Coyote fait des siennes

La cité était belle, la nuit. La tente était invisible, et ils auraient aussi bien pu vivre sous les étoiles. Des étoiles, c’était comme s’il y en avait même dans la ville, sur les parois des neuf mesas, et quand il marchait dans les rues, il avait l’impression de voguer parmi une flotte d’immenses paquebots de luxe. Il repensait alors à cette fameuse soirée de son enfance, quand ces quatre grands vaisseaux blancs étaient apparus dans les eaux de Port of Spain, chacun pareil à un monde étincelant. On aurait dit que des galaxies étaient descendues du ciel pour s’ancrer dans le port.

Les cafés de la promenade, le long du canal, restaient ouverts tard le soir ; et rares étaient les nuits où les étoiles du canal n’étaient pas mises en déroute par le plongeon d’un fêtard aviné ou d’un passant bousculé. Coyote passait la plupart de ses soirées vautré dans l’herbe, devant le restaurant grec, au bout de la double rangée de colonnes de Bareiss. Quand personne ne tombait dans le canal, Coyote y lançait des petits cailloux pour faire danser les étoiles sous ses bottes. Les gens venaient s’asseoir à côté de lui, lui faisaient leur rapport, lui annonçaient leurs projets et repartaient. La situation était tendue, depuis quelque temps. Ce n’était plus si simple d’entretenir un réseau d’espions dans la capitale de l’Autorité transitoire de l’Organisation des Nations unies. Mais il y avait encore, dans les chantiers de construction, des milliers d’ouvriers qui creusaient les neuf mesas pour les changer en bâtiments colossaux. Tant que vous aviez une carte de travail à présenter aux postes de contrôle, personne ne vous ennuyait. Pour le moment. C’est ainsi que, le jour, Coyote travaillait (certains jours ; il n’était pas fiable), et la nuit il faisait la foire, comme des milliers d’autres. Tout ça en récoltant des informations pour l’underground auprès d’un groupe disparate constitué de vieux amis et de quelques nouveaux.

Ce cercle incluait Maya et Michel, qui habitaient dans un appartement au-dessus d’un studio de danse, partageaient leurs informations avec Coyote (et les mettaient à profit), mais se tenaient généralement à carreau et évitaient les points de contrôle, parce qu’ils étaient sur la liste des personnes recherchées par l’ATONU – liste qui allait en s’allongeant, d’ailleurs. Et après ce qui était arrivé à Sax, et à Sabishii, personne n’avait envie de se faire épingler.

La situation actuelle inquiétait Coyote et le mettait en rage. Hiroko et son groupe, qui avaient disparu – avaient été tués, en d’autres termes (bien qu’il n’en soit pas encore sûr) ; Sax, qui avait subi des dommages cérébraux ; Maya et Michel, qui vivaient terrés comme des rats dans leur trou ; on ne pouvait pas se retourner sans voir des agents de la sécurité de l’ATONU. Et des postes de contrôle. Même son réseau d’espions : rien ne prouvait que l’un d’eux n’avait pas changé de camp. Par exemple, cette jeune femme, employée au quartier général de l’ATONU de Burroughs, une Dravidienne très séduisante, qui était assise dans l’herbe à côté de lui. Elle lui racontait que Hastings devait arriver par le train de Sheffield, le surlendemain. Hastings, la Némésis de Coyote. Mais était-ce vrai ? Il trouvait la séduisante jeune femme plus laconique que d’habitude, aimable, mais les yeux brillants. Ses mouchards lui disaient qu’elle n’était pas équipée de micro clandestin, mais elle avait pu se laisser retourner et lui raconter des histoires, ou lui tendre un piège, comment savoir ?

Elle était censée se renseigner sur ce que la sécurité de l’ATONU savait sur les Rouges radicaux. Irrité, il l’interrogea sur ce sujet et elle hocha la tête : elle avait aussi des informations sur ce dossier. Apparemment, ils en savaient un rayon. Pas mal. Il la soumit à un feu roulant de questions. C’était de plus en plus intéressant. Elle lui dit sur les Rouges des choses qu’il ne savait pas lui-même.

Il finit par la laisser partir avec un sourire chaleureux. Il était toujours égal à lui-même avec tout le monde, et il ne pensait pas qu’elle ait perçu ses soupçons. Il siffla son verre de métaxa, l’abandonna dans l’herbe et s’aventura dans la rue des Cyprès, vers le petit studio de danse. Des gens pirouettaient derrière la vitre. Il se faufila à l’étage et gratta-tapa à la porte selon son code personnel. Maya le fit entrer.

Ils commentèrent les dernières nouvelles et comparèrent leurs informations. L’une des craintes de Maya, à ce moment-là, était que les Rouges radicaux ne frappent avant que le reste de la résistance ne soit prêt, et Coyote convint que c’était une possibilité inquiétante, même s’il appréciait généralement l’attitude des Rouges. Mais il avait d’autres nouvelles pour elle.

— Ils croient apparemment pouvoir interrompre le terraforming, lui dit-il. Renverser le système. L’ATONU a infiltré une taupe quelque part, et ils ont appris ça. Il y a une faction Rouge qui croit pouvoir y arriver par des moyens biologiques. Une autre faction voudrait intervenir sur les bombes thermiques enfouies dans le sous-sol. Saboter un de ces réacteurs nucléaires de telle sorte que les radiations remontent à la surface, ce qui entraînerait la fermeture de l’installation.

Maya secoua la tête, écœurée.

— Irradier la surface ! C’est dingue.

Coyote ne pouvait qu’acquiescer bien qu’il ait généralement de la sympathie pour eux.

— Espérons que l’ATONU écrasera ces groupes avant qu’ils ne passent à l’action.

Maya fit la grimace. Qu’ils soient mal inspirés ou non, les Rouges étaient leurs alliés et l’ATONU leur ennemi commun.

— Non. Il faut les prévenir qu’ils sont infiltrés. Et les convaincre de renoncer à cette folie. De suivre la stratégie générale.

— Sinon, il faudra peut-être que nous mettions nous-mêmes fin aux agissements de ces cinglés…

— Non. Je vais parler à Ann.

— Très bien.

De l’avis de Coyote, c’était une perte de temps pour tout le monde. Mais Maya y tenait mordicus, alors…

Michel arriva et ils s’interrompirent pour prendre le thé. Coyote sirota le sien et secoua la tête.

— Compte tenu de la crispation du débat, il se pourrait que nous soyons obligés de passer à l’action avant d’être tout à fait prêts.

— Je préférerais attendre Sax, répondit Maya, comme toujours.

Lorsqu’il eut fini son thé, Coyote se leva.

— Je voudrais faire quelque chose au cas où Hastings viendrait par ici, dit-il.

Maya secoua la tête. Ce n’était pas le moment d’abattre leur jeu.

Mais Maya n’avait qu’une idée en tête, ces temps-ci : attendre sans bouger jusqu’au dernier moment. Elle vivait cachée comme un cloporte sous une pierre, et tout le mouvement devait en faire autant. Elle ne voulait pas en démordre, et elle réussissait généralement à faire valoir son point de vue auprès de la plupart des membres du mouvement. Il y aura un événement déclencheur, disait-elle en substance. Je le saurai quand je le verrai.

Mais les voyant, Michel et elle, dans leur tanière, Coyote s’énervait.

— Juste un petit signe, dit-il. Rien de méchant.

— Non, répliqua-t-elle.

— Bon, on verra, dit-il.

Il quitta leur cachette, retourna au bord du canal et but quelques verres en fulminant. Cette Maya recluse dans son gourbi l’énervait. Enfin, c’était une dangereuse révolutionnaire. La prudence s’imposait. Et pourtant, la situation devenait sérieuse et pire que ça : ennuyeuse. Il fallait faire quelque chose.

Et puis il fallait qu’il sache si cette jeune femme jouait un double jeu ou non.

Le lendemain soir, à l’heure où les serveurs commençaient à retourner les chaises sur les tables des restaurants désertés en s’engueulant d’une voix morne et lasse, Coyote flâna ostensiblement vers le bout du canal Niederdorf en s’assurant qu’il n’était pas suivi. Ses contacts l’attendaient près de la dernière colonne de Bareiss. Ils repartirent séparément vers les boutiques situées au coin du boulevard du Grand Escarpement et de la rue des Cyprès. Coyote les aborda là, entre deux cyprès : deux jeunes femmes en noir, dont celle du quartier général.

— Telles des dryades dans la nuit, dit-il.

Les deux femmes partirent d’un rire étranglé.

— Vous avez la banderole ?

Elles hochèrent la tête d’un air tendu et lui montrèrent un paquet qui tenait dans le creux de la main.

Il les mena dans la nuit, vers le haut de la butte d’Ellis, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent au-dessus des cyprès qui ondoyaient doucement dans la brise nocturne. Il paraissait faire agréablement frais au début, mais la pente était assez forte et ils furent vite en nage.

Coyote avait depuis longtemps mémorisé le sentier de terre battu qui empruntait une saignée dans la paroi nord de la mesa. Les neuf mesas de Burroughs étaient devenues des gratte-ciel stupéfiants et dans l’esprit des gens ça n’avait jamais été autre chose que cette congrégation de cathédrales massives, de sorte que les escalader maintenant revenait à gravir la paroi d’un bâtiment, ce qui ne se faisait plus que rarement. Mais chacune des mesas était enlacée par d’anciens sentiers, quand on savait où chercher. Et Coyote avait ses chemins à lui, un peu partout.

Le sommet de la butte d’Ellis n’était plus qu’un domaine résidentiel luxueux, mais il y avait, sous la mesa proprement dite, une étroite corniche qui était restée à l’état de piste. Il y conduisit les deux jeunes femmes en les tenant par la main. Il avait l’impression de sentir battre leur cœur dans leurs paumes en sueur. Ils arrivèrent à un affleurement de basalte qui barrait la piste, bloquant le passage. En se penchant ils avaient l’impression de plonger directement sur le boulevard du Grand Escarpement. La gare arc-boutée contre la paroi de la tente était encore éclairée, mais aucun train de nuit n’était arrivé depuis plus d’une heure, et tout était calme. Tellement tranquille, en fait, qu’ils entendaient parler des gens, au-dessus d’eux, sur une terrasse privée. Coyote fit signe à ses compagnes, et l’une d’elles tira le paquet de sa poche. L’autre effleura un bouton sur son bloc-poignet.

— Que personne ne bouge, dit une voix amplifiée, des silhouettes apparaissant derrière eux, sur la corniche.

Coyote bondit, empoigna la rambarde de la terrasse privée et effectua un rétablissement acrobatique digne de John Carter. Il tomba sur une calme réception où l’on fit à peine attention à lui ; il avait déjà disparu dans les allées pittoresques du haut de la mesa, une vraie providence pour un homme en fuite. De l’autre côté du plateau, il y avait une piste dont peu de gens connaissaient l’existence. Coyote avait déjà parcouru une bonne distance dans le noir quand des agents de la sécurité se penchèrent sur la rambarde, au-dessus de lui, et braquèrent des projecteurs dans sa direction. Il se recroquevilla et se changea en rocher pendant qu’ils scrutaient la paroi. Il attendit qu’ils repartent et poursuivit sa descente.

Mais au bout de la piste, ça grouillait de sbires qui essayaient de cerner cette satanée mesa. Coyote remonta, par un terrier de lapin, vers l’un des niveaux médians, au cœur de la mesa. Là, un ascenseur le déposa directement dans une station du réseau de transport souterrain. Il monta dans la première rame, s’assit et reprit son souffle en essayant de se faire oublier jusqu’à Hunt Mesa, où il descendit.

Il ressortit sur le boulevard du Grand Escarpement, loin du tumulte de la butte d’Ellis. Libre de ses mouvements dans la nuit noire de la cité. Mais le Coyote était fou. Quand ils avaient préparé le premier paquet, il en avait fait quelques-uns de plus, alors il retourna en chercher un dans sa carrée à peine plus grande qu’un cercueil, dans le cantonnement des travailleurs de Black Syrtis Mesa. Il remonta le boulevard Thoth en réfléchissant. Il avait prévu d’accrocher la première banderole entre Ellis et Hunt, au-dessus du boulevard du Grand Escarpement, afin d’accueillir les voyageurs qui sortaient de la gare. Ils ne pouvaient pas le rater. Cet emplacement ne lui paraissait plus aussi judicieux. Mais en descendant le boulevard, on arrivait au parc du canal et on se retrouvait à un grand carrefour, à l’endroit où le boulevard Thoth tombait sur le parc. Il allait plutôt la suspendre entre la montagne de la Table et Branch Mesa, et attendre pour la déclencher que les voyageurs soient juste dans l’axe.

Il n’avait pas de temps à perdre. La nuit était déjà bien avancée, et il devait agir subrepticement. Bref, juste le genre de chose que le Coyote adorait. Alors, aussi furtivement que l’animal dont il portait le nom, il grimpa sur la montagne de la Table et s’arrêta devant un bloc de roche situé en haut de la paroi est pour sceller un piton (il avait préparé Ellis et Hunt à l’avance) ; un jeu d’enfant avec un laser. Seul léger inconvénient, le bruit ; mais dans les grandes villes, il y a tout le temps plein de bruit, même la nuit. Il attacha un bout de la banderole de rechange à l’anneau et redescendit en tirant derrière lui son fil d’Ariane, impalpable dans le doux air de la nuit. Il traversa le boulevard Thoth comme n’importe quel travailleur de nuit (dans les grandes villes, il y a tout le temps plein de gens, même la nuit), en se hâtant discrètement afin que le fil d’Ariane soit le moins longtemps visible des passants. Puis il gravit une autre piste oubliée sur la proue de Branch Mesa, jusqu’à ce qu’il se retrouve en face de l’anneau qu’il avait scellé dans la montagne de la Table, à quelque deux cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la rue.

Il scella un autre anneau. Ça avait l’air de se calmer, autour d’Ellis. Quand l’anneau fut solidement fixé, il tira au-dessus du vide le fil d’Ariane accroché à l’anneau qui se trouvait à plus d’un kilomètre de là. Malgré sa finesse impalpable, il dut tirer vraiment fort vers la fin, longueur de bras après longueur de bras, jusqu’à ce que l’impalpable filin, pareil au fil à pêche de son enfance mais beaucoup plus résistant, soit bien tendu au-dessus du vide. Il attacha l’extrémité du fil à l’anneau et se fendit d’un grand sourire en effectuant le dernier nœud. Plus tard, ce matin-là, si Hastings sortait bien de la gare avec sa bande de bureaucrates, Coyote déclencherait le déploiement de la banderole d’un déclic de stylo à laser, et les visiteurs seraient accueillis par une banderole surplombant le boulevard Thoth. Celle qu’il avait perdue sur la butte d’Ellis suite à la traîtrise des deux jeunes femmes arborait un slogan de leur cru : La véritable transition n’a pas encore commencé, fine allusion, sans doute, à l’Autorité Transitoire des Nations Unies. Mais Coyote avait prévu le coup et préparé un message de secours. La banderole de Coyote proclamait : ATONU, on va te virer de Mars à coups de pompes dans le train.

Il éclata de rire à cette idée. Il n’osait espérer que la chose resterait là plus d’une dizaine de minutes, mais il y aurait des photos. Certains riraient, d’autres fronceraient les sourcils. Maya lui en voudrait, il le savait. Mais c’était une guerre des nerfs, à ce stade, et il fallait que l’ATONU le sache : la population leur était en majorité opposée. Ce qui était très important, aux yeux de Coyote. Aussi important que d’avoir les rieurs de son côté. Il discuterait stratégie avec elle, s’il le fallait.

Et dans sa tête il lui dit rageusement : « On va les virer de la planète sous les éclats de rire », et il éclata de rire à cette idée. L’aube rosissait le ciel, à l’est. Plus tard, ce jour-là, il faudrait qu’il quitte la ville. Mais d’abord, un bon petit déjeuner. Arrosé au champagne, pourquoi pas ? Le long du canal, avant l’arrivée du train. Ce n’était pas tous les jours qu’on annonçait une révolution.

Загрузка...