Comment le sol nous parlait

1. LE GRAND ESCARPEMENT

Vous savez que l’origine de la grande dichotomie entre les plaines du Nord et les hauts plateaux grêlés de cratères du Sud fait encore l’objet d’une controverse entre les aréologues. Il se pourrait qu’elle résulte d’un impact majeur survenu lors du bombardement primitif, le Nord ayant été le principal bassin d’impact. Mais il se pourrait aussi que des forces tectoniques aient longtemps déstabilisé la croûte primitive, et qu’un craton protocontinental primitif, comparable à la Pangée sur Terre, se soit soulevé dans l’hémisphère sud et solidifié sur place. En effet, étant plus petite que la Terre, Mars se serait refroidie plus vite, sans cassure et sans dérive subséquente des plaques tectoniques. On aurait pu penser que ces interprétations radicalement différentes auraient amené l’aréologie à élaborer rapidement des questions qui auraient rendu l’une ou l’autre de ces théories soit probable soit improbable, mais ça n’a pas été le cas à ce jour. Les partisans des deux explications ont échafaudé des théories pour étayer leur point de vue, si bien que la question a pris la forme de l’un des débats primitifs de l’aréologie. Personnellement, je n’ai pas d’opinion.

Les ramifications de l’affaire vont bien au-delà de l’aréologie, mais il est bon de rappeler ce qu’est au juste la grande dichotomie pour ceux qui se promènent à la surface de Mars. C’est peut-être en traversant Echus Chasma en direction de l’est que l’on a la vision la plus spectaculaire du « Grand Escarpement », puisque tel est son nom, qui sépare les deux.

Le fond d’Echus Chasma est le chaos le plus chaotique qui se puisse imaginer, et pour le randonneur à pied, c’était la perspective assurée d’innombrables tours et détours. Aujourd’hui, il y a une piste qui réduit les montées, les descentes et les culs-de-sac qui obligeaient souvent le marcheur à rebrousser chemin avant de reprendre la direction choisie. Maze Trail, la Piste du Labyrinthe, est une réussite en matière de recherche de trajectoire en terrain accidenté. Cela dit, si on veut avoir une idée de ce que ça donnait dans le temps, il vaut peut-être mieux quitter la piste et tenter de trouver un itinéraire nouveau, non reproductible, au milieu de cette désolation.

Si vous vous y risquez, vous découvrirez vite que vous n’avez pas une perspective suffisante pour projeter votre trajet très loin vers l’avant. La plupart du temps, on n’y voit pas à plus d’un kilomètre, et parfois moins. D’énormes blocs de basalte et d’andésite fracassés, érodés, forment l’intégralité du paysage. C’est comme si on traversait un talus constitué de particules d’un ordre de grandeur deux ou trois fois supérieur à celui auquel on est habitué. On comprend un peu ce que doit éprouver une fourmi. Partout où porte le regard, il se heurte à des falaises pas très hautes mais infranchissables. La seule façon d’avancer est de rester sur les lignes de crête afin de contourner les trous immenses, en espérant que les crêtes se rejoindront, permettant le passage de l’une à l’autre. Ça revient à essayer de parcourir un labyrinthe de verdure en restant sur le haut des haies.

Un terrain chaotique : on ne saurait mieux dire. À cet endroit, la surface de la planète a perdu son appui au moment du drainage accéléré de l’aquifère, en dessous, et du déversement de ses eaux en contrebas de la pente, de l’autre côté de l’horizon – inondant, en l’occurrence, Echus Chasma et, par-delà l’immense courbe de Kasei Vallis, le canyon encaissé de Kasei, et même Chryse Planitia, près de deux mille kilomètres plus loin. C’est à la suite de ça que le sol s’est effondré.

Vous crapahutez donc pendant des jours et des jours sur les plans inclinés et les parois disloquées des énormes blocs formés par l’éboulement de la croûte. Et vous comprenez ce qui s’est passé : le sol est tombé ; il s’est fracassé. Et comme il n’y avait pas assez de place pour lui en dessous, il s’est retrouvé bancal et en mille morceaux. La violence de cette antique catastrophe a été à peine effacée par trois milliards d’années d’érosion éolienne et d’accumulation de poussière. Le paradoxe, c’est que ce paysage à l’air particulièrement instable est en réalité incroyablement ancien et immuable.

C’est donc une accumulation de roches fracturées, à perte de vue. Cela dit, le regard ne porte pas très loin, il faut bien le reconnaître. Même sur les points les plus élevés du parcours (la piste passe de l’un à l’autre), l’horizon n’est jamais à plus de trois ou quatre kilomètres de distance. C’est un désert stérile, assez limité, de roche rubigineuse, tout de guingois.

Et puis, au sommet d’une arête pareille à une longue poutre, vous vous trouvez assez haut pour que loin à l’est, juste au-dessus du chaos, apparaissent les sommets d’une chaîne de montagnes, d’un orange clair dans la lumière de la fin de l’après-midi. Vus de cette éminence rocheuse, sous cet éclairage rose, les pics dressés dans le lointain offrent une vision d’un autre monde qui apparaîtrait lentement dans le ciel.

Le lendemain matin, vous redescendez dans le dédale de nids-de-poule et de goulets, de lignes de crête et parfois de blocs aplatis comme les toits des gratte-ciel de Manhattan, en moins haut. La traversée de cette zone exige toute votre attention, et les problèmes sont tellement énormes que vous en oubliez presque le spectacle des montagnes dans le lointain (c’est par là que nous avons trouvé, dans une falaise de trente mètres de haut, une faille providentielle qui nous a permis de poursuivre sans encombre, en faisant descendre nos paquets avec des cordes) – jusqu’à ce qu’elles réapparaissent au hasard de la prochaine éminence que vous gravissez au cours de vos pérégrinations dans ce chaos. Elles ont l’air plus proches, maintenant, et plus énormes, aussi, car le regard embrasse une plus grande hauteur de paroi. Ce n’est pas une chaîne de montagnes, vous vous en apercevez à ce moment-là, mais une falaise, qui court du nord au sud, d’un horizon à l’autre, au sommet quelque peu déchiqueté, mais à part ça massive et compacte, et gravée, comme toutes les falaises de l’univers, de chevrons et de rayures – gravures sans profondeur aucune, pareilles à celles que l’on voit sur les plaques de métal brossé.

Tous les jours, lorsqu’elle apparaît au-dessus de votre horizon, elle se rapproche. Elle est de plus en plus longtemps visible mais elle ne le reste jamais en permanence, parce que très souvent vous plongez dans les replis de peau de cette terre convulsée. Et puis, au fur et à mesure que vous poursuivez plus ou moins vers l’est, chaque fois que vous n’êtes pas carrément au fond d’un trou, la falaise se dresse bel et bien au-dessus du monde, à l’est, domine l’horizon, obstinément figé à cinq kilomètres, pas plus. Alors, à ce stade, vous avez en réalité deux horizons : l’un proche et bas, l’autre lointain et plus haut.

Pour finir, vous vous en rapprochez tellement que la falaise finit tout bonnement par boucher le ciel à l’est. Elle se dresse étonnamment près du zénith. C’est comme si vous vous précipitiez sur la paroi d’un monde plus vaste. Comme si vous rampiez sur le littoral asséché, craquelé, d’une plate-forme continentale. Les gorges et les renfoncements de la falaise forment à présent des paysages entiers, des mondes canyons incroyablement profonds, et encore plus abrupts. Les éperons qui les séparent apparaissent comme d’énormes contreforts, déchirant la paroi d’un monde plus élevé. Les corniches horizontales qui marquent çà et là les contreforts paraissent assez énormes pour supporter des domaines insulaires entiers. Mais c’est difficile à dire d’en dessous.

Et, de fait, le temps que vous arriviez à l’endroit appelé Cliff Bottom View – « le point de vue du pied de la falaise » –, l’un des derniers points surélevés du chaos, presque aussi élevé que l’étroite bande mamelonnée qui s’étend entre le chaos et l’escarpement, le temps que vous arriviez enfin à voir tout l’espace qui vous sépare du pied de l’immense falaise, vous n’en voyez plus le haut. Sa masse obstrue votre champ visuel, et ce que vous voyez à la limite du ciel, presque au zénith, n’est pas le vrai sommet, bien que ça puisse donner cette impression à un observateur peu attentif. Ce n’est qu’une proéminence située vers le milieu de la paroi.

Vous ne la verrez en entier qu’en prenant une bulle volante. Élevez-vous dans les airs, prenez du recul et vous verrez : ce que de votre dernière halte vous avez pris pour le sommet de la falaise n’était qu’aux deux tiers de la paroi et vous cachait le reste. Et vous constaterez que, de toute façon, l’effet optique très fort de raccourci dû à la perspective vous aurait abusé sur la véritable hauteur de la chose. Continuez à monter, plus haut, plus haut, encore plus haut, comme un oiseau profitant d’un courant ascendant. Quand enfin nous l’avons vue en entier, nous nous sommes mis à rire, nous ne pouvions pas nous retenir – de rire et de pleurer, les deux à la fois, nous étions littéralement bouche bée, nous regardions la falaise en ouvrant des yeux comme des soucoupes, incapables de dire quoi que ce soit, tellement c’était immense.

2. PLANÉITÉ

Certains endroits du Bassin d’Argyre ne sont qu’une étendue de sable à perte de vue, dans toutes les directions.

D’habitude, avec le sable, le vent forme des dunes. Des dunes de toute sorte, depuis les fines ondulations à peine sensibles sous les pieds jusqu’aux dunes barkhanes. Mais dans certaines zones, il n’y a même pas une ride, juste une étendue plate comme le dos de la main sous le bol du ciel.

On dit que si on sait regarder, le ciel forme l’équivalent visuel d’un dôme au-dessus de nous. Ce n’est pas un véritable hémisphère ; il est un peu aplati. C’est une illusion d’optique à peu près universelle, qui résulte de la sous-estimation des distances verticales par rapport aux distances horizontales. Sur Terre, l’horizon semble être deux à quatre fois plus éloigné que le zénith, au-dessus de nous, et si on demande à quelqu’un de diviser en deux parties égales l’arc qui sépare le zénith de l’horizon, le point choisi se situe bien en dessous de quarante-cinq degrés. Près de vingt-deux degrés le jour, d’après mes constatations, et de trente degrés la nuit. Le rouge accentue cet effet. Si on regarde le ciel à travers des verres rouges, il paraît plus plat. Avec des verres bleus, il est plus haut.

Sur Mars, l’horizon dépourvu de tout obstacle est moitié plus proche que sur Terre – à cinq ou six kilomètres environ – et, du coup, le zénith paraît parfois encore plus bas – à deux kilomètres de hauteur, peut-être. Ça dépend de la limpidité de l’air, qui est évidemment très variable. J’ai parfois eu l’impression que le dôme du ciel était à dix kilomètres de hauteur, ou même d’une transparence infinie. Mais la plupart du temps, il paraissait beaucoup plus bas que ça. En fait, la voûte céleste change de forme tous les jours, si on veut bien se donner la peine d’y faire attention.

Mais quelle que soit la transparence du ciel, ou la hauteur du dôme qu’il forme au-dessus de nous, le sable est toujours pareil. Plat ; d’un brun rougeâtre. Plus rouge vers l’horizon. Il suffit, pour que la rougeur caractéristique apparaisse, que la roche ou la poussière qui couvre le sol contienne un pour cent d’oxydes de fer comme la magnétite. C’est le cas partout sur Mars, en dehors de la plaine de lave de Syrtis, qui est presque noire quand le vent chasse la poussière. C’est l’un de mes endroits préférés (et aussi le premier endroit caractéristique qui fut repéré de la Terre à l’aide d’un télescope, par Christiaan Huygens, en 1654).

Bref : une surface rouge, parfaitement plane dans toutes les directions, jusqu’à l’horizon circulaire. Quand on se tient au centre de certains cratères de faible profondeur, on voit un horizon double : le plus bas, à cinq kilomètres de distance, parfaitement rectiligne ; l’autre, plus haut et plus loin, généralement moins lisse, voire fracturé. (Ce second horizon a aussi pour effet d’abaisser considérablement le dôme du ciel.)

Mais les zones complètement planes sont celles qui offrent la vue la plus pure. La majeure partie de Vastitas Borealis est si plate que, pendant des millions d’années, ça a dû être le fond d’un océan ; c’est la seule explication. Certaines parties d’Argyre Planitia sont également planes. Nous ne pouvons nous permettre de perdre ces endroits. On y est confronté à un paysage radicalement simplifié. Regarder autour de soi devient une expérience surréelle, au sens propre du terme : on a l’impression de se trouver dans un endroit « sur-réel » ou « plus que réel » – à un niveau de réalité supérieur. La réalité révélée dans ce qu’elle a de plus dépouillé, dans sa simplicité la plus héraldique. Le monde dit alors : « C’est de ça qu’est fait le cosmos : de la roche, du ciel, du soleil, de la vie (ça, c’est vous). » Ah, l’impact esthétique de ce paysage simplifié à l’extrême ! Il force votre attention ; il est tellement remarquable que vous ne pouvez vous empêcher de le contempler, vous ne pouvez pas faire autrement, vous ne pouvez penser à rien d’autre – comme si vous viviez dans un perpétuel état d’éclipsé totale, ou dans un autre miracle physique. Et c’est bien le cas. Ne l’oubliez jamais.

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