer encore. Et c’est ce que nous avons fait. Ce qu’il en adviendra à long terme, personne ne peut le dire. Mais je pense que c’était un bon début.

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