Coyote se souvient

Je l’avais suivie partout, et puis elle a disparu. Vous n’imaginez pas ce que ça peut faire. La perte. Enfin, peut-être que vous le savez. Tout le monde le sait, bien sûr. Qui n’a jamais perdu un être cher ? C’est inévitable. Alors vous comprenez ce que j’ai pu éprouver.


Après, ce sont vos amis qui vous sauvent. Maya. Par la suite, nous n’avons pas pu coucher ensemble parce qu’elle était avec Michel, mais ce n’était pas comme ça avec elle, de toute façon, sauf une seule fois. C’est un peu une sœur, ou encore mieux que ça : une ancienne maîtresse et une amie, qui est pour vous quoi qu’il arrive, qui est là même quand elle n’y est pas. C’est comme ces hallucinations qu’ont les alpinistes en montant très très haut : ils croient voir des amis qui ne sont pas là, qui leur tiennent compagnie dans le jet stream, la zone de mort. Maya, c’est mon frère.


Et Nirgal. Ça me fait vraiment drôle, quand je le regarde, de me dire qu’en lui, dans son matériau génétique, il y a une moitié de moi et une moitié d’Hiroko. Je ne comprends même pas comment c’est possible. Ni pourquoi ça expliquerait quoi que ce soit. Qui sait comment ça marche, de toute façon ? Allez savoir si les gènes ne sont pas le signal aléatoire de quelque chose de plus profond, d’une résonance morphique formelle, ou s’ils n’impliquent pas un ordre… Enfin, on ne peut rien dire, on ne devrait probablement même pas utiliser ces mots-là, parce que ça se passe à un autre niveau, la cause réelle est en dessous, inexpliquée. Sax s’interrogeait toujours sur la part d’inexplicable. Mais nous sommes des esquisses de tourbillons de poussière dans l’inexplicable. Emportés par un vent inconnaissable. Nous nous sommes rentrés dedans, Hiroko et moi, comme deux tourbillons de poussière poussés l’un vers l’autre – ça arrive –, et il en est résulté un autre tourbillon de poussière : Nirgal, cet enfant d’or. C’est un tel plaisir pour moi de le regarder voler à travers la vie, voler toujours plus haut, haut les cœurs ! toujours en mouvement, curieux de tout, en harmonie avec tout. Veinard.

Enfin, ça, c’était quand il était jeune, avant la révolution. Après, les choses ont changé. Peut-être que ce n’était pas si simple ; il cherchait toujours quelque chose. Hiroko… elle fait comme un grand trou dans notre vie à tous. Celle qui est partie. Et puis Jackie ne nous a pas aidés. Ne tournons pas autour du pot, cette femme était une garce. C’est pour ça qu’elle me plaisait, d’ailleurs. Elle était dure, elle savait ce qu’elle voulait. Pour ça, ils se ressemblaient beaucoup, Nirgal et elle. Ça aurait dû marcher. Mais ça n’a pas marché, et ce pauvre garçon s’est mis à errer tout seul dans le monde, comme le vieux Coyote. Sauf que lui, il n’avait pas de Maya – enfin, si, mais pour lui elle remplaçait Hiroko, pas Jackie. Orphelin non de mère, mais de partenaire. J’avais de la peine pour lui. On voit des couples qui mûrissent ensemble, deux vieux arbres qui ne font plus qu’un, leurs deux troncs fondus l’un dans l’autre, comme la double hélice elle-même, et on se dit : Oui, voilà comment ça doit être. On serait moins seul, hein ? Seulement voilà. Pour être deux, il ne suffit pas de le vouloir.

Alors on se rabat sur ses amis, et la solitude. C’est comme ça que j’ai regardé Nirgal vivre sa vie, comme un second moi lâché dans le vent. On vit tous la même histoire. Nirgal est un peu mon frère.


Et Sax est mon frère en étonnement. Franchement, il n’y a pas une âme plus pure au monde. Il est tellement innocent qu’on a du mal à le trouver vraiment intelligent. Toute son intelligence est enfouie dans un trou profond, et pour le reste, c’est un nouveau-né. C’est intéressant de regarder un esprit comme ça s’efforcer d’utiliser son seul don pour éduquer le reste de sa personne. Pour s’en sortir. Après son accident – après que ces ordures lui eurent cramé le cerveau, je devrais plutôt dire – il a dû repartir de zéro, encore une fois. Et la deuxième fois, ça a marché. Il y est arrivé. Michel l’a aidé. Et merde ! Michel l’a lâché comme un vieux vase. Et moi aussi, je l’ai aidé, je crois. J’ai pris le vase dans le four, dans la fournaise. Maintenant, c’est mon frère d’armes, celui que j’aime plus que tout au monde – enfin, tout le monde –, vous comprenez. Il n’y a pas de plus et de moins dans ce domaine. C’est mon frère.


Quant à Michel, je ne peux pas encore en parler. Il me manque.


Et Hiroko aussi, le diable l’emporte ! Si elle lit jamais ça, si elle est vraiment vivante, si elle se cache quelque part, comme ils disent tous, ce dont je doute, puisse-t-elle lire ce message : Le diable t’emporte. Reviens.

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