Zo, par Jackie

Ça ne m’a pas paru très pénible, mais on m’a fait une péridurale, alors… C’était comme une épreuve d’athlétisme extrêmement ardue que je ne pouvais pas refuser de faire. Je vis les regards condescendants quand je parlai de péridurale, mais moi je dis que nous sommes des animaux terrestres, et ce n’est pas parce qu’on enfante sur une autre planète qu’on n’aurait pas droit à un minimum d’aide de la médecine. Vouloir accoucher selon les méthodes ancestrales relève, même sur Mars, d’une sorte de machisme sans intérêt pour moi.

Elle a toujours été dure, depuis le tout début. On me l’a sortie du ventre, on me l’a posée sur la poitrine et j’ai vu cette petite figure toute rouge qui me regardait droit dans les yeux en poussant des hurlements indignés. Elle était furieuse, ça se voyait aussi clairement que si elle avait été bien plus âgée. Il n’y a aucun doute pour moi qu’on est conscient dans le ventre de sa mère, au moins pendant les derniers mois de sa réclusion, perdu dans des pensées sans paroles pour les exprimer, comme un genre de musique, ou de méditation. Alors on sort avec un caractère déjà formé, intact, complet, et après, on ne change plus. Et de fait, elle a été furieuse pendant des années et des années.

Elle tétait voracement et elle pleurait. On aurait dit qu’elle était inconsolable. Elle dormait mal, elle hurlait dans son sommeil comme elle hurlait en plein jour, elle se réveillait épouvantée par ses propres hurlements et elle hurlait encore plus. Je me suis souvent demandé de quoi elle pouvait bien rêver pour avoir peur comme ça. Depuis des milliers d’années, on dit que ce sont des coliques, mais personne ne sait ce que c’est. Il y en a qui disent que c’est la lente adaptation du système digestif à l’ingestion de nouvelles substances chimiques. À voir comment elle se tortillait, je pense qu’il y a du vrai là-dedans. Mais je pense aussi qu’elle en voulait surtout au monde entier d’avoir été éjectée de mon ventre. Qu’elle était furieuse de l’injuste privation de cette béatitude océanique narcissique. Elle se souvenait de mon ventre. Même plus tard, lorsqu’elle eut oublié qu’elle s’en souvenait, elle ne cessa de faire tout ce qui était en son pouvoir pour y retourner. C’est toute l’histoire de Zo, en réalité.

Ses coliques me rendaient dingue. Je ne pouvais rien faire pour la soulager ou pour l’empêcher de crier. Rien ne marchait, et je vous prie de croire que j’ai tout essayé. Tout ce qui m’est passé par la tête, parce que ça m’exaspérait à un point que vous ne pouvez imaginer. Il lui arrivait de crier pendant dix heures d’affilée. C’est long, dix heures de hurlements de bébé. La seule chose qui marchait un tout petit peu, c’est quand je la tenais, une main sous ses fesses, l’autre derrière sa tête et son cou, et que je la berçais très vite, comme dans une balançoire. Ça la faisait taire, et elle avait même l’air d’aimer ça, ou au moins d’être intriguée. En tout cas, elle arrêtait de hurler. Mais un jour que je faisais ça, une Arabe s’est approchée de moi, a tendu la main et m’a dit :

— Je vous en prie, vous ne devriez pas faire ça, vous allez faire mal au bébé.

— Je lui tiens la tête, répondis-je, en lui montrant.

— Quand même, ils ont le cou si fragile, insista-t-elle, tout énervée, presque affolée.

— Elle aime ça. Je sais ce que je fais.

Mais je ne recommençai jamais. Et je pensai par la suite au courage qu’il faut pour faire à quelqu’un qu’on ne connaît pas des remontrances sur sa façon de s’occuper de ses enfants.

Si la théorie des quatre tempéraments de Michel est fondée, ce dont je doute, alors c’était une colérique. Boudeuse – comme Maya, oui. Pareille. Cette similitude m’ennuyait moins qu’on ne pourrait le penser. J’aimais beaucoup plus Maya qu’elle ne m’aimait – comment ne pas l’aimer, on aurait dit un personnage de Sophocle –, mais elle cherchait tout le temps la bagarre, et je n’étais pas du genre à me laisser marcher sur les pieds. C’était comme avec Zo. Tout est question de biochimie – son humeur, je veux dire. C’est aussi ce que disait Michel, en fait, avec toutes ses corrélations biologiques. Les quatre tempéraments, bien sûr, sauf qu’il y en a quarante, ou quarante mille. Peut-être plus ou moins regroupés dans ses quatre catégories, qui sait. En tout cas, Zo était une colérique à l’état pur.

Elle était extrêmement frustrée, jusqu’à un an, de ne pouvoir ni parler ni marcher. Elle nous voyait tous faire ça, et elle aurait bien voulu en faire autant. Elle est tombée un million de fois, comme une poupée à la tête trop lourde. J’avais toujours un stock de sparadrap sur moi. J’avais toute une trousse de secours, en réalité. Elle babillait sur un ton autoritaire avec tout le monde, mais comme on ne la comprenait pas, ça la rendait furieuse. Elle vous arrachait les choses des mains. Elle flanquait sa tasse, sa cuillère, son assiette par terre, ou elle vous les jetait. Il fallait voir comment elle vous lançait ça, et parfois, elle faisait mouche. Elle vous flanquait des coups de tête avec le derrière de son crâne – deux fois, elle m’a fendu la lèvre, et puis j’ai appris à être plus rapide qu’elle, ce qui la mettait en rogne. Elle se jetait par terre de tout son long et elle tapait du poing et elle trépignait. Et elle braillait. J’avais du mal à ne pas rire de ces crises, mais j’évitais généralement de lui faire voir que je prenais ça à la rigolade, parce que ça la rendait vraiment folle et que son visage devenait d’un violet inquiétant. Alors j’essayais de ne rien montrer. J’appris à l’ignorer. « Oh, c’est encore Zo qui fait son truc, disais-je. C’est comme un orage électrique qui parcourt son système nerveux. Il n’y a rien à faire. Il faut attendre que ça passe. »

Quand elle commença à marcher, elle devint moins hargneuse. Son caractère s’arrangea un peu. Elle apprit aussi très vite à manger toute seule. Elle refusait les chaises hautes, les sièges surélevés ou tous ces trucs de bébé qui étaient autant d’affronts à sa dignité. Une fois qu’elle sut se débrouiller toute seule, elle se mit encore plus en danger qu’avant. Elle mangeait n’importe quoi. Quand je changeais ses couches, je retrouvais du sable, de la terre, des petits cailloux, des racines, des brindilles, de petits jouets – n’importe quoi. C’était un vrai merdier ! Et elle se débattait comme une folle quand j’essayais de la changer. Pas toujours, mais la moitié du temps au moins. C’était comme ça pour toutes les petites tâches de la vie quotidienne : changer de vêtements, se laver les dents, prendre son bain, sortir du bain – la moitié du temps, elle était très coopérative, l’autre moitié, elle n’était pas d’accord et c’était la bagarre. Et si vous lui laissiez prendre le dessus, c’était pire la fois d’après. Vous lui donniez la main et elle vous prenait le bras.

Je suppose que c’est en mangeant de la terre qu’elle s’est rendue malade. Elle a attrapé une variété du virus de Guillain-Barré, mais nous ne le savions pas à l’époque. Nous avons seulement constaté qu’elle avait quarante de fièvre et elle est restée complètement paralysée pendant six jours. Je ne pouvais pas le croire. J’étais encore sous le choc quand elle s’en est sortie et qu’elle a recommencé à bouger – à se tortiller, d’abord, et puis tout le reste. J’étais incroyablement soulagée. Mais je dois admettre qu’après ça elle a été pire que jamais. Ses crises duraient une heure, et si vous l’enfermiez seule dans une pièce, elle s’arrangeait pour tout démolir. Elle s’est cassé les deux mains. Il fallait rester avec elle pour la surveiller. Un moment, j’envisageai sérieusement de capitonner les murs de sa chambre.

Et puis elle était terrible avec les autres enfants. Elle fonçait sur eux et elle les jetait par terre, comme à titre expérimental. Ça n’avait rien de personnel, ce n’était pas de la méchanceté. On aurait plutôt dit qu’elle était dérangée. En fait, par la suite, nous nous sommes demandé si elle n’avait pas eu un problème de perception après sa maladie ; elle était peut-être plus près des choses qu’elle ne le pensait. Alors quand elle s’intéressait à quelqu’un, boum ! elle lui rentrait dedans. À la crèche, c’était une petite anarchiste guillerette, sauf qu’il fallait tout le temps s’occuper d’elle et je m’en voulais de la leur imposer. Mais j’avais besoin de travailler, je ne pouvais pas être tout le temps avec elle, alors j’étais bien obligée de la leur laisser. Ils ne se plaignirent pas. Pas directement.

Plus elle apprenait à maîtriser le langage, plus elle s’opposait. Le premier mot qu’elle apprit à dire fut NON, et ce fut son mot préféré pendant des années. Elle le disait avec une intense conviction. Les questions-pièges recevaient les NON les plus fermes. Tu veux sortir du bain ? Non. Tu veux lire un livre ? Non. Tu veux du dessert ? Non. Tu veux dire non ? NON.

Elle apprit à parler si vite que je ne me souviens pas vraiment comment c’est arrivé. Pendant quelques mois, elle ne sut dire que quelques mots, et puis, d’un seul coup, elle put dire tout ce qu’elle voulait. D’une certaine façon, elle parut plus détendue, après. Quand elle était de bonne humeur, c’était vraiment bien, et ça durait plus longtemps. Elle était si mignonne que c’en était presque insupportable. Ça doit être une sorte de mécanisme évolutif qui vous empêche de les tuer. Elle était sans cesse en mouvement, elle sautait partout, toujours à la recherche de quelque chose à faire ou d’un endroit où aller. Elle se prit de passion pour les tramways et les camions, et elle criait « Camion ! » ou « Tramway ! ». Une fois, j’étais toute seule, dans le tram ; j’ai vu un camion et j’ai dit : « Ooh, le gros camion ! » Je vous prie de croire que les gens qui étaient assis à côté de moi m’ont regardée d’un drôle d’air.

Mais elle avait toujours un fichu caractère. Maintenant, quand elle se mettait en colère, elle vous engueulait, elle vous tapait dessus et elle vous lançait des choses. Elle vous disait les choses les plus méchantes qui lui passaient par la tête. « Va-t’en ! » « Je ne t’aime pas ! » « Tu n’es pas mon amie ! » « Tu n’es pas ma maman ! » « Tu n’es rien ! » « Je ne t’aime plus ! » « Je te déteste ! » « Tu es morte ! » « Va-t’en ! » On ne pouvait pas s’empêcher de rire tellement c’était basique.

En public, ça pouvait être très embarrassant. Souvent, quand je l’emmenais en promenade, elle regardait quelqu’un qui se trouvait tout près et elle lançait tout haut : « Je n’aime pas ce type ! » Et elle ajoutait parfois : « Va-t’en. »

« Sois polie, Zo, disais-je alors, avec un regard d’excuse, en essayant de faire comprendre qu’elle faisait ça à tout le monde. Ce n’est pas gentil. »

Après une enfance pareille, quand elle entra dans l’adolescence, cet âge terrible, ça ne fit pas beaucoup de différence. Ce fut juste encore un peu plus dur par certains côtés. À certains moments, il était presque impossible de parler avec elle. J’avais l’impression de vivre avec une psychotique. Je passais chaque journée comme dans les montagnes russes avec des grands moments exaltants et des crises de hurlements. Quoi qu’on lui dise de faire, elle commençait par se demander si elle avait envie d’obéir ou non. Généralement, la seule idée qu’on lui dicte son comportement l’offensait et elle optait pour la méfiance, par principe. Elle faisait souvent le contraire de ce qu’on lui disait. Je devais tout prévoir, ou je risquais de gros ennuis. Je devais décider si ça valait la peine ou non de lui dire de faire quelque chose, si c’était vraiment important. Dans ce cas, je devais me préparer à un vrai mélodrame. Une fois je lui ai dit : « Zo, ne tape pas comme ça sur la table », et elle l’a flanquée par terre avant que j’aie eu le temps de l’en empêcher, cassant le pichet à eau et le plateau de la table, qui était en verre. Elle a ouvert de grands yeux ronds, mais elle n’avait aucun regret. Elle était furieuse contre moi, comme si je l’avais piégée. Elle eut même envie de casser autre chose pour voir comment ça marchait.

Tous ces paroxysmes étaient constants, dans un sens comme dans l’autre. Parce que ça pouvait être un vrai bonheur quand elle était de bonne humeur. Nous explorâmes Mars, comme John, au début. Jamais, même pas avec Sax, Vlad ou Bao Shuyo, je n’ai eu plus fortement l’impression d’être en présence d’une intelligence brillante que lorsque je me promenais avec elle dans les landes ou dans les rues d’une ville, quand elle avait trois ans à peu près. C’était comme s’il y avait là quelqu’un qui observait le monde avec intensité et qui effectuait des rapprochements plus rapides que dans mes rêves les plus fous. Elle riait de tout, tout le temps, souvent pour des raisons qui m’échappaient, et elle était si belle, quand elle riait. Elle avait toujours été une enfant exceptionnellement belle, mais quand elle riait elle avait une beauté qui, alliée à l’innocence, vous serrait le cœur. La façon dont nous nous acharnons à détruire cette qualité est le grand crime de l’humanité, inlassablement répété.

Ce qui est sûr, c’est que, grâce à ces rires et cette beauté, je supportais beaucoup plus facilement ses crises de nerfs. On ne pouvait pas faire autrement que de l’aimer, elle était tellement passionnée. Quand elle explosait et qu’elle se jetait par terre en hurlant, en trépignant et en se tordant, je me disais : Bah, c’est Zo. Elle est comme ça. Pas de quoi en faire une histoire. Même ses « Maman, je te déteste ! » n’étaient pas personnels, pas vraiment. C’était juste qu’elle était passionnée. Je l’aimais tant.

Voir Nirgal n’en était que plus pénible. Quel contraste… Je m’occupais de Zo, semaine après semaine, épuisée la plupart du temps, et lui, il passait, toujours aussi vague, agréable et aérien, l’ami de tout le monde, doux et un peu distant. Un peu comme Hiroko. Eh oui, c’était le père de Zo, je l’avoue, maintenant, mais qui aurait pu imaginer qu’elle avait le moindre rapport avec lui, si doux et gai ? Il aurait pu être le Grand Martien, c’est ce que les gens semblaient penser, en tout cas, mais il n’était rien pour elle, je peux vous le dire. Une fois, il est arrivé et tout le monde lui faisait des ronds de jambe – la routine, quoi. Ils étaient tous attirés par lui comme par une sorte de miroir magique. Zo lui a jeté un coup d’œil, s’est tournée vers moi et m’a dit :

— Je n’aime pas ce type.

— Zo…

Un coup d’œil noir, et :

— Va-t’en !

— Zo, sois gentille !

Et j’ajoutai, en le regardant :

— Elle est comme ça avec tout le monde.

Aussitôt, elle courut vers Charlotte et se cramponna à ses jambes des deux bras, en me regardant. Tout le monde se mit à rire et elle se renfrogna. Elle ne s’attendait pas à cette réaction.

— D’accord, dis-je. Elle fait ça avec la moitié des gens et elle fait des mamours à l’autre moitié. Mais les moitiés n’arrêtent pas de changer.

Nirgal hocha la tête et la regarda en souriant, mais il eut encore l’air surpris quand elle répéta tout fort :

— Je n’aime pas ce type.

— Zo, arrête ça ! Sois polie.

Avec le temps, avec les années, je veux dire, elle se poliça un peu. Le monde finit par vous user, vous abraser, on acquiert un vernis de civilisation sur son moi profond. Mais comme je l’aimais quand elle était un petit animal, et qu’on voyait juste ce qu’elle était au naturel ! Comme je l’aimais, alors. Ces jours-ci, nous nous retrouvons pour manger, et elle est la jeune femme la plus arrogante et la plus dédaigneuse qui se puisse imaginer, incroyablement imbue d’elle-même, elle me toise d’une hauteur inimaginable, et moi je la regarde et je ris et je me dis : Tu te crois dure, hein ? tu aurais dû te voir quand tu avais deux ans.

Загрузка...